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Compétence ! Rarement un vocable aura été l’objet d’autant d’attentions en gestion.

C’est en fait le mouvement ressources-compétences initié par Wernerfelt (1984) qui a véritablement imposé le terme compétence en lui octroyant un caractère stratégique. Ce qui a permis de mettre la lumière sur des approches plus intimistes de la compétence développées par des psychologues du travail suite aux travaux pionniers de McClelland (1973). En effet, ces derniers insistent depuis longtemps sur le fait que la réussite scolaire et les bons résultats obtenus aux tests d’intelligence et d’aptitude ne peuvent prédire, à eux seuls, une performance professionnelle, d’où la nécessité d’évaluer la façon dont les connaissances acquises, les aptitudes et l’intelligence individuelle sont mis en oeuvre dans le contexte du travail. C’est là que le concept compétence, qui peut être considéré comme un savoir-agir en situation (Louart, 2006), est intervenu, ébranlant la gestion traditionnelle des ressources humaines en favorisant une nouvelle logique basée non plus sur les postes de travail et les qualifications qu’ils exigent mais sur les individus et les compétences qu’ils détiennent (Zarafian, 2004, Vazirani, 2010).

C’est dans ce cadre que plusieurs entreprises occidentales du secteur privé ont, dès le milieu des années 1990, mis en place, avec un niveau d’intégration plus ou moins élevé (Berenschot, 2006, Colin et Grasser, 2007), des démarches de gestion des compétences. Quant à l’administration publique, elle s’est engagée, dans différents pays, dans des réformes de Nouvelle Gestion Publique (NGP) et de post-bureaucratie (Pollitt et Bouckaert, 2004) qui ne peuvent être menées à bien sans une réflexion sur les rôles et missions assignés aux gestionnaires publics. En effet, si les fonctionnaires changent eux-mêmes leur comportement, la culture de l’organisation publique connaîtra aussi des transformations (Mazouz, 2008, p.20). L’émergence de la notion de compétence intervient donc ici pour donner, dans le domaine de la GRH publique, de la consistance à ces transformations managériales comme le démontrent plusieurs études menées dans les pays de l’OCDE (Laforte et Godin, 2001, Bourgault et al., 2004), au Mozambique (Awortwi, 2010), en Inde (Kavitha et al., 2010), etc.

C’est dans le sillage de ces recherches que nous nous situons avec l’objectif de dresser un profil des compétences des gestionnaires publics de l’administration publique tunisienne, un travail qui constitue le point de départ de la mise en place d’une démarche compétence (Oiry et Sulzer, 2002).

Pour cela, nous définirons, dans une première partie, la compétence et ses démarches de gestion. Nous présenterons, par la suite, la méthodologie de recherche et les principaux résultats que nous mettrons en perspective du contexte actuel de la fonction publique tunisienne, fortement ébranlé par la révolution du 14 janvier 2011.

Les compétences, de quoi parle-t-on ?

L’utilisation du mot compétence remonte loin dans l’histoire. On la trouve déjà chez les Grecs anciens qui décomposent la compétence en episteme (connaissance), techne (pratique) et phronesis (attitude). Cette décomposition a traversé les âges pour renaître dans les recherches sur l’éducation qui parlent de trois dimensions clés de l’apprentissage individuel à savoir « la connaissance (le savoir), la pratique (le savoir faire) et les attitudes (le savoir être) » respectivement « head, hard et heart » (Durand, 2006, p 278). Par ailleurs, le concept compétence a « une valeur exploratoire » et se trouve souvent confondu avec d’autres concepts similaires. Dans ce cadre, de nombreux auteurs ont mis en exergue les confusions qui existent entre compétence vs qualification (De Terssac, 1996; Lamarque, 2006), compétence vs ressource (Zarifian, 2004) compétence vs performance (Beirendonck, 2006), compétence vs aptitudes et traits de personnalité (Levy-Leboyer, 1996) et compétence vs capacité (Fourez et al., 1997; Jonnaert, 2002). Ces confusions, comme l’indiquent Merck et Sutter, (2009), nuisent à sa clarté tout en le dévoilant partiellement.

Les linguistes, les juristes, les psychologues, les spécialistes de la formation, de l’éducation et du travail donnent à la compétence des acceptions différentes qu’il serait trop long de détailler ici. Nous nous limiterons à la gestion, où le concept compétence est généralement mobilisé par deux grands champs disciplinaires, le management stratégique et la gestion des ressources humaines (Rouby et Thomas, 2004). C’est le niveau micro de la GRH qui nous intéresse dans cette étude mais notons au passage que si l’analyse du concept compétence a longtemps été menée d’une manière parallèle et indépendante en stratégie et en GRH, l’on assiste ces dernières années à des travaux qui rapprochent ces visions macro et micro de la compétence, ce qui offre la possibilité de développer un langage commun entre direction générale et direction des ressources humaines (Le Boulaire et Retour, 2008, Kavitha et al., 2010).

En GRH, on insiste souvent sur le fait que la compétence est un ensemble de caractéristiques observables et, par conséquent, mesurables et donc gérables (Beirendonck, 2006), lesquelles caractéristiques sont « les résultats d’expériences maîtrisées grâce aux aptitudes et aux traits de personnalités qui permettent d’en tirer parti » (Levy-Leboyer (1996, p 53-86). Conçue comme contrepoids au taylorisme triomphant, la compétence s’est même rapidement imposée comme élément pivot des pratiques de GRH car « elle sert à qualifier, gérer les ressources humaineset à définir de nouvelles règles de gestion et d’organisation : rompre avec les limites d’une logique de poste, individualiser la relation salariale, accompagner d’autres changements dans l’entreprise (technique, économique ou sociaux) » (Cazal et Dietrich, 2003, p. 5).

Les profils de compétences

Au niveau opérationnel, les profils ou référentiels de compétences constituent la pierre angulaire de la gestion des compétences (Beirendonck, 2006, p 5). Plusieurs recherches ont travaillé à l’établissement de ces profils. Citons à ce propos la liste de 29 compétences établie par Thornton et Byham (1982) pour les cadres supérieurs, celle de Dulewicz (1989) relative aux cadres moyens qui comporte quatre compétences que l’auteur qualifie de génériques ou supra-compétences ou encore les 16 compétences identifiées par McCauley et al. (1989). Au niveau de la fonction publique, plusieurs recherches ont été menées dont celles de Bourgault et al. (2004) au Québec qui ont identifié quatorze compétences de gestion dont les gestionnaires supérieurs du gouvernement du Québec devront tenir compte et développer (sens politique, stratégie et tactique, capacités perceptuelles, vision et innovation, gestion de la complexité, leadership, intelligence émotionnelle, gestion des ressources humaines, gestion du savoir, actualisation des valeurs d’éthique, communication et négociation, sensibilité technologique, gestion de la performance, du risque et de l’entrepreneurship, gestion des partenariats et réseaux et ouverture aux nouveaux modes de gouvernances). Notons également le travail de Laforte et Godin (2001) qui ont mis en valeur les nouveaux profils de compétences des cadres travaillant dans l’administration publique de quatre pays, l’Australie, le Canada, la France et le Royaume-Uni.

Par ailleurs, la plupart des recherches entreprises dans ce domaine lient fortement les réformes qui sont menées d’une manière générale dans les administrations publiques et la nécessité pour les fonctionnaires d’adopter de nouvelles attitudes et comportements définis dans des profils qui intègrent de plus en plus l’écoute, l’éthique, l’initiative et la recherche de l’efficience et rompent avec une culture de l’équité, de l’obéissance, de la responsabilité et de la loyauté (Cherhabil, 2008). Ces réformes montrent essentiellement le passage du modèle bureaucratique à celui de la nouvelle gestion publique et, plus récemment, au modèle post-bureaucratique (Pollitt et Bouckaert, 2004 et Drechsler, 2005). Dans cette optique, Waintrop et Chol (2003) parlent de l’émergence d’un manager-gestionnaire-leader public, capable d’innover, de rendre compte, de dialoguer et de communiquer comme condition de refonte du secteur public.

Par ailleurs, si la plupart de ces recherches sont commandées[2], sinon exploitées ultérieurement par les gouvernements des pays où elles ont été menées, c’est en France que l’on trouve l’expérience la plus formalisée et intégrée dans les pratiques publiques de RH avec le RIME (Répertoire Interministériel des Métiers de l’Etat) qui détaille, pour chacun des métiers existant au niveau de trois fonctions publiques françaises, la liste des compétences exigées qui sont présentées dans des fiches-métiers sous forme de savoir-faire et de connaissances[3]. Si cette approche a l’avantage de la précision, elle pose le problème de la lourdeur de la nécessaire mise à jour des fiches-métiers et de leurs corollaires, les compétences.

Le concept compétence passe les frontières

Si les pays du Nord ont intégré le concept compétence dans leur gestion des ressources humaines, au niveau des organisations privées mais également publiques, les pays du Sud conservent encore une GRH traditionnelle où le personnel demeure géré à travers un classement dans des systèmes de hiérarchisation qui définissent les niveaux de salaires associés à chaque position ainsi que les conditions de passage d’un poste à un poste supérieur.

Néanmoins, là aussi de nombreux signes indiquent une demande pressante des organisations de ces pays à quitter la logique des postes et à intégrer celle des compétences. Voir notamment à ce propos les travaux de Pillay (2008) en Afrique du Sud, d’Abdullah et al. (2011) en Malaisie et de Anitha et Thenmozhi (2011) en Inde. A ce titre, si nous prenons le cas de la Tunisie, ce pays d’Afrique du Nord, nous pouvons constater depuis le milieu des années 2000, un intérêt croissant de ses responsables, publics et privés, pour le concept compétence. Au niveau des entreprises tunisiennes, cet intérêt peut s’expliquer par des raisons générationnelles, économiques et commerciales.

Tout d’abord, une nouvelle génération de décideurs vient d’accéder aux commandes de ces entreprises. Une génération formée pour l’essentiel d’ingénieurs et de gestionnaires pétris aux méthodes occidentales de management auxquels ils ont été nourris durant des études souvent effectuées dans des universités européennes ou américaines. Les recherches actuellement menées sur la succession dans les entreprises familiales tunisiennes illustrent les changements qui ont cours dans ces entreprises (Zaddem, 2007).

Par ailleurs, l’ouverture de l’économie tunisienne aux capitaux étrangers a drainé un flux de méthodes managériales inédites où le concept compétence a trouvé toute sa place. Cette ouverture s’est faite de plusieurs manières. Ainsi, les entreprises publiques tunisiennes qui ont été rachetées, totalement ou partiellement, par des multinationales ont dû adapter, notamment, leur gestion des ressources humaines, à l’approche par les compétences, largement diffusée au siège et dans les autres filiales de ces multinationales[4].

Le développement de l’approche par compétence dans les entreprises tunisiennes a également été favorisé par les partenariats effectués avec des entreprises internationales, le nomadisme professionnel qui caractérise de plus en plus la carrière des cadres tunisiens (Ben Hassine, 2008) ainsi que l’accroissement du recours aux consultants externes.

Enfin, les grands groupes industriels tunisiens, créés dans les années 1970, ont atteint des tailles critiques qui ont entraîné un besoin, de la part de leurs directions générales, d’une formalisation et d’une objectivisation des pratiques de GRH avec des outils scientifiques validés aussi bien sur le plan théorique qu’empirique. L’approche par les compétences, ayant fait ses preuves ailleurs, est apparue pour ces décideurs comme un dispositif très intéressant pour une professionnalisation des pratiques de gestion des ressources humaines.

Dans ce contexte, l’effet de contagion vers le secteur public paraît inévitable. Ce dernier a effectivement été imprégné par les changements mentionnés plus haut. Mais le Statut qui le régit, créé en 1983[5], caractérisé par la permanence de l’emploi, l’avancement automatique, le recrutement par concours, le classement des agents dans des catégories définies selon les niveaux d’instruction, garde un esprit bien différent de celui de la gestion par les compétences.

Les acteurs concernés sont pourtant unanimes à critiquer ce système (Zarrouk, 2008) et une enquête entreprise auprès d’un échantillon de cadres publics[6] nous a montré que la plupart considèrent l’approche compétence comme une alternative viable au système de GRH actuel. C’est dans le cadre de la modernisation de la fonction publique que s’intégrerait donc cette nouvelle approche qui énonce, comme l’affirme Cherhabil (2008, p. 116), que « les performances d’une administration publique de qualité sont fondamentalement tributaires de la compétence de ses agents ». Mais l’évaluation de la compétence des agents publics suppose l’existence d’un référentiel des compétences requises qui sera, par la suite, comparé aux compétences détenues par les fonctionnaires actuellement en activité. C’est alors que la GRH pourra s’emparer des écarts éventuels de compétence pour redéfinir ses politiques de recrutement, de rémunération, de formation, d’évaluation et de gestion des carrières.

Avant donc d’envisager de mettre en place une gestion des ressources humaines basée sur les compétences, il est essentiel de définir les types de compétences qui feraient l’objet d’évaluation et de développement. Dans le cadre de cette recherche, le profil des compétences exigées par les cadres de la fonction publique tunisienne sera établi. La description détaillée de chacune des compétences identifiées et de leur niveau respectif, feraient, elles, l’objet de recherches ultérieures. Au-delà de ce travail instrumental, cette recherche vise à sonder la résonance du concept de compétence dans les organisations publiques et à y expérimenter un processus d’élaboration d’un référentiel des compétences.

Méthodologie de recherche

Deux approches méthodologiques sont généralement utilisées dans ce type de recherche. Soit l’on se base sur les référentiels de compétence déjà disponibles sur le marché (Capaldo et al., 2006) que l’on essayera de valider dans le cadre d’une approche universaliste de la compétence[7] (Spencer et Spencer, 1993) soit l’on adopte une approche inductive, en se positionnant dans le courant épistémologique constructiviste, si l’on pense que le travail sur les compétences ne peut se faire qu’en référence au contexte dans lequel elles se déploient. Nous prenons parti pour cette dernière position en privilégiant, dans ce cadre, une méthodologie qualitative utilisant plusieurs techniques de récolte de données dont les entretiens de groupe, les entretiens individuels et l’observation non participante avec différents types d’acteurs. Cette démarche, utilisée notamment par Bourgault et al. (2004) et Bichon et al. 2010 se justifie également par le souci d’appropriation d’un référentiel qui serait construit par les acteurs eux-mêmes et non importé (Masson et Parlier, 2004) et qui, comme tout instrument de gestion, est une construction sociale (Oiry, 2006).

Dans ce cadre, notre travail sur le terrain a été effectué en trois parties et s’est étalé sur les deux années, 2009 et 2010.

Partie 1 de la recherche empirique

Notre approche du terrain a commencé par une étude préliminaire, citée plus haut, où nous avons exploré l’intérêt des cadres publics tunisiens pour la notion de compétence telle qu’elle est utilisée en gestion des ressources humaines. C’est lors de cette recherche exploratoire que nous avons été informés qu’un ministère, que nous appellerons M1, était justement en phase de préparation d’un référentiel des compétences pour l’ensemble de ses cadres.

Nous avons alors décidé de saisir cette opportunité de suivre de l’intérieur la préparation d’un référentiel des compétences dans une organisation publique tunisienne. Une autorisation orale et informelle d’assister aux réunions consacrées à ce sujet et de conduire des entretiens nous a été accordée. Mais nous n’étions pas sans savoir qu’une présence physique était loin d’être suffisante, c’est pourquoi nous avons sollicité l’aide des formateurs et des consultants internes qui ont piloté la mise en oeuvre de ce projet. Ils ont joué le rôle de relais et nous ont aidés à déchiffrer le discours des différents acteurs. En effet, les organisations publiques tunisiennes ont leurs codes et leur langage spécifique et sont très peu habituées à travailler avec des chercheurs qu’elles ont tendance à juger comme des personnes abstraites et déconnectées de la réalité.

Dans ce contexte caractérisé par la méfiance et les obstacles culturels, une approche directe du terrain aurait biaisé les résultats, c’est pourquoi nous avons essayé d’être le plus en retrait possible. Ainsi, c’est une observation non participante que nous avons entreprise lors des réunions de préparation du référentiel des compétences par les hauts fonctionnaires (Directeurs généraux) du Ministère M1. De même, nous avons prévu de réaliser des entretiens de groupe avec des cadres supérieurs (Directeurs et sous-directeurs) de ce ministère lors de séances de formation continue. Là encore, notre approche a été indirecte puisque c’est le formateur qui, après avoir assuré une introduction à l’approche par compétence, a demandé aux participants de s’exprimer sur les compétences qu’ils estiment nécessaires pour un cadre de la fonction publique tunisienne, les compétences qui sont généralement détenues actuellement, celles qui sont à développer, etc. Les participants ont également été sollicités pour s’exprimer sur leur perception de l’évolution de l’environnement international et national d’une manière générale ainsi que sur celle de la fonction publique tunisienne. Enfin, nous avons réalisé des entretiens individuels avec les trois consultants en charge de ce projet. Ces entretiens étaient principalement guidés par une question principale : quelles sont les compétences que l’on doit retrouver chez le gestionnaire public tunisien, selon vous ?

Le tableau suivant reprend chacune des méthodes de récolte des données utilisées au cours de cette étape :

Tableau 1

Méthodes de récolte des données utilisées lors de la phase 1 de la recherche

Méthodes de récolte des données utilisées lors de la phase 1 de la recherche

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Une analyse thématique de contenu a été réalisée séparément sur chacun des trois types de corpus collectés qui correspondent à la vision/perception des hauts fonctionnaires, des cadres supérieurs et des experts en utilisant les matrices de Miles et Huberman (2007). Les intitulés des compétences qui ont émergé de cette analyse ont été choisis de sorte à refléter au mieux le verbatim des personnes impliquées. Cette méthode comporte plusieurs avantages dont le principal est de coller le plus possible au langage des acteurs. Nous nous sommes basés sur la fréquence d’apparition de chaque thème pour juger de son importance.

Analyse des résultats de la partie 1 de la recherche

La confrontation des trois profils établis nous a permis de constater plusieurs convergences entre les trois types d’acteurs interrogés, particulièrement entre les hauts fonctionnaires et les cadres supérieurs, ce qui était prévisible. En effet, ces deux groupes ont mis l’accent sur l’importance du respect des procédures et de la hiérarchie ainsi que la capacité à communiquer et à entretenir un réseau de relations pour les gestionnaires publics. Cependant, avec le groupe d’experts, certaines divergences sont apparues. Ainsi, mise à part la compétence Communication que ce groupe considère comme très importante, à l’instar des deux autres, le groupe d’experts a évoqué des compétences qui ne se retrouvent pas dans le discours des deux premiers groupes, c’est notamment le cas pour les compétences ouverture d’esprit, esprit novateur et coaching. Le tableau suivant reprend l’essentiel des points communs et divergents entre les compétences citées par les trois groupes. Lorsque la compétence n’a pas été évoquée par l’un des groupes, nous avons jugé et noté qu’elle est peu importante pour lui.

Tableau 2

Liste comparative des compétences ayant émergé lors de la phase 1 de la recherche

Liste comparative des compétences ayant émergé lors de la phase 1 de la recherche

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Afin d’établir un profil des compétences qui tienne compte de celui de chacun de ces trois types d’acteurs, nous avons décidé de retenir les compétences qui ont été considérées comme très importantes, importantes ou assez importantes par au moins deux des trois parties. Ce qui nous permet d’établir le profil suivant qui compte dix compétences mais n’établit pas de hiérarchie entre elles au vu des divergences au niveau des différentes appréciations qui sont apparues :

  1. Respect des procédures et de la hiérarchie

  2. Communication et relationnel

  3. Gestion

  4. Vivacité et intelligence

  5. Leadership

  6. Capacité d’adaptation

  7. Initiative

  8. Sens des responsabilités

  9. Ethique

  10. Gestion de ses émotions

Partie 2 de la recherche empirique

Après une première phase de la recherche qui a été centrée sur le Ministère M1, nous avons entrepris, dans une seconde phase, des entretiens semi-directifs avec des fonctionnaires travaillant dans divers ministères. Cette étape est primordiale pour s’assurer que le profil des compétences établi à la première phase ne s’applique pas uniquement au Ministère 1.

Douze personnes ont été interrogées au cours de cette phase. Nous estimons avoir atteint la saturation à ce stade car les 11ème et 12ème entretiens ont apporté très peu d’éléments informationnels nouveaux (Thiétart et coll., 2007). Le profil socio-démographique détaillé des répondants, qui sont pour la plupart des chefs de service ayant un diplôme d’études supérieures, est indiqué en Annexe 1. La constitution de cet échantillon s’est faite par boule de neige. Les répondants ont manifesté un fort intérêt au sujet de notre recherche, affirmant que rares sont les recherches consacrées au secteur public, et nous ont donc orientés très facilement vers d’autres répondants, ce qui nous a permis de constituer au fur et à mesure notre échantillon.

Nous avons utilisé un guide d’entretien qui se compose de huit grands thèmes, qui sont expliqués en Annexe 2, et de plusieurs questions de relance destinées à recadrer la discussion vers le sujet de la recherche. A chaque fois qu’un thème était abordé, nous avons veillé à assurer une relance progressive et une orientation thématique et bienveillante comme préconisé par Hlady Rispal (2002). Les entretiens se sont déroulés au cours du mois de mars 2010 sur le lieu de travail des répondants et ont duré entre 30 minutes et une heure et demi. Ils n’ont pas pu être enregistrés, au vu des réticences qu’a soulevé notre questionnement des répondants à ce propos. Afin de pallier les biais conséquents à cette absence d’enregistrement, nous avons veillé à une prise de notes la plus complète possible et à la retranscription du matériel récolté le plus rapidement possible après le déroulement de l’entretien. Une analyse de contenu thématique a également été réalisée dans cette phase et nous nous sommes aussi basés sur les occurrences des thèmes dans le corpus étudié pour classer les différentes compétences qui ont émergé.

Analyse des résultats de la partie 2

Les compétences qui ont émergé lors de cette phase de l’enquête, sont au nombre de 18. Ces compétences ont été regroupées par la suite en huit catégories de compétences principales qui sont les compétences intra personnelles (5), les compétences interpersonnelles (4), les compétences managériales (3), les compétences d’adaptation (2), les compétences d’évaluation/autoévaluation (1), les compétences techniques (1), les compétences liées aux TIC (1) et enfin les compétences de respect des règles et discipline (1).

Mise en perspective des profils de compétences de la phase 1 et 2

En mettant en perspective les deux profils de compétence établis lors de la phase 1 et 2 de la recherche, nous pouvons remarquer, dans les deux cas, la suprématie des compétences personnelles sur les compétences techniques liées au savoir-faire spécifique à détenir par les employés. En effet, la communication, l’ouverture d’esprit et la gestion des émotions ont émergé, lors des deux phases, comme des compétences majeures du gestionnaire public tunisien, de même que son sens du leadership et sa capacité à s’intégrer dans un groupe de travail.

Le premier profil établi lors de la première phase comprenait 10 compétences et le second 18. Certaines des compétences de ces deux phases se recoupent, d’autres peuvent être regroupées sous des dénominations plus génériques et d’autres sont spécifiques à l’une des phases de la recherche. Une nouvelle relecture s’impose donc afin de tenter une synthèse.

Tableau 3

Le profil de compétences des gestionnaires publics de la phase 2 de la recherche

Le profil de compétences des gestionnaires publics de la phase 2 de la recherche

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Le tableau 4 détaille les compétences spécifiques à chacune des deux phases et celles qui se recoupent, pouvant donc faire l’objet d’un regroupement.

Tableau 4

Mise en perspective des compétences émergentes lors des phases 1 et 2 de la recherche

Mise en perspective des compétences émergentes lors des phases 1 et 2 de la recherche

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Après ce travail de relecture et de mise en perspective des résultats des deux premières phases de la recherche, nous pouvons établir un profil des compétences qui intègre les deux profils déjà établis. Pour cela, nous considérons que les compétences qui ont émergé simultanément lors des deux phases sont plus importantes que celles qui n’ont été rapportées que lors de l’une ou l’autre de ces phases. Cependant, nous considérons que ces compétences spécifiques à l’une des deux phases de la recherche ont toute leur place dans un profil de compétences consensuel et nous préférons, au cours de cette étape de la recherche, favoriser l’accumulation des compétences plutôt que leur épuration, étape que nous réservons pour la troisième et dernière phase de la recherche.

Le profil des compétences issu des résultats de la phase 1 et 2 combinés comporte donc, selon cette démarche, 14 compétences dont neuf sont issues d’un travail de regroupement de compétences similaires retrouvées lors des deux phases empiriques de la recherche, une compétence spécifique à la phase 1 et 4 compétences spécifiques à la phase 2. Ci-après la liste de ces compétences :

  1. ommunication

  2. Respect des règles organisationnelles

  3. Adaptabilité

  4. Gestion de ses émotions

  5. Sens des responsabilités

  6. Initiative et innovation

  7. Ouverture d’esprit, vivacité et intelligence

  8. Leadership

  9. Gestion, vision et pilotage

  10. Ethique 

  11. Savoir faire

  12. Capacité à évaluer et à s’auto-évaluer

  13. Maîtrise des aspects techniques

  14. Maîtrise des TIC

Phase 3 de la recherche empirique

A l’issue de ces deux premières phases de la recherche, nous avons pu disposer d’un profil des compétences des gestionnaires publics que nous avons soumis, lors de cette dernière phase, à l’évaluation d’un groupe d’experts de la fonction publique tunisienne. Pour cela, nous avons choisi l’ERIPP (Equipe de recherche d’innovation et de performance publique), un groupe de réflexion, abrité par l’ENA de Tunis, qui a été créé en 2009 et qui rassemble une quinzaine de membres[8] dont des chercheurs, de hauts fonctionnaires et des acteurs du secteur privé impliqués dans des projets de modernisation de la fonction publique tunisienne. Les fonctions et domaines de recherche de chacun des membres de l’ERIPP sont indiqués en Annexe. Plusieurs travaux sont en cours de réalisation par des équipes qui se sont constituées à l’ERIPP et qui impliquent aussi bien des élèves de l’ENA que des étudiants en mastère.

Au cours de cette recherche, nous avons sollicité les membres de l’ERIPP à deux reprises, en entretien individuel pour les cinq membres qui ont répondu favorablement à notre demande, et en entretien de groupe pour l’ensemble de l’équipe. Les entretiens individuels ont été libres et ont tourné autour d’une question principale : « quelles sont les compétences qui vous semblent devoir être réunies chez le gestionnaire public tunisien d’aujourd’hui, selon vous ? ». L’analyse du verbatim de ces entretiens a permis de confirmer les différentes compétences qui ont déjà été identifiées lors des deux premières phases sans apporter d’éléments informationnels inédits. Par contre, l’entretien de groupe, au cours duquel nous avons soumis une à une les 14 compétences identifiées, s’est révélé très instructif.

Présentation des résultats de la phase 3 et synthèse

L’entretien de groupe s’est cristallisé autour de quatre points de débat, qui peuvent être considérés comme des types de compétences : communication et relationnel, compétences personnelles[9], compétences techniques et compétences organisationnelles.

On peut donc conclure que le gestionnaire public tunisien doit tout d’abord être un bon communicateur et disposer d’un bon relationnel. En outre, les autres compétences personnelles (adaptabilité, éthique, initiative, intelligence émotionnelle et leadership) sont primordiales mais doivent être supportées par des compétences techniques et organisationnelles. Un bon gestionnaire public est donc quelqu’un qui se distingue par des attitudes et des comportements empathiques et dynamiques, qui connaît son métier (compétences métier, sensibilité aux TIC) et qui sait appliquer et respecter les règles de son organisation (sens des responsabilités, gestion, vision et pilotage, respect des règles organisationnelles). Nous pouvons représenter ce profil par une tête qui illustre la capacité à communiquer, à tisser des relations et à entretenir un réseau relationnel, cette compétence ayant été considérée comme la plus importante, un tronc qui se trouve relié à cette tête avec toutes les autres compétences personnelles identifiées, elles aussi, comme primordiales. Mais comme l’ont souligné les experts de l’ERIPP, ces compétences seraient vidées de leur sens si elles ne s’appuyaient pas sur des compétences métier et TIC et sur une capacité à s’intégrer au sein de la culture organisationnelle. Ces deux derniers aspects seraient donc les pieds ou les piliers sur lesquels reposerait ce profil.

Figure 1

Représentation graphique du profil des compétences des gestionnaires publics tunisiens

Représentation graphique du profil des compétences des gestionnaires publics tunisiens

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Analyse et discussion des résultats

Le profil des compétences des gestionnaires publics tunisiens élaboré dans ce travail comporte donc 11 compétences réparties en quatre catégories : La communication et le relationnel, les compétences personnelles, les compétences techniques et les compétences organisationnelles. Dans sa composition et son apparence, ce profil ne diffère pas grandement des autres profils qui se retrouvent au niveau des autres fonctions publiques sur lesquelles ont été menées des recherches similaires, particulièrement au niveau de la communication et des autres compétences personnelles. Ce qui confirme que toutes les fonctions publiques sont soumises aujourd’hui à une complexité commune et à des exigences croissantes de leur société qui les oblige à répondre en dotant leurs gestionnaires publics « d’une autonomie de gestion et d’une marge de manoeuvre décisionnelle plus importantes que celles auxquelles ils étaient habitués » (Maltais et Mazouz, 2004, p. 83). Néanmoins, le sens donné à certaines compétences révèle la spécificité et la complexité du terrain de recherche étudié. Ainsi, certaines dénominations génériques comme communication ou adaptabilité acquièrent de nouvelles significations souvent surprenantes et même contradictoires par rapport à leur acception habituelle comme nous allons le montrer ci-après en passant en revue une à une les compétences de ce nouveau profil du gestionnaire public tunisien.

La communication et le relationnel

Pour les personnes interrogées, cette compétence intègre la capacité à écouter, à persuader, à négocier, à s’exprimer en public et à entretenir des relations harmonieuses dans son milieu de travail mais elle comprend également la nécessité de faire preuve d’une certaine retenue dans ses attitudes et comportements, d’être présentable, éduqué, de savoir comment s’adresser aux autres car « le gestionnaire public représente son gouvernement et son pays », comme le dit l’une des personnes interrogées.

L’importance des compétences liées à la communication se retrouve depuis longtemps dans la littérature sur les compétences d’une manière générale avec par exemple Thornton et Byham (1982) et Dulewicz (1989). Les travaux sur les gestionnaires publics ont également relevé cette compétence (Bourgault et al., 2004; Laforte et Godin, 2001) et elle devrait prendre davantage de place avec la multiplication des revendications en faveur de la participation populaire et de la gouvernance démocratique comme le précise Awortwi (2010).

Mais cet esprit collaboratif doit être relativisé sur notre terrain de recherche car l’idée que celui qui détient l’information détient le pouvoir est encore très ancrée dans l’esprit des répondants. Certains d’entre eux n’ont d’ailleurs pas hésité à nous confirmer qu’il ne faut pas partager toutes les informations que l’on possède au risque de perdre sa place, « quelle serait mon utilité si je ne me rends pas indispensable par des informations que ma hiérarchie ne peut retrouver que chez moi ? », témoigne l’un des participants à notre recherche. Paradoxalement, ces mêmes personnes se plaignent du verrouillage de l’information aussi bien de la part de leurs hiérarchiques que des autres départements, en affirmant qu’il est primordial aujourd’hui de partager l’information, de la discuter et de favoriser les processus de travail en équipe. Une réalité que l’ont peut comprendre si l’on analyse ces comportements par le jeu des pouvoirs (Crozier et Friedberg, 1977) où les acteurs tentent ici, à travers les informations qu’ils détiennent et qu’ils retiennent, à créer des zones d’incertitude qui leur octroient du pouvoir sur les autres acteurs de leur système.

La compétence communication et relationnel possède donc un statut ambigu. Considérée comme la compétence la plus importante, elle est encore peu développée; recherchée chez les autres personnes, elle a du mal à se traduire dans les comportements de chacun. Elle fait donc partie des compétences sur lesquelles doivent se concentrer des efforts de développement dans l’avenir.

Compétences personnelles

L’adaptabilité, l’éthique, l’intelligence émotionnelle, l’initiative et le leadership sont apparus comme des compétences personnelles nécessaires pour le gestionnaire public tunisien. Ces compétences, qui versent toutes dans l’esprit du NPM (New Public Management), ont été citées par l’ensemble des répondants comme des compétences nouvelles pour l’administration publique tunisienne traditionnellement ancrée dans une culture juridico-administrative.

Les répondants ont ainsi affirmé qu’il est impératif pour les gestionnaires publics tunisiens d’intégrer la dimension éthique dans leur relation avec des usagers-clients modernes qui n’hésitent plus à dénoncer les fonctionnaires corrompus. Il faut dire que ce phénomène s’est considérablement accru depuis la révolution tunisienne où les dénonciations pour malversations et trafic d’influence se sont multipliés. Dans ce cadre, la commission nationale d’investigation sur les affaires de corruption et de malversation, créée juste après le 14 janvier 2011, a mis la lumière dans son rapport publié en novembre 2011[10], sur l’étendue de la corruption dans le corps des fonctionnaires publics tunisiens. A ce niveau, plusieurs ont été arrêtés, jugés ou écartés de leurs fonctions, d’où l’importance de veiller à prévoir le sens de l’éthique comme compétence de base dans le recrutement et l’évaluation des gestionnaires publics d’aujourd’hui, en plus des mécanismes d’imputabilité à mettre en place au niveau de la gouvernance publique.

Les gestionnaires publics tunisiens doivent également présenter une capacité à s’adapter à un monde complexe en mouvement perpétuel. A ce niveau, il y a lieu de relever une connotation négative dans ce qui nous a été rapporté sur la compétence adaptabilité avec ce type de propos : « il ne sert à rien de résister contre tout le système de la fonction publique, il faut s’y adapter c’est tout, on ne peut pas le changer ». Certaines personnes utilisent donc cette compétence non pas seulement pour s’adapter aux changements qui ont cours mais aussi pour ne pas se heurter aux forces immobilistes qu’elles rencontrent dans leur milieu de travail, traduisant ainsi une certaine résignation à voir leur fonction publique évoluer.

Quant à l’intelligence émotionnelle, elle intègre principalement la gestion de ses propres émotions, « Il faut faire preuve de patience et savoir gérer les susceptibilités », nous ont répété plusieurs personnes. Cette compétence est surtout utile, selon les répondants, pour gérer la tendance colérique de certains hiérarchiques et collègues.

Les gestionnaires publics sont également appelés à prendre des initiatives mais, insistent les répondants, toujours avec l’assentiment de la hiérarchie. « Agir dans l’action oui mais en informant et rapportant les détails de l’action et des décisions prises le plus rapidement possible », précisent-ils.

Enfin, les compétences de leadership se concrétisent, selon les répondants, dans la qualité de l’encadrement dont fait preuve le gestionnaire public et sa capacité à former, motiver, aider et influencer ses collaborateurs tout en leur donnant l’exemple par son comportement. La plupart des chercheurs dans ce domaine ont fortement mis l’accent sur cette compétence de leadership à l’instar de Cherhabil (2008) qui affirme qu’il est important que les gestionnaires publics soient en mesure d’animer des équipes, de motiverles agents et de -donner du sens à leur action- » (p. 111). Maltais et Mazouz (2004) vont plus loin en affirmant que ce gestionnaire public leader qui recherche le changement, amène les autres à s’engager et les soutient est l’agent principal de changement dans les organisations publiques.

En synthèse, nous pouvons dire que nos résultats montrent l’émergence d’un discours axé sur des compétences nouvelles dans la fonction publique tunisienne, ce qui indique la présence d’une culture de renouvellement. Cependant, la recherche de la signification donnée par les acteurs à ces compétences nouvelles montre la persistance d’un esprit bureaucratique sous-jacent. Ce dernier indiquerait que l’administration publique tunisienne se cherche encore, et qu’elle se trouve actuellement dans une phase transitoire, dont l’issue serait, comme le soulignent Pollitt et Bouckaert (2004) à propos de l’idiosyncrasie des réformes menées dans les administrations publiques, en relation avec son dispositif institutionnel, son histoire et sa culture.

Compétences techniques

« Les compétences métier sont un gage qui crédibilise l’action, la technique c’est la base, si vous ne maîtrisez pas vos dossiers, vous ne serez plus respectés » sont des affirmations que nous avons fréquemment rencontrées au cours de notre recherche. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le mot même compétence est entendu dans le sens d’expertise technique pour les personnes interrogées qui se plaignent également du fait que certains soient affectés à des postes qui ont peu de relation avec leur formation initiale, ce qui, selon eux, cause des problèmes de dysfonctionnement au sein de leurs services.

Quant à la sensibilité aux TIC, elle est jugée primordiale au moment où l’administration publique tunisienne engage des projets de e-gouvernement mais son développement est encore freiné, selon notre recherche, par la résistance affichée par des responsables hiérarchiques. Ce résultat concorde avec celui d’Awortwi (2010) qui, lors de sa recherche sur le Mozambique, avait mis en évidence les difficultés des gestionnaires publics de ce pays à s’adapter avec ce nouveau type de compétences.

Compétences organisationnelles

Ce groupe de compétences inclut le sens des responsabilités, la gestion, vision et pilotage et le respect des règles organisationnelles. La première traduit le sérieux, l’organisation et l’application dans l’exécution et le suivi du travail, l’expression « on peut compter sur lui » que l’on a retrouvé plusieurs fois exprime bien cette compétence qui véhicule un intérêt plus grand porté à l’évaluation dans la fonction publique tunisienne. En effet, lorsque les hauts fonctionnaires sont, eux-mêmes, appelés à rendre compte de leurs actes de gestion auprès de diverses parties prenantes, ils cherchent alors à s’entourer de collaborateurs qui puissent assumer avec rigueur et professionnalisme les responsabilités qui sont les leurs (Rouillard, 2002).

Quant aux compétences liées à la gestion, la vision et le pilotage, elles représentent, selon les répondants, la capacité à analyser les situations et les problèmes, à respecter les délais et à prendre des décisions avec rationalité et objectivité. Ces compétences se retrouvent dans le NWS[11] où le bureaucrate n’est plus simplement un expert de la loi relative à sa sphère d’activité mais aussi un manager professionnel, orienté vers la réalisation des besoins de ses citoyens/clients (Pollitt et Bouckaert, 2004).

Enfin, le respect des règles organisationnelles inclut, selon les personnes interrogées, aussi bien la capacité à se conformer aux principes de l’organisation tels que le respect de la discipline ou le secret professionnel que la capacité de l’agent à rendre compte à sa hiérarchie de la situation sur le terrain ou de l’état d’avancement de ses dossiers, ce qui dénote d’une culture protocolaire, celle de l’obéissance et de l’exécution sans discussion (Mazouz, 2008, p. 21) qui caractérise les administrations publiques bureaucratiques.

Cette compétence peut sembler contradictoire avec la précédente mais elle nous semble complémentaire étant entendu que « le rôle des gestionnaires publics est encore tributaire du projet politique et leur capacité à se conformer aux normes juridico-administratives est encore sollicitée » comme le précisent Maltais et Mazouz (2004, p. 84). Il est même surprenant dans une fonction publique accusée de lourdeurs bureaucratiques que cette compétence ne se retrouve pas au premier plan, ce qui dénote, à notre avis, d’une étape de transition dans laquelle se trouverait l’administration publique tunisienne et des tensions qui la sous-tendent avec des fonctionnaires tantôt poussés à mettre en place des politiques définies dans l’urgence de l’actualité internationale et nationale et auxquelles ils n’ont pas contribué et tantôt appelés à faire preuve d’intelligence, d’adaptabilité et d’initiative.

Conclusion

Le profil des compétences des gestionnaires publics tunisiens établi dans ce travail montre une tension entre des compétences que nous pouvons qualifier de bureaucratiques, avec une tendance au strict respect des procédures administratives et au contrôle hiérarchique, et d’autres que nous pouvons qualifier de managériales avec la recherche d’un meilleur partage des informations et le développement des capacités de gestion, de vision et de pilotage des politiques publiques. Ce qui peut nous renseigner sur le caractère complexe de l’administration publique tunisienne actuelle tendue entre son modèle bureaucratique wébérien traditionnel et les réformes qu’elle a engagées en New Public Management. Ceci peut nous amener à conclure, d’après l’analyse du profil des compétences qui a émergé, qu’une certaine forme de New Weberian State serait en train de chercher à se mettre en place. L’administration publique tunisienne semble, en effet, vouloir trouver en son sein les moyens de réinventer les solutions bureaucratiques tout en les adaptant aux défis du nouveau management public (Fabian, 2010).

Ce qui s’est concrétisé par la nomination d’un gouvernement de transition, essentiellement composé de managers issus du secteur privé, durant les jours qui ont suivi la révolution du 14 janvier 2011. Ces derniers, à leur tour, ont recruté des collaborateurs issus, comme eux, du privé ou ont accepté les services de cabinets privés qui ont offert, d’une manière bénévole, leurs services, dans le cadre d’un vaste mouvement citoyen de solidarité nationale. Mais les ministres nouvellement nommés ont également gardé, auprès d’eux, les fonctionnaires qui connaissaient le mieux les lois et les procédures en vigueur et qui ont fait la preuve de leurs compétences dans ce domaine, à moins qu’ils ne soient soupçonnés de malversations.

Cette équation a prouvé une certaine efficacité, non seulement du fait que tous les services publics (eau, électricité, santé, sécurité, salaires, etc.) ont continué à fonctionner sans aucune interruption, alors que le pays vivait une situation de chaos inédit en janvier 2011, mais également du fait que le nombre de projets engagés, au cours de cette même année, a augmenté au niveau de l’infrastructure (pistes rurales, routes et autoroutes), que les recrutements se sont consolidés au niveau de la fonction publique et des entreprises publiques (50.000 nouveaux emplois en 2011), le tout avec un meilleur rééquilibrage régional et une plus grande concertation des populations concernées[12].

A la fin, il faut noter que le modèle de la compétence n’est ni une panacée ni un processus simple et rapide à mettre en oeuvre et aussi rappeler que l’étape de construction du référentiel réalisé dans ce travail ne représente que la première phase d’une démarche qui nécessitera, par la suite, de confronter ce référentiel aux compétences des gestionnaires publics tunisiens d’aujourd’hui et de trouver les actions à même de réduire les écarts qui vont apparaître (Oiry, 2006). Un processus qui demande une implication des hiérarchiques, des DRH et des employés concernés et qui ne sera pas exempt de débats et de conflits avec, en arrière plan, des enjeux salariaux qui ne seront pas simples à négocier dans une fonction publique qui découvre le débat contradictoire dans un contexte de transition démocratique. Cette complexité dans la démarche compétence est, d’ailleurs, à l’origine d’un mouvement de remise en cause de la gestion des compétences (Pichault, 2006) accusée par certains d’exister surtout dans la littérature et non dans les entreprises (Colin et Grasser, 2003) et d’autres de proposer, déjà, l’alternative, la gestion des talents (Miralles, 2006), une fuite en avant ?