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Qu’ont en commun Rosa Luxemburg, militante et intellectuelle marxiste, Hannah Arendt, philosophe politique connue pour son travail sur le totalitarisme et l’impérialisme, et Françoise Collin, théoricienne féministe? Fidèle à son originalité créative, Diane Lamoureux livre dans cet ouvrage paru en 2010 un essai de généalogie intellectuelle autour de quelques idées centrales tirées des oeuvres de ces trois penseuses politiques majeures du XXe siècle. Le projet de Lamoureux est ici de « penser une politique incluant le féminisme qui prenne le monde et non seulement les femmes pour objet » (p. 183). Lamoureux s’appuie donc sur sa lecture des trois oeuvres pour penser sa propre politique féministe subversive, tout en établissant clairement que parmi celles-ci seule Françoise Collin s’est revendiquée comme féministe et s’est intéressée aux enjeux féministes. C’est en établissant une chaîne de résonance entre les trois générations de penseuses que Lamoureux nous entraîne dans une réflexion sur les thèmes de la révolution, de la praxis, de la liberté, de l’autonomie, de la démocratie et, enfin, de la politique féministe et de la subjectivation politique des femmes.

Ces trois auteures partagent certaines caractéristiques. Ainsi, deux d’entre elles (Luxemburg et Arendt) ont assumé les multiples enjeux liés à leur identité juive dans l’Europe de la première moitié du XXe siècle, Arendt en ayant souffert de façon marquée au point de devenir apatride avant d’être accueillie aux États-Unis. Les trois sont des femmes qui se sont démarquées comme penseuses et, dans le cas de Luxemburg, comme actrice politique, dans un univers intellectuel et politique dominé par des hommes. Lamoureux n’insiste pas trop sur les difficultés que cela a pu représenter pour ces grandes femmes, faisant l’intéressant pari de les traiter plutôt sous l’angle de leurs idées et des combats qu’elles ont dû mener à ce niveau. Même dans le cas de Françoise Collin, la seule féministe, il n’est pas vraiment question de discuter des conditions de réception de sa pensée dans le contexte de la période 1970-1990. En fait, on peut même dire que le cas de Collin est celui qui est le moins traité en rapport avec un récit du contexte sociohistorique, comparativement aux deux autres, mis à part une intégration dans l’évolution du mouvement féministe de la deuxième vague.

La généalogie prend encore plus de sens quand on apprend qu’Arendt a écrit sur Luxemburg, et que Collin a emprunté des idées et des inspirations à Arendt. Cela dit, la généalogie dont il est question est plutôt celle qui est construite par Lamoureux au travers de ses propres réflexions et de sa trajectoire de pensée politique, du marxisme révolutionnaire (Luxemburg), en passant par une dénonciation des dimensions totalitaires de la modernité (Arendt), pour déboucher sur les paradoxes du féminisme comme pensée radicale sans modèle de référence.

Sur le plan des idées, les trois penseuses penchent toutes pour une vision de la révolution comme un processus et non simplement une rupture radicale, ce qui les place parmi les avant-gardes de la réflexion contemporaine au sein de la gauche postmarxiste. Du point de vue de ce qu’elle retient pour penser une politique féministe qui s’adresse au monde, et non seulement aux femmes, Diane Lamoureux avance que ces auteures lui ont fourni des outils pour penser la « rupture avec l’idée d’une politique instrumentale pour laquelle la fin justifie les moyens; […] [la] problématisation des rapports théorie/pratique et des formes de la politisation; […] la compréhension de la complexité de la domination et du caractère essentiellement politique de la lutte contre ses diverses manifestations » (p. 187).

Cet essai de lecture agréable représente la somme de nombreuses années de réflexions et de lectures critiques de la part d’une des philosophes politiques féministes les plus importantes dans la Francophonie contemporaine. La généalogie pourra sans doute suivre son cours et, à l’avenir, lier l’oeuvre de Lamoureux à celle de ses prédécesseures.