Corps de l’article

Introduction

Après les travaux de Jaako Hintikka, de David Stern et, plus récemment, de Denis Perrin, l’idée qu’il y ait une réflexion wittgensteinienne sur le temps et qu’elle soit à l’origine de l’abandon d’un projet de langage phénoménologique n’a plus rien de surprenant, mais on ne peut pas pour autant la considérer établie. Il me semble qu’un élément important de ce débat se trouve au chapitre VII des Remarques philosophiques [PB][1] : en effet, on y trouve la première discussion suivie sur la possibilité d’un langage phénoménologique — discussion évidemment axée sur la question du temps. Sans prétendre à une lecture « alternative » de la réflexion de Wittgenstein sur le temps et le langage phénoménologique, je voudrais mettre en évidence l’importance de ce chapitre pour ce problème et aussi essayer de montrer que la clé de sa lecture doit être recherchée dans une reductio ad absurdum dont la base est l’impossibilité de mesurer le temps.

Je ne m’engagerai pas directement dans le débat sur les relations entre la réflexion wittgensteinienne sur le temps et l’abandon d’un projet de langage phénoménologique ; j’aimerais tout simplement faire deux choses :

  1. Tout d’abord, dans la première section de cet article, indiquer et l’unité et l’importance de ce chapitre sur la base de l’examen de la genèse du TS 209 (que Rush Rhees a publié sous le titre de Philosophische Bemerkungen). Cet examen me semble intéressant à un double point de vue : d’un côté, il permet de rendre au texte du chapitre VII toute sa force, c.-à-d., il permet de reconnaître en lui le texte fondamental pour le débat sur l’abandon d’un projet de langage phénoménologique et ses relations avec la question du temps ; d’un autre, il constitue un procédé qui me semble indispensable pour l’analyse des PB, en mesurant l’unité thématique des blocs de remarques que Rush Rhees a réunis en chapitres par l’examen génétique des manuscrits sur lesquels ils sont basés.

  2. Dans la deuxième section de cet article, j’essaierai de montrer que le point de départ de la réflexion suivie que l’on trouve dans ce chapitre est une reductio ad absurdum d’une possibilité de langage phénoménologique, et que cette reductio repose sur l’impossibilité de mesurer le temps.

La place du chapitre VII des PB dans les manuscrits

Ce petit chapitre est remarquable déjà pour des raisons d’ordre « génétique » : d’abord, il s’agit d’un « texte suivi », écrit presque d’un seul souffle et incorporé aux PB sans beaucoup de modifications[2] ; ensuite, dans les manuscrits, il vient briser un long silence sur la question du langage phénoménologique. En effet, ce thème est au premier plan (enchevêtré, il est vrai, dès le début à des réflexions sur les mathématiques), jusqu’aux alentours de la page 60 de l’édition des Wiener Ausgabe[3] (que nous citons parce qu’elle préserve l’ordre chronologique de la rédaction des manuscrits) ; c’est-à-dire, jusqu’aux observations qui sont à l’origine de Some Remarks et du début du chapitre VIII des Remarques. Viennent ensuite presque cent trente pages remplies exclusivement de remarques sur les mathématiques, et puis, à la page 190 commence le texte qui nous intéresse. Il va jusqu’à la dernière page (196) de Wiener Ausgabe I [WA I] et se prolonge dans les trois premières pages de Wiener Ausgabe II [WA II]. La plupart des remarques que l’on trouve dans ces pages ont été incorporées au TS 209, et il n’y a que deux remarques qui ont été ajoutées[4]. Ce texte est suivi de 19 pages où l’on trouve des remarques mêlées sur la phénoménologie et sur les mathématiques, puis, nouveau silence, un peu plus court que le précédent, sur les questions phénoménologiques : de la page 25[5] jusqu’à la page 88 de WA II les mathématiques sont le seul sujet de réflexion. Après cela, les thèmes mathématiques et phénoménologiques s’enchevêtrent à nouveau dans le manuscrit.

Le fait que ce texte vienne briser un long silence sur la question phénoménologique semble indiquer qu’il constitue un « déblocage » de cette question[6]. C’est d’ailleurs ce qui est rendu manifeste par le double essai d’« entrée en matière » qui l’ouvre :

Le langage phénoménologique décrit précisément la même chose que le langage commun, physicaliste [physikalische]. Il doit seulement se limiter à ce qui est vérifiable.

Est-ce tout simplement possible ?

N’oublions pas que le langage physicaliste décrit lui aussi le monde primaire et non un quelconque monde hypothétique. L’hypothèse n’est qu’une supposition sur le mode de représentation le plus [pratique| correct ( ?)].

Or cet élément hypothétique est-il essentiel à toute représentation du monde ?

WA I, p. 190

À deux reprises, Wittgenstein caractérise le langage phénoménologique (par opposition à la physikalische Sprache[7]) et pose la question de sa possibilité. Et les lignes qui suivent — comme nous essaierons de le montrer — avancent une réponse négative : c’est la reductio ad absurdum que nous avons mentionnée plus haut. Cependant, les interprètes de Wittgenstein qui se sont penchés sur l’abandon du langage phénoménologique nous renvoient d’habitude à un autre texte, bien postérieur : celui que l’on trouve à la page 102 de WA II[8] :

La supposition qu’un langage phénoménologique soit possible et que lui seul puisse dire ce que l’on [doit| veut] exprimer en philosophie est, je crois, absurde. Nous devons nous débrouiller avec notre langage commun et tout juste le comprendre correctement. C.-à-d. : nous ne devons pas le laisser nous entraîner à dire des absurdités.

Et il est bien vrai, tout d’abord, que ce que nous avons appelé « réponse négative » est exprimé sous forme interrogative. En effet, après avoir caractérisé une description qui prétend laisser de côté tout élément hypothétique (c.-à-d., « non phénoménologique »), Wittgenstein écrit : « Mais supposons que je relise cette description de bout en bout, n’est-elle pas maintenant hypothétique ? » (WA I, p. 190)[9].

Ensuite, même si l’on me concède qu’en principe il pourrait s’agir d’une négation sous forme interrogative (c.-à-d. d’une question rhétorique appelant d’emblée une réponse négative), le fait est que cette phrase est immédiatement suivie d’une autre, qui n’a pas été incorporée aux PB : « Et pourquoi non ? » (Und warum nicht ?), et qui semble signaler, au contraire, que la réponse ne peut pas être négative. C’est d’ailleurs cette « nécessaire possibilité » du langage phénoménologique qui se manifeste dans la première page de Wiener Ausgabe II, donc après la prétendue reductio ad absurdum : « Et cependant un langage phénoménologique est possible. » Wittgenstein aurait vu une difficulté touchant la possibilité d’un langage phénoménologique, mais non pas encore son impossibilité ou son absurdité. Et il est même possible de dire que tout ce à quoi on aboutit, c’est seulement au caractère physique du langage (« Si je décris un langage, je décris |essentiellement| quelque chose de physique [etwas physikalisches] »), et non pas son caractère nécessairement physicaliste, c.-à-d., hypothétique, non phénoménologique[10].

Mais la considération de l’enjeu de la question posée dans la double « entrée en matière » permettra de comprendre pourquoi Wittgenstein continue à s’attacher au langage phénoménologique en dépit de la difficulté soulevée au début de ce texte (soit au paragraphe 67 des Remarques). Quelle est la tâche d’un tel langage, et d’où tient-il sa nécessité ? Point n’est besoin de souscrire à la lecture de Hintikka (qui fait du Tractatus un livre « phénoménologique ») pour reconnaître que le langage phénoménologique prend la relève de l’idée tractatuséenne d’un « langage complètement analysé[11] ». C’est ce qu’atteste le tout premier paragraphe des PB, qui établit l’équivalence entre l’abandon du langage phénoménologique et un nouveau sens de l’analyse complète d’une proposition. Cette analyse équivaut maintenant à l’explicitation intégrale de sa « grammaire », quelle que soit la forme d’expression selon laquelle cette proposition se trouve écrite ou dite. C’est dire que l’analyse complète n’est plus redevable de l’idée de la possibilité d’un langage spécial, lequel serait le résultat d’une analyse complète de notre langage. Pour le Tractatus, l’analyse complète débouche sur un système de signes spécial :

3.2 Dans la proposition, la pensée peut être exprimée de telle façon que les objets de la pensée correspondent aux éléments du signe propositionnel.

3.201 Je nomme ces éléments : « signes simples » et cette proposition « complètement analysée »

trad. fr., p. 43[12]

Ce système n’est pas donné, c’est une exigence, ou plutôt : ce qui est exigé, c’est sa possibilité :

3.23 L’exigence de la possibilité du signe simple est l’exigence de la détermination du sens.

Retenons deux aspects de cette idée : i) le langage de base (complètement analysé/phénoménologique) explicite intégralement le sens de la proposition (c’est là la fonction de l’analyse) ; ii) la possibilité d’une telle explicitation intégrale est la condition pour qu’une proposition ait un sens.

Or, si la possibilité du langage phénoménologique doit être lue comme une exigence de la pleine détermination du sens et donc du sens tout-court, on voit bien que la conclusion d’un argument qui montre son impossibilité est comme telle irrecevable. Wittgenstein ne peut pas l’énoncer tout simplement avant d’avoir désarmé la complicité entre le sens et la possibilité du langage phénoménologique, c’est-à-dire, avant d’avoir formulé une nouvelle conception du sens propositionnel. D’où l’ambiguïté des formulations de ce résultat négatif[13]. Et c’est bien ce qui semble être confirmé par la considération de la démarche des manuscrits. Après ces pages de reductio ad absurdum, un nouveau silence sur la question phénoménologique, qui ne sera brisé qu’à la page 88 de WA II. Or, ce que nous trouvons dans cette page et dans la page suivante, c’est une première formulation d’une nouvelle conception du sens de la proposition[14], qui nous renvoie aux idées directrices de la nouvelle conception du sens, c.-à-d, en premier lieu, à l’idée de vérification :

Comprendre le sens d’une proposition, cela veut dire : savoir comment on doit procéder pour en arriver à décider si elle est vraie ou fausse

WA II, p. 88, 12e remarque ; PB, § 43, 3e remarque ; trad. fr., p. 75

Mais aussi l’idée d’espace comme condition d’un procédé de vérification est déjà suggérée :

Il faut, de l’endroit où l’on est, trouver ce là-bas où réside la décision

WA II, p. 89, 1re remarque ; PB, § 43, 5e remarque ; trad. fr., p. 75

Ces remarques seront incorporées au paragraphe 43 du chapitre IV de PB, et doivent être lues comme le point d’aboutissement des chapitres II à IV, qui ébauchent une nouvelle formulation de la « Bildhaftigkeit »[15], c.-à-d., du sens propositionnel. Ces chapitres ont été l’objet d’une rédaction continue qui va de la page 162 à la page 193 de WA II et qui débouche sur les remarques des pages 88-89 de WA II[16]. Wittgenstein aura mûri, tout au long des deux mois qui séparent la rédaction de la page 88 de celle de la page 162, cette nouvelle conception du sens propositionnel comme « méthode de vérification »[17]. Mais dès le début, c.-à-d., dès qu’il a déterminé sa « cible », Wittgenstein peut finalement abandonner l’idée d’un langage phénoménologique : dans cette nouvelle conception du sens propositionnel, la pleine détermination du sens n’est plus redevable de la possibilité d’un « langage de base ». Les nuages semblent se dissiper : dès lors, les remarques « mathématiques » et « phénoménologiques » s’enchevêtrent à nouveau, Wittgenstein reprend la datation de ses remarques (abandonnée dès le tout début des manuscrits), et, à la page 102 (soit deux semaines plus tard, environ), il peut finalement dire que la supposition de la possibilité d’un langage de base est « absurde ».

La reductio ad absurdum et la mesure du temps

La clé de ce chapitre doit être cherchée, selon nous, dans ce que nous avons appelé la « reductio ad absurdum » des trois premières remarques du § 67 :

Supposons que j’aie une mémoire si bonne que je puisse me souvenir de toutes les impressions de mes sens. Rien ne s’oppose dans ce cas à ce que je les décrive. Ce serait une description de la vie. Et pourquoi ne pourrais-je pas éliminer de cette description tout ce qui est hypothétique ?

Je pourrais certainement, par exemple, représenter plastiquement les images visuelles, disons à une échelle réduite, par des figurines de plâtre que je ne modèlerais qu’à la mesure de ce que j’en aurais réellement vu, le reste étant dénoté comme inessentiel par un coloris ou une autre forme d’apprêt.

Jusque-là l’affaire irait parfaitement bien. Mais qu’en est-il du temps que j’emploie pour cette représentation ? [Aber wie ist es mit der Zeit die ich zu dieser Darstellung brauche ?] Je suppose que je serais en mesure d’« écrire » ce langage — de produire cette représentation — à la même vitesse avec laquelle mon souvenir se déroule [so schnell zu „schreiben” […] als meine Erinnerung geht]. Mais supposons que je relise cette description de bout en bout, n’est-elle pas maintenant hypothétique ?

WA I, p. 190 ; PB, trad. fr. (modifiée), p. 94

Le texte a évidemment l’aspect d’une reductio ad absurdum de la possibilité d’un langage phénoménologique (la question posée par la double entrée en matière) : il commence par se donner les meilleures conditions possibles (une mémoire extraordinaire, la capacité de produire instantanément des figurines de plâtre) — il se concède tout ce qui est « imaginable », c’est-à-dire, logiquement possible — et néanmoins le résultat voulu n’est pas obtenu. Mais le ressort de cette reductio n’est pas du tout évident : pour le dégager, essayons de repérer les traits saillants de ce texte.

  1. Wittgenstein commence par supposer une mémoire colossale. Ce qui est ici supposé, ce n’est pas la fidélité de la mémoire (dans le monde des données, la mémoire est un « voir dans le passé[18] »), mais sa complétude : je me souviens de toutes mes impressions sensorielles. Et cette complétude ne vise pas une description intégralement véridique (ce n’est pas du tout ce qui intéresse la « phénoménologie »).

  2. Pour décrire les impressions sensorielles passées, il emploie des figurines de plâtre coloré, c.-à-d. qu’il emploie pour décrire une image rouge passée une image rouge elle aussi[19] ; pour que le langage phénoménologique explicite complètement son sens, cet expédient ne lui est peut-être pas nécessaire, mais il semble en tout cas difficile d’être plus « explicite » que cela (le point suivant indiquera justement que cet expédient n’est pas absolument nécessaire).

  3. Mais si le langage « colle » ainsi sur ce qu’il décrit, Wittgenstein nous dit que cette description pourrait être faite « à l’échelle réduite », et les côtés de ces figurines qui ne correspondraient pas aux impressions sensorielles passées seraient raturés comme « inessentiels ».

  4. Le tout début de la troisième remarque met en évidence que ce qui est en question est le temps : il dit que « jusque-là tout va bien », et puis il se demande ce qu’il en est du temps.

  5. Il suppose maintenant qu’il soit capable de produire ces figurines « à la même vitesse que mon souvenir se déroule » ; bien que, comme avant, il emploie, pour décrire un élément (la couleur, la figure, le temps), ce même élément, il y a là un double contraste avec le traitement des aspects proprement visuels :

    1. Pour ce qui est du temps, il ne veut pas que la description soit à l’« échelle réduite », il veut la même vitesse ; le petit décalage introduit plus haut (3e point) trouve donc ici sa raison d’être : il signale, par contraste, l’importance de cette identité de la vitesse (et non pas la nécessité d’économiser du plâtre).

    2. Pour ce qui est du temps, l’« échelle » de la description n’est pas jugée à l’aune de ce que j’ai « vraiment vu » (wirklich gesehen habe) — de la temporalité passée —, mais à celle de « ce dont je me souviens » (so schnell… als meine Erinnerung geht) — d’une temporalité présente, donc : la description a la même vitesse que mon souvenir, et non pas la même vitesse que celle avec laquelle j’ai « vu » ces images sensorielles.

  6. Dernier point : ce n’est qu’au moment de « relire » cette description que son caractère hypothétique se dévoile (il me semble assez clair que la description ne « devient » pas hypothétique, mais qu’elle se révèle l’être après coup, au moment où on la lit une nouvelle fois).

Comment nous y prendre avec cette imagerie d’allure fantaisiste ? La structure du texte semble indiquer clairement que ce qui est en jeu c’est la possibilité de mesurer le temps. En effet, le contraste entre le traitement des qualités proprement visuelles et celui du temps met en relief la question de l’« échelle » de la description : si, dans le cas des traits visuels, Wittgenstein nous dit que l’« échelle » n’est pas importante, c’est justement pour nous signaler son importance dans le cas du temps. Et si l’on se souvient que le but du langage phénoménologique est de produire une description qui explicite intégralement son sens, l’on voit que ce qui est en jeu, par la question de la « mesure du temps », c’est la possibilité qu’un langage fournisse la détermination temporelle (l’emplacement dans le temps) de ces données sensorielles. Le résultat négatif sera donc que le langage n’a pas de ressources pour fournir cette détermination sans équivoque possible. Dès lors, l’on peut comprendre : i) pourquoi Wittgenstein suppose une mémoire colossale ; ii) pourquoi il mesure la vitesse à l’aune de ce que « je me souviens d’avoir vu » et non à celle de ce que « j’ai vraiment vu » ; iii) pourquoi cet élément hypothétique (le fait que la description ne détermine pas complètement son sens) ne se révèle qu’à la relecture.

En effet, si le mètre employé pour le temps est celui du rythme présent de ma mémoire, ce ne sera pas par mégarde ou distraction, mais certainement parce qu’il n’y a pas d’« alternative », c.-à-d., parce que je ne peux pas employer le rythme de « ce que j’ai vraiment vu » comme mètre (et cela, évidemment, non pas parce que je l’aurais « oublié » — la mémoire est ici, nous l’avons déjà dit, un « voir dans le passé[20] »). Ce qui est indiqué par ce petit détail du texte, c’est que je ne peux pas « mesurer » un espace de temps par un autre espace de temps. Ce problème de la mesure du temps n’a en lui-même rien de surprenant ; même un auteur peu enclin à des subtilités comme Locke l’avait déjà reconnu : si l’on mesure le temps par des « évènements réguliers », cela laisse toujours en suspens justement cette régularité[21]. Mais cette difficulté se pose pour Wittgenstein dans un autre cadre ; en effet, si pour Locke l’impossibilité d’une mesure absolue du temps établissait une différence par rapport à l’espace, pour Wittgenstein, l’espace visuel lui non plus ne comporte pas de mesure : « Im Gesichtsraum gibt es keine Messung » (WA II, p. 94, 5e remarque, PB, § 212, avant-dernière remarque).

Il n’y a donc pas de mètre indéformable (starren maßstab[22]) que je puisse déplacer pour mesurer le temps. En tout cas, ce qui semble ressortir clairement de ce petit glissement qui fait de l’étalon de la vitesse de la description la vitesse avec laquelle ma mémoire se déploie présentement (au lieu de la vitesse par laquelle « j’ai vraiment vu »), c’est que je ne peux pas « déplacer mon mètre » (ce serait le starren maßstab) du passé au présent pour établir une équivalence entre le temps pris par le processus décrit et le temps que prend, maintenant, le processus de la description. C’est pourquoi, s’il s’agit de fixer une mesure quelconque, l’on est obligé de mesurer ce temps par un processus qui lui est simultané : celui de la vitesse à laquelle « ma mémoire va » présentement ; et c’est aussi pourquoi, pour faire cette description, il faudrait avoir une mémoire colossale qui me donne accès à tout mon passé : ce ne peut être qu’en répétant tout le processus que l’on pourrait prétendre placer chaque phase de ce processus dans son emplacement temporel correct sans employer un mètre temporel (une horloge) ; mais seulement prétendre : en « écrivant » la description, nous tombons dans une illusion.

En effet, ce n’est qu’à la relecture que ce trait « hypothétique » (l’impossibilité de déterminer pleinement la localisation temporelle d’une donnée sensorielle passée) se révèle : au moment où « j’écris » la description, j’institue une telle figurine (présente) comme représentant une telle donnée sensorielle passée — et donc la question de l’emplacement temporel ne se pose pas. Justement parce que j’institue chaque figurine comme image de cette donnée sensorielle-ci, la question de savoir si cette figurine est destinée à décrire cette donnée ou une donnée précédente ou postérieure ne se pose pas. Mais, au moment où je vais « relire » la description, il me faudra découvrir, à la surface de cette description, ce qui me permet de situer dans le temps telle ou telle image représentée par une figurine ; il faudra donc que je me guide par la temporalité présente de la description et que je « suppose » que l’on puisse superposer ces deux temporalités (passée, présente) de manière à juger de leur égalité et être ainsi en mesure de savoir quel moment du passé tel ou tel moment de la description présente est censé décrire. Et si le temps n’est pas mesurable — s’il n’y a pas de sens à dire, dans le monde des données, que tel intervalle de temps est égal à tel intervalle de temps qui lui est postérieur ou antérieur — ce sera justement ce qu’il ne me sera pas possible de faire.

C’est pourquoi, aussi, cette description peut être entendue comme une « machine » :

Imaginons-nous une représentation de ce genre : les corps que je vois apparents sont mus par un mécanisme tel qu’ils doivent donner à deux yeux fixés à un emplacement déterminé du modèle les images visuelles à représenter. C’est la place des yeux dans le modèle ainsi que la place et le mouvement des corps qui déterminent alors l’image visuelle décrite.

Il serait par exemple concevable que l’on fasse marcher le mécanisme par une manivelle et qu’ainsi la description soit « débitée »

WA I, p. 191, 1re remarque ; PB, § 67, 4e remarque ; trad. fr. (modifiée), p. 94

Si la description était au début produite par un fiat du sujet (un fiat qui n’a pas seulement les propriétés magiques de faire que les figurines se produisent à son bon gré, mais qui institue aussi ces statues comme des portraits, c.-à-d., comme représentations de telle et telle image visuelle passée), à la relecture l’emplacement temporel des figurines devrait nous guider. L’introduction de la machine vise non pas à substituer à ce pouvoir magique de créer des figurines un mode de production des images qui soit plus sensé, mais à montrer que la temporalité de la description qui doit nous indiquer les déterminations temporelles de ce qui est décrit repose sur une « régularité causale » (celle d’un « évènement régulier » comme le mouvement d’une horloge ou celui du soleil) : voilà ce qui plonge le langage dans « le monde de la physique ». Le fiat du sujet est remplacé par la « manivelle » qui met en marche le mécanisme, c.-à-d., qui déclenche un évènement régulier. C’est cette régularité qui garantit que la description prend toujours le « même » temps ; ce qui revient à dire que cette identité du temps que prend le processus de description est une hypothèse au sens que ce mot a pour Wittgenstein en 1929-1930, quelque chose que l’on ne peut pas vérifier.

Conclusion

Ces brèves remarques ne suffiront bien sûr pas à fournir une lecture de ce chapitre (elles ne prétendent donc pas rivaliser avec les discussions soutenues de la réflexion wittgensteinienne sur le temps de Stern et de Perrin), mais j’espère avoir montré l’importance de celui-ci, ainsi que la nécessité de rendre compte de son début et donc de cette reductio ad absurdum, quel que soit le sens dernier qu’on veuille accorder à ce texte. Mais, pour finir, j’aimerais évoquer une difficulté que la deuxième remarque du § 75 pose pour mon analyse. Là, Wittgenstein nous dit qu’« il est clair que nous sommes capables de reconnaître des espaces de temps comme égaux ». Cela, d’un côté, semble confirmer l’idée que c’est bien la question de la mesure du temps qui est l’enjeu de ce chapitre ; mais, de l’autre, semble indiquer la possibilité de le « mesurer » (alors que, selon l’analyse que nous avons proposée, le § 67 nous aurait montré que c’est impossible). Pour faire face à cette difficulté, il faudrait une analyse du chapitre entier ; signalons, tout simplement, que le « langage » que ces paragraphes finals du chapitre VII décrivent est un langage dans lequel, au contraire de ce qui arrivait dans le cas du langage des figurines, la description est par principe simultanée à ce qu’elle décrit, et donc que cette « égalité » entre les intervalles de temps ne nous renvoie point à un « starren maßstab » que l’on pourrait déplacer le long du temps. Je ne signale donc pas cette difficulté pour en avertir le lecteur (elle saute bien aux yeux), mais plutôt pour souligner un problème d’interprétation de ce chapitre qui est aussi crucial pour celui du livre comme un tout : d’un côté, Wittgenstein emploie un « système de coordonnées » pour décrire l’espace visuel, de l’autre, il affirme que l’espace visuel ne comporte pas de mesure. Cette tension a été remarquée par João Vergílio Gallerani Cuter lors du deuxième congrès au Brésil sur le « Wittgenstein intermédiaire », à Brotas. Je n’ai pas de solution à apporter à ce problème soulevé par João Vergílio Cuter, mais il est bien au coeur de la lecture du chapitre VII des Remarques que je propose.