Corps de l’article

Cet article s’inscrit dans un projet plus large sur la reconnaissance et l’accommodement des minorités franco-canadiennes au sein du système politique canadien. Par minorités franco-canadiennes, j’entends les communautés francophones et acadienne du Canada, comme elles se nomment à travers le nom de leur principal porte-parole, regroupant environ un million de francophones dispersés sur l’ensemble du territoire canadien. Comme le laisse entrevoir le titre, je m’intéresse de façon particulière au régime linguistique canadien en regard des récents écrits de Joseph Yvon Thériault sur ce qu’il nomme le désir de « faire société ».

Depuis une trentaine d’années, ce sociologue philosophe s’acharne à rendre compte de l’évolution des minorités francophones, en particulier son Acadie natale. Au fil des années, il s’est affirmé comme l’un des plus prolifiques penseurs de ces minorités. Aujourd’hui, son oeuvre comprend cinq livres, huit ouvrages dirigés ou codirigés ainsi qu’au-delà de 150 articles scientifiques. Récemment, sous le titre Faire société : Société civile et espaces francophones, il faisait paraître une collection d’essais à la fois engagés et engageants sur la donne sociopolitique et les dynamiques identitaires des francophonies canadiennes minoritaires. Il tente principalement d’y démontrer que ces dernières sont encore animées, malgré leur rupture avec le Québec français depuis presque déjà un demi-siècle, par le vieux rêve canadien-français de faire société autrement sur le continent anglo-américain. « C’est même là, dira-t-il, l’élément le plus original de la dynamique de ces collectivités » (Faire société 9).

C’est une thèse exaltante, il va sans dire. Elle insuffle un nouvel élan à ces minorités, leur rappelant pourquoi elles se sont battues et pourquoi elles luttent encore. Mais surtout, et c’est là l’objet de mon propos, c’est une thèse qui commande une évaluation du régime linguistique canadien – l’ensemble des dispositions administratives, juridiques et législatives en matière de langues officielles qui structurent de manière décisive la vie en français au Canada anglais. Faire société insinue que les minorités francophones ne peuvent faire société au sein de l’aménagement institutionnel qui procède du régime linguistique, mais à toutes fins utiles, ne s’intéresse pas aux raisons pour lesquelles il en est ainsi.

Pour parler plus concrètement, cet article procède en quatre temps. Les deux premiers sont respectivement consacrés aux grandes lignes de la thèse de Thériault et à une esquisse du régime linguistique canadien, en portant une attention particulière aux principales mesures juridiques et législatives à l’intention des minorités francophones. Suivra le troisième temps au cours duquel je trace la montée de pratiques administratives inspirées de la gestion horizontale dans le domaine des langues officielles. Finalement, je postule que ce ne sont pas les fondements structurels du régime linguistique qui font défaut en regard du désir de faire société, mais plutôt leur mise en oeuvre par la voie de la gestion horizontale. Autrement formulé, ce sont les pratiques administratives qui freinent le désir de faire société et non les deux principales mesures juridiques et législatives à l’intention des francophonies minoritaires. Le résultat : une analyse conceptuelle qui permet d’envisager un Canada au sein duquel les minorités francophones feraient société, enfin.

Le désir de faire société

Comme il l’indique dès la première page, Faire société constitue la suite de la réflexion amorcée dans L’identité à l’épreuve de la modernité sur les transformations identitaires que fait subir « l’hyper modernité » aux francophonies canadiennes minoritaires. Thériault renchérit aussi sur Critique de l’américanité, une étude critique sur l’évacuation de l’intention canadienne-française du projet québécois contemporain. Il va donc sans dire que les idées qui s’y retrouvent sont le fruit d’une réflexion de longue haleine. Mais il ne faudrait pas faussement inférer que les analyses sont du pareil au même. Faire société c’est bien plus que cela. À mon sens, ce livre se veut à la fois le terme d’un parcours intellectuel et un plaidoyer pour un nouvel aménagement institutionnel pour les francophonies minoritaires.

Dans un premier temps, Faire société couronne un questionnement qui recoupe l’ensemble de l’oeuvre de Thériault. En quelques mots, après avoir étudié les minorités francophones pendant de nombreuses années, il postule avoir repéré la clef donnant accès à leur voûte identitaire, c’est-à-dire avoir décelé le fil qui relie leurs revendications contemporaines les unes avec les autres ainsi qu’avec les revendications historiques des francophones d’Amérique. Il écrit : « s’il y a une constante et une originalité dans l’aventure des francophonies d’Amérique du Nord, c’est bien celle de vouloir faire oeuvre de civilisation en français dans le continent anglo-américain » (Faire société 8). C’est le désir, en somme, de faire société.

Ce désir trouve ses origines au milieu du 19e siècle, au moment où l’élite canadienne-française consolide ses forces vives autour de l’idée selon laquelle les franco-catholiques étaient en terre d’Amérique pour offrir un projet de société autre que celui proposé par la civilisation anglo-américaine. Le résultat : des francophones dispersés sur l’ensemble du continent, mais unis par un réseau institutionnel, et surtout par une manière d’être. Aujourd’hui, malgré l’épuisement du vieux Canada français depuis déjà plus de 40 ans, le désir de faire société autrement perdure dans les milieux minoritaires francophones. « Un tel projet, écrit Thériault, reste une composante essentielle de la revendication de ces groupes » (« Franco-Amérique » 360). Autrement dit, « la proposition de dénationaliser le groupement ne s’est pas complètement réalisée » (Thériault et Meunier 230). À cet égard, si l’on veut comprendre le sens réel des revendications contemporaines des Acadiens, Franco-Ontariens, Franco-Albertains, etc., il faut saisir la « trace encore lisible », la « mémoire vivante » de la vieille intention de faire société autrement en Amérique (Faire société 13).

En relisant ses travaux antérieurs à la lumière de Faire société, il me semble que cette thèse fut toujours là, en sous texte. Il hésitait, comme s’il ne savait pas comment la nommer ou qu’il était à court de mots. Par exemple, dans un important article publié en 1994, il écrivait que les minorités francophones se situent entre la nation et l’ethnie : « elles sont des regroupements nationalitaires, tantôt plus près de l’ethnie, tantôt plus près de la nation, mais jamais complètement l’un, jamais complètement l’autre, affirmant dans la plupart des cas une revendication identitaire indécise se rapportant à l’un et à l’autre » (« Entre la nation et l’ethnie » 26). Dans L’identité à l’épreuve de la modernité, il parlait du « paradoxe même de la modernité » pour décrire la réalité identitaire des minorités francophones (19). Il dira qu’elles sont tirées à la fois par la modernité et l’identité – la première les incitant à délaisser toute attache au passé, la seconde à réaliser « l’idéal d’authenticité », pour reprendre les mots de Charles Taylor. Enfin, dans Fairesociété, fini l’hésitation. Ce qu’elles désirent c’est faire société.

Comme il en a longuement parlé dans Critique de l’américanité, le désir de faire société est celui de constituer une société globale : « c’est-à-dire un ensemble social autonome possédant tous les attributs complexes d’une société moderne – espace politique, division des classes, diversité culturelle, etc. » (229) Ailleurs, il le définit comme l’ambition de façonner sa propre histoire plutôt que de subir une historicité qui n’est pas sienne (« Entre la nation et l’ethnie »). Enfin, dans un texte se lisant comme une postface à Faire société, il dit que c’est une « affirmation nationalitaire », une « certaine intention nationale » (Thériault et Meunier 207, 232). Finalement, pour emprunter quelques termes au vocabulaire de la philosophie politique contemporaine, c’est un désir national qui engage le besoin d’autonomie institutionnelle. Comme l’écrit Will Kymlicka dans son très influent La citoyenneté multiculturelle, « les nations cherchent à obtenir une certaine forme d’autonomie gouvernementale ou à se voir reconnaître une certaine autorité territoriale, afin d’assurer le libre et plein développement de leurs cultures et de leurs intérêts » (46). La thèse de Thériault, me semble-t- il, veut que cette intention nationale, ce désir de faire société, traverse les revendications des minorités franco-canadiennes.

Dans un second temps, Faire société se veut aussi un plaidoyer en faveur d’un nouvel aménagement institutionnel pour les minorités francophones. Thériault, pour le dire brièvement, ne peut faire fi de l’effritement du désir de faire société. En mettant le doigt sur l’essence du désir qui les anime, qui motive leurs actions politiques, il se voit simultanément obligé de remettre en question le statuquo institutionnel. Sa plume retourne de manière insistante aux difficultés tangibles liées au projet de faire société en milieux francophones minoritaires. L’intention nationale persiste, tant bien que mal, malgré les nombreuses épreuves qui l’assaillent de tous bords : l’épuisement du vieux Canada français et la consolidation du projet nationaliste québécois de faire société en français sur le territoire du Québec, le projet de nation-building canadien institué par Trudeau qui tente de dissocier langue et culture, ainsi que le virage individualisant et judiciarisant de la modernité avancée. Comme il l’écrivait dans un texte précédant Faire société, « lorsqu’on va vers l’Ouest canadien, cette proposition de faire société autour de la langue française, doit aujourd’hui cohabiter avec l’idée d’une francophonie qui ne serait qu’un élément du projet de la diversité culturelle cosmopolite » (« Comment penser la francophonie » 54).

Or, à toutes fins utiles, Thériault se tient à l’écart des raisons pour lesquelles le statuquo fait défaut, ou encore de penser l’aménagement institutionnel optimal. À quelques reprises, il parle d’une réconciliation avec le Québec français, employant des expressions telles que « se réarrimer à la société québécoise », « accepter, quelque part, d’être des Québécois… d’outre frontières », ou enfin que « toute affirmation “pancanadienne” de la francophonie sera nécessairement marquée de la québécitude, ou ne sera pas » (Faire société 13, 173, 254). Sinon, sur deux pages (dans un livre qui en contient presque 400), il esquisse deux avenues possibles pour le régime linguistique canadien : l’une propose de renforcer les dispositions juridiques du régime actuel, notamment en bonifiant les pouvoirs du Commissaire aux langues officielles, tandis que l’autre suggère de reconnaître les différentes situations linguistiques des minorités francophones à travers le pays, ce qui permettrait de développer des approches plus contextualisées. Mais une question demeure : pourquoi l’aménagement actuel fait-il défaut en regard du désir de faire société?

Le régime linguistique canadien

Alors qu’il date de la deuxième moitié du 18e siècle, lorsque la France cède le territoire qui devint le Canada à l’Angleterre, le régime linguistique canadien que l’on connaît aujourd’hui s’est constitué au cours des quelque quarante dernières années. À vrai dire, il fut inauguré le 7 juillet 1969 lorsque, dans la foulée des travaux de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, le gouvernement fédéral promulgua la Loi sur les langues officielles. Cette loi stipule que l’anglais et le français « ont un statut, des droits et des privilèges égaux quant à leur emploi dans toutes les institutions du Parlement et du Gouvernement du Canada » (art. 2). En d’autres mots, c’est un engagement envers le bilinguisme institutionnel. Le poste de Commissaire aux langues officielles est également créé, lui qui doit notamment veiller à la mise en oeuvre de la Loi, mener des enquêtes sur les plaintes du public en matière de langues officielles et faire rapport au Parlement sur une base annuelle. L’année suivante, faisant encore une fois suite aux recommandations de la Commission d’enquête, le gouvernement fédéral annonce la mise sur pied du Programme de bilinguisme en éducation, devenu le Programme des langues officielles en enseignement en 1979 (Hayday 42-45). Dans leur ensemble, ces importants investissements visent à permettre aux citoyens de faire éduquer leurs enfants dans la langue officielle de leur choix, ou encore de leur permettre d’apprendre l’autre langue officielle comme langue seconde, et cela partout au pays. Enfin, en 1971, le gouvernement crée le Programme d’appui aux communautés minoritaires de langues officielles, un programme de financement des activités des associations porte-parole des minorités francophones (ainsi que celles du milieu anglophone au Québec) (Ravault).

Ces mesures initiales furent reçues sans trop d’acclamations dans les milieux francophones minoritaires. En 1977, dans un rapport sous le titre évocateur Les héritiers de Lord Durham, les principaux représentants de ces communautés déclarent que ces initiatives « n’ont que très faiblement, pour ne pas dire imperceptiblement, contribué au développement des communautés francophones en dehors du Québec » (108). En résumé, les leaders des minorités francophones reprochent au gouvernement d’avoir misé l’ensemble de ses efforts sur ses institutions et la prestation de services au profit du développement des communautés francophones. Sur un ton sarcastique, Les héritiers de Lord Durham rappelle qu’il « ne faut pas oublier que tout le monde ne vit pas que du gouvernement fédéral […] un francophone peut passer des mois avant d’avoir affaire au gouvernement fédéral » (113). Ou comme le disait récemment Daniel Bourgeois, « la prestation de services publics n’est pas une fin en soi; elle doit contribuer à la vitalité de la minorité » (268). Selon les leaders des minorités franco-canadiennes, le gouvernement doit adopter une politique de développement global, politique définie en long et en large dans un rapport intitulé Pour nous inscrire dans l’avenir. Quant aux investissements en éducation – totalisant environ 650 millions lors de la publication de Pour nous inscrire dans l’avenir en 1982 (Hayday Annexe A4), les fonds destinés à l’enseignement du français comme langue première furent affectés à des écoles bilingues où la langue de l’administration est l’anglais, les manuels de cours sont anglais, et la langue dans la cour de récréation est l’anglais (FFHQ, À la recherche du milliard). Bref, à des foyers d’assimilation.

Le gouvernement ne répondra jamais aux attentes des minorités francophones concernant l’adoption d’une politique globale de développement – une revendication qui demeure d’actualité, comme le confirme le plus récent rapport de la Fédération des communautés francophones et acadiennes du Canada (FCFA, De mille regards). Cependant, il comblera partiellement le vide en enchâssant un droit à la gestion scolaire dans la Charte et en s’engageant à favoriser le développement et l’épanouissement des minorités francophones dans la nouvelle Loi sur les langues officielles. Bien qu’elles ne constituent pas une panacée, il ne faut pas minimiser l’importance de ces deux mesures pour le développement des francophones minoritaires. À cet effet, Linda Cardinal écrit : « de toutes les mesures existantes à l’intention des minorités francophones hors Québec, la Partie VII de la Loi est donc devenue la pierre angulaire de leur développement combiné à leur droit à la gestion scolaire » (« Déficit démocratique » 402). Elles forment donc, à mon sens, les fondements structurels du régime linguistique.

Premièrement, en 1982, en plus de conférer un statut constitutionnel à l’égalité du français et de l’anglais, le gouvernement fédéral acquiesce à la revendication historique des minorités francophones de l’accès à une éducation dans leur langue maternelle. À l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés, il enchâsse un droit à l’éducation dans la langue de la minorité. Le libellé de cet article engendrera d’importants débats politiques et constitutionnels, notamment le passage où il est question « de les faire instruire dans des établissements d’enseignement de la minorité linguistique/have them receive instruction in minority language educational facilities ». Comme l’explique Edmund Aunger, dans la version anglaise, le terme « facilities » évoque un espace physique, alors qu’en français, l’expression « établissements de la minorité » renvoie à une structure gérée par la minorité (201-203).

En 1990, dans la cause Mahé, la Cour suprême statuera que l’article 23 comprend non seulement l’accès, mais aussi la gestion des écoles par les minorités francophones à même les fonds publics : « lorsque le nombre le justifie, l’art. 23 confère aux parents appartenant à la minorité linguistique un droit de gestion et de contrôle à l’égard des établissements d’enseignement où leurs enfants se font instruire » (Mahé c. Alberta 4). Cet article fut explicité davantage dans les causes Arsenault-Cameron (2000) et Doucet-Boudreau (2003) (cf. Foucher). Aujourd’hui, les leaders de ces communautés, avec à leur tête la Fédération nationale des conseils scolaires francophones, oeuvrent à « compléter le système d’éducation en français langue première ». De plus, un autre mouvement, celui-là mené par la Commission nationale des parents francophones, essaie d’étendre la portée de l’article 23 pour y inclure la gestion des services destinés aux enfants d’âge préscolaire. Au final, « le mouvement francophone a ainsi fait sien le cheval de bataille de la petite enfance » (FCFA, De mille regards 26).

Deuxièmement, en 1988, le gouvernement refond la Loi sur les langues officielles. En plus de reprendre l’essentiel de la Loi de 1969, celle-ci comprend une nouvelle section faite sur mesure pour les minorités de langues officielles. En termes plus concrets, la Partie VII de la nouvelle Loi vise à rendre le gouvernement fédéral fiduciaire à la fois de l’épanouissement et du développement des minorités francophones. Elle stipule que « le gouvernement fédéral s’engage à favoriser l’épanouissement des minorités francophones et anglophones du Canada et à appuyer leur développement » (art. 41).

Cet engagement a gagné du mordant depuis son adoption. D’abord, en 1999, s’appuyant sur une décision de la Cour d’appel fédérale (Canada c. Viola 386), la Cour suprême a statué que la Loi sur les langues officielles « fait partie de cette catégorie privilégiée de lois dites quasi-constitutionnelles » puisqu’elle « illustre la progression des droits linguistiques par des moyens législatifs » (R. c. Beaulac 25). Par la suite, grâce au travail sans relâche du député puis sénateur Franco-Ontarien Jean-Robert Gauthier, notamment, la Partie VII de la Loi fut rendue exécutoire. Plus précisément, depuis un amendement adopté en 2005, les minorités francophones ont le droit d’avoir recours aux tribunaux si elles peuvent démontrer que le gouvernement n’a pas pris les « mesures positives » requises pour assurer leur épanouissement et leur développement.

La montée de la gestion horizontale dans le domaine des langues officielles

En parallèle à ces développements sur la nature et la portée de l’article 23 de la Charte et sur la Partie VII de la Loi sur les langues officielles, les vingt dernières années furent aussi le théâtre d’importants développements sur le plan administratif. Pour le dire brièvement, il s’est accompli un rapprochement sans précédent entre le gouvernement fédéral et les organismes porte-parole des minorités franco-canadiennes. En termes plus pratiques, la concrétisation des engagements que contient la Partie VII est mise en oeuvre dans la foulée de la modernisation de la fonction publique. À l’instar d’un engouement devenu aujourd’hui caractéristique de l’ensemble des pays occidentaux, le gouvernement canadien adopte les principes du Nouveau Management Public, notamment la gestion horizontale. Comme le mentionnent deux experts, « la gestion horizontale peut être définie comme la coordination et la gestion d’une série d’activités entre deux ou plusieurs unités organisationnelles n’ayant pas de contrôle hiérarchique les unes sur les autres et dont le but est de générer des résultats qui ne peuvent être atteints par des unités travaillant individuellement » (Bakvis et Juillet 9).

Dans le cas des langues officielles, et comme le notait récemment Donald Savoie, la gestion horizontale est en plein élan : « le gouvernement du Canada a, semble-t-il, essayé pratiquement tous les instruments afin de promouvoir les langues officielles en tant qu’objectif pangouvernemental » (11). En particulier, l’adoption de la gestion horizontale s’est traduite par la mise en place d’une panoplie de structures de gouvernance partagée qui amènent les représentants des minorités franco-canadiennes à collaborer avec les représentants gouvernementaux. À cet effet, ces communautés sont désormais engagées dans l’élaboration des politiques publiques et la mise en oeuvre des programmes gouvernementaux dans le domaine des langues officielles.

Dans ses recherches exhaustives sur l’évolution de la gouvernance des communautés francophones et acadienne, l’équipe de recherche menée par Linda Cardinal conclut que le rapprochement entre l’État canadien et les minorités francophones s’est réalisé en trois périodes distinctes (« La coordination » et « La gouvernance »). Premièrement, suite à l’adoption de la nouvelle Loi sur les langues officielles, le gouvernement fédéral a signé des ententes Canada-communautés avec l’ensemble des communautés francophones. Ces ententes garantissent un financement aux minorités francophones afin de réaliser des projets dans les domaines de la culture, de l’économie, de la justice et de la santé. Les fonds et le plan stratégique sont administrés par un comité directeur comprenant à la fois des représentants gouvernementaux et communautaires. La première entente fut signée avec la communauté fransaskoise en 1988 (Denis). Les autres communautés suivirent entre 1989 et 1996 (Cardinal, Lang et Sauvé, « La gouvernance » 213). Comme l’écrivent Cardinal et ses collègues, « les ententes Canada-communautés sont les premières instances formelles de gouvernance horizontale » (« La coordination » 162). Ces ententes perdurent encore aujourd’hui, sous le titre d’accords de collaboration.

Deuxièmement, à partir de 1994, le gouvernement a mis en place une importante infrastructure visant à coordonner ses engagements dans le domaine des langues officielles. Il a notamment créé un cadre de responsabilisation de la mise en oeuvre de la Partie VII, un réseau des coordonnateurs de la Partie VII dans 27 agences et ministères fédéraux, un comité des sous-ministres des langues officielles et un programme de Partenariat interministériel avec les communautés de langue officielle.

Troisièmement, en 2003, le gouvernement a renouvelé son engagement à la fois envers les langues officielles et la gouvernance partagée en publiant le Plan d’action pour les langues officielles. Ce plan contient un cadre d’imputabilité, définit les responsabilités des principaux ministères et organismes et comprend une nouvelle obligation de consulter les communautés. Comme le résume un collectif d’auteurs mené par Linda Cardinal, « depuis la publication du Plan d’action, les initiatives de rapprochement entre le gouvernement et les communautés se sont multipliées dans une foule de secteurs » (« La gouvernance » 218). Ce collectif d’auteurs a en effet répertorié plus de 70 comités et réseaux au sein desquels on demande aux communautés francophones de siéger (« La coordination » 166). En 2008, le gouvernement a adopté la Feuille de route pour la dualité linguistique canadienne, réaffirmant de ce fait les grandes lignes de son approche en matière de langues officielles.

Pour résumer, la gestion horizontale est en pleine effervescence en matière de langues officielles, et il n’y a pas le moindre soupçon d’un recul de cadence.

Depuis quelques années, ce rapprochement entre l’appareil gouvernemental et les francophonies minoritaires a fait l’objet de maintes critiques, les unes plus sévères que les autres. D’abord, le collectif d’auteurs mené par Linda Cardinal a observé, à la lumière de ses nombreuses études empiriques, une distanciation entre les dirigeants des organismes communautaires qui prennent part aux multiples mécanismes de gouvernance horizontale, et les communautés francophones et acadienne qu’ils représentent (« La coordination »). Par ailleurs, Éric Forgues voit dans ses recherches sur l’incidence de la gouvernance horizontale sur les francophonies minoritaires, une forme de néocorporatisme, ou ce qu’il nomme un « compromis linguistique » (Du conflit au compromis). Il écrit : « l’organisation des CFSM [communautés francophones en situation minoritaire] devient ainsi le miroir de l’ordonnancement des services gouvernementaux, donnant lieu conséquemment à une gouvernance morcelée, fortement encadrée par l’État et reposant pour l’essentiel sur les réseaux associatifs communautaires, qui sont d’ailleurs faiblement ancrés dans la population » (« La gouvernance » 71).

Ces observations ont mené un collectif d’auteurs dirigé par Rodrigue Landry à défendre un nouveau modèle de gouvernance, modèle qu’ils nomment « l’autonomie culturelle » (Landry, Forgues et Traisnel). Linda Cardinal a aussi récemment abondé dans le même sens, écrivant : « il nous semble qu’un nouveau type d’action gouvernementale s’impose si ces minorités doivent davantage participer à leur autogouvernement » (« Déficit démocratique » 389).

Le régime linguistique au-delà de la gestion horizontale

On l’aura compris, le désir de faire société et la gestion horizontale ne s’abreuvent pas au même puits. Pour résumer en quelques mots ce qui différencie ces deux écoles, la première revendique l’autonomie et la seconde, le partenariat. Or par les temps qui courent, inutile de rappeler lequel l’emporte. Il existe, dès lors, plusieurs raisons justifiant un pessimisme à l’égard de l’avenir du désir de faire société dans les milieux minoritaires francophones. Thériault a donc raison d’insinuer que le régime linguistique fait défaut en regard du désir de faire société. D’ailleurs, comme nous venons de le voir, c’est un diagnostic qui est partagé par plusieurs.

Cela dit, à la lumière de l’examen du régime linguistique que propose cet article, il semble que l’on doit tirer une conclusion moins catégorique, que la réalité objective n’est pas si tragique. De fait, l’analyse révèle que ce ne sont pas les fondements structurels qui font obstacle au désir de faire société, mais plutôt leur mise en oeuvre par la voie de la gestion horizontale. Autrement dit, ce ne sont pas ses fondements juridiques et législatifs qui font défaut, mais plutôt ses pratiques administratives.

Aujourd’hui, il ne fait aucun doute que le régime linguistique baigne dans la gestion horizontale. Cela découle notamment, on se rappellera, de la mise en oeuvre de la Partie VII de la Loi sur les langues officielles de 1988. Plus particulièrement, le gouvernement a concrétisé sa nouvelle obligation de favoriser le développement et l’épanouissement des minorités francophones en mettant en place une panoplie de mécanismes de gouvernance partagée. Or, il appert que ce résultat, bien qu’empiriquement indéniable, ne relève pas de la Loi sur les langues officielles, ni des autres fondements législatifs ou juridiques; la Partie VII de ladite Loi ne prescrit pas le partenariat. Elle stipule tout simplement que le gouvernement doit favoriser l’épanouissement des minorités francophones. À cet effet, la concrétisation de la Partie VII aurait aussi bien pu se traduire par la mise en place d’un aménagement institutionnel qui garantit l’autonomie dans les domaines d’importance pour la minorité.

C’est à cet effet, pour conclure, qu’il me semble encore possible de concevoir un Canada dans lequel les minorités francophones feraient société, enfin.