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Introduction

1. C’est un fait bien établi que les Philosophische Bemerkungen de 1930 renferment une critique détaillée et incisive de certaines conceptions défendues par Russell dans son Analysis of Mind de 1921. Cette critique vise en priorité les notions de souvenir, de désir et d’attente (expectation). L’objet principal de mon étude est d’examiner cette critique, et plus précisément, la façon dont elle traite la notion d’attente. On sait également que Russell entame la série de conférences qui composent le texte de 1921 par une contestation externaliste de l’intentionnalisme brentanien. Elle vise en particulier ce que celui-ci dit de la relation du contenu à l’objet. Tels que Russell les lit[2], Brentano ainsi que Meinong attribuent entre autres choses les deux propriétés suivantes à l’intentionnalité des états mentaux : 1) elle constitue la relation à des objets ; et 2) grâce à elle, les états mentaux déterminent par eux-mêmes leur objet intentionnel, c’est-à-dire qu’entretenir l’état en question implique que soit déterminé ce qui en forme l’objet et que cet objet soit conscient comme tel. En d’autres termes, d’une part le cas paradigmatique de la relation intentionnelle est celui où l’on pense à un particulier (personne, chose, événement), et d’autre part, en raison de sa nature intentionnelle, l’état mental a le pouvoir de déterminer par et pour lui-même ce qui constitue son objet.

Envisagée d’un point de vue général, la conception « externe » (external) que Russell oppose à l’intentionnalisme consiste à relâcher la relation de l’état mental à l’objet sur lequel il porte de façon à prendre en considération un mode d’être-à-propos (aboutness, en anglais) de la connaissance à l’égard des choses qui est délaissé par le compte rendu intentionnaliste. C’est qu’il y a une façon, pour la pensée, de porter sur les choses qui échappe à la conception intentionnaliste. La notion d’attente qui intéresse Russell déroge précisément au modèle objectuel et internaliste de l’intentionnalisme, et forme l’un des piliers du compte rendu russellien du mode d’être-à-propos évoqué.

2. Il faut bien mesurer la portée des analyses que Russell consacre à l’attente dans l’oeuvre de 1921. Lorsque Russell écarte l’intentionnalisme, en particulier sur le cas de l’attente, il ne s’agit pas pour lui de contester seulement le traitement d’un phénomène psychologique local, mais bien de contester toute la théorie de la proposition dont relève un tel traitement. Ou plutôt : il s’agit de contester cette théorie par la critique de la notion d’attente que présuppose cette théorie. Cela signifie que la notion d’attente ne constitue pas un chapitre particulier et distinct dans l’analyse de 1921[3], mais qu’elle joue un rôle beaucoup plus important, à la fois sémantique et gnoséologique. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler d’emblée que la vérification de l’attente offre son modèle général à la vérification d’une pensée. Russell écrit à son sujet :

L’un des cas les plus clairs de vérification, peut-être fondamentalement le seul, consiste en l’occurrence de quelque chose d’attendu [expected]. […] Je pense que toute vérification est fondamentalement du genre qui vient d’être exposé[4].

Selon ma lecture, Wittgenstein avait parfaitement conscience du rôle sémantique et gnoséologique joué par l’attente chez Russell en 1921, et sa propre conception, certes transitoire, de 1930 reflète ce statut à plusieurs facettes. Ce qui est en jeu dans la critique wittgensteinienne de la notion russellienne d’attente touche donc directement à la question de la sémantique des propositions et de la connaissance qu’elles fournissent. Exactement de la même façon que Russell, Wittgenstein pense à des questions de sémantique lorsqu’il traite de la notion de l’attente, en particulier lorsqu’il s’en prend à la notion russellienne. Il n’y a donc rien d’étonnant ni à ce que le texte cible principal des critiques de Wittgenstein figure à la section III de la 13e conférence de 1921, intitulée « Truth and Falsehood » et consacrée à des questions sémantiques[5], ni à ce que le texte de ce qui a été distingué par R. Rhees comme le chapitre III des Philosophische Bermekungen trouve un écho direct dans le chapitre XXII, qui esquisse un modèle sémantique général du langage, en particulier sous la forme d’une analyse de la notion de vérification[6]. Ce qui ressort de ces convergences est qu’aux yeux de Wittgenstein la réussite de sa critique de la théorie russellienne de la proposition de 1921 dépend en particulier de celle de la critique de la notion russellienne d’attente. Et le but de sa manoeuvre est de proposer une version renouvelée de l’intentionnalisme contre l’externalisme russellien.

3. Comme mes remarques précédentes l’ont suggéré, le temps devient un paramètre central au cours de la nouvelle étape du débat Russell/Wittgenstein sur la nature des propositions, qui se joue entre leurs textes respectifs de 1921 et 1930 et que les deux penseurs entretiennent depuis les années 1910. Désormais, le temps prend place au coeur même de la sémantique, dans la relation de vérification. Or puisque, mis à part les jugements qui possèdent une vérifiabilité immédiate, la vérification se produit dans le futur[7], l’attente prend de ce fait une importance cruciale, qu’il s’agisse de l’expectation russellienne ou de l’Erwartung wittgensteinienne. Aussi la façon dont Russell et Wittgenstein se séparent sur la question de la temporalité sémantique est-elle contenue dans la façon dont ils divergent quant à leurs traitements respectifs de l’attente.

La thèse exégétique que je vais défendre est que, dans sa critique célèbre de l’analyse russellienne de l’attente, Wittgenstein est assez largement dans l’erreur en raison du concept d’attente qu’il attribue (à tort) à son ancien maître, et que l’origine de cette erreur tient au fait que Wittgenstein a besoin de penser l’ensemble du rapport du langage à la réalité sur le modèle de ce que j’appelle l’attente « intentionnelle », afin de maintenir le cadre du Tractatus malgré la prise en considération nouvelle du paramètre du temps. Cela a pour conséquence qu’il ne voit pas certains aspects originaux et importants de l’analyse de Russell, en particulier sa tentative de prendre en considération et d’élucider les cas d’attente « non intentionnelle » et la conception de la sémantique des propositions qui lui est attachée. L’intentionnalisme logique wittgensteinien de 1930 pourrait bien, en dernière analyse, s’avérer tomber sous le coup des remarques que Russell oppose à l’intentionnalisme psychologique brentanien.

I. Le temps comme nouveau paramètre sémantique

1. La théorie russellienne de la proposition dans The Analysis of Mind

La théorie russellienne de la proposition de 1919, qui est reprise en 1921[8], assigne un rôle central à la temporalité. D’où vient cette particularité ? Désormais, la proposition n’est plus composée de ce sur quoi elle porte, comme c’était encore le cas dans le cadre de la théorie multiple du jugement. Elle constitue le contenu d’une croyance et a pour éléments des mots ou des images qui appartiennent à la sphère psychologique de l’esprit[9]. Les constituants de la proposition sont donc de simples substituts mentaux de la réalité — on a pu parler de « re-psychologisation » de la proposition[10] — et cela donne une dimension temporelle à la relation que constitue la signification (meaning)[11] entre les mots et ce qu’ils signifient[12], puisqu’il devient possible qu’il y ait un écart temporel entre la proposition et ce dont elle parle, comme dans les cas paradigmatiques de la croyance mémorielle et de la croyance d’attente.

Cette nouveauté n’est pas sans conséquence sémantique. L’idée du caractère essentiellement temporel de la vérité/fausseté des propositions empiriques vient en effet elle aussi sur le devant de la scène. Pour Russell, au-delà de leur définition « purement formelle[13] », les notions de vérité et de fausseté d’une proposition doivent être caractérisées au moyen de la notion de vérification comprise de façon pragmatiste. Autrement dit, du point de vue gnoséologique de la façon dont on établit la vérité et la fausseté des propositions — du point de vue de la définition gnoséologique de la vérité, pour ainsi dire — les propositions deviennent vraies ou fausses selon qu’elles sont mises en relation avec le ou les faits pertinents ou pas. Où l’on retrouve la conception empiriste radicale de James[14]. Mais aux yeux de Russell, un problème majeur surgit ici.

Russell est en effet très attentif aux difficultés sceptiques que fait naître l’écart temporel qu’il y a entre une proposition et le fait qui la vérifie ou la falsifie. Cela concerne le souvenir et plus généralement toute proposition exprimant une croyance au sujet du passé[15], mais également l’attente[16]. Puisque, en tant que non encore satisfaite, l’attente appartient au passé lorsqu’elle est satisfaite ou déçue, on ne peut pas comparer directement l’image passée elle-même en laquelle l’attente a consisté et l’occurrence présente de l’événement, pas plus qu’on ne peut comparer l’image présente du souvenir à l’occurrence passée qui lui correspond. Pour cette raison, le feeling of expectedness qui accompagne l’occurrence de l’événement attendu ne peut au sens strict être relié qu’« au souvenir de l’attente[17] ». Cet écart temporel frappe d’un défaut irrémédiable la relation gnoséologique et donc celle de la vérification de nos propositions. À cause de lui, la continuité de nos croyances — celles du souvenir et celles de l’attente, au premier chef — n’est jamais garantie. Cette inquiétude est au fondement de la position externaliste de Russell. Elle fait apparaître l’idée intentionnaliste d’une relation « simple et directe » entre une proposition formant le contenu d’une attente ou d’un souvenir et le fait sur lequel porte l’attente (respect. le souvenir) comme une figure idéale, pour ne pas dire irréaliste, dans la mesure où cette idée néglige la temporalité empirique, constituée d’instants qui entretiennent des relations externes, dans laquelle se réalise à chaque fois notre vie psychologique d’êtres pensants et parlants. Russell n’adopte certes pas la position sceptique qu’inspire la difficulté soulevée, mais il considère qu’un compte rendu satisfaisant de la vérification se doit de tenir compte de celle-ci. La position externaliste et causaliste qu’il défend vise à échapper aussi bien au scepticisme qu’à l’intentionnalisme.

2. La sémantique wittgensteinienne dans les Philosophische Bemekungen

On peut être frappé par un point de similitude des théories russellienne et wittgensteinienne de la proposition[18]. Au couple russellien croyance/attente semble faire directement écho le couple wittgensteinien hypothèse/attente[19], puisque dans les deux cas, une pensée sur le monde exprimée par une proposition ordinaire trouve sa vérification dans la satisfaction — ces deux termes étant à entendre en un sens large qu’il faudra corriger — des attentes que créent (respectivement) la croyance chez Russell et l’hypothèse chez Wittgenstein. De cela on peut au moins conclure que les théories sémantiques de nos deux auteurs enregistrent la temporalité comme un paramètre constitutif de la sémantique, et, plus précisément, de la correction des pensées que nous entretenons sur le monde. Mais doit-on aller plus loin ? La relation de l’attente à l’hypothèse chez Wittgenstein est en réalité tout à fait spécifique.

L’un des traits de la sémantique élaborée à l’époque des PhB est que désormais la dimension temporelle est incluse dans les conditions de vérité des énoncés empiriques. C’est une idée que l’on rencontre régulièrement dans la dactylographie 209, en particulier dans le chapitre XXII de l’édition de R. Rhees. D. Hyder a été particulièrement sensible à cette nouveauté. Comme il le dit dans la conclusion de Mechanics of Meaning :

Wittgenstein considère désormais la relation de projection ou de dépiction sous son aspect temporel. Cette extension temporelle de la théorie du Tractatus […] marque un développement crucial de sa philosophie. En premier lieu, le lien entre signes et faits passe par une personne qui agit sur et avec les objets physiques.

Pour Hyder, cela signifie que « la multiplicité de la proposition n’est plus purement dépictive, car la représentation opérée par celle-ci procède désormais par la détermination d’une multiplicité d’instructions et d’actions », à savoir celles qui permettent de procéder à la vérification de la proposition. Mais comme il le souligne, cette nouvelle conception inclut toujours « des connexions internes entre les énoncés, les actions et leurs résultats[20] », ce qui implique une certaine conception du temps, comme nous le verrons.

Je suis d’accord avec la remarque générale de Hyder, mais je vais nuancer le diagnostic auquel elle donne lieu. L’extension temporelle dont parle Hyder implique de profondes modifications de la théorie du Tractatus. Selon Wittgenstein en 1921, déterminer quand une proposition est vraie et quand elle est fausse revient à déterminer son sens. À partir de 1930, deux éléments nouveaux et majeurs s’ajoutent, comme cela apparaît dans l’exposé de la théorie wittgensteinienne de la proposition que renferme le chapitre XXII des PhB.

A. Le niveau fondamental des objets doit désormais être conçu sous la forme du flux phénoménal qui forme l’expérience. Les phénomènes (ou) l’expérience immédiate constituent la réalité elle-même[21]. Il s’agit là d’un héritage direct de la période phénoménologique du développement de la pensée de Wittgenstein, et en cela réside sans doute l’une des raisons principales pour lesquelles le temps connaît une promotion sémantique inédite dans le texte de 1930. La conséquence est en effet que la vérification des propositions ne peut plus être conçue dans le cadre statique de l’espace logique tractatuséen, mais doit être pensée au sein du rapport entre quelque chose qui s’écoule — le cours de l’expérience (der Verlauf der Erfahrung[22]) — et nos propositions, qui sont nécessairement situées en certains instants particuliers. Nos propositions doivent être considérées comme portant sur quelque chose qui est temporellement étendu, c’est-à-dire sur le déroulement de notre expérience. Une proposition comme « Ici se trouve un fauteuil » ou « Ici se trouve un livre »[23]nous laissent attendre l’occurrence de certaines expériences. Par exemple, si l’on tourne autour de ce qui a été désigné comme un fauteuil par la proposition énoncée, on s’attendra à avoir certaines expériences immédiates, en l’occurrence certaines impressions visuelles successives. Autrement dit, comme dans l’analyse russellienne, une proposition produit nécessairement des attentes qui jouent le rôle d’intermédiaires dans la relation de vérification qui relie la proposition à la réalité. Le temps se loge au coeur de la sémantique vérificationniste wittgensteinienne.

Cette conception est fondée sur une distinction qui reprend tout en la modifiant en profondeur celle du Tractatus entre propositions complexes et élémentaires : la distinction entre « hypothèse » et « proposition »[24]. Au § 225 des PhB, Wittgenstein dessine un modèle sémantique général qui fait usage de ces deux catégories d’énoncés. D’une part, nos énoncés ordinaires doivent être décrits comme des hypothèses qui sont confirmées ou pas par l’expérience immédiate. D’autre part, les assertions phénoménologiques sont à concevoir comme de simples descriptions de l’expérience immédiate, qui donnent de celle-ci des comptes rendus protocolaires.

B. Les hypothèses sont liées aux propositions phénoménologiques de deux manières. Elles sont, tout d’abord, des façons d’unifier les expériences particulières et successives, c’est-à-dire des façons de mettre en ordre et de présenter (darstellen) la réalité phénoménale : à une poussière formée de multiples expériences phénoménales, elles substituent une corrélation de celles-ci en les présentant comme des expériences d’une même chose, c’est-à-dire précisément comme des aspects d’un objet[25]. À cet égard, et en une reprise explicite du principe d’économie de Mach, le critère qui préside au choix d’une hypothèse est celui de sa simplicité[26]. Ensuite, et en raison de leur généralité — les hypothèses sont des lois générales de formation de propositions —, leur correction dépend de la valeur de vérité des propositions phénoménologiques en lesquelles elles se monnaient. La correction d’une hypothèse comme « Il y a ici un fauteuil » dépend de la vérité des propositions phénoménologiques « Tel aspect apparaît lorsque je tourne autour du fauteuil », « Telle sensation tactile est éprouvée lorsqu’on approche la main du fauteuil », etc. Mais une nouveauté majeure introduite par les PhB par rapport au Tractatus est que la relation entre hypothèse et propositions phénoménologiques n’est pas de nature vérifonctionnelle[27] et que, corrélativement, le mode de correction des hypothèses n’est pas celui de la vérification. Plusieurs remarques s’imposent ici.

Le mode de correction spécifique d’une hypothèse est la « confirmation » (Bestätitung), respectivement l’infirmation, de celle-ci — Waismann parle également de sa « justification » (Rechtfertigung)[28]. Puisqu’un énoncé hypothétique reçoit sa confirmation de la vérité d’une multiplicité de propositions[29], son mode de correction confère au temps une position centrale, et ce d’autant plus que la multiplicité des expériences pertinentes pour la correction de l’hypothèse est en droit infinie : « l’hypothèse pointe vers le futur[30] ». De nouvelles expériences sont toujours possibles qui viendront la confirmer ou l’infirmer : « il appartient à l’essence de l’hypothèse que sa confirmation ne soit jamais achevée ». Toutefois, il ne faut pas comprendre cet inachèvement essentiel comme une vérification irrémédiablement différée, dont on s’approcherait sans cesse sans pouvoir l’atteindre. Wittgenstein insiste : « une hypothèse entretient avec la réalité une autre relation formelle que celle de la vérification », et ce serait un « non-sens » que d’affirmer qu’elle est une vérification différée[31]. Comment comprendre cela ? Le contraste avec la position russellienne peut nous y aider.

Le premier point important est ici que l’hypothèse n’est en aucune façon une croyance. Nos propositions ordinaires qui décrivent le monde — et qui sont des hypothèses, selon Wittgenstein[32] — ne possèdent pas un mode de correction aléthique qui serait fondé sur l’exigence que l’hypothèse restitue fidèlement un état de la réalité, mais une justification qui consiste en leur capacité à « opérer » (leisten) l’unification et la présentation simples des expériences[33], opération qui suppose précisément que l’hypothèse ne se contente pas de donner une image fidèle de ce qu’elle représente ni qu’elle s’en tienne aux impressions effectivement vécues. Par exemple, l’hypothèse des objets (Gegenstände), puisque c’en est une pour Wittgenstein, permet de relier entre elles non seulement différentes impressions visuelles comme des vues d’une seule et même chose, mais également des séries d’expériences relevant de modalités sensorielles différentes, comme celles des impressions visuelles et des impressions tactiles[34] ; et elle permet non seulement de donner une forme de présentation à des impressions effectivement vécues, mais également de prédire des expériences possibles.

Le second point important est que Wittgenstein adopte en 1930 une forme internaliste d’intentionnalisme. On sait que le débat est engagé très tôt entre Russell et Wittgenstein sur la question des relations internes/externes et que, dans le Tractatus, Wittgenstein prend clairement position contre le principe des relations externes. Ce débat se prolonge dans les PhB[35]. Lorsque Wittgenstein insiste sur le caractère essentiel de l’intention, il entend cette notion au sens logique de la relation interne entre (par exemple) une attente et son objet, ou entre une hypothèse et les expériences immédiates qui la confirment : la description de cette attente ou de cette hypothèse inclut nécessairement celles (respectivement) de cet objet et de ces phénomènes[36]. De cette façon, Wittgenstein apporte une réponse logique au problème de l’écart temporel soulevé par Russell. Là où son ancien maître pointe du doigt le problème de l’identité du fait attendu qui surgit parce qu’on tient compte de la temporalité, Wittgenstein rappelle la logique de notre langage, qui exige, pour qu’une proposition soit vérifiée, qu’elle le soit par le fait même que la proposition exprime.

Bref, pour Wittgenstein, il n’y a pas de relation de vérification, mais bien une relation interne entre l’hypothèse et les propositions qu’elle crée, tandis que pour Russell il y a une relation externe et une relation de vérification entre une croyance et les attentes qu’elle engendre. Cela nous conduit aux objections que Wittgenstein adresse à la théorie externaliste russellienne de l’attente.

3. La critique wittgensteinienne

On considère souvent que la critique wittgensteinienne de l’analyse russellienne de l’attente serait destructrice et définitive. Que dit-elle ? Puisque, selon Russell, il n’y a pas de relation interne entre l’attente et ce qui est attendu — puisqu’on peut la décrire sans décrire ce qui est attendu — l’état d’attente pourrait être ce qu’il est sans que l’on précise quel événement le satisfera, et il n’indiquerait donc pas par lui-même quel événement est susceptible de le satisfaire. Cet externalisme russellien rendrait nécessaire qu’entre l’attente et ce qui la satisfait se glisse un troisième élément (« ein Drittes » ou « ein drittes Ereignis », dit Wittgenstein[37] en une allusion directe au feeling of expectedness) censé indiquer, le cas échéant, lequel des événements qui se produisent est celui qui était attendu. Cette conception conduit selon lui à deux conséquences pour le moins fâcheuses[38].

Tout d’abord, si l’on a besoin d’un troisième élément pour reconnaître l’événement qui satisfait l’attente, il en faudra un quatrième pour que soit reconnu et distingué le sentiment de satisfaction, qui lui aussi est attendu, parallèlement à l’attente, comme ce qui permettra de savoir que celle-ci est satisfaite, si elle l’est. Le regressus logique est inévitable. Ensuite — en supposant que l’idée de sentiment de satisfaction est recevable —, si c’est un tel sentiment qui joue le rôle de critère de la satisfaction, alors est concevable le cas où, alors que j’attends la venue de Mr X, c’est la venue de Mr Y qui produit le sentiment de satisfaction, et donc Mr Y qui s’avère avoir été celui qui était attendu. Mais cela soulève au moins deux problèmes : premièrement, la distinction être satisfaite/ne pas être satisfaite semble dangereusement menacée, puisque ce qui devrait constituer une déception de l’attente se révèle, dans le cadre russellien, pouvoir en être la satisfaction ; deuxièmement, il paraît désormais impossible de savoir par avance ce que l’on attend et donc d’attendre, puisque je peux être fermement convaincu d’attendre Mr X et devoir me rendre à l’évidence, en raison de l’occurrence du sentiment de satisfaction, que c’était en fait Mr Y que j’attendais.

Au total, la position de Russell ne se distinguerait à vrai dire pas du tout de la position sceptique qu’il évoque pour la repousser et lui substituer sa propre analyse externaliste[39]. Et seule la reconnaissance du caractère interne de la relation de l’attente au fait attendu pourrait nous sauver du scepticisme.

II. L’incompréhension wittgensteinienne de l’analyse russellienne de l’attente

1. Deux concepts d’attente

Afin de comprendre la lecture critique que je propose de la lecture wittgensteinienne, il sera utile de commencer par la distinction de deux concepts d’attente, que l’on peut désigner au moyen des deux expressions « attendre quelque chose, quelqu’un ou que p » et « s’attendre à ce que p »[40]. Ni l’allemand ni l’anglais ne possèdent de stricts correspondants lexicaux de ces expressions, et, en particulier, erwarten et to expect peuvent être utilisés pour traduire aussi bien l’une que l’autre. Mon propos ne concerne donc pas l’usage ordinaire des termes utilisés par Wittgenstein et Russell, ni même celui des deux expressions que je retiens pour désigner les concepts qui m’intéressent, car il peut arriver à l’une, en certaines de ses occurrences, d’exprimer le concept désigné par l’autre. Mon propos vise plutôt à construire et à différencier deux concepts philosophiques et à soutenir que, le plus souvent, les termes Erwartung et expectation ne désignent pas le même sous les plumes respectives de Wittgenstein et de Russell. Bref, la distinction suivante permet de clarifier le quiproquo qui préside selon moi à la critique que celui-là adresse à celui-ci, et donc de questionner la légitimité de cette critique.

« Attendre quelque chose, quelqu’un ou que p ». La première notion correspond à ce que l’on peut appeler la notion « intentionnelle » d’attente et trouve son illustration paradigmatique dans le cas où j’attends un ami à un rendez-vous. Elle possède les déterminations suivantes. (1) Elle implique qu’un événement, une chose ou quelqu’un, c’est-à-dire un particulier, soit attendu, et que cet événement, cette chose ou cette personne soit localisé en certains instants particuliers du temps. (2) Il semble de plus qu’il soit difficile d’attendre en ce sens sans que celui qui attend soit conscient de ce qu’il est train de faire. Si j’attends Mr. X dans un café, il n’y a guère de sens à imaginer que je prenne soudain conscience que je suis en train de faire cela. Autrement dit, l’attente suppose, pour ainsi dire, que l’on se consacre à elle. Elle consiste en un état occurrent et s’accompagne de représentations conscientes de ce qui est attendu en tant que tel. (3) Enfin, le mode d’accomplissement de l’attente entendue selon la présente acception de ce terme est tout à fait spécifique. Il s’agit pour elle d’être satisfaite ou déçue par le cours des événements. En d’autres termes, la direction d’ajustement qui relie l’attente à la réalité prend la forme d’une exigence de conformité de celle-ci à celle-là. Être satisfaite (ou déçue) pour l’attente suppose que la réalité soit (ou ne soit pas) comme l’attente la représentait.
La notion intentionnelle d’attente réunit donc les caractères conceptuels de la possession d’un objet intentionnel particulier, du statut d’état occurrent et du mode d’accomplissement de la satisfaction/déception.
« S’attendre à ce que p ». La seconde notion, celle que j’appellerai la notion « non intentionnelle » d’attente, présente des caractères sensiblement différents. Un exemple de ce type est donné par le fait de s’attendre à ce que le facteur passe à 8 h ou à ce que le soleil se lève ce matin. (1) Entendue en ce sens, l’attente n’a pas pour objet uniquement des particuliers. Je peux m’attendre à ce que les choses soient telles et telles. Si quelqu’un se rend à la gare pour prendre un train, il semble raisonnable de supposer qu’il s’attend à ce que son train soit à l’heure, ou de façon plus exotique, qu’il ne sera pas fait de glace ou n’arrivera pas par les airs — et cela est différent du fait d’attendre le train sur le quai de la gare, puisque je peux très bien m’attendre à ce que les trains soient à l’heure, à ce qu’ils ne soient pas faits de glace et n’arrivent pas par les airs sans attendre aucun train en particulier. Par conséquent, l’attente intègre l’idée d’une régularité générale, y compris lorsqu’elle porte sur un individu en particulier : je peux attendre Mr X tout en m’attendant à ce qu’il soit en retard car je sais d’expérience qu’il n’est pas rigoureux en ce qui concerne les horaires. On pourrait donc dire que l’attente concerne un style d’être général du monde, ou une tournure habituelle que prennent les choses, que ce soit de façon locale (comme dans le cas de l’attente de Mr. X) ou pas (comme dans le cas de la façon dont les trains entrent dans une gare). (2) En outre, « s’attendre à ce que » est une chose que nous faisons très souvent sans en avoir conscience. Il s’agit donc d’un état dispositionnel, qui détermine ce que nous dirions et comment nous réagirions dans certains cas. La plupart du temps, nous ne nous dirigeons pas vers une gare en nous disant, d’une façon ou d’une autre, que le train que nous comptons prendre n’arrivera sans doute pas par les airs, ni que la loi de la gravitation s’appliquera encore dans les minutes à venir. À vrai dire, l’attente ne devient consciente, selon cette acception, que lorsque le monde ne correspond pas à la façon dont elle le représente : si je pense que toutes les roses étaient rouges et que je découvre un beau jour des roses jaunes ou blanches, le fait que mon attente soit prise en défaut la fera surgir à mes yeux, précisément comme une attente erronée. J’ai conscience de l’infirmation de l’attente beaucoup plus que de sa confirmation. (3) Enfin, comme les exemples précédents l’ont mis en évidence, l’attente appartient à la catégorie des croyances : s’attendre à ce que les choses soient telles ou telles équivaut à croire que les choses vont tourner de telle ou telle façon. L’attente n’est donc pas satisfaite ou déçue, mais correcte ou erronée. La direction d’ajustement va de l’attente au monde cette fois-ci. C’est l’attente qui doit se conformer au monde, et non plus l’inverse. L’attente a donc à voir avec la vérité, ce qui n’était pas le cas lorsqu’elle était comprise selon son acception intentionnelle. Une attente intentionnelle qui n’est pas satisfaite par la réalité est une attente désespérée ou déraisonnable, mais pas une attente fausse.
Si l’on admet la légitimité de cette distinction, alors l’idiome intentionnaliste wittgensteinien se révèle mal adapté à la description de l’attente en son second sens. La thèse que je défends à partir de là est double. D’abord, cette inadéquation manifeste une incompréhension de Wittgenstein à l’égard de l’analyse russellienne, et elle affaiblit la critique qu’il lui adresse. Ensuite, pour comprendre la force de la position de Russell, il faut bien voir que le concept non intentionnel d’attente ne désigne pas une attente qui ne porterait sur rien, mais une attente dont la façon d’être à propos de ce sur quoi elle porte diffère de celle qui caractérise l’attente intentionnelle promue en modèle général par la conception intentionnaliste, que celle-ci soit brentanienne ou wittgensteinienne.

2. L’analyse de l’expectation par Russell

A. Lorsqu’il utilise le terme expectation, Russell a très souvent en tête le second des deux concepts présentés précédemment, même s’il ne le distingue pas toujours du premier de façon claire. Les points suivants militent en faveur de cette lecture[41] : (a) Il est difficile de nier que l’expectation appartient à la catégorie des croyances, puisqu’elle constitue l’un des trois types doxastiques fondamentaux distingués à plusieurs reprises dans TheAnalysisof Mind[42]. En tant que telle, elle a pour mode d’accomplissement la vérification, et elle fournit même à Russell son modèle général de la vérification de la croyance[43]. (b) Il est également manifeste que les exemples auxquels Russell a recours relèvent de la seconde catégorie d’attente. Par exemple, il est significatif que lorsqu’il évoque l’exemple du train, il ne considère pas le cas de quelqu’un qui attendrait l’arrivée ou le départ d’un train, mais celui de quelqu’un qui s’attend à ce que les choses se passent comme il croit qu’elles vont le faire, à savoir que le train va arriver à une certaine heure. (c) En outre, Russell insiste sur le caractère familier et non conscient de la vérification de l’expectation :

La plupart de nos croyances, comme la plupart de nos souhaits, sont « inconscients » [unconscious], au sens où nous ne nous sommes jamais dit à nous-mêmes que nous les avions. De telles croyances se révèlent lorsque les attentes [expectations] qu’elles ont créées échouent d’une façon ou d’une autre. Par exemple, si quelqu’un met du thé (sans lait) dans un verre et que vous le buvez avec l’idée que vous vous apprêtez à avaler de la bière ; ou si vous marchez sur ce qui semble être un sol carrelé et que cela s’avère être formé d’un doux tapis qui imite des carreaux. Le choc produit par la surprise en de telles occasions nous fait prendre conscience des attentes [expectations] qui s’introduisent habituellement dans nos perceptions ; et de telles attentes doivent être classées parmi les croyances, bien qu’en général nous ne les remarquions pas ni ne les exprimions verbalement.

Ainsi :

L’expérience de la vérification en ce sens est extrêmement familière ; elle se produit chaque fois que des activités habituelles entraînent des résultats qui ne sont pas surprenants, comme lorsqu’on mange, marche, parle et accomplit ses passe-temps ordinaires[44].

En dehors de situations tout à fait particulières, on peut difficilement dire que l’on attend que ses jambes se mettent à effectuer le mouvement de la marche quand on entreprend de marcher. L’expectation est la croyance que les choses vont se produire de cette façon et, à moins qu’elle ne soit pas confirmée, la plupart du temps elle ne devient pas consciente. Même s’il présente le cas d’une attente consciente, puisque l’objet de l’attente forme le but de l’action initiée, l’exemple (également évoqué par Russell) où l’on cherche une citation dans un livre invite à la même lecture. Russell souligne en effet que dans l’exemple auquel il pense, il s’agit d’une citation « familière » et qu’on la « cherche » (look up) au sens où l’on ouvre un volume de poésie pour relire un poème que l’on aime particulièrement, plutôt qu’on ne recherche (look for) un texte sur la localisation duquel on n’entretiendrait aucune croyance assurée. Autrement dit, on ne s’apercevrait que l’on s’attendait à trouver la citation dans le livre en question que si on ne l’y trouvait pas.

B. Voici une conséquence importante de ma lecture. Comme on l’a rappelé, la cible principale de la critique wittgensteinienne est l’idée externaliste que c’est un sentiment, le feeling of expectedness, qui assure la distinction entre la satisfaction et la non-satisfaction d’une attente — cette idée constitue la première partie du second compte rendu de la vérification de l’attente dans TheAnalysisof Mind[45]. Mais si ce qui précède est juste, cette critique suppose d’attribuer à ce sentiment un contenu qu’il n’a pas. Russell propose deux descriptions du processus de la vérification d’une attente. Lors de la première[46], il n’évoque pas du tout le sentiment en question, et lors de la seconde — au cours de laquelle il introduit le feeling of expectedness — il décrit la vérification en ces termes : « Nous avons d’abord une attente, puis une sensation accompagnée du sentiment de l’être-attendu qui est lié au souvenir de l’attente. »

Le propre de la vérification d’une attente est qu’elle n’est, le plus souvent, pas reconnue comme telle — c’est ce que nous avons établi plus haut, et dont il faut tenir compte pour lire cette citation. Il semble donc difficile d’interpréter le sentiment évoqué ici comme quelque chose qui, du point de vue du contenu de la conscience, s’ajouterait à l’attente et à la sensation (par exemple, le mouvement de mes jambes quand je décide d’aller quelque part) qui vient la confirmer. Ce que semble vouloir dire Russell, c’est que le sentiment incriminé par Wittgenstein constitue bien plutôt l’absence d’un tertium quid. Si l’on reprend la distinction occurrent/dispositionnel que j’ai utilisée pour distinguer les deux concepts d’attente, il faut dire que l’expectation est avant tout une disposition à éprouver un sentiment de surprise lorsque l’attente en question n’est pas confirmée, et à agir conformément à elle lorsqu’elle est confirmée (mouvoir mes jambes pour marcher si je m’attendais à ce qu’elles soient capables de le faire). Par conséquent, l’expérience de la vérification de l’attente ne consiste précisément pas en un sentiment, au sens où l’on éprouve un sentiment de plaisir en rencontrant quelqu’un, ou un sentiment de joie en apprenant une bonne nouvelle, contrairement à la lecture qu’en fait Wittgenstein[47].

Parler de mode d’apparaître peut à bon droit nous aider ici[48]. Que l’événement auquel je m’attendais se produise effectivement a pour résultat qu’il m’apparaît comme normal et comme n’ayant rien de remarquable. Mais le fait qu’il m’apparaît ainsi ne consiste pas en un sentiment qui surgirait à côté de la sensation et dont j’inférerais que celle-ci confirme mon attente. Il consiste plutôt en l’absence du sentiment de surprise qui surgirait dans le cas où ce qui se produit s’avérerait parler contre mes croyances. Même si, il faut bien le reconnaître, le propos de Russell est loin d’être clair sur ce point[49], l’ensemble de son analyse plaide en faveur de l’idée que le contenu du feeling of expectedness est seulement qu’une sensation n’a rien de surprenant, étant donné nos attentes, et que lorsqu’une attente est vérifiée, on ne le remarque en général même pas. Encore une fois, il est difficile de dire avec Wittgenstein que le sentiment est un « événement » (Ereignis) ou qu’il consiste à « reconnaître » (wiedererkennen) quelque chose comme ce qui était attendu. Ces caractérisations convoquent des états et des processus occurrents dont l’expression « feeling of expectedness » signifie précisément l’absence.

C. La lecture de Russell par Wittgenstein

L’une des particularités les plus frappantes de la façon dont Wittgenstein lit Russell est qu’il tient pour acquis que son ancien maître entend par expectation exactement la même chose que ce que lui entend par Erwartung. Considérez par exemple la citation suivante :

L’attente [Erwartung] a à voir avec le fait de chercher. Chercher présuppose que je sache ce que je cherche […]. L’événement qui se substitue à l’attente est la réponse à l’attente. Mais pour cela il est nécessaire qu’un événement se substitue à elle, et cela signifie que l’attente doit être dans le même espace que ce qui est attendu.

Je parle ici uniquement de l’attente comme de quelque chose qui doit forcément être remplie ou déçue, je ne parle donc pas d’une attente dans le vide[50].

Ce texte compte au nombre des remarques que Wittgenstein oppose à l’analyse externaliste russellienne de l’attente. Deux des éléments qu’il renferme intéressent ma démonstration.

  1. Wittgenstein affirme que le même événement doit être à la fois celui qui est attendu et celui qui remplit l’attente. On aura reconnu l’idée abondamment évoquée par les PhB selon laquelle il n’y a aucun sens à demander comment on peut comparer l’événement attendu et l’événement qui satisfait l’attente, à douter qu’ils ne soient pas identiques, etc.[51]. Mais cela suppose que l’attente au sens de Russell — puisque de toute évidence, Wittgenstein traduit ici expectation par Erwartung — consiste en un état qui est occurrent et porte sur un certain événement particulier. En effet, il ressort de façon manifeste de l’analyse de Wittgenstein que le cas paradigmatique sur lequel il modèle son concept d’attente est celui de quelqu’un qui attend un certain événement. L’attente ne porte pas à ses yeux sur une façon générale dont les choses se produisent, mais sur tel ou tel événement particulier, comme le dit l’analogie de l’adéquation de la forme pleine et de la forme creuse[52]. Voilà pourquoi Wittgenstein insiste sur la similitude entre l’attente et le fait de chercher[53], puisque dans les deux cas l’objet de l’activité réalisée est à la fois conscient et particulier. De même encore, le fait que l’attente doive être articulée en une expression[54] implique qu’elle appartient à la catégorie des états occurrents.

    Mais ce n’est pas tout. En plus d’être un état occurrent et de porter sur certains événements particuliers, l’Erwartung wittgensteinienne se caractérise par la même direction d’ajustement que le souhait et l’ordre[55], puisque, tout comme eux, l’attente somme le monde de se conformer à elle. Wittgenstein parle donc tout naturellement du « remplissement » (Erfüllung) et de la « déception » (Enttäuschung) » de l’attente, et jamais de sa vérification. Si l’on ajoute ce dernier caractère aux deux précédents, force est de constater que l’on retrouve le concept intentionnel d’attente exposé plus haut dans l’Erwartung wittgensteinienne, bien différent de celui, russellien, d’attente non intentionnelle.

  2. La citation qui a été donnée appelle un autre commentaire. Lorsque Wittgenstein évoque ce que serait une attente qui ne porterait pas sur un événement ou un individu particulier, il réduit un tel cas à une attente indéterminée (« ins Blaue », dit-il). Autrement dit, la seule façon pour une attente d’être déterminée serait selon lui de porter sur un objet à la façon de l’attente intentionnelle. Or l’intérêt du phénomène que Russell se donne à analyser sous le nom d’expectation est précisément qu’il ne s’agit ni de l’attente d’un individu ou d’un événement particulier, ni d’une attente indéterminée. S’attendre à ce que les choses tournent de telle ou telle façon n’est pas l’attente d’une chose, d’une personne ou d’un événement particuliers, et pourtant on peut parfaitement énoncer le contenu de la croyance qu’elle constitue, par exemple : que ma maison sera à la même place demain matin[56].

D. La dimension sémantique du concept wittgensteinien d’Erwartung

1. Comment concilier la position sémantique des PhB développée au chapitre XXII avec la notion d’attente du chapitre III que je viens d’attribuer à Wittgenstein ? On pourrait objecter que le concept d’attente délimité au chapitre XXII possède le mode de correction de la vérification et que de la vérification des attentes, comme de celles des propositions, dépend la confirmation des hypothèses. Le concept sémantique d’attente adopté par Wittgenstein ressemblerait à cet égard fortement à celui de Russell.

Assurément, la notion d’attente ne reçoit pas le même sens dans le modèle sémantique wittgensteinien et dans celui de Russell. Cela s’atteste d’abord par le fait que Wittgenstein distingue les deux notions d’attente (Erwartung) et de proposition (Satz) et qu’au dispositif binaire russellien croyance/attente, il substitue un dispositif ternaire hypothèse/attente/proposition. Tandis que la proposition est toujours la description au présent d’une expérience immédiate, l’attente porte sur le futur et a trait à l’hypothèse, dans la mesure où une hypothèse implique un ensemble indéfini de propositions et produit l’attente que ces propositions seront vérifiées et confirmeront ainsi l’hypothèse. Cela s’atteste ensuite dans le mode de correction de l’attente. Wittgenstein est très clair sur le fait que celui-ci est lié au mode de correction de l’hypothèse : « L’essence d’une hypothèse, à ce que je crois, est de produire une attente du fait même d’admettre une confirmation [Bestätitung] future[57]. » Autrement dit, tandis que les propositions dont on attend la vérification lorsqu’on formule une hypothèse ont un mode aléthique de correction, l’attente que crée l’hypothèse n’est pas elle-même vérifiée ou falsifiée mais, comme on l’a dit, remplie (erfüllt) ou déçue (enttäuscht)[58]. Elle est donc l’attente de la vérification de certaines propositions sans être elle-même vérifiée par cette vérification.

Au fond, la notion d’attente dit le caractère temporel de la confirmation de l’hypothèse, et donc, à la différence du sens qu’elle prend dans l’analyse russellienne, elle ne consiste pas en une croyance. Elle doit plutôt être comparée à l’espoir que les propositions phénoménologiques engendrées par l’hypothèse seront vérifiées et que l’hypothèse tiendra bon, ou à la recherche de la confirmation de l’hypothèse par les propositions[59]. Lorsque j’attends que telle expérience visuelle succède à telle autre en telle circonstance, une fois adoptée l’hypothèse (par exemple) qu’il y a là un livre, je n’entretiens pas une croyance sur la réalité mais adopte un modèle de présentation de la réalité. Selon qu’il réussit ou non à unifier les expériences, ce modèle est confirmé ou pas, et l’attente qu’il crée est remplie ou pas. En un sens, j’attends de voir si je dois renoncer à l’hypothèse ou si je puis la conserver. Le concept d’attente mis en jeu par le versant sémantique des réflexions de Wittgenstein de 1930 s’apparente donc lui-même fortement au premier des deux concepts distingués plus haut et n’est autre que celui du chapitre III des PhB.

Les modes de corrections distingués par la sémantique des PhB

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2. J’ai délimité précédemment le contenu du concept wittgensteinien d’attente (Erwartung), et nous avons vu à quel point il diffère de celui de Russell. Une question laissée en suspens est bien sûr celle des raisons qui poussent Wittgenstein à s’en tenir à ce concept, y compris dans ses réflexions sémantiques, au point de mal comprendre l’analyse russellienne. Pour répondre à cette question, il faut sans doute prêter attention cette fois à la continuité qui unit les réflexions des PhB au Tractatus. Si le couple hypothèse/proposition modifie le cadre de 1921 par la promotion sémantique du temps, il reste qu’il s’agit là d’un aménagement de ce cadre, et non pas de son abandon pur et simple. En particulier, il ne faut pas oublier que Wittgenstein désigne encore en 1930 les propositions phénoménologiques comme des « propositions élémentaires » (Elementarsätze) et que, même s’il est révisé, le rapport de dépendance entre la correction de l’hypothèse générale et de telles propositions élémentaires persiste.

La thèse du traité que Wittgenstein veut maintenir en place et qui le conduit à adopter le concept intentionnel d’attente est le principe de détermination du sens[60]. Même s’il n’y a pas de rapport vérifonctionnel entre hypothèses et propositions, il reste vrai que le caractère déterminé du sens d’une hypothèse dépend du caractère déterminé du sens des attentes qu’engendre l’hypothèse. Par conséquent, la possibilité qu’une hypothèse ait un sens déterminé implique que soit déterminé par avance ce qui est susceptible de satisfaire ces attentes, c’est-à-dire que soit déterminées les propositions dont la vérification est attendue parce qu’exigée par la confirmation de l’hypothèse. On pourrait dire que l’hypothèse n’a de sens déterminé que si elle a des conditions de confirmation à la fois particulières et déterminées d’emblée. C’est précisément ce que la notion intentionnelle d’attente permet de penser.

III. L’expectation russellienne comme argument externaliste

1. Peut-on fonder une défense de Russell sur la distinction des deux concepts d’attente ?

Il me reste à montrer en quoi le concept russellien d’attente, une fois qu’il a été discerné et exposé, permet de défendre le compte rendu externaliste de la vérification des croyances contre la charge intentionnaliste internaliste de Wittgenstein. Après tout, les lignes qui précèdent semblent légitimer l’objection suivante.

La position de Wittgenstein s’applique en réalité aux deux formes d’attente qui ont été distinguées. Autrement dit, même dans le cas de l’attente telle que Russell la conçoit, l’exigence qu’il y ait une relation interne entre l’attente et ce qui est attendu — en l’occurrence, une certaine façon pour la réalité de se comporter — demeure pleine et entière. En effet, si l’on renonce à cette condition internaliste, ce à quoi l’on s’attend n’est plus fixé à l’avance et la croyance que forme l’attente n’a plus de contenu propositionnel déterminé. En d’autres termes, ce qui vérifie l’attente doit être précisément ce sur quoi elle portait. Or l’analyse russellienne renonce à cette propriété essentielle de l’attente et de sa vérification. De là deux conséquences. Tout d’abord, défendre une position internaliste n’implique pas du tout que l’on restreigne le sens du mot « attente » à la caractérisation conceptuelle qu’en donne Wittgenstein, puisqu’une telle position formule une exigence qui vaut également pour le concept russellien. Ensuite, quand bien même Wittgenstein aurait mal compris ce que dit Russell en 1921, il n’en reste pas moins que sa critique atteint de plein fouet le propos de celui-ci. Votre distinction des deux concepts d’attente est donc anecdotique, et de ce fait, votre défense de Russell est ineffective.

Que peut-on répondre à cette objection ? En quoi la mise en évidence du concept russellien d’attente non intentionnelle apporte-t-elle un élément de défense à la conception externaliste adoptée par Russell ? Plus précisément, en quoi l’expectation russellienne s’accommode-t-elle du problème de l’écart temporel mieux que ne le fait l’Erwartung wittgensteinienne, ou encore : en quoi est-elle bel et bien une attente et non pas un non-sens tout en échappant à la condition rappelée par Wittgenstein ? Il me semble que l’on peut tirer plusieurs arguments du texte russellien à cet égard.

2. Réponses à l’objection

A. Temporalité logique et temporalité psychologique. Une première réponse est que les remarques de Wittgenstein n’apportent en réalité aucune solution à la difficulté soulevée par Russell, car Wittgenstein envisage la temporalité inhérente à l’attente — la synthèse des instants du temps, pourrait-on dire — d’un point de vue logique, alors que Russell l’examine dans sa dimension psychologique. Là où Wittgenstein énonce ce que le concept d’attente exige du temps, à savoir qu’à travers l’extension de celui-ci l’objet de l’attente soit déterminé et demeure identique, Russell s’interroge sur la réalisation psychologique de cette exigence. Or on peut bien énoncer une condition logique en soulignant qu’il s’agit là d’une condition sémantique sans laquelle on ne pourrait jamais parler proprement de la « satisfaction » d’une attente, cela n’entame encore en rien la légitimité du doute sceptique que suggère la prise en considération de la temporalité psychologique de l’attente[61]. Pour le dire autrement : il est sans doute juste qu’une vérification au sens plein et entier requiert que soit remplie la condition internaliste, mais — c’est tout le sens de l’inquiétude russellienne — l’existence de cette condition ne garantit pas par elle-même qu’elle soit satisfaite par la vie psychologique. Au regard de la temporalité psychologique, la temporalité logique dont parle Wittgenstein fait figure de postulat idéal : nos croyances existent dans une temporalité formée d’instants qui ont entre eux des relations externes, celle de la causalité. Il semble donc légitime de soutenir que la difficulté sceptique soulevée par Russell atteint également l’attente intentionnelle et qu’il n’est pas évident du tout que l’analyse wittgensteinienne lui échappe.

Mais on peut également avancer d’autres réponses qui s’opposent plus directement à l’objection formulée.

B. L’idée d’objet d’un état mental. On n’attend rarement autre chose que des particuliers temporels — telle personne à tel rendez-vous telle date, tel train dans telle gare tel jour, telle fête d’anniversaire telle année. En effet, il est d’abord difficile d’attendre des faits permanents. Par exemple, on ne voit pas bien ce que pourrait signifier l’affirmation que l’on est en train d’attendre que sa maison soit au même endroit ce soir en rentrant du travail que ce matin lorsqu’on est parti, ou que ses jambes se mettent en mouvement comme elles le font d’habitude lorsqu’on entreprend de marcher. Mais il est également difficile d’attendre des événements répétitifs. Par exemple, il se peut que chaque année on attende son anniversaire avec impatience, mais que pourrait signifier que l’on attend tous ses anniversaires ? Or une part essentielle du concept que mobilise l’analyse russellienne est que l’attente porte très souvent sur un style général de la réalité (par exemple, que ma maison ne disparaisse pas certains soirs ou que ma famille fête mes anniversaires). Et même dans le cas où l’on s’attend à ce que tel train tel jour dans telle gare stationne le long de tel quai lorsqu’on s’y présentera, l’attente porte sur un particulier en tant qu’il est un token d’un type ; l’attente de l’événement particulier en question peut n’être que la réalisation locale de la croyance que les trains annoncés sont effectivement présents à l’heure indiquée.

Comme on l’a souligné, il y a donc une généralité intrinsèque à la croyance de l’attente, dans la mesure où elle porte beaucoup plus sur une façon pour les événements d’arriver que sur un ou plusieurs événements particuliers. Pour cette raison, elle admet une part d’imprévisibilité qui n’entame en rien son caractère déterminé. Afin de pouvoir s’attendre à ce que ses jambes se meuvent de telle façon quand on le leur commande, on n’a pas besoin de se représenter à l’avance l’une quelconque des occurrences particulières futures d’un tel mouvement. La détermination du contenu de l’attente ne requiert pas cela. Par conséquent, un événement particulier peut parfaitement vérifier une attente sans qu’il ait d’abord été représenté d’une façon ou d’une autre dans celle-ci ; ou encore : on peut très bien décrire l’attente sans décrire l’un quelconque des événements particuliers qui la satisfont. À l’affirmation de son intentionnalisme : « Si l’on retire du langage l’élément de l’intention, c’est sa fonction toute entière qui s’écroule », Wittgenstein ajoute aussitôt : « L’essentiel dans l’intention, dans le dessein, c’est l’image. L’image de ce sur quoi porte l’intention[62]. » L’analyse russellienne que je viens de développer conteste frontalement une remarque comme celle-là.

C. La spécificité des états mentaux non conscients. Une deuxième réplique à l’objection formulée plus haut s’appuie sur le fait qu’en retenant le second des deux concepts d’attente qui ont été distingués, Russell se donne pour tâche de proposer un compte rendu satisfaisant d’un phénomène largement non conscient, comme le montre, encore une fois, le fait que l’attente ne devient le plus souvent un état occurrent que lorsqu’elle n’est pas vérifiée par la réalité. L’intentionnalisme wittgensteinien partage avec celui de Brentano l’idée qu’un état mental doit avoir un objet, celui-là même dont il nous donne conscience lorsque nous sommes dans l’état en question. Mais en disant que quelque chose ne peut être ce sur quoi porte un état mental qu’en étant l’objet intentionnel de cet état, Wittgenstein privilégie de fait la catégorie des états mentaux occurrents, à laquelle appartient l’attente au sens où il entend ce terme. Or comment élucider le cas d’états mentaux qui sont non-occurrents et dont on a cependant de solides raisons de penser qu’ils existent, comme les attentes ou les désirs non conscients ? Qu’elle soit psychologique ou conceptuelle, l’approche intentionnaliste achoppe sur des cas de ce genre, car le propre des états en question est précisément qu’ils n’entretiennent pas cette « chose simple et directe » que Russell dénonce comme la croyance en une « unité mystique »[63], à savoir la relation intentionnelle d’un état conscient à l’objet qu’il vise. M’attendre à ce que les choses tournent de telle et telle façon ne prend pas nécessairement la forme consciente d’une telle expression ni de ce qu’elle formule verbalement ; je n’ai pas pour cela à avoir présent à l’esprit l’état du monde ou la façon pour les événements en question d’arriver comme le terme de ma visée intentionnelle. Ce qui caractérise les états non conscients — il s’agit selon moi d’un point central de l’analyse de Russell mal compris par Wittgenstein — c’est qu’ils ont une façon d’être à propos de ce sur quoi ils portent différente de celle présentée par le modèle de l’objet intentionnel conscient. Quelle est-elle ?

Russell qualifie la relation état mental/objet non seulement d’« externe », mais également de « causale »[64]. Et dans la seconde partie du second compte rendu de la vérification de l’attente, il affirme qu’une condition de celle-ci est que : « l’attente, auparavant [sc. avant l’occurrence de ce qui était attendu], nous ait rendu capables d’agir d’une façon qui s’avère appropriée à l’occurrence […][65] ».

Reprenons l’exemple du train. Si je me suis rendu à telle gare à tel moment et que je me suis présenté devant tel train avant de monter dedans, alors il est légitime de dire que je m’attendais à ce que le train en question soit présent dans cette gare à ce moment-là et à ce quai-là. Autrement dit, l’adéquation de mon comportement — celui-ci me permet de prendre le train en question — et l’absence de surprise autorisent à dire que l’attente qui constituait l’origine causale de mon comportement portait bien sur le train en question et a été vérifiée par la suite d’événements décrite. Dans le cas de l’expectation, similaire en cela au cas du désir inconscient — « la plupart de nos croyances, comme la plupart de nos souhaits, sont “inconscients” », dit Russell[66] — la relation d’aboutness est causale, c’est-à-dire que l’attente et le désir sont alors des « lois causales de nos actions, et non pas quelque chose qui existe effectivement dans notre esprit[67] », c’est-à-dire non pas des états intentionnels occurrents, ni même des états mentaux qui, bien que n’étant pas conscients, posséderaient la structure des états conscients[68]. Être à propos de tel type d’événements, pour une attente, ce peut être ainsi avoir une efficacité causale qui produit un comportement adéquat aux différentes occurrences de ce type d’événements. Vérifier une croyance (en l’occurrence, une attente) peut donc consister en ce que l’action produite par cette croyance trouve un terme qui ne produit aucune surprise. Nous entretenons tous en permanence d’innombrables expectations russelliennes sans jamais les formuler ni même songer à elles. La force et l’intérêt de l’analyse russellienne est précisément d’avoir tenté d’élucider la façon dont de tels états non conscients portent sur leurs objets sans postuler une relation intentionnelle inconsciente et en soulignant le rôle que peut jouer la causalité à cet égard.

Conclusion

Au regard de ces différentes remarques, la distinction des deux concepts d’attente fournit désormais une source d’arguments en faveur de l’externalisme. L’attention à la réalisation psychologique d’exigences logiques et la prise en considération des traits spécifiques de la généralité intrinsèque et du caractère non conscient d’une certaine forme d’attente constituent ainsi des éléments qui permettent de battre en brèche les critiques internalistes de Wittgenstein et de mettre en cause la portée de ses attaques contre l’analyse russellienne.

Reformulons ces résultats en termes sémantiques afin de recueillir ce qu’ils nous apprennent au sujet de la notion de proposition. Sans doute peut-on reprocher aux deux analyses de Wittgenstein et de Russell d’oublier chacune la part importante de la signification du mot « attente » que l’autre privilégie. Il reste que chacune conduit à une conception spécifique de la proposition. L’attente intentionnelle wittgensteinienne fournit le cas d’un état mental à la définition duquel il appartient qu’il vise un objet intentionnel, c’est-à-dire à la fois conscient et particulier — il n’y a pas d’attente de ce type sans un tel rapport à l’objet, qui constitue donc l’une de ses propriétés internes. Considérée quant à sa fonction sémantique, elle joue le rôle d’intermédiaire entre l’hypothèse et les propositions correspondantes dans la mesure où sa satisfaction provient de la vérification des propositions et conduit à la confirmation de l’hypothèse. Qu’elle possède un objet intentionnel particulier et conscient permet donc à Wittgenstein de reconduire la thèse tractatuséenne du caractère déterminé du sens de la proposition dans le cadre d’une sémantique qui a su ménager une place centrale à la temporalité. L’attente non intentionnelle de Russell, en revanche, ne possède pas nécessairement un objet particulier et conscient, et pourtant elle porte bien de façon déterminée sur ce qui est attendu, comme le montre l’adéquation du comportement qu’elle cause à ce qui est attendu. Considérée quant à sa fonction sémantique, elle offre donc un modèle de la vérification de la croyance — au premier chef, de la proposition qui forme le contenu de celle-ci — qui ne requiert pas la possession d’un objet intentionnel. Pour avoir une croyance d’attente, et donc pour comprendre et asserter une proposition, il n’est nécessaire ni que l’on fixe des conditions de correction particulières de cette attente, ni que l’on soit conscient de ses conditions de correction. En ce sens, l’externalité de la relation — introduite par le temps — entre la proposition et ce qui la vérifie n’entame en rien la détermination sémantique de celle-ci. Sans doute cette thèse est-elle discutable, mais elle forme bien ce qu’entend montrer le compte rendu causaliste de TheAnalysis of Mind et que Wittgenstein n’a pas su voir.