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Au Cameroun, le Décret n°2004/275 du 24 septembre 2004 portant Code des marchés publics définit le marché public comme un « contrat écrit, passé conformément aux dispositions du présent Code, par lequel un entrepreneur, un fournisseur, ou un prestataire de service s’engage envers l’Etat, une collectivité territoriale décentralisée, un établissement public ou une entreprise du secteur public ou para public, soit à réaliser des travaux, soit à fournir des biens ou des services moyennant un prix » (article 5, alinéa 1a). Par-delà cette référence purement réglementaire, les travaux réalisés ou les biens fournis doivent répondre à un/des besoin(s) préalablement identifié(s) et spécifié(s) parmi les priorités de l’établissement ou de l’institution mandants. Le marché public est donc, de fait, un projet et conséquemment un canal d’actions pour le développement. Il sert de levier d’une part à la réalisation des missions de service public dévolues à l’organisation, d’autre part au renforcement des capacités institutionnelles via la conversion des ressources financières du pays en infrastructures et équipements et/ou en potentiel humain productif et épanoui.

Cet effet levier cristallise de multiples enjeux économiques, budgétaires, technologiques et humains qui ont retenu l’intérêt des pouvoirs publics camerounais. Cet intérêt s’est traduit, dès 1995, par une succession de réformes visant à la fois à rendre le système davantage efficace et à le mettre au service du développement, via l’efficacité des organisations publiques. La création de l’Agence de Régulation des Marchés Publics (ARMP) en 2001, puis la publication du Code des Marchés Publics en 2004 ont ainsi contribué à l’implémentation progressive et formelle d’une approche participative de suivi des marchés publics, notamment ceux financés par le Budget d’investissement public. Pour de nombreux acteurs et observateurs, ces réformes apparaissent, à terme, comme un réel succès au plan institutionnel et réglementaire. Elles ont permis de mettre en place un système des marchés publics moderne, répondant à la fois aux standards internationaux en la matière et aux principes de bonne gouvernance que sont « la liberté d’accès à la commande publique, l’égalité de traitement des candidats et la transparence des procédures » (ARMP, 2006).

Cependant dans la pratique, de nombreuses imperfections emmaillent tout le processus de gestion des marchés publics au Cameroun. Ces « mauvaises pratiques (MP) » sont génériques et relatées dans divers rapports et dans les médias locaux. Toutes les parties prenantes au processus y sont impliquées : maîtres d’ouvrage, présidents de commissions des marchés, membres des commissions et sous-commissions des marchés, observateurs indépendants, bailleurs de fonds, ARMP, soumissionnaires et bénéficiaires.

Les évaluations du système camerounais des marchés publics, notamment celles effectuées conjointement par la Banque Mondiale, l’ARMP, la Commission Nationale Anti-Corruption (CONAC) et l’Institut National de la Statistique (INS), mettent l’accent sur les faiblesses institutionnelles du système. Elles sont orientées vers la problématique globale de la gouvernance. Les pratiques observées sont qualifiées de « mauvaises » sur la base des référentiels législatifs et réglementaires en place, sans confrontation réelle avec la chaîne des résultats. En outre, il est fait peu cas des effets et impacts des interventions visées par les marchés publics. Par ailleurs, ces évaluations ne prennent pas toujours en compte la pression des impératifs de performance sur les comportements des acteurs. Seul l’opportunisme des acteurs à des fins d’intérêt personnel est, explicitement ou implicitement, mis en avant pour apprécier leur comportement. Les constats liminaires ci-dessus font apparaître d’autres enjeux : celui de la qualification empirique des pratiques observées, celui de la compréhension des déterminants et processus à la base de leur éclosion, celui des effets et éventuellement des alternatives.

La présente étude de cas envisage de contribuer à une meilleure compréhension des écarts observés dans l´application du Code des marchés publics au Cameroun. Il s’agit d’une démarche exploratoire, qui apparaît pertinente au regard des effets bénéfiques attendus de l’efficacité et de l’intégrité du système de marchés publics sur le développement économique et social du Cameroun. Elle explicite notamment une classification des déviances se justifiant par la quête des performances et les pistes d’alternatives pour les détecter, les prévenir, voire les réduire.

L’article comporte trois parties : la problématique, la méthodologie de la recherche et la présentation/discussion des résultats.

Problématique

Les analyses effectuées dans cette recherche se font du point de vue des organisations publiques évoluant en contexte camerounais. Leur action connaît actuellement un triple encadrement :

  • politique, conjuguant les orientations au sommet de l’Etat et les aspirations du peuple;

  • administratif, ancré dans le respect des lois et règlements;

  • et managérial, focalisée la performance.

Ainsi, la problématique de cette recherche est construite à partir de l’analyse théorique des déviances organisationnelles concomitantes à la quête de performance, afin de qualifier les dysfonctionnements observés dans la gestion des marchés publics au Cameroun. Une définition des déviances est proposée; de même les normes retenues pour apprécier et catégoriser les déviances observées sont déclinées.

Définition des déviances organisationnelles

Dans le langage courant, la déviance renvoie à ce qui s’écarte de la règle, de la norme sociale voire sociétale. La littérature en sciences de gestion précise alors, relativement aux déviances organisationnelles, que les normes sont fixées soit par le groupe lui-même (s’imposant ainsi de l’intérieur), soit pour le groupe à partir des facteurs ou acteurs environnementaux (s’imposant plutôt de l’extérieur). Cependant, les conséquences des écarts peuvent être négatives ou bénéfiques pour les organisations. Comme le fait remarquer Waren (2003), il existe actuellement deux tendances dans la recherche en matière de comportements déviants, selon que les effets sont jugés positif(s) ou négatif(s). « Il s’ensuit qu’à l’échelle des organisations, la déviance est une composante incontournable de la vie organisationnelle, qui peut être bénéfique à plusieurs titres…Mais la déviance relève aussi parfois du délit ou du crime et peut appeler la sanction » (Bréchet, Monin et Saives, 2008, p.18-19).

Par ailleurs, la déviance est appréhendée tantôt comme un construit social, produit des perceptions d’un groupe de référence, sans une prise en compte du volet comportemental (Becker, 1963 ; Goffman, 1963), tantôt en référence aux comportements non souhaités qui se manifestent du fait même de la fracture entre les attentes d’un groupe de référence et les moyens dont disposent les acteurs pour atteindre ces objectifs (Merton, 1995). La déviance est aussi analysée du point de vue sociologique sous deux dimensions : comportementale et/ou institutionnelle. La première traduit un malaise par rapport aux règles établies dans un groupe donné. La deuxième émane d’une opposition entre contraintes institutionnelles/organisationnelles et aspirations d’efficacité/efficience des individus ou des organisations, traduites par leur vision, leurs ambitions, leurs objectifs et finalement leur perspectives d’actions face à leur(s) mission(s). En fin de compte, « la déviance renvoie à la dialectique subtile entre le « légal mais illégitime » et l’ »illégal mais légitime « » (Bréchet, Monin et Saives, 2008, p.19). Son appréciation requiert donc une analyse contextuelle, relevant d’un exercice à la fois de prospective et de planification, autant stratégique qu’opérationnelle.

Dans la présente recherche, les déviances organisationnelles retenues sont des écarts à la norme contribuant à la performance des marchés publics. Elles sont analysées selon une approche comportementale qui met l’accent sur les actions et les acteurs stratégiques des organisations. Ces actions peuvent être constatées ex-post comme la résultante de comportements non souhaités, ou ex-ante sous la forme d’options managériales préalables à l’action et susceptibles d’être planifiées. Afin de qualifier certaines pratiques de déviantes, il conviendrait de présenter les normes qui permettent d´apprécier les écarts et de les classer comme néfastes ou constructifs.

Normes d’appréciation des « mauvaises pratiques (MP) » dans les marchés publics au Cameroun

Les « MP » observées dans la gestion des marchés publics au Cameroun sont appréciées en référence à la définition des déviances ci-dessus, selon qu’on raisonne du point de vue de l’écart à la norme en mobilisant le Code des marchés publics ou du point de vue de la finalité en retenant la recherche de performance comme base du référentiel.

Analyse du point de vue de l’écart à la norme : le Code des marchés publics au Cameroun

Il s’agit ici de faire une présentation sommaire du Code des marchés publics et des écarts généralement constatés.

Aperçu du Code des marchés publics

Les normes de gestion des marchés publics au Cameroun sont inspirées par le Code des marchés Publics, qui en fixe le cadre réglementaire au niveau national. Il complète le dispositif existant, notamment le décret n°2001/048 du 23 février 2001 portant création, organisation et fonctionnement de l’Agence de Régulation des Marchés Publics (ARMP). Afin d’assurer l’application des grands principes fixés dans ce Code, d’autres documents formels complètent l’édifice. Il s’agit des circulaires, des dossiers d’appel d’offre-types, des modèles de contrats, des modèles de rapport d’évaluation et des Cahiers de Clauses Administratives Générales (CCAG) applicables aux marchés publics de travaux, de fournitures, de services et de prestations intellectuelles (OIT, 2009). L’ARMP produit des documents dont le but essentiel est la formation, l’information et la sensibilisation de l’ensemble des intervenants du système des marchés publics.

Les 166 articles du Code des marchés Publics fixent les règles générales applicables et les organes impliqués dans la gestion et la régulation des Marchés Publics. Ils s’appliquent à tout marché financé ou cofinancé par le budget de l’Etat, d’un établissement public, d’une entreprise publique/parapublique ou d’une collectivité territoriale décentralisée. Il en est de même pour les marchés financés ou cofinancés sur fonds d’aide extérieure, bilatérale ou multilatérale, ou encore sur emprunt avalisé par l’Etat.

Si l’on s’en tient à la définition des déviances retenue ici, ces différentes dispositions du Code produisent des normes en matière de gestion des marchés publics. Tout écart d’une organisation ou d’un établissement public par rapport à ces normes peut valablement être analysé comme une déviance organisationnelle.

Présentation des écarts constatés dans la gestion des marchés publics au Cameroun

A l’observation il apparaît, de façon récurrente, que plusieurs dispositions du Code ne sont pas respectées dans le processus de gestion des marchés publics au sein des organisations. Ces écarts sont constatés dans plusieurs rapports (Banque Mondiale, 2005; ARMP, 2006; CAD-OCDE, 2008; OIT, 2009; INS, 2011), selon les trois principales phases du processus que sont : les études et la programmation, la passation, puis l’exécution et contrôle des marchés.

Ainsi au cours de la phase d’étude et programmation, il est reproché aux maîtres d’ouvrage et maîtres d’ouvrage délégués des écarts par rapport aux dispositions réglementaires relatives aux contenus, coûts et délais d’études d’une part, à l’absence, au non respect ou à la non mise à jour de la programmation d’autre part. Au cours de la phase de passation des marchés, les écarts sont constatés par rapport aux normes fixant les étapes, les modalités de passation, les délais, le fonctionnement des organes et les acteurs dans leurs différents rôles. Cette phase concentre le plus grand nombre d’écarts impliquant à la fois les maîtres d’ouvrage et maîtres d’ouvrage délégués, les présidents et membres des commissions des marchés, les membres des sous-commissions d’analyse et les maîtres d’oeuvre. Enfin, dans la phase d’exécution et contrôle, on relève essentiellement le non respect des dispositions réglementaires en matière d’engagement des dépenses, de réception, de liquidation et de règlement des prestations.

La plupart de ces écarts sont considérés comme des violations aux termes du Code (article 106). Par ailleurs, l’article 105 stipule clairement que les écarts d’atteinte à la fortune publique sont passibles de sanctions, sans préjudice de l’invalidation des marchés passés, ainsi que toutes poursuites disciplinaires et judiciaires, conformément aux lois en vigueur. Il s’agit notamment de la loi n°73/7 du 07 décembre 1973 relative au droit du trésor pour la sauvegarde de la fortune publique, et de la loi n°74/18 du 5 décembre 1974 relative au contrôle des ordonnateurs, gestionnaires et gérants des crédits publics et des entreprises de l’Etat modifiée par la loi n°76/4 du 8 juillet 1976.

Malgré un tel dispositif, la récurrence des écarts semble importante. Il est opportun de relever que le rapport de l’ARMP de 2006 en a recensés environ 162. Plusieurs raisons sont avancées pour les justifier. Elles prennent en compte à la fois les éléments de contexte et les jeux plus ou moins formalisés d’intérêts et schèmes de valeurs des acteurs. Il s’agit plus précisément de : l’opportunisme des acteurs et intervenants, la perception d’un risque de sanction très faible, l’imprécision des dispositions édictées, les failles du dispositif réglementaire, la faible application du dispositif de sanction, l’impunité de la plupart des contrevenants, l’incompétence des acteurs.

Sans nier la pertinence de ces raisons, l’ambition ici est d’explorer une autre réponse, en interrogeant le rôle que peut jouer la recherche de performance. Existe-t-il des « MP » justifiées ex ante par la quête de performance, ou alors entraînant la performance de l’organisation, celle-ci étant constatée ex-post ? Si oui, lesquelles ? Quelles sont les alternatives pour prévenir, détecter celles des « MP » liées à un management pour la performance ? Ces interrogations constituent la trame de la problématique de cette recherche.

Analyse du point de vue de la finalité : la recherche de la performance

De manière générale, la performance est définie comme le résultat obtenu par une organisation, résultat qui traduit le degré d’atteinte de ses objectifs (Van Doren et Lonti, 2010). Une approche de la performance en matière de gestion des marchés publics consisterait à retenir uniquement les principes de bonne gouvernance que sont la liberté d’accès à la commande publique, l’égalité de traitement des candidats et la transparence des procédures. De tels critères s’appliquent à l’ensemble du système de marchés publics. La volonté de circonscrire l’analyse aux organisations publiques amène à s’intéresser à leur performance dans la gestion des marchés publics. Dans cette perspective, la performance apparaît également comme un construit. En empruntant à la pratique de l’audit de performance, il est possible de la décliner ici en quatre dimensions moins abstraites. Elle s’entend alors comme la prise en compte des soucis d’efficacité, d’efficience, de pertinence et d’économie par l’organisation publique en charge d’un aspect particulier du processus.

Le fait d’envisager la performance comme finalité de l’action et des acteurs sous-entend que l’on se situe sur la chaîne de résultats. L’appréciation de la performance se fonde sur des mécanismes appropriés, constitués d’indicateurs judicieusement choisis et d’encadrements clairement identifiés, stipulés dans les dispositifs législatif et réglementaire. Ces encadrements qui sont « un donné » hors du contrôle de l’organisation pourraient, dans certaines situations, être perçus par le manager « homme d’action » comme des contraintes á la performance.

C’est dans ce contexte qu’émerge l’idée qu’une « MP » dans les marchés publics, comme acte transgressif des encadrements, peut s’apparenter à une option raisonnée de prise de risque et donc, à un acte de gestion. Elle peut alors, dans certains cas, être potentiellement porteuse de performance. Il s’agit, en fin de compte, de questionner la mesure dans laquelle certaines « MP » contribuent positivement à la performance des organisations publiques. Les réponses à ce questionnement serviront de base à la réflexion sur les alternatives pour prévenir ces pratiques et/ou les détecter. Pour ce faire, une méthodologie appropriée est mobilisée.

Méthodologie

La démarche globale de cette recherche repose sur l’idée que la réalité est socialement construite plutôt que déterminée objectivement (Usunier et al. (1993). Il est donc possible de s’appuyer sur les différentes constructions et significations que les gens attribuent à leur expérience. C’est pourquoi la perception des acteurs est sollicitée afin d’explorer empiriquement l’objectif de cette recherche. Il s’agit ici de présenter et de justifier le cadre d’analyse, ainsi que les outils et les étapes du traitement des données recueillies.

Cadre de recherche

Les « MP » dans la gestion des marchés publics constituent le principal objet de cette recherche. Il convient de rappeler que le marché public est un projet impliquant plusieurs organisations publiques et privées : maîtres d’ouvrage et/ou maîtres d’ouvrage délégués, bailleurs de fonds, soumissionnaires, commissions de marchés, sous-commissions d’analyse, commissions de suivi et/ou de réception, maîtres d’oeuvre, auditeurs indépendants, observateurs indépendants, ARMP,…. Dans ces organisations, certains acteurs sont appelés à jouer un rôle spécifique-clé dans la gestion des marchés publics : ordonnateurs, contrôleurs financiers, rapporteurs, chefs de service des marchés, ingénieurs de marché, comptables assignataires, auditeurs indépendants. La gestion des marchés publics est donc au coeur d’une diversité d’interventions, d’intérêts et d’acteurs.

Les organisations publiques considérées comme maîtres d’ouvrage dans le Code des marchés publics constituent le terrain de cette recherche. Il s’agit plus précisément :

  • des services centraux et déconcentrés de l’Etat;

  • des collectivités territoriales décentralisées;

  • des projets et programmes publics;

  • de la société civile et des Organisations Non Gouvernementales (ONGs);

  • des entreprises publiques ou para publiques.

L’analyse du phénomène des « MP » est circonscrite ici aux trois phases de gestion des marchés publics.

Variables et indicateurs

Les « MP » constituent les variables indépendantes de cette recherche. La présentation effectuée ici ne se veut pas exhaustive. Les « MP » recensées sont celles susceptibles de nourrir la problématique : un à-priori qui présume de la bonne foi, donc de la loyauté et du comportement « éthique » des différents acteurs impliqués. Elles ont été sélectionnées à la suite d’une analyse des informations secondaires, en retenant comme critères éliminatoires l’ignorance pure et simple des normes et/ou l’absence d’habilités nécessaires pour les appliquer. Au total, 47 écarts ont été recensés dans les différentes phases du processus de gestion des marchés publics, à partir d’une recherche documentaire. Leur occurrence est ensuite observée empiriquement au moyen d’une échelle à trois niveaux : pas du tout, parfois, toujours.

La performance, variable dépendante, est appréciée par ses dimensions telles que décrites dans le tableau 1.

Tableau 1

Description des dimensions de la performance

Description des dimensions de la performance
Source : Conçu par les auteurs

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La relation entre ces variables est appréhendée empiriquement sur une échelle à trois niveaux : pas du tout, souvent, très souvent. Il convient à présent de spécifier les sources de données.

Sources de données et analyses

Les données d’enquête ont permis d’actualiser l’information sur les « MP », leurs fréquences, leur caractère planifié ou non et leur justification éventuelle dans les différentes phases du processus de gestion. Elles produisent aussi le point de vue et/ou les préconisations des acteurs-répondants, relativement aux solutions. Etant donné le caractère sensible de la gestion des marchés publics au Cameroun dans un contexte marqué par l’intensification de la lutte contre la corruption (Opération épervier, nombreux rapports sur la corruption au Cameroun), l’enquête est effectuée au moyen d’un questionnaire essentiellement qualitatif formé de questions fermées, ouvertes et semi-ouvertes. La plupart des questions font appel à la perception et à l’évaluation des phénomènes par les acteurs sur une échelle donnée.

L’enquête est réalisée entre août et septembre 2011 dans la ville de Yaoundé, capitale politique du Cameroun, qui concentre l’essentiel des services centraux et déconcentrés des administrations publiques. Elle est par ailleurs circonscrite aux marchés réalisés au cours de l’exercice 2010 et du premier semestre 2011. Cette période se justifie par le fait que le questionnaire fait appel à la perception et la connaissance des acteurs; une période plus étendue pourrait augmenter les risques d’oublis. Le questionnaire a été administré directement et en ligne à des acteurs clés du processus de gestion d’un marché public : ordonnateurs, contrôleurs financiers, rapporteurs, chefs de service des marchés, ingénieurs de marché, comptables assignataires, auditeurs indépendants. L’échantillon est constitué de 100 personnes sélectionnées sur la base de leur accessibilité et de leur disponibilité à fournir de l’information au moment de l’enquête. Sur les 100 questionnaires administrés, seuls 39 ont été retournés et exploités. Les 61 non-réponses sont représentatives des réticences des acteurs sous le prétexte du droit de réserve et de la sensibilité du sujet. L’échantillon final présente les caractéristiques ci-dessous (tableau 2).

Tableau 2

Caractéristiques descriptives de l’échantillon

Caractéristiques descriptives de l’échantillon
Source : Conçu à partir des données de l’enquête

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Les données ainsi collectées ont fait l’objet d’analyses et d’interprétations relevant d’un registre beaucoup plus descriptif, étant donné le caractère exploratoire de cette recherche.

Résultats et alternatives

La perception, par les acteurs interrogés, des déviances dans les différentes phases de gestion des marchés publics et de leur contribution à la performance est présentée et analysée. Il s’en suit une réflexion sur les pistes de solutions susceptibles de prévenir ces mauvaises pratiques, de les atténuer et/ou de les supprimer.

Perception du phénomène des « MP » dans la gestion des marchés publics

La gestion des marchés publics est jugée globalement satisfaisante dans ses trois phases (77 % des répondants en moyenne). Toutefois, certaines « MP » sont encore observées, ainsi que présentées dans les tableaux n° 3, 4 et 5 ci-dessous. Leur occurrence est analysée par phase, en cumulant les items « parfois » et « toujours ».

Tableau 3

« MP » dans la phase d’études et programmation

« MP » dans la phase d’études et programmation
Source : Conçu à partir des données de l’enquête

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Tableau 4

« MP » dans la phase de passation

« MP » dans la phase de passation
Source : Conçu à partir des données de l’enquête

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Tableau 5

« MP » dans la phase d’exécution et de contrôle

« MP » dans la phase d’exécution et de contrôle
Source : Conçu à partir des données de l’enquête

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Phase d’études et de programmation

Dans cette phase, trois (03) « MP » émergent : le lancement des consultations sans études préalables (75,0 %); la non programmation des opérations de passation des marchés (61,5 %); les plans non respectés ou non mis à jour (76,9 %). Ces « MP » sont essentiellement le fait des ordonnateurs et ordonnateurs délégués.

Phase de passation des marchés publics

Dans cette phase qui concentre le plus de « MP », sept (07) pratiques émergent de l’analyse : le non respect de la programmation des opérations de passation des marchés (61,5 %); la passation d’un marché en dépassement des crédits ouverts, hormis les marchés comportant des tranches conditionnelles ou ceux exécutables sur plusieurs années (69,2 %); la passation d’avenant en violation des dispositions réglementaires (76,9 %); la non transmission des dossiers aux membres dans les délais et formes réglementaires (92,3 %); le non respect des dispositions réglementaires pour la conclusion des avenants (61,60 %); le non respect des critères d’évaluation contenus dans le DAO (63,2 %); le non respect des délais d’évaluation des offres (60,5 %). Ces « MP » sont le fait des maîtres d’ouvrage et maîtres d’ouvrage délégués, présidents et membres des commissions de marchés, membres des sous-commissions d’analyse et maîtres d’oeuvre.

Phase d’exécution et de contrôle des marchés publics

Dans cette phase, deux (02) déviances émergent : la réception de prestations non exécutées ou non conformes au marché (76,9 %); le non respect des normes et des spécifications techniques (76,9 %).

Quelques constantes peuvent être relevées d’une phase à l’autre, comme le suggère le tableau 6.

Tableau 6

Constantes et risques inducteurs de « MP » par phase

Constantes et risques inducteurs de « MP » par phase

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Ce tableau ressort le caractère courant et souvent imposé par les circonstances des « MP » observées et les risques de non performance susceptibles de les justifier.

Outre la nécessité de faire face aux risques, diverses autres raisons sont avancées, notamment : les comportements opportunistes de certaines catégories d´intervenants (53,8 %); la perception d’un risque de sanction très faible (69,2 %); l’imprécision de certaines dispositions réglementaires (69,2 %); les contraintes imposées par la réglementation sur les marchés publics (69,2 %); les failles du dispositif réglementaire (53,8 %) et l’incompétence des acteurs et intervenants (53,8 %).

Perception du lien avec la performance organisationnelle

La contribution de ces déviances à la performance est diversement perçue selon les dimensions et les variables retenues pour chaque dimension.

En cumulant les items « souvent » et « très souvent », il apparaît que grâce à ces « MP », les objectifs des investissements et programmes gouvernementaux et /ou de leurs composantes individuelles sont réalisés (69,3 %); les services fournis correspondent au mandat de l’entité (92,3 %), les services prévues sont délivrés (98,0 %).

De même grâce à ces « MP », les ressources humaines, financières et autres ne sont pas gaspillées ou alors leur consommation est minimisée (84,6 %); les activités sont en cohérence avec les objectifs et exigences stipulés (84,6 %) et les services publics sont fournis en temps opportun (76,9 %); les objectifs des programmes gouvernementaux sont réalisés selon un rapport coût/qualité favorable (76,9 %).

Grâce à ces déviances aussi, les finalités des investissements et programmes gouvernementaux et leurs composantes individuelles sont réalisées (92,3 %); les services publics permettent de satisfaire les besoins de la clientèle (84,6 %); les services publics répondent aux attentes de la population (76,9 %).

Enfin, grâce aux « MP », les ressources sont souvent acquises au moment propice (69,2 %); les ressources retenues constituent l’utilisation la plus économique des deniers publics (84,6 %); et les extrants correspondent aux résultats escomptés (92,3 %).

Finalement, bien que les « MP » soient perçues comme contributives à la performance, elles restent néanmoins des déviances au regard de la réglementation en vigueur. Pour la plupart des acteurs interrogés, il faut prévenir ces « MP » (92,3 %) ou alors les supprimer (61,5 %). Seuls, 30,8 % des enquêtés avancent l’idée de les formaliser. D’où l’intérêt d’une réflexion visant les pistes de solutions.

Tableau 7

Perception de la contribution des « MP » à la performance

Perception de la contribution des « MP » à la performance
Source : Conçu à partir des données de l’enquête

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Tendances globales

Au plan organisationnel, les « MP » dans la gestion des marchés publics au Cameroun confrontent les logiques politique, administrative et managériale, comme l’illustre chacune des organisations retenues dans le cadre de recherche.

La logique politique transparaît globalement dans la perception et la définition du marché public par les acteurs. Selon les données d’enquête, l’intérêt général est une dimension dominante pour eux. En effet, le marché public apparaît d’abord comme une perspective de développement pour le Cameroun (92,3 %), ensuite comme un projet (69,2 %), ou encore comme une perspective de changement pour les différentes catégories d’acteurs : maître d’ouvrage/Maître d’ouvrage délégué (69,2 %), maître d’oeuvre (61,5 %), cocontractants (53,8 %), populations (79,9 %). Le marché public est peu perçu comme une dotation budgétaire (46,2 %).

La logique administrative est par contre approchée au travers des priorités des acteurs en situation. En effet, pour eux, dans une situation de gestion des marchés publics, le respect de la réglementation (23,1 %) est le facteur le plus déterminant dans l’échelle des priorités. Il est suivi par l’atteinte des résultats au moindre coût (15,4 %), la satisfaction des usagers/populations (15,4 %) et le bien-être des populations/développement (15,4 %). L’atteinte des objectifs de l’organisation et l’acquisition des ressources dans les meilleures conditions sont classées en dernière position (7,7 %).

La logique managériale enfin, orientée vers la quête de la performance individuelle et organisationnelle, est approchée au travers de l’appréciation de l’apport des mauvaises pratiques. Les acteurs y recourent, en outre, par nécessité de gérer certains risques de non performance. L’existence de conflits de logiques chez les acteurs en situation de gestion des marchés publics apparaît ainsi clairement, notamment entre la logique administrative fondée sur le respect des normes et la logique managériale fondée sur la recherche des résultats organisationnels. Pour sortir de ces contradictions, il conviendrait de rechercher des solutions renouvelées plutôt que de se limiter à la seule proposition de sanction systématique aux entorses à la réglementation, dans un contexte marqué par de multiples recours judiciaires en direction des contrevenants.

Esquisses d’alternatives

Pour les acteurs interrogés, la prévention peut se faire au moyen : du renforcement des capacités des intervenants, de la réduction des étapes du processus, de la limitation du nombre d’intervenants et de la révision de certaines dispositions du Code des marchés publics à la lumière de la loi n° 2007/006 du 26 décembre 2007 portant Régime Financier de l’Etat. Dans le même registre, ils préconisent une meilleure planification et évaluation des coûts, une procédure de réception plus rigoureuse et une bonne dissémination de l’information juste sur les marchés publics. Les mécanismes visant la suppression de ces pratiques passeraient alors par la vulgarisation des textes, le renforcement des contrôles et de la reddition des comptes et l’effectivité des sanctions.

Il convient de souligner que ces solutions suggérées par les acteurs, bien que pertinentes, ne semblent pas s’attaquer au coeur des problématiques réelles de ces « MP ». Elles ne prennent pas en compte la nécessité d’une convergence des logiques sur l’exigence de performance des marchés publics, en rapport avec le souci de pertinence des résultats organisationnels inhérent á la logique politique.

Les solutions préconisées par l’étude voudraient aller plus loin. Elles s’inspirent des ingrédients fournis par l’analyse stratégique (Crozier et Friedberg, 1977) et la théorie de la régulation conjointe (Reynaud, 1989, 1995), comme le font Babeau et Chanlat (2008) pour montrer combien l’acte transgressif peut avoir une dimension positive dans le fonctionnement organisationnel. En effet, il conviendrait de prendre en compte à la fois l’acteur et le système, les régulations à l’oeuvre dans la structuration de l’action et la possibilité de négociation entre parties prenantes, selon les spécificités de leur relation à la norme ou de la nature même de la norme. En effet, en matière de gestion des marchés publics au Cameroun, la norme apparaît jusque-là plutôt comme un « donné » pour les organisations publiques : non négociée par elles et non négociable pour les institutions qui en sont garantes. La déviance quant à elle apparaît comme un « construit », produit d’un affrontement entre l’exigence de l’action et celles du respect de la norme/réglementation par l’organisation en situation.

C’est sur la base de ces prémisses que trois alternatives de solutions sont préconisées :

  • le management des risques;

  • les ententes de gestion;

  • et la négociation des encadrements de gestion.

Le management des risques

En admettant que la déviance pour des raisons de performance relève du comportement rationnel du manager « juge d’opportunité », la question des valeurs telles qu’intégrées dans son schème de référence devient effectivement essentielle (Van Doren et Lonti, 2010). Elle intègre la manière dont le manager imagine ou construit la performance dans son organisation et dans son propre « mental », et comment ce construit mental est partagé progressivement avec : ses collaborateurs, les parties prenantes du microenvironnement de l’organisation et l’ensemble des acteurs du système des marchés publics.

Dans cette perspective, le recours à la déviance comme option de gestion et/ou d’action relève effectivement d’une conscience voulue et réfléchie du risque. Il est une prise de conscience de l’enjeu majeur qu’est la performance organisationnelle dans un contexte contraint, notamment, par des normes adossées à un dispositif coercitif lourd et froid qu’incarne l’Etat. Toutefois, cette « perception du risque » doit se muer en un véritable processus rationnel de management des risques au sein de l’organisation. Des habiletés appropriées seront alors développées pour une efficacité accrue du management, et donc de l’organisation.

L’entente de gestion

La déviance, comme option la mieux-disante du manager en termes de production de résultats (performance), peut être négociée avec les parties prenantes à différentes étapes de gestion des marchés publics, aboutissant à des ententes explicites ou non. L’un des résultats les plus probables pourrait être la levée partielle ou quasi-totale de la contrainte, en application des principes fondamentaux du Code des marchés publics que sont la responsabilité collégiale (co-responsabilité) et la gouvernance partagée.

Deux cas peuvent alors se produire à terme :

  • l’entente de gestion tacite, comprise comme l’option de contourner la norme, convenue entre ou avec les acteurs du processus de gestion du marché public ( pris dans leur exhaustivité ou non, tels qu’ils sont disséminés dans les différentes commissions);

  • l’entente de gestion explicite, résultant d’une négociation avec autant les acteurs opérationnels du processus de gestion du marché que l’ensemble de la chaîne de régulation.

Dans ce deuxième cas interviennent, au-delà des membres des commissions, les cadres des unités en charge du conseil ou de l’action juridiques : service des études juridiques et du contentieux, structures de régulation, juridictions compétentes. La situation évoquée ici peut présenter un parallèle avec la pratique au Canada, relativement aux mécanismes d’application de la Loi sur l’administration publique, s’agissant du « Contrat de performance et d’imputabilité ». Une interrogation subsiste pourtant, à savoir : l’entente de gestion explicite pourrait-elle s’étendre aux parties prenantes garantes des rationalités légiférative et politico-sociale ?

La négociation des encadrements des actions de gestion

La décision d’impliquer le législateur, en faisant le pont entre la logique politique et la logique administrative, participe de l’effort de « normalisation » ou de « requalification » de la déviance. Cette prérogative de redéfinition des normes nécessaires au régulateur dans son travail de contrôle du processus revient à la représentation du peuple, donc aux élus et leurs instances délibératives de différents ordres (sénat, assemblée nationale, conseil municipaux, …).

De façon transversale, la transparence et la reddition des comptes sont, plus que des atouts importants et déterminants, des leviers, des vecteurs ou des stimulants pour le partage ou la transformation des déviances; partage qui, lui-même, s’érige en condition de succès.

Conclusion

Divers rapports relèvent de nombreuses « MP » dans le processus de gestion des marchés publics au Cameroun. Bien que donnant lieu très souvent à des malversations, certaines déviances apparaissent, dans cette recherche, comme des opportunités pour plus d’efficacité, d’efficience, de pertinence et d’économie. Les solutions préconisées comprennent : la mise en place des systèmes de management de risques, l’entente de gestion et la négociation des encadrements des actes de gestion. Les résultats obtenus produisent une connaissance empirique du phénomène, en dépit des limites imputables à la sensibilité du sujet, à la taille de l’échantillon et à la zone géographique retenue. Ils appellent ainsi de nombreuses ouvertures, notamment en direction du questionnement sur le degré d’adéquation entre le dispositif du Code des marchés publics et les exigences de performance des organisations publiques.