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La politique de l’Etat Français en termes de cohésion sociale s’appuie depuis toujours sur une partie du secteur associatif. Depuis quelques années, les exigences de cette relation se sont renforcées dans le cadre d’une organisation impliquant différents ministères au plus près du terrain à travers les Directions Départementales de la Jeunesse, des Sports et de la Vie associative (DDJSVA) devenue la Direction de la jeunesse, des sports et de la cohésion sociale (DJSCS). L’Etat, mais aussi les collectivités territoriales, financent les associations Loi 1901 en contrepartie de la mise en oeuvre de leurs politiques. Compte tenu du pouvoir financier et de la directivité ainsi exercés sur elles, ces associations sont souvent qualifiées de « parapubliques ». Elles sont alors considérées comme plus proches des pouvoirs publics que d’un tiers secteur véritablement indépendant. C’est, à ces dernières que nous nous référons désormais, tout au long de cet article, lorsque nous parlons d’« association ».

La situation de ces associations dites « parapubliques » ne peut cependant être réduite à une simple exécution de la politique publique. Celles-ci ne sont pas toujours parfaitement soumises. Elles résistent, contredisent et parfois même désobéissent, en d’autres mots, elles adoptent des comportements « déviants ». Suivant l’approche sociologique définie par Becker (1963), nous retenons comme « déviant », tout comportement intentionnel ou non, perçu comme tel par les porteurs de la norme dominante, en l’occurrence les pouvoirs publics. Suivant une approche plus gestionnaire, cette « déviance » peut être interprétée en termes d’« agence » : elle correspond au risque que prend un « principal » lorsqu’il engage un « agent » pour réaliser, pour son compte, un service donné (Jensen & Meckling, 1976). Cet article s’appuie sur neuf cas de « déviance » tels que, par exemple, le fait maintenir un projet contre l’avis des autorités, le fait de refuser une embauche recommandée ou le fait de ne pas communiquer ses bilans à temps. Nous évaluons ces différents cas, tour à tour, en termes de domaines, de degrés et d’impacts. Nous cherchons dans un premier temps à comprendre et évaluer ces « déviances » du point de vue des associations elles-mêmes. Nous distinguons ainsi les cas de fraudes et autres comportements illégaux, de démarches stratégiques visant une utilité sociale et institutionnelle. La plupart de ces « déviances » ne relèvent pas de l’anomie (Durkheim, 1897), mais d’autres normes.

Du point de vue des pouvoirs publics, ces comportements posent, a priori, problème dans la mesure où ils ne sont pas conformes aux normes qu’ils ont définies et réduisent leurs performances. Partant de là, la tentation est grande, et telle est la tendance actuelle, de « verrouiller » la relation en contractualisant de façon de plus en plus détaillée et en contrôlant de façon de plus en plus permanente l’exécution des prestations. Le problème est qu’à trop vouloir contrôler les associations, les pouvoirs publics risquent d’annihiler leur capacité d’action et d’innovation, alors même que ces qualités constituent la principale motivation de cette coopération. Comment lutter contre les « déviances » des associations sans brider leur dynamisme ? La principale recommandation de cet article réside dans le modèle de l’« autonomie conditionnelle », un modèle consistant à donner a priori une très large autonomie, tout en s’autorisant le cas échéant à la réduire au profit d’une directivité nécessaire et, paradoxalement, possible lorsque les comportements du partenaire s’écartent trop des objectifs convenus.

Nous commençons par un cadrage théorique des associations et de leurs relations avec les pouvoirs publics. Nous présentons ensuite les méthodes, entretiens, observation directes, observations participantes et analyse documentaire, sur lesquels s’appuient les exemples présentés tout au long de cet article. Nous présentons ensuite nos résultats : tout d’abord ceux sur les « déviances » des associations, puis ceux sur les moyens et les limites de l’action des pouvoirs publics pour les recadrer. Nous présentons enfin nos recommandations en termes d’ « autonomie conditionnelle » et de régulations informelles.

Les associations et les politiques de l’État

Nous commençons ici par une synthèse de la littérature sur les associations situant ces organisations entre l’état et le marché, puis nous évoquons le cas des associations dites « parapubliques » en questionnant leur conformité à ces critères.

Les associations

La loi 1901 autorise plusieurs individus à mettre en commun leurs ressources dans un but autre que de partager des profits. Ce cadre juridique leur permet de bénéficier de certaines ressources spécifiques : subventions, dons des particuliers et sponsoring d’entreprise. Très ouverte, la Loi 1901 offre un support pour des activités très variées : éducation, santé, médico-social, humanitaire, sport, culture et loisir constituent des secteurs qui y sont traditionnellement établis. L’action sociale, l’insertion ou les services à la personne contribuent actuellement à la définition de nouvelles approches et de nouveaux métiers.

La place des associations dans le paysage français continue de progresser avec quelques 1100000 structures, un budget consolidé de l’ordre de 59 milliards d’euros, avec plus de 1050000 emplois et plus de 13 millions de bénévoles (Tchernonog, 2007). Ces chiffres découverts à la fin des années 80 ont d’abord permis aux associations de se faire respecter en tant qu’acteurs économiques. Mais leurs performances sont aussi sociales, elles résident souvent dans les manières de faire autant que dans les biens et services produits.

Les associations restaurent les liens sociaux dans le cadre d’adhésions, d’actions collectives, de cultures et de valeurs partagées. Par exemple, elles luttent contre les exclusions, elles rouvrent des accès à l’emploi aux chômeurs longues durées et rmistes. Elles donnent accès aux services aux laissés pour compte. Elles sont participatives. Elles transforment les territoires. Les associations se positionnent également souvent sur les registres de l’expression citoyenne et politique. Elles produisent et défendent de nouvelles idées sur la façon dont notre société pourrait et devrait fonctionner. (Boncler et Valéau, 2010).

Les associations et les activités qu’elles développent constituent un secteur que l’on désigne souvent sous le vocable de « tiers secteur » ou d’ « économie sociale et solidaire » : un secteur situé entre le marché et l’Etat, prenant en charge des demandes minoritaires et/ou non solvables, utiles socialement (Salamon & Anheier, 1997; Laville & Sainsaulieu, 1997). Suivant les perspectives, elles peuvent jouer un rôle d’éclaireur ou de contre-pouvoir démocratique à travers lequel les citoyens interpellent les pouvoirs publics. Les associations sont souvent, à des degrés divers, des entrepreneurs sociaux au sens défini par Powell & Di Maggio (1983) et Battilana, Leca & Boxenbaum (2009), c’est-à-dire des acteurs capables de faire évoluer les normes dominantes à l’intérieur desquelles les autres acteurs développent leurs logiques d’action. Les exemples de ces contributions associatives sont très nombreuses : travail des personnes handicapés, droit au logement, droit d’ingérence humanitaire, etc. Les associations tentent de faire progresser la société qui les entoure.

La capacité entrepreneuriale et les qualités des associations reposent sur trois ressources : des moyens économiques et une gouvernance relativement indépendante permettant à l’initiative citoyenne de s’exprimer pleinement. Les tenants de l’entrepreneuriat social invitent aujourd’hui les associations à se comporter davantage comme des entreprises en allant acquérir sur les marchés des moyens financiers dont elles ont besoin et en adoptant leurs modèles de gestion. Mais, comme le soulignent Boncler et Valéau (2010), ces formes de financements ne sont pas exemptes de biais, par exemple, le grand public donne en priorité à des causes qui le font réagir émotionnellement. Au-delà de ces évolutions, les subventions restent un moyen de financement des plus importants notamment en France. La question se pose de savoir comment bénéficier de ces « aides » tout en maintenant un minimum d’indépendance ?

Les politiques de l’État

En quelques décennies les logiques et les approches portées par l’Etat ont profondément évolué vers une transformation de l’action, de l’organisation et de la stratégie du management et de l’action publique. Cette évolution est marquée d’un écho particulier au sein des associations porteuses et relais de l’action publique dans de nombreux domaines (social, familial, santé, environnement, humanitaire, éducation, etc.). Par le biais des subventions certaines associations sont chargées de pans entiers de l’action publique. La révision générale des politiques publiques (Journal Officiel – Loi du 1er janvier 2010) porte une vision renouvelée de l’action publique puisqu’elle impacte les relations entre les associations et les pouvoirs publics dans leurs modes de contractualisation et d’évaluation de leurs missions et performances.

Chaque année, les associations produisent et distribuent gratuitement ou presque des services pour un coût de 40 milliards d’euros (INSEE, 2011). Elles constituent un relais incontournable dans la mise en oeuvre d’une part importante des politiques publiques mais aussi dans le degré de dépendance aux financements publics. Les relations entre l’Etat, les collectivités locales et les associations prennent différentes formes : initiative de l’association avec le soutien public à ses actions; le marché public et le paiement intégral d’une prestation; la délégation de services publics et la rémunération issue de l’exploitation d’une activité. Le soutien financier apporté par les pouvoirs publics à de nombreuses associations induit une dépendance financière qui doit se justifier par une action d’intérêt général mais aussi par une obéissance rigoureuse au cadre d’intervention de l’action publique. Bien que ces pratiques soient critiquées (Cour des comptes), leurs rôles et leurs utilités n’ont pas pour autant été remises en cause. Ces associations qualifiées de « parapubliques » constituent des acteurs incontournables du paysage socio-économique français.

Il y a donc lieu de s’interroger sur les partenariats qui peuvent s’établir entre l’Etat et le monde associatif. La loi de 1901 couvre une grande diversité d’activités et de services. De la défense des intérêts particuliers de ses membres à la gestion de grands équipements collectifs, toutes les activités associatives empruntent un seul et même instrument juridique. La loi 1901 est-elle parfaitement adaptée à chacune de ces situations ? Est-elle adaptée aux associations parapubliques ? De son côté, la Cour des Comptes fustige périodiquement les gestions administratives et financières des associations. Sont également dénoncées les pratiques commerciales déguisées. Lors de la commémoration du centenaire de la loi de 1901, le Conseil d’Etat s’était notamment interrogé sur l’opportunité de la création d’une nouvelle loi pour définir une nouvelle catégorie d’associations, mais les acteurs impliqués ont unanimement souhaité conserver cette unité légale historique.

La question du contrôle des associations par les pouvoirs publics semble cependant prendre aujourd’hui une nouvelle orientation avec les propositions de certifications ou de labellisations qui s’ajoutent aux anciens dispositifs d’agrément ou de reconnaissance d’utilité publique. La garantie de bonne utilisation des dons et subventions demeure également, pour les pouvoirs publics, une préoccupation majeure. Les contrôles internes et contrôles externes s’additionnent au service de cet idéal de « transparence ». La circulaire du 18 janvier 2010 distingue ainsi les associations en fonction du montant des subventions reçues : inférieures ou supérieures à 200 000 euros en trois ans. Cette circulaire soumet les secondes à des contrôles accrus. La question abordée dans le cadre de cet article est de savoir si ces contrôles ne risquent pas de dénaturer la capacité d’innovation des associations ?

Problématique

Certains n’hésitent pas à remettre en question la valeur des actions des associations « parapubliques », considérant qu’il s’agit d’un prolongement des actions de l’Etat sans autre utilité sociale ajoutée. En d’autres mots, les associations oeuvrant dans le cadre des politiques publiques ne seraient pas des associations à part entière. La charte de l’Economie Sociale et Solidaire retient effectivement comme principal critère « l’autonomie de gestion et l’indépendance par rapport aux pouvoirs publics ». Des auteurs comme Salamon et Anheier (1997) n’ont pas hésité à écarter les associations parapubliques dans le cadre de leur étude internationale.

A la fois chercheurs, mais également acteurs engagés depuis de nombreuses années sur le terrain, nous pensons que ces objections demeurent relativement « théoriques ». Elles posent un jugement à partir d’un fonctionnement formel. Or, derrière ces normes affichées se développent des pratiques informelles, des jeux et des négociations d’une nature quelque peu différente. L’asymétrie de pouvoir n’est pas aussi marquée. Les associations en question gardent leurs propres visions et leurs propres valeurs. Ces acteurs trouvent dans les incertitudes, les vides et les contradictions des règles définies par les pouvoirs publics, des marges d’action leur permettant de mettre en oeuvre d’autres logiques. Certains relèveront là une forme de « déviance » qu’il convient de corriger, d’autres retiendront un rôle civique particulièrement utile. Les cas de « déviances » présentés dans le cadre de cet article relèvent effectivement d’une très grande diversité de registres d’actions.

Au cours des dernières années, un certain nombre d’articles ont montré, suivant des approches néo-institutionnalistes, comment les associations intériorisent progressivement les attentes de leurs financeurs (Pache & Santos, 2010; Verbruggen, Christaens & Milis, 2011). La problématique de leurs « déviances » n’a, en revanche, à notre connaissance, jamais été encore abordée en tant que telle. Cependant, elle peut être restituée dans des cadres théoriques plus généraux de recherches en stratégie examinant les rapports de pouvoir et de dépendance entre deux organisations de tailles différentes. La relation entre les associations parapubliques et leurs financeurs constitue, de toute évidente, un cas de « partenariat public – privé (PPP) », un nouvel objet dont l’étude n’en n’est encore qu’à ses débuts (Mazouz, 2009). Cette relation peut aussi être comparée à celle existant entre les « filiales » et leurs maisons-mère (ex. Denis & Tannery, 2002; Goold & Campbell, 1987). Cette approche apparaît a priori peu conforme à la loi 1901 (cf. partie 4. gestion de fait), mais elle peut faire sens dans la mesure où les associations ne possédant pas, à proprement parler, de capital, les subventions servant à financer la structure peuvent être interprétées comme des prises de participation. Suivant une perspective quelque peu différente, cette relation peut être décryptée, comme une transaction verticale de type client-fournisseur s’apparentant à de la sous-traitance (ex. Ernez, 2011; Buchanan, 1992). Suivant une vision plus générale, cette relation peut être abordée comme une « alliance asymétrique » (ex. Vidot-Delerue & Simon, 2005; Cherbib, 2010; Geringer & Herbert, 1989) dans le cadre de laquelle l’activité serait alors considérée comme co-portée par l’association et le partenaire public. Ces quatre interprétations de notre objet de recherche nous ramènent toutes à un partenariat quelque peu inégal dans le cadre duquel se jouent des enjeux de contrôle, mais aussi d’innovation (Goold & Campbell, 1987).

Les relations asymétriques entre deux organisations se caractérisent par la dépendance de l’une, ici l’association vis-à-vis de l’autre, ici les pouvoirs publics. Cette dépendance fonde un pouvoir (Emerson, 1962) ouvrant la possibilité de faire faire à l’autre organisation des choses qu’autrement elle ne ferait pas (Dahl, 1961). Ce pouvoir n’est cependant pas absolu. Suivant la perspective de Jensen and Meckling (1976 : p 307), cette relation peut aussi être interprétée comme « un contrat à travers lequel une personne (le principal) engage une autre personne (l’agent) à réaliser pour son compte, un service impliquant une délation de pouvoir de décision. ». Pour ces auteurs, un tel contrat introduit des risques d’agence, autrement dit des risques que l’agent n’adopte pas les comportements nécessaires à l’optimisation de la fonction d’intérêt du principal. Cette contingence s’explique par des différences de perceptions et d’interprétations, elle peut aussi découler de l’opportunisme de l’agent cherchant à optimiser ses propres intérêts. La théorie de l’agence pose ainsi un besoin de contrôle : le principal peut surveiller l’agent et/ou l’inciter à prendre en compte ses intérêts, mais le risque zéro n’existe pas. Les recherches en stratégie ont établi différentes formes de contrôles associées à différents outils (Ex. Goold & Campbell, 1987), mais pour Denis et Tannery (2002), au-delà des instruments de gestion, il s’agit de comprendre comment les acteurs eux-mêmes perçoivent ces contrôles, avec, in fine, la question de la confiance (Vidot-Delerue & Simon, 2005). Ces différentes approches permettent ainsi de mieux problématiser les questions liées à la gestion de la « déviance ».

Ces perspectives stratégiques nous permettent également de redéfinir plus précisément les « associations parapubliques » en référence à leur degré de dépendance vis-à-vis des ressources que leur apportent les pouvoirs publics dans le cadre d’une relation « a priori » asymétrique, mais aussi à la mesure suivant laquelle ces derniers exercent le pouvoir ainsi obtenu. La dépendance de l’association ne peut être établie de façon définitive sur la base du pourcentage des ressources représentées par les subventions accordées. Elle découle également de la prépondérance de ces dernières pour sa survie, ainsi que, suivant Emerson (1962), des possibilités de trouver ailleurs d’autres ressources. Une participation supérieure à 50 % assure sans doute le « contrôle » de l’association, mais des participations « minoritaires » peuvent également jouer un rôle déterminant lorsque, comme c’est souvent le cas, l’association ne peut facilement réduire son train de vie. La façon dont les pouvoirs publics exercent leur contrôle sur les associations dépendant de leurs subventions constitue le principal sujet de cette recherche. Nous posons la question à trois niveaux : quelles sont les déviances observées de la part des associations ? Quels sont les moyens de contrôles à la disposition des pouvoirs publics ? Comment peuvent-ils y recourir sans pour autant remettre en cause la capacité d’innovation des associations ?

Le but de cet article est de proposer une vision moins caricaturale, plus réaliste des partenariats entre les associations et les pouvoirs publics. Ceux-ci s’appuient sur des cadres légaux mais aussi sur des fonctionnements informels. Les représentants des pouvoirs publics avec lesquels nous nous sommes entretenus sont pour la plupart particulièrement sensibilisés à la nature des associations. Ils utilisent les nouveaux moyens juridiques mais continuent également d’expérimenter différentes formes de négociations sur le terrain. Certains partenariats fonctionnent de façons efficaces tout en respectant la nature et l’indépendance des associations. C’est de ces « bonnes » pratiques que s’inspirent nos recommandations.

Méthodologie

Afin de dépasser le niveau théorique, nous ancrons la suite de notre réflexion dans les réalités de terrain de différentes associations en partenariat avec différents représentants des pouvoirs publics (Glaser & Strauss, 1967; Denzin & Lincoln, 1994). Les associations et les pouvoirs publics étudiés ont été choisis en fonction de leur diversité. Nos anecdotes se sont appuyées sur des observations et des analyses documentaires, mais ces actions n’étant pas en conformité avec la relation officielle, c’est aussi dans le cadre des entretiens semi-directifs avec les représentants des associations et avec ceux des pouvoirs publics que les avons vues apparaître.

Les entretiens avec les responsables des associations commençaient toujours avec une présentation de l’association, nous prenions ensuite une approche chronologique consistant à identifier les différentes étapes de leur développement. La relation avec les pouvoirs publics était naturellement abordée, les tensions avec ces derniers étaient souvent évoquées. Nous invitions simplement les répondants à approfondir leurs propos. Les notions de « déviance » n’étaient pas abordées en tant que telles. Simplement, après un long moment d’entretien, lorsque la question n’avait pas été spontanément abordée, nous demandions : « Vous est-il déjà arrivé de refuser une demande des pouvoirs publics ? »

Les données ensuite présentées pour illustrer les modalités d’action des pouvoirs publics comprennent aussi de façon plus spécifique des extraits de documents officiels tels que des textes de loi comme la circulaire du 18 Janvier 2010 ou des documents de travail, comme la convention type proposée par la Caisse Nationale d’Allocations Familiales à l’attention des responsables des Caisses Régionales effectivement chargés de contractualiser avec les associations locales dans le cadre du Contrat Local d’Accompagnement Scolaire. Ces documents constituent une réalité concrète du positionnement des pouvoirs publics. Au-delà, des observations et des entretiens semi-directifs ont été nécessaires pour accéder aux pratiques plus informelles.

Nous avons, dans le cadre de cette recherche, étudié trente cas de partenariat association-pouvoirs publics, nous présentons ici les neuf plus représentatifs et significatifs. Nous avons, comme il se doit, conformément à nos engagements vis-à-vis de nos interlocuteurs, anonymé ces cas et parfois modifié certaines données afin d’éviter qu’ils puissent être identifiés. Leurs contenus n’en restent pas moins parfaitement « ancrés » dans la réalité.

Le point de vue des associations

Nous présentons dans cette partie une série de neuf cas choisis en fonction de leur diversité. Certains correspondent à des « déviances » de fait vis-à-vis du droit en général pour d’autres la « déviance » se situe plus par rapport aux normes définies par les autres (Becker, 1963), elle est perçue comme telle par le partenaire public. Les exemples développés dans le tableau 1 sont ensuite repris dans le cadre d’une typologie fondée sur la nature et l’intensité de leurs « déviances ».

Tableau 1

Neuf cas de « déviances » d’associations

Neuf cas de « déviances » d’associations

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Les cas présentés dans le tableau 1 relèvent de domaines relativement différents : règlementaire (ex. cas 2), GRH (ex. cas 6), finances (ex. cas 1, 8 et 9), marketing (ex. cas 4 et 7) et stratégie (ex. cas 3 et 5). La gestion des associations par les pouvoirs publics touche à tous les aspects de leurs actions, il en va logiquement de même pour les « déviances » de ces dernières. Ces « déviances » prennent, suivant les cas, la forme de délinquance (ex. cas 1), de négligences (ex. cas 9), d’actions non autorisées (ex. cas 2 et 3), de refus (ex. cas 4 et 7), d’oppositions plus marquées (ex.cas 6 et 8) ou encore de rupture (ex. cas 5).

Ces « déviances » sont également caractérisées par leur intensité et leur impact sur la relation avec les pouvoirs publics. Il importe ainsi de faire la part des choses entre des « déviances » mineures (ex. cas 7) et une déviance majeure (ex. cas 1). Il conviendrait de mesurer leur impact sur les performances de l’action publique. Cela dit, nos données montrent que l’intensité de la déviance reste très subjective, elle dépend pour beaucoup de la posture adoptée par la collectivité. Par exemple, le maintien du spectacle (cas 7) correspondait à une « déviance » a priori mineure, mais avait été pris par le représentant des pouvoirs publics, comme un affront, alors que les négociations sur les postes du chantier d’insertion (cas. 6) avaient été reconnues comme légitimes. Qui plus est la position des pouvoirs publics peut parfois, suite à la déviance, évoluer, comme dans le cas 4 où la gratuité a depuis été envisagée pour certaines activités.

Nous rapprochons les différents cas de « déviance » présentés dans le tableau 1, des changements définis par Watzlawick, Weakland et Fisch (1975) : pour ces auteurs les changements de type 1 restent à l’intérieur des cadres de références de départ, alors que les changements de type 2 remettent en cause ces derniers. Suivant cette perspective, nous retenons des « déviances » de type 1, elles restent relativement mineures dans la mesure où elles ne remettent pas en question la politique des pouvoirs publics. Nous ajoutons des « déviances » de type 2 visant à développer des marges de manoeuvre plus importantes sans oppositions frontales. Le troisième type de déviance va plus loin en tentant d’influencer les politiques des pouvoirs publics dans le cadre de revendications plus profondes et plus ouvertes. Dans tous les cas, la nature de la « déviance » résulte des « interactions symboliques » entre les acteurs : des intentions de l’association mais aussi des perceptions que peut en avoir le partenaire public (Becker, 1963).

La déviance 1 peut être rapprochée des travaux de Crozier et Frieberg (1977) : l’association profite des incertitudes et des contradictions des demandes de ses partenaires pour pouvoir développer ses propres stratégies, valeurs et intérêts. Cette approche a été récemment redécrite en détail par Pache et Santos (2010). On observe ces dernières années une forme d’institutionnalisation de cette approche, par exemple en 2008, Le Haut Commissaire aux Solidarités Actives Contre la Pauvreté avait lancé un appel à l’expérimentation. Le partenaire public se fait ainsi moins directif tout en restant en mesure d’intervenir s’il juge que l’association s’écarte trop de ses attentes. Nous retrouvons là une gestion du pouvoir sous la forme d’une « autonomie conditionnelle » (Valéau, 1999) sur laquelle nous revenons dans le cadre de nos recommandations.

La déviance 2 prend la forme de protestations et de résistances plus ambitieuses destinées à remettre en cause tout ou partie du système mis en place par les pouvoirs publics. Elle relève de ce que les théories néo-institutionnelles appellent « l’entrepreneuriat institutionnel » (Battilana et al., 2009). Ce niveau de déviance nous relie aux approches des associations en tant qu’agents de changement (Cooperrider & Passmore, 1991). Comme tout changement, celui proposé par l’association à ses partenaires provoque des résistances. Les tensions et les conflits peuvent être interprétés comme des formes de « décristallisation » (Lewin, 1952) ou de « confusion » (Watzlavick et al, 1975) nécessaires au changement. En variation de la déviance 2, le cas 6 peut-être qualifié de « déviance civique », elle cherche à modifier les comportements de l’institution jugés abusifs.

D’une façon générale, les différents exemples du tableau 1 montrent que, mis à part les détournements du cas 1, les motivations qui poussent les associations à un moment donné à « dévier » des attentes des pouvoirs publics sont rarement de l’ordre de la malveillance, mais sont souvent liées à la réalisation de son objet social ou fondées sur le respect de ses valeurs.

Le point de vue des pouvoirs publics

Les « déviances » des associations étudiées dans le cadre de cet article se définissent comme telles en référence aux normes établies par les pouvoirs publics et leur posent, de toute évidence, à des degrés divers, problèmes. Partant de là, ces derniers vont naturellement chercher à influencer ces partenaires, de leur point de vue, défaillants. Nous examinons dans cette partie un certain nombre de moyens juridiques et économiques dont ils disposent pour ce faire, mais aussi, dans un second temps, les limites des pressions ainsi exercées. Nous abordons ce faisant la problématique du pouvoir et des contrepouvoirs, formels et informels.

Les cinq documents référencés dans le tableau 2 ouvrent chacun à leur manière des formes de contractualisation introduisant, en contrepartie des financements, un certain nombre d’obligations. Les demandes de subvention doivent désormais systématiquement comprendre des annexes comme, par exemple, le procès verbal de la dernière assemblée générale. En apparence, ceux-ci constituent une simple communication de documents par ailleurs obligatoires. En pratique, il s’agit d’une incitation très forte, pour les associations, à se mettre en conformité avec la loi : celles qui ne l’auraient pas fait ne pourront accéder aux fonds publics Le texte sur la Protection Maternelle et Infantile constitue une procédure d’autorisation pour pouvoir exercer légalement l’activité. Cette autorisation doit être présentée pour pouvoir accéder à des demandes de financement par exemple celle de la Caisse d’Allocations Familiales. Les trois documents suivants introduisent des obligations d’une autre nature : tout d’abord, ils introduisent une obligation de communication : le dépôt de ces bilans conditionne le versement de la subvention. Partant de là, les pouvoirs publics peuvent contrôler et évaluer l’activité effectuée en fonction des actions réalisées.

Tableau 2

Les moyens légaux de contrôler la « déviance » des associations

Les moyens légaux de contrôler la « déviance » des associations

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Le pouvoir exercé à travers l’exécution de ces textes est bien réel. Il permet suivant la définition de Dahl (1961) d’amener les associations à faire des choses qu’autrement elles ne feraient pas, ou de les empêcher de faire des choses qu’autrement elles feraient. Ces textes permettent des contractualisations explicitant les obligations des associations, mais leur application ne peut être tenue pour acquise. La source du pouvoir réside parfois dans la menace d’une sanction, les associations qui ne respectent pas la loi risquent des sanctions allant jusqu’à la fermeture. Mais le pouvoir de ces textes semble au bout du compte davantage prendre la forme d’une incitation financière. Emerson (1962) définit le pouvoir de A sur B comme fonction de la dépendance de B par rapport à des enjeux détenus par A et des possibilités qu’a B d’accéder à ces mêmes enjeux en dehors de cette relation. Ainsi, comme l’illustre l’extrait d’entretien 6 du tableau 2, au-delà de la possibilité d’édicter certaines règles, le véritable « pouvoir » des pouvoirs publics sur les associations est fondamentalement financier. Si les associations veulent accéder aux subventions, elles doivent se conformer à leurs « recommandations ». Il ne s’agit plus d’un contrôle a posteriori, mais d’un contrôle à priori. La conformité doit être a priori pour pouvoir entreprendre une quelconque demande. De fait, les associations ne recourant pas aux subventions sont moins soumises à ce pouvoir. Par exemple, une association organisant un concert sans moyens financiers ni matériel peut entreprendre son action sans déclaration et, éventuellement parvenir à ses fins, alors qu’une association demandant du matériel se sera forcément conformée à la légalité pour pouvoir ne serait-ce que formuler sa demande.

Ce pouvoir financier va au delà de l’exécution de la loi. Comme le montraient les exemples de « déviance » de la partie 3, certains représentants des pouvoirs publics peuvent par exemple recommander certaines personnes pour des emplois créés par l’association. Les demandes informelles sont nombreuses. Nous évoquons à présent quelques limites légales et morales à l’exercice de ce pouvoir.

Les limites des pouvoirs susceptibles d’être exercés par les pouvoirs publics pour lutter contre la « déviance » des associations sont liées à leur propre « déviance ». Les quatre documents et témoignages répertoriés dans le tableau 3 relèvent de problématiques très différentes. Le risque de gestion de fait peut-être réduit avec les délégations de services publics établies sous la forme d’actes unilatéraux de mandatement dans le cadre de la circulaire du 18 janvier 2010. Les « risques d’arbitraire » et, ce faisant, de « clientélisme » peuvent être limités par le droit général : on ne peut refuser à une association de démarrer dans un secteur si elle se conforme aux normes qui s’y rapportent. Le risque d’ingérence évoqué dans les extraits d’entretiens reste difficile à établir de façon objective. Tout comme pour les associations, ces limites peuvent être repoussées dans le cadre d’une zone de flou et d’ambiguïtés dans lesquelles certains représentants des pouvoirs publics s’aménagent des marges de manoeuvre pour le moins ambiguës. Il n’existe pas aujourd’hui d’organisme ou de dispositif susceptible de garantir la qualité du contrôle, sauf à imaginer une autorité administrative indépendante. C’est finalement la jurisprudence qui, de plus en plus, bloque ces dérives en interprétant ces moyens comme non conformes au droit.

Le quatrième document du tableau 3 est représentatif d’un mouvement rejoint par de nombreux collectifs. La circulaire du 18 janvier 2010 est parfaitement légale, d’autant plus qu’elle tend à aligner le droit français sur le droit européen. Elle est cependant perçue par une majorité des acteurs associatifs comme illégitime, car non respectueuse des principes d’indépendance définis par la loi 1901 et par la charte européenne de l’économie sociale. L’idée défendue est qu’à force de contrôle, les associations risquent de perdre leur capacité d’initiatives et d’innovation, c’est à dire tout ce qui fait leur spécificité et leur permet de jouer ce rôle si particulier défini dans la première partie. Cette circulaire constitue une expression parmi d’autres de la réforme de l’administration avec une orientation de plus en plus marquée vers la performance par tous les moyens. Le fait que les acteurs contestent la légitimité de la démarche peut générer, comme ici, des prises de paroles contestatrices, des « déviances » revendiquées comme relevant de la désobéissance civique ou tout simplement des défections tout aussi préjudiciables.

Tableau 3

Les limites du contrôle des associations par les pouvoirs publics

Les limites du contrôle des associations par les pouvoirs publics

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Discussion

Comme nous l’avions défini dans la partie 1, les pouvoirs publics recourent aux services des associations parce qu’elles leur apportent une capacité d’innovation et un rapport à la population différents de ce qu’ils sont eux-mêmes capables de produire. Comme nous l’avons vu ensuite dans la partie 3, ces mêmes associations introduisent cependant des risques de « déviance » de plusieurs natures : au-delà des détournements, leurs négligences, leurs initiatives non homologuées, leurs contestations sont susceptibles de nuire à l’efficacité des pouvoirs publics. Face à ces risques, comme nous l’avons décrit dans la partie 4, les pouvoirs publics français ont depuis quelques années, avec notamment la circulaire du 18 janvier 2010, pris la voie de la prévention en contractualisant avec de plus en plus de détails les obligations des associations, en contrôlant de plus en plus systématiquement leurs activités et, le cas échéant, en les sanctionnant. Comme nous l’avons ensuite montré, toujours dans la partie 4, ces pratiques posent au moins deux types de problèmes : elles brident la capacité d’innovation des associations et elles sont souvent jugées illégitimes par ces dernières en référence au principe d’indépendance de la loi 1901.Ce faisant, la prévention des « déviances » pourrait s’avérer presque aussi néfaste que les « déviances » elles-mêmes. Dans le cadre de cette discussion, nous commençons par présenter le modèle de « l’autonomie conditionnelle » avant de le remettre en perspective dans les cadres théoriques des sciences de gestion introduits dans la partie « problématique ».

L’« autonomie conditionnelle » correspond à une autre manière de penser la gestion des « déviances » des associations par les pouvoirs publics. Ce modèle est inspiré des travaux de Valéau (1999) sur la gestion des bénévoles. La problématique de cette gestion des ressources humaines est à certains égards semblable à celle ici traitée : il s’agit de respecter les valeurs du bénévolat tout en gardant un minimum de contrôle sur leurs comportements, en particulier lorsque ceux-ci ne cadrent plus avec les objectifs et les valeurs de l’association. Dans le cas présent, il s’agit, pour les représentants des pouvoirs publics, de préserver la dynamique associative, tout en se réservant la possibilité d’intervenir en cas de problème.

L’autonomie conditionnelle consiste simplement, comme ce fut le cas pour l’association 10 (tableau 4), à laisser au départ une autonomie la plus large possible. Les représentants des pouvoirs publics limitent volontairement, dans un premier temps, leur directivité afin de laisser à cette dernière la possibilité de définir elle-même tout ou partie des contenus de ses interventions. Le seuil de conformité introduit dans la figure 1 correspond aux obligations non négociables comme la communication d’un minimum d’informations ou le respect des normes en vigueur. Dans le cas de l’association 10, la mairie exigeait la remise des bilans d’activité, mais aussi, par exemple, dans le cadre des activités liées à l’enfance, le respect du taux d’encadrement d’un animateur pour douze enfants.

Tableau 4

Illustration de l’autonomie conditionnelle

Illustration de l’autonomie conditionnelle

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Figure 1

L’autonomie conditionnelle accordée par les pouvoirs publics aux associations

L’autonomie conditionnelle accordée par les pouvoirs publics aux associations

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Partant de cette autonomie, de deux choses l’une : soit, après évaluation, les prestations s’avèrent conformes aux minimums requis par les pouvoirs publics, voire satisfaisantes et il n’est nul besoin d’intervenir; soit les prestations posent problème et les représentants des pouvoirs publics ont intérêt à reprendre l’association en main. L’intervention peut alors être définie en fonction de deux paramètres : sa directivité qui correspond au degré de détail et d’explicitation des comportements désormais attendus; son caractère coercitif qui correspond à l’autorité exercée pour exiger ces derniers. Toujours dans le cadre des activités enfance, les représentants des pouvoirs publics peuvent se faire plus directifs en imposant une liste d’activités ou plus fermes, par exemple, en interdisant formellement toute activité nautique. D’une façon générale, une forte directivité répond davantage à des cas de « déviances » liés à des problèmes d’incompétences. Par exemple, dans le cas de l’association 10, les retards et les erreurs dans la remise des bilans étaient essentiellement dus à un manque d’organisation. La coercition est, quant à elle, davantage adaptée aux « déviances » relevant d’une désobéissance intentionnelle, comme par exemple dans le cas 7 du tableau 1, la tenue d’un concert n’ayant pas reçu toutes les autorisations.

La coercition correspond à la force du pouvoir exercée. Comme nous l’avons vu dans la partie 4, pour Emerson (1962), cette force est fonction du rapport de dépendance entre les parties (Emerson, 1962). De façon intéressante, le pouvoir des représentants des pouvoirs publics tend naturellement à s’accroître lorsque les associations deviennent déviantes. En effet, le contre-pouvoir des associations vis-à-vis de celui-ci est fonction de sa satisfaction par rapport à ce qu’elles lui apportent, il peut s’agir des quantités de service produites mais aussi de l’ambiance dans le territoire ou de la mobilisation des bénéficiaires. Il est ainsi relativement fréquent que les représentants des pouvoirs publics tolèrent des associations moins professionnelles ou quelque peu contestatrices dans la mesure où elles apportent une dynamique collective qu’ils auraient du mal à produire eux-mêmes. Mais, lorsque la contribution d’une association donnée se révèle véritablement insatisfaisante, les représentants des pouvoirs publics ne sont plus dépendants. Leur pouvoir de négociation repose alors sur la menace de rupture : si l’association ne met pas un terme à ses comportements déviants, ses subventions seront supprimées puis ses autorisations annulées. Notons, cependant, que cette menace peut être bilatérale, par exemple dans le cas 5 de la partie 3, l’association a préféré rompre et aller chercher d’autres financeurs, car elle jugeait les exigences des représentants des pouvoirs publics auxquels elle avait affaire, inacceptables. Nous retrouvons là la seconde partie de la définition d’Emerson, le pouvoir de A sur B est inversement proportionnel aux possibilités qu’a B de retrouver les mêmes avantages dans le cadre d’une autre relation. Les possibilités qu’a le représentant des pouvoirs publics de recadrer une association donnée sont fonction des difficultés que pourrait avoir cette dernière à retrouver d’autres financements et des possibilités qu’il ait le même service d’une autre association.

La confrontation entre l’association et les représentants des pouvoirs publics peut prendre la forme, suivant les cas et les points de vue, d’une reprise en main autoritaire ou d’une simple négociation. Tel est l’autre enjeu de l’« autonomie conditionnelle » : la communication et la construction du sens et de la légitimité de ces interventions. L’« autonomie conditionnelle » présente ainsi l’avantage, comme l’illustre le cas de l’association 10, de mettre en avant un partenariat a priori basé sur la confiance et le respect et de présenter les interventions comme accidentelles. L’acceptabilité des ces dernières peut être favorisée en minimisant leur portée, les représentants des pouvoirs publics parleront de « discussion », de « négociation », de « petite mise au point », de « recadrage ». Une stratégie complémentaire consistera à justifier l’intervention en attribuant son origine à l’association, le représentant des pouvoirs publics pourra ainsi dénoncer sa « déviance » en indiquant qu’ « elle est allée trop loin », qu’ « elle met les bénéficiaires en danger », qu’ « elle ne respecte pas les autres associations » etc. Par exemple, dans le cas 10, les associations qui n’avaient pas rendu leurs bilans ont été convoquées de façon très solennelle par le directeur de service, l’accent fut mis sur la gravité de ce manquement, la Mairie ne pouvant pas se faire rembourser par la CNAF. Ces responsables ont ainsi fait part à chaque association de leur mécontentement sans autres menaces explicites. La communication ainsi mise en scène était à l’attention des associations concernées, mais aussi des autres associations témoins de l’intervention.

Ce modèle d’ « autonomie conditionnelle » résulte d’une démarche empirico-formelle (Glaser & Strauss, 1967; Denzin & Lincoln, 1994). Il appelle d’autres recherches de terrain, d’une part, pour confirmer sa vraisemblance, d’autre part, pour affiner ses contenus. L’une de ses principales limites est qu’il reste essentiellement fondé sur l’expérience des responsables associatifs dans le cadre de leur relation avec les pouvoirs publics. La question du contrôle par les finances (Tableau 2.6.) et l’évocation des risques d’ingérence (tableau 3.3) sont abordées à travers leurs regards. Le point de vue des pouvoirs publics est quant à lui intégré seulement sur la base des recours officiellement envisageables et des limites légales. D’autres recherches seront nécessaires pour étudier les expériences vécues par les « acteurs » des pouvoirs publics dans le cadre de ces mêmes situations. Une autre limite réside dans le fait que nous n’avons pu présenter qu’un seul cas confrontant véritablement le point de vue de l’association et celui des pouvoirs publics. D’autres recherches pourraient inventorier différentes variations de l’autonomie conditionnelle co-construites dans le cadre des interactions entre les deux partenaires. Il conviendra par exemple de mesurer des dimensions telles que l’autorité, la directivité ou encore la rapidité des interventions des pouvoirs publics suite aux « déviances » observées. De façon plus approfondie, des monographies longitudinales incluant, comme pour la présentation de la relation entre l’association 10 et la Mairie, la gestion des crises, permettront de mieux saisir la dynamique partenariale de l’autonomie conditionnelle, ce que Mazouz (2009 : p 230) appelle les « apprentissages transversaux » réalisés dans le cadre des projets en mode partenarial. Dans toutes ces recherches, le sens donné à ces pratiques pourrait également être analysé suivant une lecture en termes d’interactionnisme symbolique (Becker, 1963; Goffman 1959).

D’autres travaux et d’autres réflexions seront, par ailleurs, nécessaires pour restituer ce modèle, au départ destiné à mettre en avant les spécificités des relations entre les associations et les pouvoirs publics, dans les cadres plus généraux des recherches en gestion sur les relations asymétriques jusqu’ici étudiées à propos des filiales (ex. Denis & Tannery, 2002), de la sous-traitance (ex. Ernez, 2011) ou des alliances entre entreprises (ex. Vidot-Delerue & Simon, 2005). Nous avions, dans la première partie, évoqué les risques d’agence associés à ce type de relation. D’une façon générale, notre modèle tend à relativiser quelque peu les coûts associés à ces risques. Il considère moins coûteux de limiter au départ la directivité et la coercition pour les ajuster ensuite en fonction des comportements observés. Le modèle de l’« autonomie conditionnelle » rejoint ainsi les approches dites « ago-antagoniques » (Denis, 2002; Martinet, 1990) selon lesquelles : « l’équilibration est un processus dynamique de (re)construction continue qui procède de la mise sous tension dynamique, d’actions et de contre-actions permanentes, de stratégies bilatérales » (Denis, 2002 : p 15). Ces approches issues de la systémique conçoivent un méta-niveau de gestion consistant à adapter le mode de contrôle en fonction du degré d’équilibre. Les approches ago-antagoniques relativisent le caractère asymétrique du partenariat en considérant l’importance de la partie a priori considérée comme la plus faible dans le fonctionnement du système émergeant entre les deux parties. Paradoxalement, malgré les coûts de transaction, le fait d’externaliser une partie de l’activité vers une autre organisation semble favoriser ce type d’interaction : la possibilité, de part et d’autre, de rompre la relation, introduit une tension régulatrice.

La recherche sur les associations a été, de longue date, prise en charge par les sociologues et les économistes. Son rapprochement avec les sciences de gestion est un enjeu majeur. Les associations constituent de toute évidence, un monde très spécifique appelant une gestion adaptée (Boncler et Valéau, 2010), mais il importe de ne pas les cloisonner dans des cadres théoriques trop singuliers qui le déconnecteraient du reste des sciences de gestion. Sans pour autant les transformer entreprises, il s’agit, tout d’abord, de permettre aux associations de bénéficier, en les accommodant, des modèles issus de ces sciences. Ce faisant, l’introduction des associations au sein des sciences de gestion historiquement construites par et pour la conduite des grandes entreprises, confronte leurs modèles à d’autres configurations susceptibles de les faire évoluer vers des modèles plus généraux (Stengers, 1987). L’enjeu consiste aussi à faire reconnaitre les contributions économiques, sociales et politiques des associations au développement durable nos sociétés (Valéau & Annette, 2010a; 2010b). Il s’agit également de mieux comprendre comment elles peuvent s’allier aux autres acteurs, entreprises et pouvoirs publics, en vue d’accroitre leur influence et leur capacité d’action. Le modèle de l’« autonomie conditionnelle » contribue ainsi au développement de « cadres conceptuels et d’études typologiques pour pouvoir saisir la diversité des PPP et surtout agir dans le sens d’une gestion plus efficace des configurations organisationnelles et stratégiques soutenant les rapprochements publics-privés » (Mazouz, 2009 : p220).

Conclusion

La gestion des « déviances » des associations par les pouvoirs publics constitue une problématique aussi intéressante qu’ambiguë, à la croisée de questions technico-économiques mais aussi sociopolitiques. Nous avons, dans le cadre de cet article, retenu une perspective essentiellement gestionnaire adoptant le point de vue des représentants des pouvoirs publics. Nous avons recommandé une « autonomie conditionnelle » : un mélange de règles bureaucratiques et d’adaptations informelles à la fois pratique et respectueux des principes d’indépendance auxquels le mouvement associatif reste, aujourd’hui, très attaché. Au-delà la manière dont les pouvoirs publics peuvent et doivent gérer des associations reste une question politique dont les réponses dépendent de la façon dont ceux-ci conçoivent les missions et les performances des services de l’Etat. Les associations peuvent ainsi, suivant les points de vue, être perçues comme des prestataires de services commerciaux presque comme les autres, comme des services publics par délégation ou encore comme des partenariats très spécifiques facilitant la participation des citoyens à la vie de leur cité. La qualification de « déviance » reste, ce faisant, très relative, il s’agit de lignes d’action s’écartant des ordres et des normes établies par les pouvoirs publics à un moment donné (Becker, 1963; Durkheim, 1897), plus souvent par négligence, par pragmatisme ou par conviction beaucoup plus souvent que par corruption. Cette question amène un débat : le risque « moral » soulevé par Jenkins et Meckling (1976). C’est pourquoi, nous avons, tout au long de cet article, préféré garder le terme entre guillemets. Cette « déviance » peut même parfois prendre le sens d’une « désobéissance civique » luttant contre les « déviances » des pouvoirs publics eux-mêmes, par exemple lorsqu’ils s’engagent dans des formes d’ingérence ou des pratiques dites « clientélistes » (ex. cas 6, tableau 1). Certaines « déviances » sont également utiles parce qu’elles apportent une innovation intéressante susceptible par la suite d’être adoptée par tous, tel sera peut-être le cas de la gratuité défendue par l’association 4 (tableau 1). L’« autonomie conditionnelle » permet de bénéficier de ces différents avantages de la « déviance » tout en gardant si besoin la possibilité d’intervenir lorsque les inconvénients prennent le dessus.