Corps de l’article

1. Introduction

Cet article propose une interprétation d’un des volets du développement du traitement que Wittgenstein réserve à la question du langage privé, tenant compte tant de sa plus ancienne exposition dans les manuscrits de 1929 que de sa présentation finale dans un passage des Recherches philosophiques. Il prend également ces textes comme point de départ pour une exploration des questions méthodologiques qui concernent la meilleure manière d’aborder le développement de la philosophie de Wittgenstein. Une des principales difficultés méthodologiques est déjà mise en relief par cette manière même de parler de notre objet d’étude. Car, dès lors que nous parlons du « développement de la philosophie de Wittgenstein », nous nous trouvons tout naturellement incliné à penser à la philosophie de Wittgenstein comme structurée d’une certaine manière, comme se développant en partant du Tractatus pour trouver son couronnement dans les Recherches philosophiques. Les textes qui ont été écrits pendant cet intervalle, soit dans ses volumes manuscrits, soit dans les diverses compilations de remarques réunies dans d’autres manuscrits ou tapuscrits, seront alors vus comme autant de pas faits sur le chemin qui mène du premier au dernier de ses chefs-d’oeuvre. Joachim Schulte est l’un des rares spécialistes de Wittgenstein à avoir attiré l’attention sur les difficultés particulières que l’on rencontre lorsque l’on veut donner toute son attention à une partie quelconque des écrits de Wittgenstein, surtout ceux qui ont été écrits entre 1929 et 1944, c.-à-d. après le Tractatus et avant les Recherches philosophiques :

Le problème général de lecture et d’interprétation de Wittgenstein [est] qu’il est extrêmement difficile de lire un texte comme un ouvrage uni et achevé et en même temps comme une étape transitoire dans l’ensemble de l’oeuvre de l’auteur. Les étapes préliminaires ou intermédiaires apparaîtront alors comme remplacées par des visions postérieures. Les premières et dernières versions recevront un statut spécial tandis que ce qui s’est produit dans l’intervalle semblera être de moindre importance[6].

C’est particulièrement vrai dans le cas des écrits post-Tractatus les plus anciens, ceux de 1929 et de 1930, qui sont habituellement vus comme les toutes premières étapes de la prise de distance par rapport au Tractatus et de l’acheminement vers sa philosophie postérieure. Dans cet article, je soutiens que ce « cadre » interprétatif a empêché les lecteurs des cahiers de 1929-1930 et des Remarques philosophiques d’apprécier le point auquel celles-ci anticipent sur les méthodes et les techniques qui sont souvent considérées comme caractéristiques de la philosophie postérieure de Wittgenstein en général et des Recherches philosophiques en particulier. Cette argumentation reçut un appui considérable dans l’essai récent d’Alois Pichler, « Wittgenstein’s Albums[7] ». Dans cet essai, il souligne fortement le fait que presque tous les dispositifs stylistiques distinctifs des Recherches philosophiques (ceux que Wittgenstein décrit explicitement dans la préface de ce livre, qu’il décrit comme un album) et les dispositifs qui caractérisent plus généralement sa forme d’album, sont également caractéristiques des Remarques philosophiques. En effet, il n’y a que deux aspects de ce que Pichler décrit comme la « philosophie-album » des Recherches qu’il ne trouve pas dans les Remarques, à savoir, la multiplicité stylistique et la polyphonie — l’utilisation d’une variété de différents modes d’écriture et d’un certain nombre de voix différentes, lesquelles ne sont pas clairement identifiées[8]. La troisième partie de cet article soutient que la multiplicité stylistique et la polyphonie sont toutes les deux des dispositifs importants des § 54-58 des Remarques philosophiques, qui anticipent beaucoup sur ce qu’il y a de plus distinctif dans l’approche wittgensteinienne du solipsisme dans les Recherches.

La discussion de quelques-unes des matières les plus importantes et controversées dans les Recherches philosophiques est remarquablement brève et parfois extrêmement comprimée. Le langage privé (§ 243-315) n’occupe que seize pages ; le moi et le solipsisme (§ 398-411) en prennent à peine quatre. Étant donné que Wittgenstein a écrit des centaines de pages sur ces questions dans son Nachlass, y compris beaucoup de matériel préparatoire où il a puisé les remarques éditées dans les Recherches philosophiques, un certain nombre d’interprètes ont cru intéressant et utile de se pencher sur ce matériel de source pour de plus amples informations. Compte tenu du désaccord considérable au sujet du point auquel il est légitime ou utile de se servir du Nachlass de cette façon, il est remarquable qu’il y ait eu si peu de discussion des questions méthodologiques soulevées par une telle approche génétique du texte[9]. Au lieu de cela, un groupe relativement réduit de lecteurs enthousiastes du Nachlass y ont largement puisé afin de jeter de la lumière sur les Recherches philosophiques, alors que d’autres interprètes, pour la plupart, n’utilisent pas ou très peu ces matériaux. La partie 2 de cet essai passe en revue les principales approches de l’utilisation du Nachlass de Wittgenstein. La partie 3 se tourne vers une lecture du § 403 des Recherches philosophiques, un passage cryptique qui a une histoire particulièrement longue et complexe, comme étude de cas d’une remarque où l’on pourrait s’attendre à ce que l’étude des sources soit la plus instructive.

Le traitement du langage privé dans les Recherches philosophiques est l’une des dernières sections de la première partie de ce livre à avoir été rédigée : dans sa majeure partie, il a été écrit pendant le deuxième semestre de 1944. En effet, l’expression même « langage privé » n’apparaît qu’une seule fois dans les manuscrits de Wittgenstein de la première moitié des années 30[10]. La première discussion soutenue de la question du langage privé selon des lignes qui anticipent clairement sur cette discussion telle qu’elle est conduite dans les Recherches philosophiques se trouve dans les « Notes sur l’expérience privée et les sense data », écrites en 1935-1936[11]. Cependant, les écrits d’après 1936 sur le langage privé qui ont amené à la version finale des § 243-412 constituent un nouveau départ, dans l’esprit et la lettre, par rapport au matériau d’avant 1936. Parmi les écrits d’après 1936, il n’y en a presque aucun qui soit un remaniement direct du matériel précédent, et même si souvent il discute encore les mêmes sujets, il les approche différemment.

De même que le reste de l’écriture de Wittgenstein dans les Recherches philosophiques, la discussion sur le langage privé et le solipsisme constituent un choix et un réarrangement de remarques puisées dans un corpus de manuscrits préparatoires beaucoup plus vaste — un matériau qui a été à plusieurs reprises revu et copié d’une couche d’écriture à l’autre. La presque totalité de la discussion sur le langage privé, le moi et le solipsisme dans les Recherches philosophiques a été écrite entre 1937 et 1945, après que les 190 premières remarques de la première partie du livre eurent presque atteint leur formulation finale sous la forme de ce que l’on connaît comme étant la première version des Recherches[12]. Une grande partie du matériel sur le moi et le solipsisme a été d’abord rédigée dans un manuscrit de décembre 1937[13]. Bien que Wittgenstein ait écrit abondamment sur le langage privé à cette époque, ce n’est qu’une très faible partie de ce matériel qui a été incorporée aux Recherches philosophiques. Si l’on suit l’approche de Peter Hacker dans le troisième volume de son Analytical Commentary, prenant l’émergence des idées de Wittgenstein sur le langage privé comme fil directeur, il y a une continuité manifeste et un développement régulier dans les écrits de Wittgenstein sur ce sujet de 1932 à 1945 : « Ce que nous voyons dans les seize pages condensées des § 243-315 des Recherches sont les sédiments (Cf. RP, préface) de centaines de pages de notes[14]. » Par contre, si l’on jette un regard rétrospectif, qui va de l’ouvrage achevé à son matériel de source, en repérant ses premières formulations, ce qui frappe le plus est la discontinuité entre la majeure partie des écrits plus anciens et les étapes finales de la composition. Compte tenu du fait que Wittgenstein a tellement écrit sur le langage privé du milieu des années 30 au début des années 40, et que ces écrits couvrent le même terrain et présentent globalement la même orientation que ceux des Recherches philosophiques, il est remarquable que si peu de ce matériau antérieur ait été incorporé. En effet, au vu de tout ce travail antérieur, il est frappant que les plus anciens manuscrits préparatoires de la plupart du matériel des § 240-315 des Recherches philosophiques, ainsi que de plusieurs des remarques des § 316-421, peuvent être datés du deuxième semestre de 1944. En d’autres termes, la plupart des 110 remarques qui ont été ajoutées à la première version des Recherches philosophiques vers la fin de 1944, donnant un total de 300 remarques à la version intermédiaire, n’ont été écrites que peu de mois avant[15]. À ce stade, le traitement du langage privé se résumait à un peu plus de la moitié des remarques incorporées dans la version finale, tandis qu’aucune des remarques que nous trouvons aujourd’hui dans les § 396-411 n’étaient présents[16].

Néanmoins, Wittgenstein a à plusieurs reprises discuté l’idée d’un « langage qui décrit mes expériences internes, et que moi seul peut comprendre[17] » tout au long de la période 1929-1934. Les premiers travaux de Wittgenstein sur cette matière ont une histoire longue et complexe[18]. D’autre part, les écrits de Wittgenstein sur le langage privé en 1944 prennent évidemment racine dans la discussion sur la question de la possibilité d’un langage de l’expérience interne qui l’avait préoccupé en 1929 et tout au long des années 30. Ainsi, la préhistoire de ces écrits englobe sa réflexion sur l’idée « d’un langage phénoménologique » pendant les premiers mois de 1929, son changement de position sur cette question en octobre 1929, et puis la critique de ces réflexions sur un langage de l’expérience interne que l’on trouve dans le Big Typescript et le Cahier bleu. Cependant, il n’y a que quatre remarques dans les § 243 et suivants qui peuvent être retracées jusqu’aux écrits de la fin de cette période. Ce sont les § 251-252, sur ce que cela signifie que de dire « je ne peux pas imaginer le contraire de cela[19] » ; le § 257, sur la question de savoir s’il serait possible d’inventer un nom pour une douleur s’il n’y avait aucun signe extérieur de la douleur[20], et le § 264, qui donne expression à la conviction de l’interlocuteur qu’une fois que l’on sait ce que représente un mot, on connaît entièrement son application[21].

Un volet de cette discussion d’avant 1936 qui, lui, est abordé directement dans les Recherches philosophiques, c’est l’idée que « si j’appliquais le mot “douleur” uniquement à ce que j’ai nommé jusqu’ici “ma douleur”, et les autres “la douleur de L.W.”, je ne ferais ainsi aucun tort aux autres, si toutefois l’on avait prévu une notation qui, d’une façon ou d’une autre, permettrait de pallier l’absence du mot “douleur” dans d’autres combinaisons[22] ». Cependant, la discussion de cette question dans les Recherches philosophiques est beaucoup plus brève et moins élaborée que dans les écrits précédents sur ce sujet, tels que les Remarques philosophiques et le Big Typescript.

J’examine le rapport entre la toute première discussion sur l’idée de réformer le langage de la douleur dans les manuscrits de 1929, sa place dans les Remarquesphilosophiques, et la discussion postérieure de cette question dans le § 403, en vue non seulement de retracer le développement initial d’un fil argumentatif particulier dans les Recherches philosophiques, mais aussi pour explorer les principales lignes de continuité et discontinuité dans le traitement que Wittgenstein réserve à la question du langage privé.

L’interprétation des § 243 et suivants des Recherches philosophiques a été façonnée par une tradition qui tient pour acquise une certaine orthodoxie quant à la nature « de l’argument du langage privé ». Cette tradition peut être retracée jusqu’à des idées qui sont largement tenues pour acquises, non seulement dans les articles précurseurs et extrêmement influents d’Ayer, Rhees, Malcolm et Strawson, mais également dans des contributions postérieures par des auteurs tels que Thomson, Kenny, Kripke, et McDowell. Dans un travail à paraître sur le « langage privé », je résume la position orthodoxe ainsi que l’interprétation différente que je propose dans les termes suivants :

Les interprètes orthodoxes, comme je les appellerai, tiennent pour acquis que le coeur de la discussion de Wittgenstein sur le langage privé est l’argument du langage privé, un argument qui est censé prouver qu’un langage privé est impossible. En d’autres termes, ils admettent les points suivants au sujet de la nature et de la portée de l’argument :

  1. l’argument commence par une prémisse, ou des prémisses, au sujet de la nature d’un langage privé.

  2. il mène à la conclusion qu’un tel langage est impossible.

  3. la conclusion a des implications de grande portée pour la philosophie en général.

  4. bien que l’argument ne soit pas énoncé entièrement ni clairement dans les Recherches philosophiques, il doit être compris comme un argument déductif qui a la forme d’une reductio ad absurdum.

En outre, ils présupposent que l’argument repose en dernière analyse sur une théorie sémantique ou épistémique qui fixe des limites à ce que nous pouvons dire ou savoir. En d’autres termes, ils soutiennent que la preuve qu’un langage privé est impossible revient à montrer qu’il est incompatible avec un certain ensemble d’engagements philosophiques systématiques au sujet de la logique, de la signification et de la connaissance[23].

Une autre tradition, pyrrhonienne, soutient que la principale contribution de Wittgenstein, non seulement dans sa discussion du langage privé, mais à travers toute son oeuvre, est sa critique des présupposés sur lesquels repose le désir de tels arguments. Loin de préconiser une théorie sémantique ou épistémique qui fournit la base d’une preuve qu’un langage privé est impossible, il veut nous obliger à voir que nous ne pouvons pas trouver les mots qui feront justice à l’idée ; que celle-ci s’effondre par un examen plus approfondi. Wittgenstein conçoit le langage comme un type d’activité ouvert, irréductiblement complexe et multiforme qui ne peut pas être saisi par une théorie de cette sorte. Selon cette lecture de Wittgenstein, sa discussion du langage privé est conçue pour aider son lecteur à voir que de tels arguments dépendent d’une conception excessivement simple du langage et de l’expérience, et que l’idée même d’un langage privé est plutôt une illusion, ou une fantaisie, qu’une prémisse plausible menant à une contradiction […].

Les arguments du langage privé qui sont au centre du débat orthodoxe ne sont pas des vues de l’auteur, mais plutôt une reconstruction de la voix du narrateur dans le dialogue […] ; les passages mêmes qui sont au coeur de la lecture orthodoxe peuvent tout aussi bien être lus dans une perspective pyrrhonienne. Selon cette perspective, ces passages ne veulent pas présenter des arguments contre la possibilité d’un langage privé. Plutôt, ils essayent — et ne réussissent pas — à conférer un sens aux tentatives de l’interlocuteur pour formuler cette notion. Dans cette perspective, Wittgenstein n’est pas plus en train d’affirmer la possibilité d’une solution pour les paradoxes sceptiques ou d’un langage privé que de montrer que de telles choses sont impossibles. L’auteur des Recherches philosophiques soutient plutôt que ces mots-là ne sont d’aucune utilité[24].

Dans cet article, je soutiens que le § 258 des Recherches philosophiques, qu’on interprète d’habitude comme étant le texte central pour une lecture orthodoxe de Wittgenstein sur le langage privé, apporte en réalité un appui solide à la lecture peu orthodoxe que je propose. Dans « The Uses of Wittgenstein’s Beetle : Philosophical Investigations § 293 and its Interpreters »[25] je présente une lecture de § 293 selon cette même perspective. Dans ces travaux, je développe une lecture pyrrhonienne des vues de Wittgenstein sur le langage privé moyennant une relecture critique des interprétations classiques de passages clés des Recherches philosophiques. L’approche complémentaire à ces textes que j’adopte dans cet article consiste à se tourner vers le rapport entre l’écriture des Recherchesphilosophiques et les écrits précédents de Wittgenstein sur ces matières. En examinant ce qu’il a choisi d’inclure ou de réviser, et ce qui a été mis de côté, nous pouvons apprendre beaucoup sur la nature de son projet dans ce livre. Cependant, de même que la tradition dominante dans la littérature secondaire sur les Recherches philosophiques a tenu pour acquis que celles-ci devraient s’adapter à un certain modèle argumentatif, la littérature sur la relation entre cet ouvrage et ses sources a également jeté une fausse lumière sur ces écrits.

2. Les utilisations du Nachlass de Wittgenstein

Le Companionto Wittgenstein’s “Philosophical investigations” (1977) de Garth Hallett fut le premier livre à donner de nombreuses références aux sources manuscrites de chaque remarque des Recherches philosophiques et à faire de fréquentes citations du Nachlass. Hallett a également offert une lecture du texte qui a déclenché des études du développement de la pensée de Wittgenstein, du Tractatus aux Recherches philosophiques. Le commentaire en plusieurs volumes de Peter Hacker et de Gordon Baker[26] était riche d’informations au sujet des multiples sources manuscrites et tapuscrites des remarques des Recherches philosophiques[27]. Baker et Hacker ont été amenés par leur but global de fournir une interprétation complète de la partie I des Recherches philosophiques à jeter un coup d’oeil rétrospectif sur le Nachlass. En conséquence, ils l’ont approché en tant que matériel de source qui fournit des informations additionnelles non seulement sur des questions de détail touchant la signification des passages difficiles et controversés, mais également sur les engagements plus généraux qui structurent le livre dans son ensemble.

Du point de vue rétrospectif du texte final des Recherches philosophiques, on sera naturellement incliné à classer le matériel de source selon sa plus ou moins grande proximité de ce point d’aboutissement. Le matériel de source qui en est le plus proche contient les mots mêmes que l’on trouve dans le texte publié. Les brouillons, les versions antérieures et les formulations de remplacement des remarques des Recherches philosophiques peuvent également être considérés comme des parties un peu plus éloignées de cette même strate des antécédents immédiats. Ce matériel nous permet de dater la composition et la structuration de divers volets du texte travaillé, de voir des connexions entre différentes parties de l’ouvrage fini, et de passer en revue des formulations différentes de sujets familiers. Ensuite, il y a le corpus plus vaste des écrits sur un sujet déterminé — dans lequel a été puisé le matériau du texte publié —, et des discussions qui s’y rattachent. Dans certains cas, le matériel de ces manuscrits de source qui n’a pas été incorporé au texte final a peut-être été laissé de côté lors du processus de révision simplement parce qu’un autre passage disait mieux la même chose. Dans d’autres cas, il est bien possible que Wittgenstein ait changé d’avis sur un certain passage, peut-être parce qu’il a jugé que deux sujets qui se trouvaient entrelacés dans les brouillons ne devaient pas aller ensemble dans la version finale, ou même parce qu’il n’adhérait plus aux idées exprimées. Ainsi, dès que nous élargissons le champ de notre attention pour englober, par delà le premier groupe de textes sources — les premières occurrences des remarques publiées —, le deuxième et le troisième groupe — les versions antérieures de ces remarques, et le manuscrit ou le tapuscrit où ces remarques peuvent être trouvées —, nous trouvons qu’il faut évaluer les remarques qui composent ce contexte, afin d’établir le point jusqu’auquel elles amplifient ce qui est dit dans le texte achevé, et le point jusqu’auquel elles représentent une vue différente et antérieure. Encore plus loin se trouvent les écrits précédents qui adoptent une approche différente de ces sujets, y compris le matériel qui exprime les vues qui peuvent être interprétées comme les cibles de la critique postérieure de Wittgenstein. Si l’on emploie la même approche pour le dernier groupe de textes — les écrits précédents sur ces sujets —, on est amené à poser la même question : quels passages peut-on regarder comme des élaborations supplémentaires des perspectives de l’auteur des Recherches philosophiques, et lesquels expriment des vues précédentes qu’il a finalement rejetées ou niées ?

Les livres qui se concentrent sur « le Wittgenstein intermédiaire » : Insight and Illusion de Hacker (1972, éd. révisée 1986) ; Wittgenstein de Kenny (1973, éd. révisée 2006) ; Investigating Wittgenstein de Hintikka et Hintikka (1986) ; The Later Wittgenstein de Hilmy (1987) ; The False Prison de Pears (1987, 1988) ; mon Wittgenstein on Mind and Language (1995) ; Wittgensteins Wende zu seiner Spätphilosophie 1930-1932 de Kienzler (1997) racontent tous une histoire qui se déroule progressivement du Tractatus aux Recherches philosophiques. En dépit de toutes leurs différences sur des questions de détail ou de fond, les auteurs de ces livres s’accordent sur leur approche globale du développement de la pensée de Wittgenstein. Nous avons tous interprété les Recherches philosophiques comme étant en partie une articulation systématique des idées développées dans les manuscrits des années 30, et en partie une réaction aux vues de Wittgenstein que l’on trouve dans le Tractatus et dans les manuscrits de 1929 et du tout début des années 30. Nous avons retracé la première apparition des thèmes principaux des Recherches philosophiques dans le Nachlass. Nous nous sommes particulièrement attachés à repérer les tournants décisifs dans les manuscrits de Wittgenstein — des passages qui, selon nous, pouvaient mettre fin à des controverses de longue date au sujet des positions adoptées par l’auteur des Recherches philosophiques. Nous avons recherché « les passages cruciaux […] les passages dans lesquels il change décisivement sa conception de la nature de l’esprit et du langage, s’écartant du Tractatus et allant vers les Recherches philosophiques[28] ». Pour reprendre l’expression marquante de Hintikka, nous avons tous cherché « le “pistolet encore fumant”, qui apporterait la preuve décisive, dans les cahiers de Wittgenstein ou dans d’autres écrits non publiés[29] ».

Cependant, en allant à la recherche des passages qui marquent la transition d’une position antérieure à une position postérieure, nous étions tout prêts à chercher un processus régulier de développement dans la teneur des vues de Wittgenstein. Envisagée sous cette perspective, la discussion wittgensteinienne du solipsisme dans les Remarques philosophiques a frappé les interprètes du « Wittgenstein intermédiaire », y compris moi-même, comme un approfondissement de la discussion du solipsisme dans le Tractatus, mais en continuité évidente avec celle-ci. Car le chapitre VI des Remarques philosophiques semble proposer un nouveau langage pour le moi et l’expérience, un langage qui apporte un appui supplémentaire aux idées qui sont si brièvement et élusivement énoncées dans les aphorismes 5.6 et suivants du Tractatus. Il faudrait alors regarder le § 403 des Recherches philosophiques, qui traite d’un langage étroitement lié au premier, comme une réponse à la position tractatuséenne censée être présente dans le passage parallèle des Remarques philosophiques. Frappés par les parallèles étroits entre la teneur des vues exprimées dans le Tractatus et dans les Remarques philosophiques, nous avons perdu de vue qu’il serait possible que l’auteur des Remarques philosophiques ait donné expression à des vues tractatuséennes afin de les critiquer. En d’autres termes, les similitudes entre les vues discutées dans le Tractatus et dans les Remarques philosophiques nous ont peut-être amenés à négliger une inversion dans le traitement auquel l’auteur soumet ces vues.

3. La question du solipsisme dans les Remarques philosophiques et dans les Recherches philosophiques

Dans le premier alinéa du § 403 des Recherches philosophiques, Wittgenstein nous demande de considérer la situation hypothétique suivante :

Si j’appliquais le mot « douleur » uniquement à ce que j’ai nommé jusqu’ici « ma douleur » et les autres « la douleur de L.W. », je ne ferais ainsi aucun tort aux autres, si toutefois l’on avait prévu une notation qui d’une façon ou d’une autre permettrait de pallier l’absence du mot « douleur » dans d’autres combinaisons. On n’en plaindrait pas moins les autres, le médecin les soignerait, etc. Et dire : « Mais les autres ont pourtant exactement la même chose que toi ! » ne serait naturellement pas non plus une objection contre ce mode d’expression[30].

Cet étrange scénario n’est pas développé davantage. On n’y trouve pas une défense de la thèse controversée selon laquelle réformer ainsi notre langage ne ferait aucun tort aux autres, ni d’ailleurs aucune discussion sur le genre de « notation » dont on aurait besoin pour pallier l’absence du mot « douleur ». En effet, la nature même de la nouvelle notation est laissée indéterminée. Dans une première interprétation, le lecteur est invité à considérer une situation dans laquelle nous tous parlons un langage qui a L.W. comme centre, et ainsi nous appliquons le mot « douleur » uniquement à la douleur de L.W. Dans une seconde interprétation, chaque interlocuteur adopterait un langage également égocentrique, dans lequel chaque interlocuteur réserve le mot « douleur » à ses propres douleurs. Au lieu de s’attaquer à ces questions, le deuxième et dernier alinéa conclut simplement la discussion de cette suggestion en observant que si d’un côté la substitution de ce nouveau mode de parler au nôtre n’implique aucune perte, d’un autre il n’y a aucun avantage non plus à faire une telle réforme : « Que gagnerais-je à ce nouveau mode de représentation ? Rien. Mais le solipsiste, lorsqu’il défend son point de vue, ne cherche, lui non plus, aucun avantage pratique[31] ! »

La référence au solipsisme dans la phrase finale fournit une piste pour comprendre l’enjeu de cette histoire. Celle-ci se présente comme une description d’un jeu de langage approprié aux vues du solipsiste sur le langage et l’expérience, d’une façon qui ressemble à celle par laquelle le jeu de langage du § 2 est censé saisir la conception de la signification esquissée dans le § 1 des Recherches philosophiques.

Naturellement, le § 403 n’est pas conçu comme un passage indépendant ; il s’agit clairement d’un approfondissement de la discussion sur l’idée « de la chambre visuelle » que l’on trouve dans les § 398-402. Dans le § 398, le narrateur de Wittgenstein considère la conviction de l’interlocuteur qui s’exprime par l’énoncé suivant : « Quand je me représente quelque chose, ou même quand je vois effectivement des objets, j’ai bien quelque chose que n’a pas mon voisin. » Un trait frappant de la discussion du langage de l’expérience que l’on trouve dans ces remarques est que l’interlocuteur n’a presque rien à dire, au-delà de quelques tentatives hésitantes de rendre par des mots la nature de son expérience présente, telles que la phrase que nous venons de citer. En revanche, ces remarques contiennent une des tentatives les plus soutenues de la part du narrateur de Wittgenstein pour faire un exposé sympathique, quoique fortement critique, de la manière qu’a l’interlocuteur de « regarder les choses[32] ».

Cependant, comme des commentateurs l’ont déjà observé, le § 403 peut également être approché en tant que résumé très bref d’une idée que Wittgenstein a à plusieurs reprises examinée avec beaucoup plus de détails dans ses manuscrits et tapuscrits post-Tractatus. Bien qu’il y ait plusieurs versions de cette idée dans le Nachlass de Wittgenstein, dans ce qui suit je vais me concentrer sur la toute première discussion de Wittgenstein d’un langage centré sur le moi, rédigée en décembre 1929, présentée au long des discussions avec le Cercle de Vienne un peu plus tard dans ce même mois et reprise dans les Remarques philosophiques[33]. L’ébauche la plus ancienne qui ait survécu fut d’abord écrite dans un volume manuscrit de la mi-décembre 1929, peu de temps après que Wittgenstein eut quitté Cambridge pour passer Noël à Vienne.

On pourrait adopter la représentation suivante : si moi, L. W., ai mal aux dents, cela s’exprimera par la proposition : « Il y a mal aux dents. » Le cas se produit-il qui s’exprime par la proposition « A a mal aux dents », on dira « A se comporte comme L. W. quand il y a mal aux dents. » De façon analogue on dira « Cela pense » et « A se comporte comme L. W. quand cela pense. » (On pourrait imaginer une tyrannie orientale dans laquelle le langage est ainsi constitué que le tyran est le centre de celui-ci et que son nom se trouve à la place de L. W.) Il est clair que cette façon de s’exprimer, en ce qui touche à son univocité et à sa compréhensibilité, est de valeur égale à la nôtre. Mais il est tout aussi clair que ce langage peut avoir comme centre n’importe qui.

De tous les langages qui ont comme centre les divers hommes, langages que je comprends tous, celui qui m’a comme centre a une place à part. Il est particulièrement adéquat. Comment puis-je exprimer cela ? Autrement dit comment puis-je, par des mots, représenter ce privilège de façon correcte ? Ce n’est pas possible. Car si je le fais dans le langage dont je suis le centre, le point de vue exceptionnel de la description que fait ce langage dans ses propres termes n’est pas sujet d’étonnement, alors que, selon le mode d’expression d’un autre langage, mon langage n’occupe pas la moindre position privilégiée. — La position privilégiée réside dans l’application et ce n’est pas parce qu’on décrira l’application qu’on parviendra à exprimer cette position privilégiée ; en effet la description dépend du langage dans lequel elle est donnée. Quant à savoir quelle description désigne ce que j’ai en vue, cela dépend à nouveau de son application.

Seule l’application distingue réellement entre les langages ; abstraction faite d’elle, tous les langages sont d’égale valeur. — Tous ces langages ne représentent qu’un unique, incomparable et ne peuvent représenter rien d’autre[34]. (Les deux façons de les considérer conduisent forcément au même résultat : la première, selon laquelle ce qui est re-présenté n’est pas une chose parmi d’autres, n’admet rien qui lui soit opposable ; la seconde, selon laquelle je ne puis formuler le privilège de mon langage[35].)

Étant donné que Wittgenstein a écrit cela au cours d’un voyage, il est probable qu’il s’agit là ou bien d’une première ébauche, ou alors de la transcription de notes moins élaborées écrites tout juste avant. Wittgenstein emporta un nouveau volume manuscrit (MS 108) quand il quitta Cambridge. Les premières entrées constituent une ébauche des § 54-58 des Remarques philosophiques, dans leur ordre présent, et sont datées du 13 et du 14 décembre 1929[36]. Ce passage fait partie d’une discussion soutenue de la grammaire des énoncés sur la douleur à la première et à la troisième personne, et de notre connaissance d’autres esprits, que Wittgenstein a commencée après avoir abandonné le but d’un « langage phénoménologique » en octobre 1929. Pendant presque toute l’année 1929, Wittgenstein a été attiré par l’idée d’un « langage phénoménologique », un langage qui rendrait claire la structure de l’expérience immédiate[37], mais en novembre de cette même année il a rejeté cet objectif, soutenant dès lors que nous devons commencer par une recherche sur notre langage ordinaire et non par la construction d’un langage artificiel pour les phénomènes de l’expérience. La nature précise de sa conception de ce langage ainsi que les raisons qui l’ont mené à ce changement de perspective sont controversées[38]. Ce changement dans son projet philosophique est le thème des paragraphes d’ouverture des Remarques philosophiques, ainsi que de l’ouverture d’une de ses conversations avec le Cercle de Vienne le 22 décembre 1929, intitulée « Solipsisme », pendant laquelle il a également exprimé les pensées évoquées dans le passage que nous venons de citer[39].

Il est naturel de lire ce passage comme un approfondissement de la critique du solipsisme dans le Tractatus, et comme un premier pas dans la direction du traitement que les Recherches philosophiques réservent au solipsisme et au langage privé. Ainsi, Peter Hacker l’interprète comme une « phase intermédiaire » dans la conception wittgensteinienne de l’expérience, qui consisterait à extirper le transcendantalisme du Tractatus. Il résume la position qu’il attribue à Wittgenstein en 1929 et au début des années 30 comme un « programme positiviste radical », un solipsisme méthodologique qui a incorporé un vérificationnisme extrême et une « position réductionniste sur le problème des autres esprits. Dans la plupart des sujets essentiels, sa position ne différait que par des détails de celle de la conception positiviste du “prédicament égocentrique” qui était celle de certains des principaux membres du Cercle de Vienne[40] ». En consonance avec cette approche programmatique, Hacker interprète ce passage comme résumant la conception que Wittgenstein se faisait alors du rapport entre le langage et l’expérience, et comme plaidant pour elle :

Il est clair, selon Wittgenstein, qu’un tel langage monocentré est compréhensible et univoque ; bien plus, un tel langage peut avoir comme centre n’importe qui. […] Notre langage se compose en fait d’autant de langages isomorphes, inter-traduisibles, monocentrés qu’il y a de locuteurs. […] L’application du langage est la façon par laquelle il est apposé à la réalité. La position spéciale de chaque langage monocentré par rapport à son centre réside dans le fait qu’il est directement comparé avec l’expérience primaire pour sa vérification. Puisque l’expérience primaire en n’importe quel langage L donné est unique et incomparable, et puisque les différents langages diffèrent seulement dans leur application, alors tout ce qui peut être exprimé à leur sujet est leur équivalence, et leur caractère unique est inexprimable[41].

Hacker repère un certain nombre de conséquences importantes de cette vue. D’abord, « cela n’existe pas, un langage public que l’on partage. Chaque locuteur possède son propre langage privé, bien que ces langages soient conçus comme intertraduisibles[42]. » Le caractère privé dont il est question consiste dans le fait que chaque personne a un langage qui est directement apposé à l’expérience primaire de cette personne, et que l’application est inexprimable. En second lieu, l’exigence que les langages soient intertraductibles présuppose une corrélation entre le comportement et l’expérience primaire. Troisièmement, tous nos prédicats empiriques ordinaires sont ambigus, ayant des significations différentes selon qu’ils sont employés à la première ou à la troisième personne. Ainsi, quand quelqu’un d’autre me dit « j’ai des douleurs » ou « j’ai le mal aux dents », je ne peux pas comprendre ce qu’il veut dire par là, mais il me faut l’interpréter, dans mon langage, comme un symptôme de « A a des douleurs. » Cet ensemble d’engagements fournit ainsi une cible importante pour la critique du solipsisme dans l’exposition que Hacker nous fait des vues postérieures de Wittgenstein[43].

David Pears est d’accord avec Hacker au sujet des grandes lignes de la position présentée dans le § 58 des Remarques philosophiques :

Sa principale affirmation est qu’il serait possible à chacun de parler un langage qui a lui-même comme centre et que, si on le faisait, on réussirait toujours à se comprendre les uns les autres. […] [T]oute autre chose qui peut être communiquée […] n’est pas de l’ordre du discours factuel, mais est quelque chose qui, dans la terminologie du Tractatus, peut seulement être montré, mais ne saurait être dit[44].

Tandis que Pears pense que Wittgenstein dit que nous nous comprendrions les uns les autres si chacun de nous parlait un langage qui a le moi comme centre, Hacker croit que Wittgenstein dit que je ne comprendrais pas ce que quelqu’un d’autre veut dire par « J’ai des douleurs » ou « Il y a mal aux dents. » Cependant, c’est là une différence relativement mineure, car elle relève des conceptions différentes qu’ils se font de ce qui est en cause dans la compréhension du discours d’autrui sur son expérience. Pour Pears cette compréhension mutuelle consiste dans l’intertraductibilité des langages des deux locuteurs, mais Hacker soutient que nous ne nous comprenons pas vraiment, parce que ce que je comprends quand A dit « il y a de la douleur », c’est seulement qu’A se comporte comme je me comporte quand il y a de la douleur.

Il y a un point essentiel sur lequel Pears diverge de Hacker dans l’interprétation de la position de Wittgenstein vers la fin de 1929. En effet, selon Hacker, Wittgenstein défend un solipsisme méthodologique, tandis que Pears soutient que Wittgenstein argumente contre le solipsisme, et il accorde aussi beaucoup plus d’importance à la critique que Wittgenstein adresse à certaines théories solipsistes. Selon Pears la principale objection que Wittgenstein adresse au solipsiste tient au fait que nous devons situer nos différents points de vue dans un monde phénoménal commun :

Il concède à l’aspirant solipsiste que celui-ci peut parler le langage qui a son propre point de vue comme centre sans le pronom personnel « je », mais […] il soutient qu’il ne peut pas détacher son langage centré sur le moi du système unifié du discours factuel qui porte sur le seul et unique monde phénoménal. Son langage, comme celui de n’importe qui d’autre, est inévitablement centré sur le moi, mais cela ne fournit aucun appui à sa théorie selon laquelle il parle vraiment un langage factuel privé au sujet d’un monde privé[45].

La dispute entre Pears et Hacker sur la question de savoir si Wittgenstein défend ou critique le solipsisme fait partie d’une controverse de longue date parmi les interprètes du Tractatus et des Remarques, une controverse qui découle d’une tension profonde présente dans le traitement même que Wittgenstein réserve à cette question. Dans ces deux livres, Wittgenstein exprime une sympathie profonde à l’égard de ce que le solipsiste veut dire, et cependant insiste sur le fait que toute tentative de rendre cela par des mots sera ou bien fausse ou bien un non-sens. Dans mes premiers travaux sur l’approche wittgensteinienne du solipsisme dans le Tractatus et les Remarques philosophiques, j’ai moi-même essayé de rendre justice à cette tension en soulignant l’équilibre délicat entre les deux impulsions apparemment contradictoires : « Si la doctrine exotérique du Tractatus est qu’il n’y a pas une telle chose que le sujet de l’expérience, la doctrine ésotérique est qu’il y en a[46]. » Une des expressions les plus connues et plus souvent discutées de cette tension se trouve dans l’aphorisme 5.62 du Tractatus : « Ce que le solipsisme veut signifier est tout à fait correct, seulement cela ne peut se dire, mais se montre. » Dans le § 54 des Remarques philosophiques, Wittgenstein s’attarde un peu plus sur ce train de pensée :

Nous sommes tentés de dire : seule l’expérience du moment présent a de la réalité […]. Cette proposition selon laquelle seule l’expérience présente a de la réalité paraît porter en soi la dernière conséquence du solipsisme. Et, en un sens, c’est bien cela aussi ; mais cette proposition ne peut que dire aussi peu que le solipsisme — car ce qui appartient à l’essence du monde, précisément, ne se laisse pas dire. Et la philosophie, si elle pouvait dire quelque chose, aurait à décrire l’essence du monde.

L’essence du langage est une image de l’essence du monde ; et la philosophie, en tant que gérante de la grammaire, peut effectivement saisir l’essence du monde, non sans doute dans des propositions du langage, mais dans des règles de ce langage qui excluent des combinaisons de signes faisant non-sens[47].

Si nous nous concentrons sur les raisons qui ont conduit Wittgenstein à nier que l’on puisse « décrire l’essence du monde », ou à nier que le langage centré sur moi est « particulièrement adéquat », il nous apparaîtra comme le critique d’une théorie solipsiste de la signification. Si nous nous concentrons sur ses raisons d’insister sur le fait que l’application du langage ne peut pas être rendue par des mots, mais qu’elle peut être saisie au moyen d’une clarification philosophique des règles de notre langage, il nous apparaîtra comme un défenseur de ce que le solipsiste veut dire.

Cependant, toutes ces lectures s’accordent à considérer que l’enjeu du langage évoqué consiste à permettre une intuition de la nature de l’expérience et de son rapport avec le langage, une intuition qui ne peut pas être directement énoncée. Selon la lecture de Hacker, Wittgenstein plaide pour un solipsisme méthodologique qui s’appuie sur une nouvelle manière de parler supposément clarificatrice, très semblable à celle que Carnap a proposée dans The Unity of Science. Selon la lecture de Pears, nous sommes censés voir que le solipsiste fait face à un dilemme : ou bien il dit que toute l’expérience est reliée à mon corps — le seul qui soit conscient —, ce qui est faux, ou bien il dit que je peux faire une référence identificatrice à un sujet non corporel qui est le sujet de mon expérience. Selon la lecture que j’ai proposée dans Wittgenstein on Mind and Language[48], Wittgenstein met en oeuvre ces deux stratégies à la fois, apparemment incompatibles, mais qui se placent à des niveaux différents ou dans le cadre de différentes manières de concevoir le langage. Dans la perspective ouverte par le langage secondaire ou physicaliste, Wittgenstein présente un solipsisme méthodologique. Dans la perspective du langage primaire ou phénoménaliste, Wittgenstein soutient que le solipsisme est une théorie incohérente, tout en étant une tentation naturelle, puisque le langage est appliqué à l’expérience de telle manière que l’application ne puisse pas elle-même être rendue par des mots.

En effet, nous tous avons regardé les écrits de Wittgenstein en 1929 comme très proches du Tractatus par leur esprit — sans perdre de vue, naturellement, le fait qu’il a explicitement rejeté certains des présupposés qu’il avait acceptés quand il a écrit le Tractatus, la doctrine de l’indépendance logique des propositions élémentaires par exemple, ni non plus le fait qu’il a commencé à travailler sur des questions qui n’avaient pas été dûment traitées dans le Tractatus, telles que la description de l’expérience immédiate et le problème des autres esprits. Cependant, les principales différences entre nos approches de la discussion wittgensteinienne sur le solipsisme dans les Remarques philosophiques peuvent être ramenées à des différences parallèles dans notre compréhension du Tractatus. En effet, nous tenions pour acquis que la philosophie de Wittgenstein a subi un développement progressif, s’écartant lentement du Tractatus et s’acheminant vers les Recherches philosophiques. Nous avons ainsi interprété les écrits de 1929 comme si leur enjeu était la modification de certains présupposés tractatuséens pour aboutir à une position encore très semblable à celle du Tractatus, c.-à-d., « comme une étape transitoire dans l’ensemble de l’oeuvre de l’auteur […] destinée à être remplacée par des vues postérieures[49] ».

Cependant, approcher les Remarques philosophiques de cette façon revient à perdre de vue la mesure dans laquelle cette compilation de remarques, et spécialement les § 54-58, marque un écart radical par rapport aux méthodes du Tractatus et signale l’adoption d’un certain nombre d’engagements qui sont également caractéristiques des Recherches philosophiques. On peut apprécier l’ampleur de ces changements dans les méthodes de Wittgenstein si l’on considère le contexte qui entoure les Remarques. Ce n’est pas ici le lieu pour faire une étude approfondie des différentes directions dans lesquelles les Remarques philosophiques s’écartent de l’approche adoptée dans le Tractatus, mais il nous suffira de nous pencher sur les remarques qui ouvrent ce livre et sur celles qui viennent juste avant le § 58. Les Remarques philosophiques commencent par la phrase suivante : « Est complète l’analyse logique de la proposition dont la grammaire est complètement tirée au clair. Et cela quelle que soit la forme d’expression selon laquelle cette proposition se trouve écrite ou dite[50]. » Cela revient à rejeter la thèse tractatuséenne selon laquelle « il y a une analyse complète de la proposition, et une seulement[51] ». Il abandonne ainsi le but du langage « idéal » qu’il avait poursuivi dans le Tractatus, et du langage primaire ou phénoménologique qu’il a discuté dans la période qui va jusqu’à octobre 1929, poursuivant ensuite celui de séparer « ce qu’il y a d’essentiel dans notre langage de ce qui y est inessentiel[52] ».

Le rapport entre sa rupture avec l’approche tractatuséenne de l’analyse et son nouveau traitement du solipsisme est sûrement une des raisons pour lesquelles les notes prises sur la conversation dans laquelle Wittgenstein expose en décembre 1929 ses nouvelles idées sur le solipsisme aux membres du cercle de Vienne commence par une discussion de ce changement dans sa conception du langage. En outre, l’emphase sur le « notre » dans la deuxième citation du § 1 des Remarques philosophiques est cruciale : Wittgenstein abandonne la perspective tractatuséenne du pur investigateur, la position de l’investigateur solitaire et impartial pour qui « je suis mon monde »[53] et commence à s’engager dans un dialogue avec un interlocuteur au sujet de notre langage[54]. En effet, les § 54-58 des Remarques philosophiques emploient à plusieurs reprises la deuxième personne du pluriel en parlant de « notre langage » et de « nos formes de discours », et la discussion du solipsisme dans le § 58 s’ouvre sur cette expression : « Nous pourrions adopter la représentation suivante […][55]. » Le premier alinéa du § 58 prend comme point de départ l’existence d’une communauté de locuteurs et discute des différentes manières dont nous pourrions communiquer. Selon cette perspective, nous pouvons approcher le langage « sans sujet » centré sur le moi du § 58 comme un jeu de langage, à la manière des Recherches, qui vise à clarifier notre usage ordinaire du langage, plutôt que comme un faire-signe tractatuséen à « ce que le solipsisme veut signifier ».

Le noeud du problème est de savoir comment nous devons lire les deux derniers alinéas du § 58 des Remarques philosophiques[56]. Ces mots expriment les soucis du solipsiste et sont écrits à la première personne du singulier. Arif Ahmed a fait remarquer que le passage de la première personne du pluriel dans le premier alinéa de § 58 à la première personne du singulier dans le deuxième alinéa s’impose à Wittgenstein en raison des ambiguïtés de portée qui surgissent en allemand (et en français) si on essaye de formuler la remarque faite dans le deuxième alinéa en utilisant la forme plurielle. Si on remplace aussi bien « je » que « moi » dans la première phrase par « nous », le résultat, pour autant qu’il ait un sens, pourrait signifier beaucoup de choses différentes selon l’attribution de la référence des pronoms ; en employant « je » on élimine cette ambiguïté. Cependant, les mots mêmes que Hacker interprète comme une exposition des conséquences paradoxales du prétendu solipsisme méthodologique de Wittgenstein et que Pears considère comme un faire-signe par Wittgenstein à ce que le solipsisme veut dire ne doivent pas, à mon avis, être lus comme exprimant les vues propres de l’auteur. Ils sont plutôt la réponse de la voix de la tentation au narrateur, la manière par laquelle Wittgenstein conjure ce qu’il y a d’attrayant dans le solipsisme afin de voir comment il discrédite lui-même[57]. En effet, ce texte part de la conviction que mon expérience a un statut spécial, que mon monde est le monde, et mène à la conclusion que toute tentative cohérente de formuler cette conviction échoue sur le fait que, dans un monde qui est mon monde, la notion même de moi ou de sujet est inadmissible, parce qu’il n’y a dès lors plus aucune place pour un contraste entre le « mien » et le « non mien ». La même dialectique est brièvement récapitulée dans le passage suivant des « Notes sur l’expérience privée et les sense data » :

Mais ne négligez-vous pas quelque chose — l’expérience ou quel que soit le nom que vous entendez lui donner ? Presque le monde derrière les simples mots ?

Mais ici le solipsisme nous enseigne une leçon : il est cette pensée qui est sur la voie de détruire cette erreur. Car si le monde est représentation, celle-ci n’est la représentation de personne. (Le solipsisme s’arrête avant de le dire et dit qu’il est ma représentation[58].)

Ce n’est qu’une fois que nous avons pris en considération l’adéquation particulière du langage centré sur le moi que nous passons à la perspective de la première personne et que nous commençons à nous rendre compte que ce qui nous a conduit à l’erreur de penser que l’on dit quelque chose de faux quand on emploie nos manières ordinaires d’expression, c’est l’idée chimérique selon laquelle mon langage a un inexprimable avantage sur tout autre.

En outre, il est erroné de considérer le § 58 séparément de son contexte immédiat. Car dans le § 57 le narrateur de Wittgenstein expose les raisons de son traitement de la question discutée dans le § 58. Il adopte une tonalité de voix tout à fait particulière, sa « voix de la correction », une voix qui répond aux théories philosophiques erronées en nous rappelant ce que d’habitude nous disons et faisons. Ici, il s’agit de montrer que notre manière ordinaire de parler, notre « langage ordinaire et physique[59] » est trompeur s’il est pris comme guide pour la représentation de l’immédiatement donné. Son point de départ est l’affirmation que « l’emploi du mot “je” […] pour représenter l’expérience vécue immédiate[60] » est trompeur. Il insiste sur le fait que si on le remplaçait par un mode d’expression qui se passe de l’aide du pronom personnel « on pourrait voir que cette représentation n’est pas essentielle aux faits[61] ». En imaginant la construction d’un langage artificiel qui ne fait aucun usage du mot « je », nous sommes censés parvenir à voir que l’on n’a aucun besoin du mot « je » pour parler de l’expérience. Hacker, comme nous l’avons vu, interprète ce nouveau « mode d’expression[62] » comme la défense d’un langage solipsiste et comme un appui à la thèse que « notre langage se compose en fait d’autant de langues isomorphes, inter-traduisibles, monocentrées qu’il y a de locuteurs[63] ». Mais l’enjeu de ce récit de Wittgenstein n’est pas, comme le pense Hacker, de défendre le solipsisme et de « désapprouver les expressions de notre langage ordinaire » (§ 402). En effet, le narrateur de Wittgenstein nous dit explicitement que la nouvelle manière de parler ne serait « dans aucun sens plus correcte que l’ancienne, mais sa seule utilité serait de montrer clairement ce qu’est d’un point de vue logique l’essentiel de la représentation[64] ».

Le but général de Wittgenstein dans les § 57-58 des Remarques philosophiques est de nous offrir « une nouvelle façon de voir les choses[65] » nous permettant de donner une expression claire à l’image « que nous avons en tête » et qui nous tente « à dire que notre mode d’expression ne décrit pas les faits tels qu’ils sont en réalité[66] ». Sous cet aspect crucial, les Remarques philosophiques sont beaucoup plus proches des Recherches philosophiques que du Tractatus. En effet, la stratégie polyphonique de Wittgenstein dans le § 58 des Remarques philosophiques et dans le § 403 des Recherches philosophiques est un proche parent d’une méthode qui est caractéristique des Recherches philosophiques en général. Cette méthode, la « méthode du § 2 »[67] revient à répondre à une vue philosophique à laquelle Wittgenstein s’oppose en imaginant un scénario spécifique dans lequel on emploie une nouvelle manière de parler en tant qu’élément d’une activité particulière, un « jeu de langage » façonné selon le modèle de cette vue philosophique. La morale que Wittgenstein en tire est que, bien que le nouveau langage puisse être approprié aux circonstances particulières que nous avons imaginées, on ne peut pas l’étendre à toute la beaucoup plus vaste diversité de cas qui ne tombent pas dans la classe très restreinte par laquelle nous avons commencé. Puisque le solipsiste insiste sur le fait que sa théorie est applicable en toute circonstance, il y a un sens dans lequel un aspect de la méthode — imaginer une activité tout à fait particulière qui exemplifie le mieux la vue philosophique que l’on examine — ne peut pas être directement appliqué dans le cas du solipsisme. Une réponse possible consiste à dire que le solipsiste se trompe tout simplement à cet égard, que la manière solipsiste de parler ne convient qu’à la description des circonstances dans lesquelles nous prenons l’expérience d’un sujet solitaire comme point de départ. Par exemple, dans les « Notes sur l’expérience privée et les sense data », Wittgenstein écrit que « la conception du solipsisme ne s’étend pas aux jeux. Une autre personne peut jouer aux échecs aussi bien que moi.) C’est-à-dire que lorsque nous jouons un jeu de langage, nous sommes au même niveau[68]. » Mais Wittgenstein ne donne jamais beaucoup de poids à cette réponse directe au solipsisme, vraisemblablement parce que le solipsiste répondra qu’elle ignore le fait que chaque expression du langage ordinaire peut être reformulée dans une perspective solipsiste. Au lieu de cela, il tire la même morale indirectement, en nous demandant d’imaginer un langage qui semble donner tout son poids à la conviction du solipsiste au sujet du statut spécial du Vorstellungswelt, le « monde de la représentation ». Ainsi, au moment crucial des passages qui nous intéressent, le narrateur de Wittgenstein propose que nous considérions ce qui en découlerait si l’on prenait le solipsiste au sérieux sur ce point, en construisant une langue centrée sur un sujet solitaire. La leçon apparente de cet exercice, tant dans les Remarques philosophiques que dans les Recherches philosophiques, est que le fait même de l’applicabilité universelle du nouveau langage — le fait que ce langage puisse être employé pour énoncer tous les faits qui peuvent être énoncés dans le langage ordinaire — le condamne aussi à n’être rien de plus qu’une variante notationnelle.

Le § 58c1 des Remarques philosophiques nous dit que « tous les langages sont d’égale valeur », le § 403a1 des Recherches philosophiques observe que le nouveau langage proposé « ne ferait aucun tort aux autres ». Mais les deux passages expriment la tentation solipsiste à laquelle Wittgenstein s’oppose, et tous les deux sont ancrés dans des contextes qui indiquent clairement que ce n’est pas là son dernier mot sur la matière. Cependant, bien que la continuité entre ces passages, pour ce qui est de leur traitement du solipsisme et de leur approche dialectique globale, soit frappante, il y a également des différences significatives dans la manière par laquelle Wittgenstein aborde le thème du solipsisme vers la fin des années 20 et au milieu des années 40. L’auteur des Remarques philosophiques a très peu à dire au sujet de la façon dont de tels malentendus surgissent, ou bien au sujet de la raison pour laquelle ils sont si tenaces. Dans les § 398-402 des Recherches philosophiques, d’une part, il y a une discussion détaillée de l’attrait qu’exerce la « nouvelle façon de voir les choses » offerte par le solipsiste. Les Remarques philosophiques présentent le solipsiste comme mystérieusement entraîné à donner la voix à l’inexprimable, essayant de trouver une manière extra-ordinaire de dire ce qui ne peut pas être dit dans le langage ordinaire, et y échouant inévitablement. Les Recherches philosophiques prêtent une attention plus particulière aux manières peu usuelles de parler sur l’expérience qui attirent le solipsiste, et offrent un diagnostic des attraits qu’elles exercent. Un thème central des paragraphes qui précèdent immédiatement le § 403 est que le solipsiste ne se borne pas à proposer une nouvelle manière de parler ou un changement purement conceptuel, mais qu’en outre il voit les choses différemment. Ainsi, dans le § 401, Wittgenstein nuance sa propre affirmation selon laquelle le solipsiste propose une nouvelle conception, en disant « tu as découvert une nouvelle façon de voir. Comme si tu avais trouvé une nouvelle manière de peindre, une nouvelle métrique, ou une nouvelle sorte de chant. » Si nous voulons apprécier pourquoi le solipsisme peut être si imposant, nous ne pouvons pas simplement disséquer ses échecs, nous devons également comprendre avec précision comment il fait fausse route, et comment il crée l’illusion que le moi est quelque chose qui attend d’être découvert. Mais une discussion de cet aspect du traitement que Wittgenstein fait du solipsisme dans les Recherches philosophiques est au delà de la portée de cet article[69].