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Depuis les années 1970, la sociologie des mouvements sociaux a connu un essor considérable. Cela tient sans doute à la place et au rôle des acteurs sociaux dans l’espace public. Mais cela s’explique aussi par le dynamisme de la recherche et des réseaux de chercheurs en ce qui a trait aux enjeux de l’action collective.

Le déploiement des études concernant l’action collective a nécessairement entraîné leur spécialisation en une série de courants, de sous-thèmes, d’objets spécifiques, voire de problématiques ou d’approches sectorielles. L’analyse des interactions entre l’action collective et la démocratie délibérative peut certainement être portée au compte du développement et de la spécialisation accrue de la sociologie des mouvements sociaux. Que nous apprend l’analyse de cet objet d’étude ou de cette approche ? Quelle est sa contribution à une compréhension des rapports sociaux tels qu’appréhendés sous l’angle de l’action collective et des mouvements sociaux ?

À partir d’une étude du mouvement altermondialiste et de ses répercussions sociales et politiques, ainsi que de ses demandes ou revendications et de ses moyens d’action, l’article de Francis Dupuis-Déri avance la thèse que l’action directe constitue une voie privilégiée pour « encourager des délibérations plus égalitaires et participatives au sujet de l’économie mondiale » (2012 : 52). De ce point de vue, il reprend à son compte le discours des activistes altermondialistes qui rompt avec le discours libéral tourné en priorité vers les intérêts des élites. En outre, l’article explore les modalités par lesquelles les actions directes contribuent à « rendre la délibération plus libre, plus équitable et plus juste » (2012 : 63).

Mon commentaire est subdivisé en deux parties. Dans un premier temps, je situerai l’enjeu de la démocratie délibérative du point de vue de l’action collective. Dans un second temps, je reviendrai à la thèse mise en avant par Francis pour mettre en lumière ce qui me semble important dans son analyse, soulignant par ailleurs certaines limites de son texte. Cela me permettra de formuler des remarques supplémentaires dans le but de contribuer au débat relatif à la portée de l’action des mouvements sociaux à l’endroit de la démocratie délibérative.

Action collective et démocratie délibérative

Depuis les années 1990, en sociologie politique, le thème de la démocratie délibérative a contribué à définir un « nouvel esprit » de la démocratie qu’on peut associer aux difficultés que rencontrent partout les institutions représentatives (Blondiaux, 2008). La légitimité de la démocratie représentative libérale ne va plus de soi (Rosanvallon, 2006). On pourrait même dire qu’elle fait de moins en moins consensus. La confiance envers les élites politiques est grandement minée par les déceptions de toute nature. Mais en dernière instance, ce qui pose problème est ce que Jean-Luc Nancy nomme « l’attente d’un partage de l’incalculable » (2008 : 38). Cette dimension s’exprime d’une manière diversifiée dans l’espace social en référence, par exemple, à l’art, au savoir, aux émotions. Si la démocratie doit en garantir l’énoncé, elle ne peut d’aucune manière réussir à en fournir la substance. En d’autres termes, la démocratie implique « un dépassement principiel de l’ordre politique » (Nancy, 2008 : 53), bien que ce dépassement ne puisse se réaliser qu’à partir des institutions politiques.

Le « malaise démocratique » (Nancy, 2008 : 41) évoqué ici est de plus en plus présent. Il s’exprime sur la place publique par médias interposés. Mais on le retrouve aussi à l’intérieur des collectifs d’acteurs sociaux qui s’affirment dans l’espace public et expriment des insatisfactions reflétant leurs positions sociales, les valeurs auxquels ils adhèrent et les intérêts qu’ils défendent au nom d’une conception participative et plus équitable de la démocratie. Dans ces démarches, la référence à la politique « doit se comprendre dans une distinction – et un rapport – avec ce qui ne peut ni doit être assumé par elle » (Nancy, 2008 : 40). Même si le chemin vers la définition d’une relation au politique qui doit être assumé par « tous et chacun » est nécessairement indéterminé, il semble acquis qu’il ne pourra être complété sans la contribution d’un nombre accru de citoyens, au sens de leur inclusion au processus délibératif, fournissant au système politique sa portée démocratique (Gutmann et Thompson, 2004 : 9).

À cet égard, on peut penser qu’il est nécessaire de faire appel à la sociologie des mouvements sociaux. Depuis plusieurs décennies, cette sociologie examine les formes d’expression et de mobilisation auxquelles ont recours les citoyens qui occupent l’espace public. Ainsi on a parlé d’une contribution significative des Nouveaux Mouvements Sociaux à la modernisation de la modernité en politisant des thèmes (l’environnement, la santé, la ville, le corps, la sexualité) que les modèles politiques traditionnels négligeaient ou mettaient intentionnellement de côté (Offe, 1985). D’autres chercheurs ont exploré les avenues qu’empruntent les acteurs sociaux pour être visibles dans l’arène publique ou passer à l’action d’une manière non prévue sur le terrain de la société civile (Melucci, 1996). D’autres encore ont éclairé les divers thèmes ou enjeux fédérateurs pour de nombreux collectifs d’acteurs qui ont remis en question les identités et les rôles traditionnels, en particulier pour les femmes (Cohen et Arato, 1992). On a également montré qu’en dépit de ses ambiguïtés, l’action collective sur le terrain institutionnel de l’État par des acteurs « communautaires », ceux qui animent le monde des associations volontaires, pouvait engendrer une certaine démocratisation de l’action publique (Wolch, 1989).

Ces travaux ont tous contribué à la formulation de démarches de recherche plus ciblées concernant l’apport de collectifs d’acteurs sociaux à la définition du contenu et des formes d’expression de la démocratie délibérative. Donatella Della Porta (2005), par exemple, à la suite d’autres chercheurs, n’hésite pas à affirmer que le dialogue n’exclut pas les protestations. Elle soutient, notamment, qu’à travers leurs modes de fonctionnement les mouvements sociaux font l’expérience, tant sur un plan interne que sur un plan externe dans leurs rapports aux institutions, de modèles de démocratie différents faisant appel à la participation, à la construction de consensus et à l’organisation de réseaux horizontaux de décision. Ainsi les principes de la démocratie délibérative sont présents dans l’idéologie organisationnelle des mouvements. L’exemple étudié pour parvenir à cette conclusion est celui du mouvement pour la justice globale en Italie. Les valeurs défendues par ce mouvement ne sont pas très loin de celles que mettaient en avant déjà les Nouveaux Mouvements Sociaux : l’inclusion, la subjectivité et la diversité. Dans leur fonctionnement, les organisations associées aux mouvements sociaux adhèrent aux principes dont la démocratie délibérative fait la promotion. Toutefois, le pluralisme qui prévaut au sein des mouvements est plus élevé que celui rencontré en général dans les institutions publiques. L’ouverture sur la politique de l’identité converge vers une transformation du soi qui s’y trouve revendiquée d’une manière plus forte.

En résumé, on peut dire que l’étude des mouvements sociaux du point de vue de la démocratie délibérative peut contribuer à enrichir les dimensions aussi bien empiriques que normatives de ce modèle. Comment les acteurs de la société civile peuvent-ils interagir avec les institutions démocratiques ? Comment la démocratie délibérative en pratique peut-elle être plus inclusive ? Qu’est-ce que cela signifie et quelle forme concrète celle-ci peut-elle revêtir ? L’étude de l’action collective en référence à la démocratie délibérative propose des éléments de réponse empirique à ces questions et contribue, de ce fait, à réduire l’écart qui a prévalu jusqu’à maintenant dans les recherches sur ce thème entre principes normatifs et réalité empirique (Mutz, 2008).

Ces remarques doivent cependant être conciliées avec un certain nombre de dissonances qui persistent entre l’étude de l’action collective et celle de la démocratie délibérative. Comme le souligne John Medearis (2004), si la démocratie délibérative est tournée, du moins en théorie, avant tout vers l’inclusion sociale, les mouvements sociaux de leur côté ont recours à la contrainte pour être reconnus à titre d’acteurs. La démocratie délibérative suppose des échanges ouverts et non contraignants entre les participants au débat tandis que les mouvements n’hésitent pas à s’en remettre à des tactiques coercitives pour faire la promotion de valeurs démocratiques. Iris Marion Young (2001) parle même d’un fossé entre promoteurs de la démocratie délibérative et activistes. Elle soutient que les acteurs des mouvements sociaux se méfient de la délibération à cause des inégalités structurelles qui subsistent sur le terrain politique, infléchissant aussi bien les processus délibératifs que leurs résultats. La délibération tend en général à favoriser les acteurs dominants au détriment des acteurs dominés. Les règles du jeu seraient donc biaisées au départ. C’est ce que confirme l’examen des formes concrètes empruntées par les pratiques délibératives autour des enjeux urbains, ces dernières années, dans le cas de Montréal (Hamel, 2008). Étant donné ces réserves, peut-on affirmer à la suite de Francis que la « théorie de la politique délibérative » serait plus « cohérente » si on prenait en compte ce qui découle de l’action directe et en particulier les modes d’organisation et les processus décisionnels tels qu’expérimentés par les acteurs du mouvement altermondialiste ?

Le point de vue de l’action directe

La question posée dans l’intitulé de l’article débouche, au terme de l’analyse, sur une réponse positive. La thèse avancée par Francis suggère que le modèle délibératif est présent d’une manière exemplaire à l’intérieur des mouvements sociaux et plus particulièrement au sein de certaines composantes du mouvement altermondialiste. Ce point de vue est relié à l’idée qu’un certain nombre de résultats découle de la présence et de l’action de collectifs d’acteurs rattachés au mouvement altermondialiste qui interagissent d’une manière dynamique avec les lieux institutionnels de délibération. Sept conséquences tangibles sont identifiées : 1) introduire des contenus nouveaux ou marginalisés (« provoquer une délibération »)  ; 2) introduire de nouveaux acteurs à l’intérieur du processus délibératif (« participation »)  ; 3) faire valoir le point de vue d’acteurs marginalisés ou exclus (« représentation ») ; 4) servir de forum à la diffusion des idées du mouvement (« information »)  ; 5) transgresser les normes établies pour faire valoir de nouvelles avenues possibles de solution (« imagination »)  ; 6) forcer la main des dirigeants par l’entremise de manifestations spectaculaires (« décision »)  ; 7) critiquer ou bloquer le processus décisionnel afin d’élargir ou relancer la délibération (« résultats »). Ces sept conséquences sont présentées comme une typologie des multiples effets que l’action directe est susceptible d’engendrer sur le plan des procédures délibératives. Même si elle n’est pas exhaustive, cette typologie permet de souligner d’une manière judicieuse la diversité des retombées qui découlent des pratiques sociales. Si on prend en compte ces retombées, en dernière analyse, la délibération pourrait devenir « plus libre, plus équitable et plus juste ».

Avant de présenter les conséquences tangibles qui découlent de l’action directe, Francis prend soin d’établir une distinction entre quatre approches (élitiste, associative, participative et autonomiste) à la délibération, qui sont autant de modèles faisant appel à des principes normatifs divergents, allant du moins inclusif au plus inclusif et du plus hiérarchique au moins hiérarchique. Les différentes composantes du mouvement altermondialiste sur lequel porte l’analyse font appel à ces diverses approches. Celles-ci sont l’objet de tensions et de controverses à l’intérieur du mouvement, compte tenu de leurs implications pratiques dans la définition des relations entre les acteurs et les institutions.

En faisant référence à trois groupements au sein du mouvement altermondialiste (la Convergence des luttes anticapitalistes, les groupes d’affinités et les communautés autonomes), l’article examine comment le recours à la délibération permet aux activistes de définir des pratiques sociales qui gagnent en légitimité. Il en résulte des effets positifs sur deux plans : 1) l’action directe peut avoir une plus grande reconnaissance sociale si elle est articulée à une politique délibérative ; 2) l’action directe peut influencer avantageusement – du point de vue de la démocratisation – les processus décisionnels qui se déroulent sur le terrain institutionnel.

Enfin, l’article tient compte du fait qu’il existe une tension entre délibération et affrontement. Cela est particulièrement manifeste lorsque les activistes s’opposent à certains panels délibératifs et parviennent à en bloquer l’accès comme cela a été le cas lors de la rencontre de l’OMC à Seattle en 1999.

L’article comporte de nombreuses qualités. Il contribue à relancer la réflexion sur la démocratie délibérative à partir d’une dimension qui est sous-représentée dans les études sur les pratiques délibératives et leurs effets tant sociaux que politiques, à savoir celui des collectifs d’acteurs apparentés à des mouvements sociaux. Il permet d’élargir le débat autour de la démocratie délibérative en introduisant des préoccupations éthiques qui sont habituellement marginales et que les théories normatives tendent à définir en termes trop abstraits. Enfin, il pose un défi théorique à l’étude de l’action collective, celui de la pertinence de recourir à la théorie de la démocratie délibérative pour éclairer les enjeux de l’action collective.

Si sur ces trois aspects l’article apporte indéniablement des éléments d’analyse judicieux, on peut se demander néanmoins si, à certains égards, il ne pêche pas par angélisme. Trois limites à ce sujet sont en cause. La première concerne le caractère plus ou moins homogène des collectifs d’acteurs qui sont pris en compte. La deuxième limite a trait à la capacité de ces acteurs collectifs d’influencer les processus décisionnels. La troisième limite est relative à la place et au rôle de la délibération dans l’espace public et démocratique. On considèrera maintenant séparément ces trois limites.

Compte tenu de leur hétérogénéité, mais étant donné aussi la multiplicité des représentations culturelles et symboliques qu’ils véhiculent, les mouvements sociaux demeurent difficiles à appréhender. Certains considèrent même que la notion de mouvement social n’est plus appropriée pour cerner la « plupart des formations hybrides qui peuplent aujourd’hui les arènes publiques » (Céfaï, 2007 : 464). Ce constat n’est pas nouveau. Depuis les années 1980, il a été repris au moins par deux générations de chercheurs qui ont tous insisté sur la complexité de l’action collective, à commencer par la reconnaissance de l’existence d’une diversité des courants, d’allégeances politiques ou d’idéologies au sein des mouvements. Ce sont aussi les tensions entre leaders, militants et sympathisants qui ont été mises en lumière.

Nous savons également que les relations entre les militants et leurs adversaires reposent sur une dynamique conflictuelle complexe qui ne peut être appréhendée exclusivement à partir des catégories qui décrivent l’action sur la base d’une simple opposition frontale. Pour échapper à ce réductionnisme, il faut considérer que l’institutionnalisation de l’action collective comporte une grande part d’ambivalence et d’indétermination. En outre, c’est l’évolution et la transformation de l’action collective qu’il nous faut prendre en compte. Un mouvement social comporte des phases d’expression intense et des phases de latence qui peuvent se succéder alors que cela est difficile, voire impossible à prévoir et ajoute de ce fait à la difficulté de bien cerner l’action collective dans toutes ses ramifications.

Bien que Francis reconnaisse d’emblée que le mouvement altermondialiste est un « vaste regroupement informel » d’acteurs sociaux provenant d’origines diverses eu égard à leur passé militant (féministes, écologistes, syndicalistes, étudiants) et bien qu’il considère que les processus « de prise de décision participatif » à l’intérieur des groupes activistes varient (certains étant plus ouverts par exemple à l’idée de s’engager dans des démarches de délibération au sein d’« arènes officielles »), il a néanmoins tendance à gommer ces différences dans son analyse des retombées de l’action collective eu égard aux effets politiques en découlant. C’est qu’il attribue aux activistes altermondialistes, dans leur capacité à s’approprier et à transformer la démocratie délibérative, une unité d’action qui pose problème. Les contradictions qu’il souligne d’une manière judicieuse en décrivant la diversité des positions qu’empruntent les activistes à l’égard de la délibération sont somme toute peu prises en compte lorsque vient le temps d’évaluer les répercussions de l’action collective sur la délibération dans son ensemble et sur les conditions de sa transformation. Cela peut être éclairé, à mon avis, si on porte attention à la capacité des acteurs sociaux à influencer les processus décisionnels. C’est ce qu’on peut mieux comprendre en considérant la deuxième limite de l’analyse.

La capacité d’influencer les processus décisionnels de la sphère politique est centrale en démocratie. C’est par ce biais que la démocratisation peut progresser et faire échec aux forces de dé-démocratisation[2] que les élites économiques et politiques ont souvent tendance à favoriser. C’est la thèse avancée par Charles Tilly dans son ouvrage Democracy (2007). Même si la recherche sur laquelle il prend appui se situe avant tout dans un cadre national, une partie de ses conclusions peuvent être transposées à l’échelle globale et s’appliquer aux institutions internationales du type de celles avec lesquelles le mouvement altermondialiste interagit.

On doit mentionner que la démocratisation ne peut jamais être tenue pour acquise. Dans l’histoire, les vagues de démocratisation ont souvent été suivies par des processus allant en sens inverse. La démocratisation va de pair, avant tout, avec les droits relatifs aux libertés fondamentales et la réduction des inégalités politiques. Elle permet aussi une influence grandissante de la consultation des citoyens sur les décisions politiques. Mais ces acquis ne sont jamais assurés d’une manière durable. La dé-démocratisation découlant de l’action des élites peut les faire reculer. Cette dernière peut réussir à déconstruire ce que la démocratie est parvenue à bâtir. C’est qu’il existe une opposition forte entre, d’un côté, les élites qui sont en mesure à travers leurs contacts et leurs réseaux d’exercer un contrôle effectif sur des ressources importantes et, de l’autre, la population en général (ordinary people) dont les réseaux ne permettent pas d’acquérir ce même type de contrôle sur des ressources majeures contrairement aux élites (Tilly, 2007 : 196). À partir d’une définition « progressiste » de la démocratie, l’enjeu devient dès lors de dissoudre les centres de pouvoirs coercitifs que parviennent à construire ces élites afin de se soustraire aux décisions démocratiques, de même qu’aux effets des politiques publiques contraires à leurs intérêts et privilèges, et d’accroître l’influence populaire sur les politiques publiques (Tilly, 2007 : 1998).

Mais comment juger de la portée ou de l’avancée de l’influence populaire ? En ce sens, est-ce que l’analyse en termes de mouvement social peut aider à mieux saisir ce qui se déroule ? À cette fin, on doit revenir à une définition théorique et normative de l’action collective qui reconnait au départ son ambivalence caractéristique : l’oscillation des composantes de l’action entre, d’un côté, le pôle des conventions impersonnelles et, de l’autre, celui de la créativité, de la rupture et de l’expression subjective. De plus, il importe de montrer que cette tension, si importante soit-elle, ne doit pas moins déboucher sur une recomposition de l’action (Maheu, 2005).

Dans les faits, décomposition de l’action et recomposition de l’action sont souvent entremêlées. Il demeure que c’est dans la mesure où on assiste à une recomposition de l’action, définie en référence à la réflexivité des collectifs d’acteurs sociaux capables de produire des connaissances nouvelles favorisant une reconnaissance de leur identité et de leur spécificité, qu’on peut établir si l’action collective parvient à transformer ou à « construire le social » (Maheu, 2005 : 29).

Si on revient au mouvement altermondialiste, dans quelle mesure celui-ci parvient-il à transformer la « politique délibérative » ? Pour en juger, au-delà des discours et des demandes mises en avant par le mouvement, il faut se demander si les acteurs parviennent à recomposer l’action, c’est-à-dire à rompre avec les modes de gestion établis permettant, par exemple, d’accroître l’influence des citoyens sur les orientations mises en avant par les instances internationales de régulation qui mettent en place un « nouvel ordre mondial ». Or, dans l’analyse élaborée par Francis, il me semble que cette influence est davantage postulée ou formulée à titre d’hypothèse que démontrée. Cela s’explique, entre autres choses, par le fait que ne sont pas suffisamment prises en compte les contraintes structurelles à l’intérieur desquelles s’inscrit la « politique délibérative ». C’est ce qui m’amène à considérer la troisième limite de son texte.

D’emblée, on doit reconnaître qu’à l’intérieur de la sociologie politique, la délibération et la démocratie délibérative ne font pas consensus. La capacité de la délibération à renouveler la démocratie est loin d’être acquise. Selon Michael Walzer (2004), qui insiste sur l’importance des passions dans la vie politique, la délibération est un élément parmi d’autres et sans doute pas le plus important. Les politiques publiques sont davantage le résultat d’un processus de négociation et de marchandage entre les groupes et les acteurs concernés par un enjeu donné que l’aboutissement d’un processus délibératif. Les désaccords profonds entre certaines catégories de groupes sociaux, si on pense aux conflits entre les travailleurs et la bourgeoisie ou entre la gauche et la droite, ne peuvent être arbitrés par le biais de la délibération. Le marchandage s’est avéré en général une meilleure formule afin d’obtenir des résultats tangibles.

Ce point de vue n’est pas très loin de celui mis en avant par Chantal Mouffe (1992 ; 2003) selon qui la délibération véhicule une vision « a-conflictuelle » de la démocratie. La démocratie délibérative a tendance à nier les rapports de pouvoir. De fait, elle encourage une polarisation des différences, exacerbant la division entre les acteurs sociaux, rendant ainsi plus difficile leur dépassement sur un mode politique.

On peut élargir cette difficile conciliation des camps opposés en prenant en compte les divisions qui perdurent aussi bien dans les domaines du savoir que dans celui de la vie quotidienne et qui se traduisent par ce que Marc Angenot (2008) nomme les « dialogues de sourds ». Ces incompréhensions sur le plan de la communication rationnelle seraient donc « la règle plutôt que l’exception »[3]. Dans quelle mesure ces dissensions peuvent-elles être arbitrées par la délibération ? La conclusion ici semble sans appel : « Argumenter revient en tout cas à accepter de façon inhérente l’échec probable de ce qui peut paraître comme un effort de persuasion » (Angenot, 2008 : 439).

À la suite des positions de Walzer et Mouffe, auxquelles s’ajoute le scepticisme d’Angenot, il est nécessaire de relativiser la capacité de la « politique délibérative » à infléchir les raisons du plus fort. Est-ce que la délibération est une stratégie ou un modèle d’action valable pour les collectifs d’acteurs sociaux qui tentent d’orienter la gestion publique dans le sens d’une plus grande justice sociale et qu’exprime l’idée de sa démocratisation ? À quelles conditions les mouvements sociaux peuvent-ils influencer les processus décisionnels par l’entremise du débat public et de la délibération ? Ces questions sont certes légitimes. Elles impliquent néanmoins de cerner la portée et les limites de la délibération sur un plan politique et, notamment, en ce qui a trait au projet démocratique. C’est en relation à ce projet qu’elles prennent un sens.

Dans les démocraties libérales les conflits de valeurs sont inévitables. Est-ce que pour résoudre les différends et parvenir à des consensus transitoires, comme le suggère Stuart Hampshire (2000), la garantie fournie par les institutions de pouvoir être entendu d’une manière équitable est suffisante ? Est-ce qu’on peut s’en remettre à l’idée de seuils à franchir proposée par Claus Offe (2009)[4] avant que d’accepter de débattre sur la scène publique de la forme et des finalités des politiques ? Enfin, à quelle conception de la démocratie fait-on appel ? Si on associe la démocratie à un « régime de sens » comme le suggère Jean-Luc Nancy (2008), est-ce qu’il est possible de renouer avec l’esprit de son contenu moderne qui se voulait une « refondation intégrale » du politique ?

L’analyse de la « politique délibérative » du point de vue de l’action directe est des plus valables. Elle ne peut toutefois pas faire l’économie d’une mise en contexte par rapport aux enjeux actuels de la démocratie. Quel est le poids des limites de la démocratie délibérative que rencontrent les collectifs d’acteurs sociaux par rapport aux processus décisionnels et à la capacité de les influencer ? Quel sens faut-il donner aux revendications mises en avant par le mouvement altermondialiste ? Est-ce que l’engagement des acteurs sociaux parvient à transformer le cadre de la délibération institué de façon durable ? Comment ou dans quels termes finalement peut-on penser l’action ? Ces questions ne sont pas exhaustives. Mais il s’agit de questions ouvertes qui ne visent avant tout qu’à poursuivre la discussion.