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Le présent texte vient chronologiquement prendre la suite de celui de Marion Denizot et poursuit pour partie le tracé du chemin de Roger Planchon, à partir du moment où celui-ci est nommé codirecteur du Théâtre National Populaire à Villeurbanne en 1972. Cependant notre réflexion change la focale, de l’homme à l’institution qu’il incarnera longtemps, mais qui lui a préexisté, dans une forme et un lieu différents (le TNP-Paris), et qui a ensuite continué son existence sans lui. Or, le Théâtre National Populaire, et plus particulièrement le TNP, dirigé par Jean Vilar (1951-1963), a pu être considéré comme la « matrice des politiques de la culture en France » (Fleury, 2004 :14). Nous voudrions saisir en quoi cette institution a pu exemplifier l’idéal du théâtre de service public, mais aussi en quoi son évolution exemplifie l’évolution de cet idéal. Il ne s’agit pas de remonter à Firmin Gémier ou à Jean Vilar, ni même de commencer l’histoire à Villeurbanne – tâche déjà fort bien menée par le dramaturge du Théâtre National Populaire Michel Bataillon. L’enjeu est plutôt de saisir l’évolution des valeurs du théâtre de service public des années 1970 à aujourd’hui, en comparant la direction Planchon et la direction Schiaretti. Nous employons le terme « direction » à la fois au sens où chacun de ces deux hommes a été le directeur de ce centre dramatique national (CDN), et où il lui a donné une orientation spécifique. Christian Schiaretti estime d’ailleurs qu’il a succédé à Roger Planchon, mais n’en hérite pas, assumant une « refondation » des idéaux du TNP là où Roger Planchon se situait davantage dans la rupture (non explicite, il est vrai) avec l’héritage vilarien. Il nous semble qu’il s’agit là de deux figures extrêmes, non seulement du point de vue chronologique – Roger Planchon a été le premier directeur du TNP-Villeurbanne, de 1972 à 2001, Christian Schiaretti est le second et dernier en date – mais également du point de vue de l’image du Théâtre National Populaire à laquelle leur direction est associée. Or l’image, ou plutôt les deux images de cette institution attestent l’évolution du théâtre (de service) public français autant qu’elles contribuent à la façonner. Ces artistes-directeurs n’agissent en effet pas seuls, et l’étude des contextes de leur nomination et de leurs choix de direction respectifs permet de saisir à travers la comparaison de deux instantanés – le transfert du sigle « TNP » et la création du TNP-Villeurbanne pour Roger Planchon en 1972, la nomination de Christian Schiaretti à la tête de cette institution en 2002 – l’évolution du projet de décentralisation théâtrale. Pour le dire autrement, si le sigle « TNP » demeure, de Roger Planchon à Christian Schiaretti, porteur d’exemplarité, il ne s’agit pas de la même exemplarité.

La direction Planchon ou la nouvelle exemplarité de la (troisième vague de) décentralisation

Le contexte de création du TNP-Villeurbanne en 1972 et ses enjeux, tant pour l’équipe de direction que pour l’État, témoignent du rôle de cette institution dans l’évolution des statuts et des missions des CDN au début des années 1970. C’est ce contexte qui donne sens à l’exemplarité, au caractère à la fois emblématique et exceptionnel du projet de Roger Planchon en faveur de ce qu’il nomme la « décentralisation artistique », et qui semble opérer comme nouvel emblème de la décentralisation dramatique et du théâtre de service public défendu par l’État dans les années 1970. Étudier la tension, chez Roger Planchon, entre l’ethos du créateur et celui du directeur d’une institution du théâtre de service public, permet de mesurer ce que produit, à l’échelle individuelle, l’articulation problématique entre la mission artistique et la mission d’intérêt général que les pouvoirs publics fixent aux directeurs de la décentralisation. Mais il importe auparavant d’examiner les interactions entre l’équipe de direction du TNP (Roger Planchon mais aussi Patrice Chéreau et Robert Gilbert) et les pouvoirs publics (l’État et les collectivités territoriales).

Filiations, ruptures et contradictions du TNP-Villeurbanne

À l’origine de l’événement que constitue le transfert du sigle « TNP » de Chaillot au Théâtre de la Cité à Villeurbanne, se trouve la rencontre entre deux projets du duo Roger Planchon - Robert Gilbert, et un projet du Ministère. La demande de l’équipe de la Cité est double, et témoigne à la fois d’un désir artistique et d’un désir d’institutionnalisation qui ne sont pas coordonnés dès l’origine. À partir de 1966, Robert Gilbert, l’administrateur fidèle de Roger Planchon, plaide, avec l’accord de ce dernier, auprès du Ministère (et particulièrement de Guy Brajot) pour la création d’un « TNP de province subventionné par l’État » (Bataillon, 2005b : 124). Parallèlement, Roger Planchon souhaite que Patrice Chéreau et lui fassent équipe artistique à Villeurbanne. Or en 1972, ce dernier incarne le changement de discours de légitimation du financement public du théâtre à l’oeuvre chez la nouvelle génération de metteurs en scène qui prend le pouvoir symbolique et institutionnel au tournant des années soixante-dix. En effet, avant 1968, il était l’homme du Théâtre de Sartrouville, où il avait mis en pratique « en toute naïveté l’idéologie ordinaire des théâtres populaires » (Chéreau, 1969 : 64). Mais il a ensuite rompu clairement avec cette idéologie, d’abord en 1968 à Villeurbanne même, où il représentait le « jeune théâtre » (Goetschel, 2004 : 267), précisément en tant que directeur de Sartrouville, puis en rédigeant un texte devenu célèbre, « Une mort exemplaire » (Chéreau, 1969 : 64-68), qui enterre le Théâtre de Sartrouville lui-même. Exemplaire, cette mort l’est à la mesure du modèle universaliste de la première décentralisation que Patrice Chéreau a performativement contribué à pousser dans la tombe avec cet article. Mais cette mort est doublement exemplaire, ou plus précisément, Chéreau enterre deux modèles à la fois. En effet, la mort du Théâtre de Sartrouville est celle d’une expérience en réalité moins proche du théâtre populaire à l’oeuvre dans les CDN que de l’art politisé pratiqué par la deuxième décentralisation et inspiré par l’expérience d’un certain Roger Planchon. Dans ce texte, Chéreau tourne donc également le dos à la Déclaration de Villeurbanne[1], et « désert[e] avec éclat le terrain d’un art engagé ou même directement intervenant », « officialis[ant] le divorce de son art d’avec l’action politique » (Benhamou, 2000 : 301). C’est ce double enterrement qui permet la promotion d’une autre exemplarité, d’une ère nouvelle où « la création artistique » (Chéreau, 1969 : 64) ne joue plus la « bonne fille » qui se met « à l’école » de l’action culturelle et / ou de l’urgence politique et « [veut] se changer » mais pose au contraire « l’exigence d’un travail de recherche en militantisme » (Chéreau, 1969 : 68). Si Patrice Chéreau reconnaît encore la légitimité et l’existence d’un théâtre populaire, c’est en tant que théâtre « prolétarien » non professionnel (Chéreau, 1969 : 68-69) qui se pratique en contexte révolutionnaire ; les artistes de théâtre professionnel étant jugés, pour leur part, illégitimes à tenir un discours politique.

On trouve de ce point de vue un écho très fort entre la nouvelle position de Patrice Chéreau et celle de Roger Planchon qui en 1972 estime lui aussi qu’on « fait du théâtre ou de la politique. On est metteur en scène ou militant en usine. Prétendre le contraire est une imposture » (Planchon, 1972). Un temps alternative au modèle de la décentralisation, le théâtre populaire politisé a lui aussi fait long feu, et celui qui l’incarnait par excellence partage désormais avec Patrice Chéreau l’idée d’une réorientation du travail théâtral sur la fonction de création et sur la figure du créateur. C’est d’ailleurs sur la base non seulement d’un accord quant aux nouvelles missions du théâtre, mais aussi et surtout d’une admiration artistique que Roger Planchon choisit Patrice Chéreau pour codiriger le nouveau théâtre, justifiant a posteriori son choix par le fait que « quand dans une ville, il y a un grand théâtre de création, il lui faut deux ou trois têtes artistiques » (Planchon, dans Bataillon, 2005a : 7). Au nom de cette ambition commune, Patrice Chéreau et Roger Planchon dessinent à l’automne 1970 le projet du nouveau théâtre de Villeurbanne qu’ils baptisent « Théâtre national » (Bataillon, 2005b : 122), car, bien que ne correspondant pas aux statuts d’un théâtre national, il jouirait d’une aura dépassant le cadre régional et même national. Les deux artistes insistent ainsi sur la nécessité d’« une direction artistique […] assurée par deux créateurs de renommée internationale » (Planchon et Chéreau, dans Bataillon, 2005b : 122).

Le rayonnement est ainsi envisagé aux différentes échelles, de l’international au local, par le biais de tournées, sous l’appellation « festival du TNP » (Planchon, dans Bataillon, 2005a : 11). On note de ce point de vue une évolution de la position de Roger Planchon qui ne concevait jusque-là la décentralisation que comme implantation en un seul lieu. Si, par son recentrement sur la création, Roger Planchon s’éloigne de l’héritage de la décentralisation théâtrale, il s’en rapproche donc du point de vue des tournées. Il aime d’ailleurs à rappeler la dette de son projet à l’égard « des expériences de Gémier et de [Dullin] », le premier ayant entrepris de « faire rayonner son théâtre à travers la France », tandis que le second avait formé le rêve qu’il y ait « plusieurs Comédies Françaises en province » (Dullin, cité par Planchon, dans Bataillon, 2005a : 11). La figure de Jean Vilar est alors convoquée, mais avec moins d’évidence que les deux autres. En témoigne l’ambiguïté de la formulation par Planchon de l’idée d’une filiation avec le père du Théâtre National Populaire : « en faisant la synthèse des idées de Gémier, de Dullin, de Vilar, je me sens profondément l’héritier du Théâtre National Ambulant et du Théâtre National Populaire de Gémier » (Planchon, dans Bataillon, 2005a : 12). La filiation avec le projet vilarien se trouve surtout convoquée parce qu’elle est, depuis les années 1950, inévitable pour tout artiste s’inscrivant dans la décentralisation, et l’est encore – malgré tout, et malgré 1968 – pour le Théâtre National Populaire de Roger Planchon dans les années 1970. Gilbert pointe notamment une parenté de projet en matière de conquête des publics, estimant que « [leurs] buts différaient assez peu de ceux du [TNP de] Vilar des années cinquante : même désir de réaliser un grand théâtre artistique, même désir de rechercher un public plus vaste » (Gilbert, dans Bataillon, 2005b : 137). Il insiste d’ailleurs sur le fait que « Planchon ne s’est, du reste, jamais dérobé à cette mission de conquérir le public “ populaire “ », qui était déjà pour lui une « préoccupation majeure » au Théâtre de la Cité. Roger Planchon lui-même indique que, « au TNP, Patrice [Chéreau] et [lui] n’[ont] jamais renoncé au public ni à l’idéal de partager les grandes oeuvres avec tous, même avec ceux qui ne fréquenteront jamais les théâtres » (Planchon, dans Bataillon, 2005a : 20), reprenant même à l’occasion le vocabulaire de la première génération de décentralisateurs, pourtant honni en 1968, quand il estime avoir « fait une bonne pédagogie artistique » (Planchon, dans Bataillon, 2005a : 20). Pourtant, s’agissant de la conquête de nouveaux publics, la différence de positionnement entre Jean Vilar et Roger Planchon pointée par Marion Denizot pour le Théâtre de la Cité dans les années 1950-1960 demeure valable pour le projet du TNP-Villeurbanne. Si préoccupation pour le public il y a, il s’agit d’« augmenter le nombre des représentations autour d’une aventure artistique, d’un discours artistique singulier » (Planchon, dans Bataillon, 2005a : 12) et non pas d’élaborer un répertoire généraliste commandé par une mission de service public théâtral comme c’était le cas dans les CDN et au Théâtre National Populaire de Jean Vilar. La nomination de Jacques Duhamel comme Ministre des Affaires Culturelles fournit à l’équipe de Roger Planchon l’occasion de faire valider un projet qui se situe donc dans un rapport complexe à l’histoire de la décentralisation et singulièrement aux pères fondateurs de la première génération et au premier Théâtre National Populaire.

Le transfert du sigle « TNP », un projet de refondation de la décentralisation théâtrale

Le projet initial de Guy Brajot (alors directeur du Théâtre et des Spectacles, des Maisons de la Culture et des Lettres) et de Jacques Duhamel, consistait à nommer Roger Planchon à la tête du Théâtre National Populaire à Chaillot. Suite à la fin de non-recevoir de l’Ardéchois, fidèle à la province, qui a fait primer sa passion de la décentralisation sur les sirènes de la gloire parisienne, et suite à la demande répétée de l’équipe du Théâtre de la Cité d’un soutien de l’État, Antoine de Clermont-Tonnerre, conseiller de Jacques Duhamel, convainc ce dernier du symbole que pourrait constituer le transfert du sigle « TNP[2] ». Aux yeux des pouvoirs publics, le projet artistique du Théâtre de la Cité articule judicieusement des éléments de continuité et de rupture avec le modèle de la première décentralisation qu’incarnaient à la fois les premiers CDN et le TNP de Jean Vilar. Dans la conférence de presse annonçant la mission nouvelle et le statut du TNP-Villeurbanne, Jacques Duhamel justifie de fait l’attribution du sigle « TNP » à Roger Planchon par la volonté de l’État de « rend[re] hommage à l’un de ceux qui, dans la génération qui a suivi celle de Jean Vilar, a marqué le plus de son empreinte l’évolution du mouvement dramatique français » (Duhamel, 1972, dans Bataillon, 2005b : 126), et de promouvoir un projet « dont la réalisation peut constituer une étape déterminante de la politique de décentralisation » (Duhamel, 1972, dans Bataillon, 2005b : 126). Le ministre met l’accent sur la complémentarité de l’équipe de direction : si Roger Planchon incarne à la fois la continuité et la rupture, Patrice Chéreau, « qui s’affirme tant en France qu’à l’étranger comme l’un des meilleurs metteurs en scène européens » (Duhamel, 1972, dans Bataillon, 2005b : 126), est implicitement validé comme caution de rayonnement international, tandis que Gilbert est plébiscité pour son « habileté et [s]a compétence d’administrateur de théâtre […] [qui font] espérer une utilisation optimale des moyens importants qui seront mis à la disposition de cette nouvelle entreprise » (Duhamel, 1972, dans Bataillon, 2005b : 126). Création, décentralisation, gestion, telle sera donc la nouvelle triade rectrice du TNP-Villeurbanne.

L’État entérine donc lui-même la prise de distance avec la geste vilarienne, et choisit l’équipe de Planchon en ce qu’elle incarne à la fois la continuité en termes de défense d’une décentralisation artistique, et la rupture, tant dans la réflexion sur le public que dans la séparation des fonctions artistique et gestionnaire en différentes personnes. Patrice Chéreau, qui ne détient plus de licence d’entrepreneur du spectacle, n’est de fait pas cosignataire du contrat, et se contentera d’être « directeur artistique sans responsabilité juridique » (Bataillon, 2005b : 133). Il s’agit donc bien à travers cette équipe de promouvoir une nouvelle étape de la décentralisation qui fait primer l’excellence artistique, d’une part, et la rigueur gestionnaire d’autre part, au détriment de l’articulation du projet artistique à l’ambition de démocratisation et de conquête des publics. L’étude des missions et des statuts que fixent les pouvoirs publics à ce nouveau bastion de la décentralisation dramatique montre ainsi l’ambiguïté de cette nouvelle étape de la décentralisation, et on retrouve dans le projet de l’État le même paradoxe que chez les artistes. De manière très étonnante, le nouveau TNP-Villeurbanne est présenté par Jacques Duhamel comme « le premier véritable théâtre national » (Duhamel, 1972, dans Bataillon, 2005b : 127), alors même qu’il existe déjà des théâtres nationaux à Paris et que le Ministère n’attribue pas au TNP-Villeurbanne ce statut juridique[3]. Ce dernier sera un CDN, lié à l’État par les contrats de décentralisation précisément mis en place en 1972 ; ce choix se justifiant selon Jacques Duhamel par la volonté que « cette nouvelle entreprise […] demeur[e] souple, non figée dans ses structures, disposant de capacités naturelles d’adaptation » (Duhamel, dans Bataillon, 2005b : 127), mais aussi qu’elle puisse bénéficier d’un « financement du fond interministériel d’aménagement du territoire » (Duhamel, dans Bataillon, 2005b : 127). Si le TNP-Villeurbanne constitue bien du point de vue de l’engagement symbolique de l’État un cas privilégié au sein des institutions de la décentralisation[4], s’agissant des missions que lui attribue la puissance publique il doit donc s’envisager comme exemple, non plus au sens où il constituerait un cas exceptionnel et normatif, mais en tant qu’il prend place dans l’évolution globale des CDN au cours des années 1970.

Les CDN dans les années 1970 : crise et transformation des missions de la décentralisation dramatique

L’après Mai 68 ou la mise à mal de l’exemplarité des CDN et du TNP

Après 1968, les CDN essuient une double critique (Goetschel, 2004 : 421 sq) : d’une part celle, prévisible, d’une droite n’ayant pas digéré le Mai théâtral et conspuant une subversion subventionnée, mais aussi – et c’est sans doute ce qui leur fit le plus de mal – une critique venue des rangs de la gauche. L’attaque émanait à la fois d’une nouvelle génération de compagnies dont les choix esthétiques mais aussi institutionnels faisaient passer les CDN pour des institutions vieillissantes maintenant l’ordre social établi et contribuant à la perpétuation des normes bourgeoises (Gaudibert, dans Goetschel, 2004 : 424), et de critiques, tels Émile Copfermann qui réprouvaient la rupture avec le fondement de la décentralisation dramatique, l’idéal de l’éducation populaire et « le rapport pédagogique […] avec [le] public » (Copfermann, 1971 : 123). Mais ce reproche va atteindre à son tour la nouvelle génération de créateurs à la tête des institutions de la décentralisation qui se voit en outre accusée de profiter des fonds qu’offre cette dernière sans plus en défendre les valeurs et les missions, et de critiquer « l’illusion civique de Vilar [et] l’utopie du “ théâtre populaire ” oecuménique » pour mieux « se retrancher dans un isolement cynique ». Pour Copfermann, cette nouvelle génération, « se dégag[eant] de toute responsabilité civique, et se déclar[ant] des droits en tant que “ créateurs ” sans jamais définir quels sont en contrepartie [ses] devoirs » (Atac Informations, numéro spécial, 1978 dans Goetschel, 2004 : 425). Parmi les institutions incarnant ce tournant, le TNP-Villeurbanne se trouve en ligne de mire, certains reprochant à son fondateur « la trahison de la mission du TNP selon Jean Vilar ; le renforcement de l’aspect institutionnel au détriment de la fonction critique » et le fait que « le TNP, direction Planchon, sert Planchon auteur[5] » (Copfermann, 1977 : 350-351) bien plus qu’il ne sert l’intérêt général et le public.

Il serait cependant faux de croire que la contradiction ou du moins la tension dans la définition des différentes missions des CDN est uniquement le fait des artistes qui les dirigent. Elle s’explique tout autant, sinon davantage, par le fait que les missions que l’État assigne aux organes de la décentralisation sont en cours de profonde modification. Le Président de la République, Georges Pompidou lui-même, prend parti pour une politique culturelle davantage tournée vers la création et l’innovation que vers la patrimonialisation. Il souhaite qu’en la matière « on soit un peu plus novateur que ne l’ont été les républiques précédentes, non pas [qu’il] croie forcément que l’art moderne soit supérieur à l’art ancien, mais parce [qu’il] croit que l’on ne doit pas refaire de l’art ancien et qu’on doit faire l’art de son temps » (Pompidou, dans Copfermann, 1971 : 125). Par ailleurs, si l’État se veut le garant d’une entière liberté artistique des artistes, s’agissant de leur liberté politique son discours est davantage nuancé, et tente d’articuler défense de la liberté du créateur et refus d’une subversion subventionnée. Certes, Jacques Duhamel affirme que « sans la liberté, parler vie intellectuelle, artistique, spirituelle, c’est duperie » (Duhamel, 1971), qu’il « défendr[a] fermement la liberté du créateur » (Duhamel, 1971) et que « le Ministère des affaires culturelles rejette le dirigisme culturel » (Duhamel, 1971). Mais quand il précise qu’il « rejette le totalitarisme aussi bien que le terrorisme culturels » (Duhamel, 1971) et qu’il s’engage à « empêcher certains désordres dont la réapparition viderait les établissements de leur public populaire, conscient qu’on le méprise mais qu’on veut l’embrigader pour en faire des citadelles de sectarisme et de subversion » (Duhamel, 1971), l’allusion aux positions des signataires de la Déclaration de Villeurbanne est à peine voilée. Et cette ambiguïté nouvelle du discours de l’État, défenseur d’une liberté artistique politiquement encadrée, explique peut-être aussi la transformation du statut juridique des CDN.

C’est en effet en 1972 précisément que le statut des CDN se fait plus contraignant pour leurs directeurs, avec le passage du label au contrat. Alors que le sigle « CDN » renvoyait jusque-là à un « label de qualité attribué par l’État » (Temkine, 1992 : 140), Jacques Duhamel dote ces institutions de contrats de décentralisation de trois ans, destinés à faire évoluer ces sociétés de droit privé vers l’institution publique. Ces contrats viennent s’ajouter aux contrats de société antérieurs, nécessaires pour que l’artiste puisse « exercer son activité de producteur de spectacle, d’exploitant de salle, de tourneur » (Bataillon, 2005b : 132), ainsi qu’à la convention que l’artiste passe avec la ville, qui lui accorde la concession du lieu d’exécution de sa mission, en contrepartie de missions spécifiques, fort variables selon les municipalités.

Au-delà de ces différences de cahiers des charges relatives à la coexistence de deux types de financeurs publics (État et municipalités), les directeurs de CDN sont confrontés à la formulation d’exigences contradictoires par l’État lui-même. Certains directeurs de CDN déplorent que celui-ci leur impose désormais deux cahiers des charges : le premier, explicite, consistant à accomplir la mission fondatrice de décentralisation et de service public culturel, tandis que le second, implicite et plus récent, suppose une excellence artistique en forme de reconnaissance parisienne (Bourdet, 1978, dans Goetschel, 2004 : 426). De ce point de vue, les orientations du TNP-Villeurbanne sous la direction Planchon / Chéreau sont pleinement assumées par l’État et s’inscrivent dans une évolution de sa conception de la décentralisation. Cette réorientation de la décentralisation vers la promotion de nouvelles générations de créateurs va ensuite se voir confortée par le secrétariat d’État à la Culture de Michel Guy en 1974-1976, ce que Guy Brajot déplore, critiquant le fait que le projet décentralisateur soit porté par une génération d’artistes « dont le talent n’est pas en cause, mais qui s’étaient illustrés jusqu’à présent plus dans la recherche esthétique, la recherche personnelle, que par le souci […] d’un théâtre qui soit un service public visant à apporter au plus grand nombre quelque chose » (Brajot, 1977). La naissance du TNP-Villeurbanne prend sens dans ce contexte, et l’institution qui aurait dû tenir le rôle de maison mère de la décentralisation et de la démocratisation va être dans une certaine mesure autorisée, voire encouragée, par l’État à se conduire en fille indigne et à opter pour « la voie d’un grand théâtre de création » (Goetschel 2004 : 447), une voie qui « est indéniablement plus celle d’un théâtre national que populaire » (Goetschel, 2004 : 449). Reste à présent à étudier de façon plus concrète l’esthétique pratiquée par le TNP sous la direction Planchon / Chéreau, qui mêle elle aussi savamment héritage et rupture, création avant-gardiste et formes populaires.

Le TNP direction Planchon / Chéreau, un théâtre de création entre esthétique populaire et avant-garde

Il importe en premier lieu de préciser l’acception que prend le qualificatif « populaire » dans la pratique de metteur en scène de Roger Planchon. Comme c’était déjà le cas au Théâtre de la Comédie, elle s’inscrit pour une part dans la lignée des premiers décentralisateurs, et Roger Planchon monte une part importante de classiques français et étrangers, tout en se faisant le découvreur de futurs classiques contemporains, comme Michel Vinaver. Mais le « populaire » est aussi chez lui synonyme de théâtre à grand spectacle destiné à un large public familier de la culture de masse, ce dont témoignent non seulement ses mises en scène mais aussi sa politique de diffusion. Comme au Théâtre de la Cité, Roger Planchon « table [au TNP] sur un nombre réduit de créations et multiplie les reprises d’une saison sur l’autre en organisant des tournées nationales et internationales » (Goetschel, 2004 : 448), dans l’objectif de « rentabiliser de grosses productions » (Goetschel, 2004 : 449). Faute de trouver un théâtre public parisien qui accueillerait ses tournées, Roger Planchon se tourne même vers le théâtre privé, ce qui lui vaut des « critiques et questions perfides dans la presse » (Planchon, dans Bataillon, 2005a : 20) sur le prix des places ou le montant du cachet des vedettes de cinéma qu’il fait jouer. Ainsi, bien qu’il monte de célèbres et populaires classiques comme Molière, le directeur du TNP-Villeurbanne se trouve accusé tout à la fois de « collaboration de classe », de « trahison des idéaux révolutionnaires », et d’« usurpation de l’emblème de Jean Vilar » (Bataillon, 2005b : 161). Mais plus encore que la pratique du « populaire » de Roger Planchon metteur en scène, ce sont ses choix de directeur qui font débat. De fait le directeur et programmateur du TNP se flatte d’avoir été « l’un des premiers à pressentir la naissance de l’écriture scénique » (Planchon, dans Bataillon, 2005a : 16), en plébiscitant des artistes comme Robert Wilson, Tadeusz Kantor, Jerzy Grotowski, mais aussi dans une certaine mesure Patrice Chéreau qui, s’il monte de grandes oeuvres du répertoire, semble moins mettre en scène des textes que mettre en image des univers.

Avalisé par le Ministère, le choix en faveur de la création versus l’animation, et plus précisément en faveur de la création d’avant-garde tout autant que de l’esthétique populaire, fait dans un premier temps débat pour le public, qu’il s’agisse des spectateurs habitués des créations de Roger Planchon ou de la critique théâtrale, instance dotée d’un fort pouvoir normatif à l’époque. Rappelons de ce point de vue la réception du spectacle qui fit l’ouverture du TNP-Villeurbanne, la pièce Massacre à Paris de Christopher Marlowe mise en scène par Patrice Chéreau. Les spectateurs furent déstabilisés par la longueur de la pièce, par son esthétisme et surtout par son caractère abscons, toutes critiques qui se résumèrent en une seule : « ce n’est pas du théâtre populaire » (un spectateur, Le Progrès, 27 septembre 1972, cité dans Goestchel : 429). Certains, tel le critique du Monde Bertrand Poirot-Delpech, allèrent jusqu’à déclarer que l’année de création du TNP-Villeurbanne

restera[it] une date dans l’histoire du « théâtre populaire » : celle de sa mort. C’est bien cette année que s’est définitivement évanoui, un an après la disparition de son héros, Jean Vilar, le vieux rêve du Front populaire et de la Résistance d’arracher l’héritage théâtral à la tradition bourgeoise et de le diffuser au plus grand nombre possible de travailleurs

Poirot-Delpech, 1972

L’esthétique du TNP-Villeurbanne et plus particulièrement celle de Patrice Chéreau a ainsi contribué à modifier les attentes de la critique à l’égard des productions de cette institution exemplaire de la décentralisation. En effet, après cette première mise en scène dont la violence de la réception fut à la mesure de la rupture qu’elle augurait dans l’esthétique comme dans les missions d’un théâtre décentralisé auxquelles renvoyait cette esthétique, la critique fut peu à peu contrainte d’accepter ou du moins de prendre acte du nouveau symbole qu’incarnait désormais le TNP-Villeurbanne. Dès 1973, La Dispute fit taire les critiques, dont les plus mitigés dans leur appréciation du spectacle furent obligés de reconnaître en Patrice Chéreau « le metteur en scène le plus original, le plus inventif, et sans doute le plus doué de sa génération » (Marcabru, 1973). Si le duo Patrice Chéreau - Roger Planchon prend fin au bout de dix ans avec le départ de Patrice Chéreau pour Nanterre en 1981, ce n’est donc pas par manque de reconnaissance médiatique et institutionnelle, ni du fait de divergences esthétiques entre les deux hommes ; le style promu par Planchon ne variera d’ailleurs pas de manière flagrante après que Patrice Chéreau sera parti. La raison est plutôt à chercher dans un soutien financier jugé par Patrice Chéreau insuffisant pour mener à bien ses projets, et Roger Planchon vouera à ce sujet une rancune tenace aux pouvoirs publics locaux (Bataillon, 2005a : 13). Mais c’est plus globalement sa relation à l’ensemble des pouvoirs publics qu’il convient d’interroger, en ce qu’elle renseigne sur la conception des uns et des autres de la notion de théâtre public.

Roger Planchon ou l’appel à l’État esthétique contre la médiocrité et l’autoritarisme des élus de province

Il est arrivé à Roger Planchon de reprocher à l’État son caractère intrusif, en deux occasions. Dans ses Mémoires, il se montre ainsi très critique à l’égard du modèle de décentralisation de la « jacobine » (Planchon, 2004 : 226) Jeanne Laurent, jugée « trop éloignée de la réalité de la province et des aventures artistiques qui se développaient en Europe » (Planchon, 2004 : 226). Il l’accuse surtout d’avoir émis « des réserves sur l’implantation de grands théâtres de création en province » (Planchon, 2004 : 226) alors qu’il tentait de fonder le Théâtre de la Cité à Villeurbanne. Mai 68 est l’autre circonstance dans laquelle Roger Planchon a pu condamner l’interventionnisme de l’État, allant jusqu’à le portraiturer en censeur[7]… moins redoutable que ridicule. De fait, le reproche récurrent que Planchon a adressé à l’État au cours de sa carrière est plutôt celui de son manque d’interventionnisme. La critique adressée à Jeanne Laurent cible surtout son inaction face à des « élus de province [qui] ne réclamaient pas la décentralisation » (Planchon dans Bataillon, 2005a : 10) et pensaient que « les provinciaux n’en [avaient] pas besoin [car] pour les grandes créations pointues, personne ne leur interdi[sait] de prendre le train » (Planchon dans Bataillon, 2005a : 10). Les récriminations disent donc en creux l’estime de Planchon pour une puissance publique étatique entendue non comme une instance autoritaire, extérieure et supérieure à la société, mais comme une institution émanant de cette dernière et se mettant à son service. Autrement dit, Roger Planchon définit l’État avant tout comme service public, s’inscrivant par là dans une tradition française et plus précisément républicaine de la conception de l’État (Chevallier, 1987), dont le projet décentralisateur constitue un versant parmi d’autres. En conséquence, pour définir sa propre place au sein de ladite société, l’artiste n’hésite pas à manier la rhétorique de la fonction publique et à revendiquer le statut de « serviteur de l’État » (Planchon, 1998) – même s’il n’est pas fonctionnaire et si le théâtre est un service public dans ses missions mais non dans son cadre juridique et administratif. Il est d’ailleurs indigné qu’on l’accuse d’avoir intrigué pour bénéficier du transfert de sigle à Villeurbanne. S’il ne goûte guère de se voir représenté en «larbin » (Planchon, 1974) prêt à vendre son âme, cette accusation lui paraît aussi infondée en ce qu’elle repose sur la figure d’un État autoritaire, alors que lui y voit un allié protecteur laissant une entière liberté aux artistes. Roger Planchon n’oublie pas que « contre les décisions de la mairie [de Villeurbanne], une première fois Malraux a sauvé notre aventure » (Planchon, dans Bataillon, 2005a : 10), avant qu’Émile Biasini et Guy Brajot ne contraignent le maire à entreprendre une « vraie rénovation du théâtre » (Planchon, dans Bataillon, 2005a : 10).

Aux yeux de Roger Planchon, il est donc bien un pouvoir autoritaire et arbitraire, celui des pouvoirs publics locaux dont il juge les prérogatives de plus en plus illégitimes. En effet, Roger Planchon ne se sent pas de dette à leur égard, estimant au contraire qu’ils sont ses débiteurs, comme ils le sont à l’égard de tous les artistes engagés dans la décentralisation. Il aime ainsi à rappeler que de 1957 à 1968, lui et ses « copains » (Planchon, 2004 : 226) n’ont jamais été payés officiellement, mais uniquement « rémunérés sous la table au lance-pierre » (Planchon, 2004 : 226) par la Mairie. Si elle a pu s’atténuer un peu après le transfert de sigle à Villeurbanne, la défiance de Roger Planchon à l’égard des pouvoirs publics locaux est revenue en force à mesure que se renforçait la décentralisation administrative (Planchon, 1998), car, selon lui, ils ont une tendance à l’intrusion dans la liberté de création des artistes. Or cette liberté est l’exigence première de Roger Planchon, celles de démocratisation et de décentralisation étant secondes – ce qui ne signifie pas qu’elles sont accessoires mais qu’elles ne sont légitimes qu’en ce qu’elles découlent de la première. C’est autour de cette triade que s’est construite l’image du TNP direction Planchon : celle d’un « Théâtre » entendu comme lieu de création avant tout, « National » par son ambition de rayonnement et « Populaire » à la fois au sens où il vise l’avant-garde pour tous (le versant Roger Planchon programmateur) et au sens où il ne rechigne pas aux formats grand spectacle et grand public (Roger Planchon metteur en scène). C’est encore cette image qui prévaut quand Roger Planchon cède le trône après trente ans d’un règne généreux certes, partagé avec d’autres rois, mais peu soucieux de succession. À son départ, la question de l’héritage se pose donc doublement, d’une part parce que l’institution TNP-Villeurbanne n’a pas existé hors de son incarnation en la personne de Roger Planchon et, d’autre part, parce que cette incarnation était complexe tant du point de vue du contenu donné au sigle « TNP » que par son mode d’inscription dans l’institution de la décentralisation. En effet, le seigneur du Théâtre National Populaire-serviteur de l’État était autre chose encore, un « cow-boy[8] » qui concevait sa relation de directeur d’institution à l’État sur un mode tout personnel et n’avait jamais eu le souci de faire école. C’est donc à une figure hors norme que le ministère doit trouver un successeur et un style de succession.

Le TNP direction Schiaretti : retour à Jean Vilar ?

Peut-on considérer qu’au père indigne Roger Planchon, peu soucieux de léguer un quelconque héritage, l’État va faire succéder le bon fils, repreneur du projet décentralisateur ? Christian Schiaretti lui-même ne revendique pas d’héritage à l’égard du TNP de Planchon mais une simple « succession[9] » (Schiaretti, 2009a : 145). Il ne s’agit cependant pas là d’une coquetterie visant à préserver sa singularité de metteur en scène ni d’un refus d’hériter par principe, Christian Schiaretti revendiquant une filiation avec Jean Vilar et Antoine Vitez. La direction Schiaretti vise-elle alors à tuer le père de Villeurbanne pour mieux renouer avec le projet du grand-père de Chaillot ? Pour saisir les enjeux du choix de Schiaretti comme nouveau directeur du Théâtre National Populaire, il importe de revenir à la fois sur le contexte de sa nomination et sur son parcours préalable, ce qui permettra enfin de mieux saisir la direction qu’il impulse.

La nomination de Christian Schiaretti en 2000 ou la relève diplomatique du théâtre public

Si la nomination de Christian Schiaretti est le fait de Catherine Tasca, peu de temps après sa nomination comme Ministre de la Culture en mars 2000, il faut sans doute revenir à la Ministre précédente pour saisir le contexte général dans lequel le choix du nouveau directeur du TNP prend sens. À la fin des années 1990, Catherine Trautmann a en effet incarné la volonté de l’État de renouer fortement avec le principe d’un « théâtre d’art -service public[10] », en rupture avec le « ministère des artistes » de Lang qui avait accordé les pleins pouvoirs aux créateurs dans les années 1980. Telle était du moins l’ambition de sa « charte des missions de service public du spectacle vivant » (Charte, 1999). Ce texte visait à réaffirmer l’engagement de l’État et son caractère prescripteur et, tout en valorisant « la recherche en art » et « la création contemporaine », insistait sur la « responsabilité artistique » des artistes directeurs d’institutions, chargés d’une mission de service public, du point de vue de la diffusion et de la conquête de nouveaux publics comme de la bonne gestion financière. Face à cette charte jugée accusatrice et comminatoire, les réactions de la profession ne se sont pas faites attendre, et on a vu réapparaître dans le discours des metteurs en scène directeurs d’institutions un rejet du « vilarisme » (Fleury, 2004 : 12) qui, comme en mai 1968, se trouvait brandi non comme modèle mais comme « anathème » (Fleury, 2004 : 12). Si figure princière il y a, c’est donc bien moins celle de l’État que celle des directeurs de théâtre qui obtiennent la tête de la ministre et à travers elle celle du modèle républicain du théâtre-service public. On ne peut pour autant voir dans le choix de Catherine Tasca un pur blanc-seing accordé aux « divas de la subvention » (Allegra, Jacquin, Meignan, 2000), comme en témoigne son parcours. Elle a été directrice du bureau des Maisons de la Culture au sein du service des maisons de la culture et de l’action culturelle du Ministère des Affaires Culturelles de Duhamel (Urfalino, 2004 : 282-283), puis directrice d’une Maison de la Culture (celle de Grenoble, de 1973 à 1977) et enfin codirectrice administrative de Patrice Chéreau au CDN de Nanterre. Par son parcours même, elle donne des gages de respect (du pouvoir) des créateurs, tout en incarnant une forme de continuité avec le rappel à l’ordre et aux missions de service public de la culture.

C’est dans ce contexte politique que prend sens la nomination de Christian Schiaretti, un homme qui revendique une très forte inscription dans l’histoire du théâtre public français et assume une « responsabilité déclarée » (Schiaretti, 2009a :142) à l’égard de l’héritage de la décentralisation. Nommé en 1991 à la tête du CDN de Reims, il l’a ainsi rebaptisé « Comédie de Reims » en hommage à Jean Dasté ; il est également président de l’Association pour un Centre Culturel de Rencontres à Brangues (lieu de réunion des claudéliens) et président de l’association des Amis de Jacques Copeau. Il estime d’ailleurs que l’expérience menée par ce dernier avec les Copiaus à Pernand-Vergelesses a été fondatrice pour sa propre conception de la décentralisation (Schiaretti, 2010). Bien davantage qu’une quelconque singularité de son projet artistique, c’est donc son inscription dans l’histoire de la décentralisation[11] qui lui vaut d’être nommé à la tête d’une institution exemplaire du théâtre public. Cette nomination est ainsi à son tour susceptible de montrer l’exemple à suivre aux futurs postulants à la direction d’un CDN. L’annonce publique de sa nomination se fait d’ailleurs en ouverture du Festival d’Avignon, dans le cadre d’un discours général dans lequel la nouvelle ministre présente sa politique en faveur du spectacle vivant, en même temps qu’elle montre patte blanche, caressante mais néanmoins ferme, aux intéressés. Ce discours, centré sur la « relève » du théâtre public, relie ainsi finement la volonté propre des artistes de « repenser le sens du théâtre dans la cité » (Tasca, 2000) à l’histoire de la décentralisation et aux impératifs liés au financement public du théâtre. Catherine Tasca rappelle la volonté commune des artistes (Jacques Copeau, Jean Dasté, Hubert Gignoux, Jean Vilar) et des fonctionnaires (Jeanne Laurent en tête) et insiste habilement sur la nécessité « d’engager la République sur ce champ de responsabilité » pour mieux critiquer le temps révolu du Prince et du mécénat public – mais aussi, implicitement, celui des princes du théâtre public. Sans accuser explicitement ces derniers de n’avoir pas laissé la place aux nouvelles générations, elle rend hommage au projet de Catherine Trautmann de renouveler les personnes à la tête des institutions du théâtre public, renouant par là avec l’esprit initial de celui-ci. La nomination de Christian Schiaretti constitue un exemple de cette relève du théâtre public en forme de retour aux sources : si la Ministre l’a choisi pour succéder à Roger Planchon c’est, explique-t-elle, parce que son action de directeur de CDN à Reims lui paraît « un travail exemplaire », « fortement inscrit dans cette histoire » (Tasca, 2000) de la décentralisation. Si elle rend hommage à l’oeuvre de Roger Planchon et insiste sur l’exemplarité de la « transition », menée en « étroit dialogue » (Tasca, 2000) entre l’ancien maître des lieux et Christian Schiaretti, elle laisse donc entendre que le projet du nouveau directeur du TNP-Villeurbanne doit être, et va être, de refonder cette institution à l’occasion de son trentième anniversaire. Cette ambivalence se retrouve, plus clairement exposée, dans le discours de Christian Schiaretti lui-même.

Façade du Théâtre National Populaire de Villeurbanne

Façade du Théâtre National Populaire de Villeurbanne
© Christian Ganet

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Le rapport de Schiaretti à Planchon : succession institutionnelle et refus de filiation

S’il a fait montre d’une grande diplomatie dans la gestion de la transition, il n’en reste pas moins que, dans son discours comme dans sa pratique de directeur du Théâtre National Populaire, Christian Schiaretti prend une distance importante vis-à-vis du projet planchonien. Il déclare ainsi se situer à l’égard de l’ancien occupant des lieux dans un rapport « d’héritage » (Schiaretti, 2009a : 145), ou plus précisément de succession au sens notarial du terme, sans qu’il y ait filiation spirituelle, que ce soit du point de vue de la détermination des missions du Théâtre National Populaire, de la figure du metteur en scène / directeur ou de l’esthétique promue. Pour lui, Roger Planchon n’est pas un père, et a d’ailleurs refusé d’être le père de quiconque – au refus de déléguer et de faire oeuvre de « pédagogue » (Schiaretti, 2009b) de celui-ci, Christian Schiaretti oppose ainsi le « souci de [la] jeunesse » (Schiaretti, 2009b) d’un Antoine Vitez. Sa critique ne cible d’ailleurs pas seulement Roger Planchon, mais l’ensemble de la troisième génération des décentralisateurs, à partir de laquelle « la cohérence de la démarche » (Schiaretti, 2006) de chaque institution théâtrale a été prise en charge uniquement par la figure solitaire du metteur en scène. D’une manière plus explicite que ne le faisait Catherine Tasca, il reproche à cette génération des années 1970 d’avoir « décliné dans un premier temps la vocation institutionnelle pour ensuite la réactiver sans le bénéfice d’une transmission citoyenne de la gestion des outils » (Schiaretti, 2006), causant selon lui la « sclérose artistique des lieux institutionnels » (Schiaretti, 2006). En outre, il estime que par leur projet même, ces artistes, dont l’égoïsme aurait corrompu l’esprit du service public, ont rompu avec les pères fondateurs de la décentralisation, avec lesquels il entend pour sa part renouer.

Il évoque ainsi spontanément sa « dimension vilarienne » (Schiaretti, 2009a : 142), et oppose deux manières de concevoir la direction d’un théâtre financé par de l’argent public. Dans le premier cas, l’artiste voit dans la subvention un « mécénat d’État » (Schiaretti, 2009a : 143) et estime qu’il la « reçoit en son nom propre et pour l’épanouissement de son art » (Schiaretti, 2009a : 143). À cette posture, qui lui paraît « dérisoire du point de vue des étoiles » (Schiaretti, 2009b), Christian Schiaretti oppose l’idéal de la troupe[12] et de la transmission des grandes oeuvres de l’esprit, renouant dans une certaine mesure avec l’« assassinat du metteur en scène » (Vilar, 1955 : p. 21-34) prôné par Jean Vilar. C’est non seulement du point de vue de la figure du metteur en scène mais du style même de mise en scène que la filiation avec le projet du héraut du théâtre populaire est patente, tout autant que la rupture avec le précédent locataire de Villeurbanne. Tout comme « le TNP [de Vilar] ne fut pas un théâtre d’avant-garde » (Urfalino, 2004 : 264), celui de Christian Schiaretti ne vise pas l’appellation « théâtre d’essai » chère au coeur de Roger Planchon. Au contraire, ses choix de textes comme ses mises en scène attestent la volonté de faire connaître les grandes oeuvres de l’esprit dans la plus pure tradition malrucienne et de prendre place dans l’histoire du théâtre et notamment de la décentralisation française[13]. Quand il monte des auteurs vivants, il s’agit soit d’auteurs dont l’oeuvre relève du « poème théâtral » (Schiaretti, 2009b) comme Jean-Pierre Siméon, soit d’auteurs déjà quasi canonisés comme Michel Vinaver. La mise en scène de Par-dessus bord en 2008 a par ailleurs poussé encore d’un cran le jeu référentiel, puisque Christian Schiaretti a monté la version complète d’une pièce déjà mise en scène par Roger Planchon en 1973. Mais pour l’essentiel, on note ainsi d’une saison à l’autre la récurrence d’oeuvres que l’on peut qualifier de classiques. Il s’agit parfois de grands auteurs du XXe siècle, tel Bertolt Brecht – la mise en scène par Christian Schiaretti de Mère Courage et ses enfants, son premier spectacle réalisé au TNP-Villeurbanne en tant que futur directeur, peut d’ailleurs se lire comme un hommage à Jean Vilar, qui avait monté la pièce pour les premiers week-ends artistiques de Suresnes en 1951. Mais il importe surtout à Christian Schiaretti de faire découvrir le répertoire des XVIe et XVIIe siècles : les Farces et Comédies de Molière (création 2009[14]), les pièces du Siècle d’Or espagnol (le Don Juan de Tirso de Molina et La Célestine de Fernando de Rojas en 2011), du théâtre baroque français (Les Visionnaires de Jean-Desmarest de Saint-Sorlin en 2007), ou encore certaines des grandes pièces historiques de Shakespeare (Coriolan en 2006). Le choix même des acteurs atteste la volonté de rendre hommage aux trésors vivants du théâtre français, tels Roland Bertin (Ménénius Agrippa dans Coriolan) et Laurent Terzieff (dont l’interprétation du rôle-titre de Philoctète fut la dernière apparition sur scène avant sa mort). Enfin, il choisit souvent des pièces nécessitant un grand nombre d’acteurs, les grandes distributions (jusqu’à une trentaine de comédiens sur le plateau pour certains spectacles comme Coriolan) étant selon lui non seulement permises mais imposées par l’appellation (et les moyens du) TNP, et par la filiation avec le modèle vilarien de la troupe. S’il assume donc pleinement cette auto-qualification d’artiste / directeur « vilarien », Christian Schiaretti semble néanmoins considérer l’étiquette comme pesante, dans un contexte où la grande majorité du théâtre public a tourné le dos à cette histoire. Il rapporte ainsi que « Bernard Dort par exemple en son temps [lui] avait proposé de faire l’inauguration du théâtre Jean Vilar de Suresnes » (Schiaretti, 2009b) après avoir vu Le Laboureur de Bohême et avoir jugé ce « spectacle vilarien ». Il insiste sur le fait que cet adjectif n’avait rien d’un compliment dans la bouche du grand critique, non plus que dans celle de nombre de confrères et de décideurs du théâtre public français qui, selon lui, le considèrent pour cette raison comme « un diminué de sa vocation artistique » – ce jugement subjectif devant être toutefois tempéré par le succès public et par les formes de validation officielle de la profession que représentent les (nombreux) prix remportés par ses spectacles[15].

Corolian, de William Shakespeare, mise en scène Christian Schiaretti, 2006

Corolian, de William Shakespeare, mise en scène Christian Schiaretti, 2006
© Christian Ganet

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Il existe cependant quelques éléments de parenté avec Roger Planchon, et Christian Schiaretti reconnaît lui-même « un héritage vis -à -vis de Planchon, […] dans la pugnacité, dans la décision décentralisée » (Schiaretti, 2009b). Mais surtout, il lui reprend le projet de faire du TNP une Comédie Française de province qui disposerait d’un répertoire et surtout d’une troupe, qui constituerait une alternative à l’école, le théâtre se faisant le lieu d’une formation permanente et d’un passage de relais entre apprentis comédiens et interprètes confirmés. Planchon déjà évoquait « la nécessité [d]’un groupe de jeunes qui serait lié à un grand centre de théâtre » (Planchon, dans Bataillon, 2005a : 18), mais Christian Schiaretti va plus loin encore, théorisant la « permanence artistique » comme étant « précisément [la raison d’être d’]un théâtre public » (Schiaretti, 2006). C’est selon lui l’unique moyen d’éviter les deux écueils actuels du théâtre public, liés l’un à l’autre bien que situés aux deux extrémités de la chaîne de production théâtrale, le poids croissant « des services techniques et administratifs » des institutions expliquant pour partie leur « dérive festivalière » (Schiaretti, 2006). À l’inverse, la troupe permanente permet de refaire du théâtre un lieu de production avant tout, et un lieu de diffusion privilégiant la rencontre des oeuvres avec leurs publics dans le temps. Cette politique se traduit concrètement par des durées plus longues d’exploitation des spectacles (mesure valable essentiellement pour ceux de Christian Schiaretti, mais aussi dans une certaine mesure pour ceux des metteurs en scène accueillis) – l’équipe du TNP souhaitant aller plus loin encore sur ce point et ne plus représenter qu’une dizaine de spectacles au maximum par an (Jourdain, 2009). Cette pratique évite enfin aux yeux de Christian Schiaretti une dernière dérive, le culte du moi du metteur en scène, la troupe se mettant « au service du public » et non plus « au service d’un seul » (Schiaretti, 2006). Schiaretti s’inscrit sur cette question à la fois en rupture avec la direction Planchon, et dans une continuité relative avec le projet de la charte de Catherine Trautmann. Cette dernière prônait précisément « l’engagement artistique » (Charte, 1998) notamment sous les espèces de « la permanence artistique dans les entreprises, c’est-à-dire la présence constante, perceptible au sein des lieux du spectacle vivant, et donc au coeur de la cité et de la vie collective, d’artistes en recherche, en travail, en dialogue avec la population » (Charte, 1998). Sur ce dernier point du rapport à la population, la direction Schiaretti n’innove cependant pas véritablement, et notamment ne resémantise pas le « Populaire » du sigle « TNP ». Tout d’abord, nous l’avons vu, l’objectif de conquête de nouveaux publics était déjà présent chez Planchon, et ensuite, hors de tout volontarisme individuel de tel ou tel metteur en scène, cet objectif constitue aujourd’hui l’un des termes du contrat de décentralisation qui lie tout directeur de CDN à l’État. La situation a beaucoup changé depuis l’époque de l’arrivée de Roger Planchon à Villeurbanne, où les premiers contrats définissaient uniquement le cadre de la relation entre le directeur de CDN et l’État par la délégation de service public (par l’intermédiaire d’une société commerciale) et par la « mission de décentralisation[16] » , laissant toute autre forme de spécification à la discrétion de la relation de chaque ministre avec chaque directeur. Depuis les années 1980-1990, les termes du contrat sont bien plus précis et uniformisés quant aux exigences de l’État à l’égard des directeurs de ces institutions théâtrales. Le titre premier du contrat type de décentralisation dramatique stipule toujours la « mission de création théâtrale dramatique d’intérêt public[17] » du directeur, mais précise également la façon dont ce dernier doit tenir de front l’exigence de diffusion régionale et nationale de ses créations et / ou de celles d’autres artistes d’excellence, et l’exigence de conquête de nouveaux publics. Il faut toutefois noter que cette formalisation du cadre est relativisée par la souplesse de la contrainte exercée par le Ministère pour le respect dudit cadre. En effet, bien que remplissant de fait les obligations qu’il contient, Christian Schiaretti (comme Roger Planchon avant lui) n’a pour l’instant jamais signé son contrat, au motif que les subventions accordées sont en deçà des missions fixées par le financeur (Cancade, 2010). Cette latitude atteste la spécificité de l’exemplarité des missions de service public dont il peut être question dans le « théâtre public », du fait de la souplesse que le Ministère de la Culture accorde aux directeurs des institutions du théâtre public. Elle tient sans doute pour partie au fait que les artistes ne sont pas des fonctionnaires et que les CDN ne sont pas des établissements de droit public. Mais elle s’explique certainement aussi par les traditions d’administration propres à ce ministère[18], et dont il semble rester une trace alors même que la gestion des missions de service public au sein de l’ensemble des ministères a été modifiée en profondeur par la Révision Générale des Politiques Publiques (RGPP). Cette réforme entamée en 2007, et dont l’impact commence à peine à se faire sentir, signe de fait le passage de la notion de service public à celle de management public (Peters, 2010 : 398-404), et bouleverse donc le principe même de l’action publique tel qu’il s’était établi après la Seconde Guerre mondiale, dans le secteur culturel comme ailleurs.

Comparer le TNP de Roger Planchon et celui de Christian Schiaretti permet de saisir dans une perspective évolutive l’identité complexe du « théâtre public » français. La direction Planchon prend sens dans le contexte d’une contractualisation nouvelle et toute relative de la relation des directeurs de CDN avec l’État, et qui plus est d’une contractualisation fondée sur le respect absolu du pouvoir (artistique sinon politique) aux créateurs, l’effort de démocratisation découlant de la recherche de l’artiste. Par contraste, la direction Schiaretti s’inscrit dans une étape de refondation des missions de service public du théâtre. Faut-il pour autant considérer que Christian Schiaretti renoue avec l’exemplarité vilarienne ? On serait tenté de répondre par l’affirmative dans la mesure où il a le souci de servir d’exemple aux générations futures. Il aime ainsi à rappeler que « diriger un théâtre national ou un centre dramatique national, c’est d’abord travailler à sa succession » (Schiaretti, 2006). Mais on ne peut cependant parler d’exemplarité, en ce que Christian Schiaretti lui-même ne se sent pas exemplaire et se vit plutôt comme le dernier des Mohicans du théâtre public, seul à porter désormais l’ethos du régisseur de théâtre service public envers et contre tous, y compris contre l’État, ce qui le distingue de Roger Planchon. Conséquence de ce sentiment de solitude et de la crainte que, faute de subventions conséquentes, le Théâtre National Populaire ne puisse plus être le lieu où incarner son idéal de permanence artistique (Schiaretti, 2009b), mais conséquence aussi d’un repli de la définition du théâtre populaire sur une esthétique et un idéal de troupe, en lieu et place des idéaux de démocratisation des publics et de décentralisation, Christian Schiaretti se dit prêt, pour mener à bien son projet théâtral qu’il défend pourtant au nom de sa nature « républicaine » (Schiaretti, 2009b), à quitter l’institution sans doute la plus exemplaire de ces idéaux, pour en rejoindre une autre, qu’il qualifie lui-même d’« aristocratique » : la Comédie-Française (Schiaretti, 2009b).