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La découverte des mythes amérindiens par les Européens n’a pas été sans poser des difficultés particulières. On peut même penser qu’ils ont constitué un véritable point aveugle. C’est du moins ce que suggère l’interprétation de l’un des épisodes du cycle cosmogonique huron d’Aataentsic par Jean de Brébeuf, un missionnaire jésuite du XVIIe siècle[1], et par Antoine-Denis Raudot, un administrateur colonial, en poste à Québec de 1705 à 1710[2].

L’analyse de la lecture du mythe par les deux relationnaires révèle en effet chez eux une tendance marquée à annexer la mythologie amérindienne à des préconceptions et à des préoccupations qui font l’impasse sur l’Autre. Si chez le missionnaire du « grand siècle de la Bible », pour reprendre le titre d’un ouvrage de Jean-Robert Armogathe (1989), le mythe est inscrit dans un mode de pensée qui fait de la Révélation le point focal de toute vérité, chez l’intendant de la Nouvelle-France, contemporain de la crise de la conscience européenne, analysée naguère par Paul Hazard (1935), il nourrit une réflexion sur la tératologie qui peut sembler quelque peu indécise pour ne pas dire confuse. C’est ce que dénotent les interventions des deux relationnaires au sein de leurs récits, leurs prises de positions et leurs jugements, voire leurs silences sur certaines particularités de la légende. Ce sont autant d’aspects des récits des deux hommes qui permettent de dégager la problématique dans laquelle s’enfouit et s’épuise leur propre mythologie.

Mais avant tout, situons l’épisode relaté par les deux chroniqueurs. Le cycle cosmogonique huron d’Aataentsic[3] met en scène une déité féminine qui, tombée du ciel, crée la terre et les hommes[4]. Sur terre, elle donne naissance à une fille qui accouche de deux garçons, Iouskeha[5] et Tawiscaron[6]. Alors que le premier cherche à rendre le monde viable aux hommes, le second, souvent allié à sa grand-mère, ne cesse de renverser ce que l’autre a fait[7]. Frères ennemis, ils finissent par en venir aux coups et c’est cet épisode particulier, ainsi que ses suites, que rapportent Jean de Brébeuf et Antoine-Denis Raudot.

La fille d’Aataentsic, raconte le missionnaire, dont la relation, faut-il le rappeler, était appelée à circuler dans différentes communautés religieuses et auprès des croyants pour servir de lecture spirituelle[8],

enfanta deux garçons, Tawiscaron & Iouskeha, lesquels estant deuenus grands eurent quelque pique par ensemble ; iugez si cela ne ressent point quelque chose du massacre d’Abel[9]. Ils en vindrent aux mains ; mais auec des armes bien differentes ; Iouskeha auoit le bois d’vn Cerf, Tawiscaron se contenta de quelques fruits de rosier sauuage, se persuadant qu’il n’en auroit pas si tost frappé son frere, qu’il tomberoit mort à ses pieds ; mais il en arriua tout autrement qu’il ne s’estoit promis, & Iouskeha au contraire luy porta vn si rude coup dans les flancs, que le sang en sortit en abõdance. Ce pauure miserable se mist aussi-tost en fuite, & de son sang, dont ces terres furent arrousées, nasquirent certaines pierres semblables à celles dont nous nous seruons en France pour battre le fusil, que les Sauuages appellent encor auiourd’huy Tawiscara, du nom de cet infortuné, son frere le poursuiuit & l’acheua : voila ce que la pluspart croyent de l’origine de ces Nations.

Brébeuf 1636 : JR X : 128-130 ; Brébeuf 1996 : 109-110

Le récit, presque réduit à l’état d’esquisse, comporte peu de détails, peut-être parce que Jean de Brébeuf n’a pas réussi à obtenir de ses informateurs qu’ils développassent leurs « mysteres si cachez », peut-être aussi parce qu’il était assez peu intéressé par une légende dans laquelle il ne voyait qu’une contrefaçon d’un récit biblique, pour tout dire, un « mensonge » (Brébeuf 1635 : JR VIII : 118 ; Brébeuf 1996 : 30).

En effet, alors qu’il fait allusion à la chute d’Aataentsic sur terre, il observe que certains Amérindiens l’attribuent à une « cause, qui semble auoir quelque rapport au fait d’Adam, mais le mensonge y a preualu », tranche-t-il (Brébeuf 1636 : JR X : 126 ; Brébeuf 1996 : 108). Les mythes amérindiens ne sont que l’expression déformée, ou plutôt pervertie, des vérités enseignées par l’Église. Les Amérindiens, affirme-t-il, ne peuvent méconnaître l’existence de Dieu, ils en voient bien « quelque chose », mais ils ont « les yeux de l’esprit fort obscurcis des tenebres d’vne longue ignorance, de leurs vices & pechez » (Brébeuf 1635 : JR VIII : 116-118 ; Brébeuf 1996 : 29-30). Dans l’esprit du missionnaire, tous les hommes ont accès à la Révélation, sans quoi Dieu serait injuste, mais nombre d’entre eux, parce qu’ils sont à la fois sous l’emprise de Satan, le Trompeur par excellence[10], et corrompus par leurs vices et par leurs péchés, ont dénaturé le message divin. L’« aueuglement » des Hurons « pour les choses du Ciel », explique le jésuite,

c’est ce que leurs vices & leurs brutalitez leur ont merité enuers Dieu. Il y a quelque apparence qu’ils ont eu autrefois quelque cognoissance du vray Dieu pardessus la nature, comme il se peut remarquer en quelques circonstances de leurs fables ; & quand ils n’en n’auroient point eu que celle que la Nature leur pouuoit fournir, encore eussent-ils deu estre plus raisonnables en ce suiet.[11]

Brébeuf 1636 : JR X : 124 ; Brébeuf 1996 : 107

Autant par révélation surnaturelle (« pardessus la nature »), que par leurs lumières naturelles, les Hurons ont inévitablement connu l’existence du « vray Dieu », c’est-à-dire l’existence de la divinité judéo-chrétienne. Mais ne reste de cette connaissance que des traces éparses et, qui pis est, corrompues, travesties. Jean de Brébeuf ne cherche pas à comprendre la mythologie huronne ; elle ne lui sert qu’à illustrer l’aveuglement de ceux qui ont perdu de vue le message qu’il attribue à son dieu. Ce qu’il retient essentiellement de la légende, c’est qu’elle « ressent [...] quelque chose du massacre d’Abel ». Chez lui, le sens précède le récit, qui ne sert qu’à le confirmer. Son comparatisme ne vise qu’à prescrire une signification qui enlève à la légende toute valeur et qui la métamorphose en contrefaçon de la vérité. Le récit ne sert qu’à confirmer sa foi, qu’à conforter celle de ses lecteurs et qu’à stigmatiser ceux que les vices et le comportement bestial ont condamnés à l’aveuglement. Le mythe est ainsi enrôlé dans une défense de sa foi et inscrit dans une apologie de la religion catholique qui lui dénie toute valeur propre.

Un administrateur colonial, dont la mission n’est pas de produire une défense et illustration de la foi et qui, de surcroît, s’adresse à un public plus large que celui d’un prêtre dont la relation doit témoigner de son apostolat auprès des « Sauvages », sera-t-il capable de plus d’ouverture d’esprit ? On peut en douter à la lecture qu’Antoine-Denis Raudot fait du conflit entre les deux frères. C’est dans la quarante-et-unième « lettre » de l’une des versions de sa « Relation par lettres » qu’il rapporte la légende huronne[12]. Le début de la lettre porte sur les moeurs maritales des Tsonnontouans, puis sur celles des « nations où les sauvages n’ont qu’une femme », mais très rapidement Raudot abandonne le sujet pour observer que « les sauvages ne comptent jamais leur age », qu’ils « ne savent compter que jusque à dix » et qu’ils « ne conservent d’histoires parmi eux que dans leur mémoire ». Il poursuit alors en observant qu’ils « fesoient du sucre d’erable », puis passe, sans transition, au récit du conflit entre « le corps long », c’est-à-dire Iouskeha, et son frère Tawiscaron, francisé en « la pierre à fusil »[13].

En plus d’être absolument original, son récit, plus développé que celui du missionnaire jésuite, met en scène des protagonistes au comportement plus complexe, sans doute parce que son informateur était mieux au fait de la légende huronne[14]. Par exemple, c’est en profitant de la « foiblesse du genie de son frere » que Le Corps Long lui soutire les renseignements qui lui permettront de le tuer[15]. Après le meurtre, il est tourmenté par « l’esprit » de son frère, par le «manitou» de celui-ci et même par le sien, si bien qu’il ne dort « ny nuit ny jour »[16]. En outre, le récit illustre comment il est amené à inventer l’arc et la flèche, le plat de bois, ainsi que le canot d’écorce, pour répondre aux attentes de la femme avec laquelle il s’est mis à vivre après avoir créé une île sur le lac Huron. Enfin, il est lui-même tué par sa femme, qui se jette ensuite dans l’eau, suivie par leurs huit enfants et c’est le corps de celle-ci ainsi que les coups donnés dans l’eau par les enfants qui se débattent avant de se noyer qui forment le chapelet d’îles de la baie de Toronto. En plus d’être ancien, le récit que produit Raudot est original et témoigne d’une variante de la légende, sans doute propre à un des clans de la nation huronne[17].

Cela dit, le récit comprend des observations que l’on peut difficilement attribuer à un Amérindien. Par exemple, tout en expliquant que le manitou de La Pierre à Fusil lui représente en rêve l’arme qui pourrait le tuer, ce qui est conforme au mode de pensée des Amérindiens qui croyaient à la transmission de messages des esprits par la voie onirique, Raudot ajoute que Le Corps Long était certain que « par un effet de crainte dont son esprit paroissoit saisy dans son jeune [jeûne] il ne manqueroit jamais d’estre premier à son imagination ». Le narrateur change alors de registre explicatif. Son interprétation s’inscrit à la fois dans la théorie des passions de l’âme, dans laquelle celle-ci peut apercevoir si vivement un objet imaginaire qu’elle le croit réel[18], et dans la tradition critique des missionnaires, qui refusaient de voir dans les rêves des Amérindiens des manifestations d’ordre spirituel et qui les réduisaient à des états pathologiques provoqués par des jeûnes excessifs. De la même façon, lorsque Raudot explique que Le Corps Long décide d’ajouter les plumes d’un oiseau de proie à ses flèches, « s’imaginant que cela donneroit le mesme talent à ses fleches », il use d’un verbe qui ne rend pas compte de la pensée animiste des Amérindiens, dans laquelle l’esprit et le pouvoir d’un objet ou d’un animal peut se transmettre à un autre. En voyant dans la pensée du héros mythique un effet de son imagination, il la réduit à une forme d’aberration intellectuelle et lui dénie toute signification spirituelle. Enfin, lorsque Le Corps Long livre à sa femme le secret qu’il avait caché à son frère, le narrateur explique que « le foible des hommes est de ne rien refuser au[x] fe[mm]e[s] »[19]. La remarque s’inscrit davantage dans les conventions du Théâtre de la Foire qu’elle n’appartient à la logique d’un récit mythologique. Si on fait abstraction de ces interventions, qui portent toutes sur le psychisme de l’un des protagonistes, Raudot n’intervient jamais dans le récit, ni pour le commenter, ni pour juger de la vraisemblance des faits rapportés.

Il ne cherche pas davantage à faire le lien entre le conte huron et le récit biblique du conflit entre Caïn et Abel ni à rapprocher les deux héros de la légende huronne d’autres figures gémellaires mythiques, par exemple Étéocle et Polynice, ou Romulus et Remus, dont on a peine à croire qu’il ignorait les péripéties de leur discorde.

À dire le vrai, tout au long de sa narration, Raudot adopte une attitude de retrait, si bien qu’il rapporte nombre de faits extraordinaires sans leur prêter attention ni émettre le moindre commentaire à leur sujet. On peut, par exemple, penser aux chiens des deux frères qui disparaissent dans des hurlements « affreux », ou à l’écorce de bouleau impropre à la fabrication d’un canot, mais qui le devient après que Le Corps Long la replace sur l’arbre et qu’il secoue des feuilles de sapin sur celui-ci. Raudot ne marque pas davantage d’étonnement devant le fait que le manitou de La Pierre à Fusil trompe celui-ci en lui disant que l’aveu de ce qui peut le tuer, « fait avec confiance » à son frère, « les feroit vivre en paix », alors qu’il signe en réalité son arrêt de mort. On peut aussi s’étonner que Raudot, qui, comme intendant de la Nouvelle-France, devait avoir une connaissance assez précise du réseau hydrographique des Grands Lacs, rapporte que Le Corps Long crée dans le lac Huron l’île sur laquelle il vit avec sa compagne, mais que sa geste s’achève dans la baie de Toronto, sur le lac Ontario. Toujours, il se contente de rapporter les faits, sans marquer la moindre curiosité à leur endroit.

À ses yeux, l’intérêt du récit se trouve ailleurs. C’est en marquant que « les sauvages [...] ont connoissance des geans » (géants) et que les Hurons « en rapportent un (sic) histoire » qu’il amorce son exposé de la légende huronne[20]. Là réside l’intérêt du récit à ses yeux : avant même de commencer sa narration, Raudot inscrit le conte huron dans un discours thétique sur les monstres que l’on peut qualifier à la fois d’obsessionnel et de problématique. En effet, non seulement Raudot manifeste-t-il un intérêt constant à l’endroit des êtres fabuleux et monstrueux qui peupleraient le Canada, mais en plus, au cours de la rédaction des différentes versions de sa relation, il n’a cessé d’hésiter entre scepticisme et crédulité, encore que d’un texte à l’autre il semble croire de plus en plus à leur existence.

Par exemple, dans la « Lettre 3e », intitulée « Des choses extraordinaires que jacques Qartier raconta a son retour en france » (ANF, Colonies C11A, vol. 122, f° 74r), Raudot rappelle que l’explorateur malouin prétend avoir « poursuivi à la chasse une bête à deux pieds » pendant son séjour au Canada, en plus d’affirmer que Donnacona, un chef tribal, « l’avoit asseuré qu’il avoit veu un païs où les gens ne mangent point[,] n’ont point de fondement et ne digérent point mais qu’ils urinent seulement, que dans un autre païs où il avoit êté les hommes n’ont qu’une jambe, et que par dela il y avoit païs de Pygmées et une mer douce »[21].

Ainsi, bien avant de rappeler la légende huronne sur les géants, Raudot signale l’existence d’êtres humains bizarres au Canada. Il est vrai, cependant, qu’il ne le fait qu’en marquant beaucoup de scepticisme à leur endroit, sinon même en se moquant de Jacques Cartier. « On ne revient point ordinairement des pais eloignés sans avoir des choses extraordinaires à dire », écrit-il en guise de commentaire aux propos du navigateur (ANF, Colonies C11A, vol. 122, f° 74r). D’ailleurs, plus bas, il note que « ces choses furent régardées comme des fables » et il précise, non sans ironie, qu’on « n’a point vu encore dans ce continent de bête à deux pieds », ni trouvé « ces hommes qui n’ont point de fondement » ni «ceux qui n’ont qu’une jambe » (ANF, Colonies C11A, vol. 122, f° 75r).

Toutefois, la question n’est pas close pour autant. Loin s’en faut ! Le « discours » de Cartier, s’empresse d’ajouter Raudot, « se raporte assés à celui de la fille d’un sauvage Esquimau qui fût prise en 1717. et amené (sic) au fort qui a eté etabli par le s[ieur] de Courtemanche à la côte de Labrador ou elle a resté jusqu’en 1720 » (ANF, Colonies C11A, vol. 122, f° 75r-75v).

Raudot fait allusion à Acoutsina, ou Acountsina, une Esquimaude âgée de dix-huit ou vingt ans, qui fut faite prisonnière en mai 1717 par Augustin Le Gardeur de Courtemanche et qui fut retenue pendant un peu plus de deux ans au poste de traite de la baie de Phélypeaux, aujourd’hui baie de Brador, sur la rive nord du Saint-Laurent[22]. Elle aurait alors raconté aux Français qu’on trouvait dans son pays des nains hauts d’environ un mètre, qui s’abreuvaient d’eau salée, ainsi que des hommes qui avaient un corps incomplet, une moitié de celui-ci étant dénuée de tout membre. Toujours selon elle, on y trouvait aussi des Noirs, ainsi que deux géants qui urinaient par un orifice placé sous les aisselles et déféquaient par la bouche[23].

Or, si étrange que soit le récit d’Acoutsina, ce qu’elle raconte est corroboré en partie par ce qu’on lit « dans le recüeil des voyages du Nord imprimé en 1716 », constate Raudot. On y décrit en effet des « sauvages noirs comme les Ethiopiens qui se trouvent à la terre de Groenland et qui habitent avec d’autres sauvages dont les habillements et le canot ressemblent à ceux des Eskimaux, et qui ont des chiens extraordinairement grands qu’ils atelent à leus trainaux de même que nous y mettons des chevaux ». Raudot prend tellement l’information au sérieux qu’il consacre toute la « Lettre 4e » de sa relation à la description « Des Pigmées qui habitent dans le nord » (ANF, Colonies C11A, vol. 122, f° 92r-94r). Quant aux nains auxquels fait allusion Acoutsina,

des françois ont veu dans la[24] terre proche la Baye d’Hudson deux de ces petits hommes, et il en a êté amené en Dannemark suivant qu’il est marqué dans le recüeil des voyages du Nord, ils avoient êté pris dans le Golphe de Davis par des vaisseaux qui y firent voïage en 1605. et 1616. et tout ce qui est raporté touchant la nourriture, l’habillement et les canots de ces petits hommes fait connoître qu’ils sont de la même nation que les Eskimaux.

ANF, Colonies C11A, vol. 122, f° 79r-79v

Même s’il raille les propos de Jacques Cartier, Raudot ne peut s’empêcher de leur accorder une certaine attention en signalant qu’une Inuit accrédite l’existence d’êtres singuliers dans le Nord du Canada et que ses dires trouvent un écho chez des voyageurs européens. De la moquerie, Raudot est manifestement passé au doute, voire à l’assomption de l’existence d’êtres étranges au Canada.

L’existence de ces créatures singulières le préoccupe tellement qu’il revient sur le sujet lorsqu’il reprend son texte. Dès la première lettre de la version A de sa relation, rédigée en réalité après la version C et en partie à partir de celle-ci[25], Raudot rapporte à nouveau les propos de Cartier et ceux de Donnacona (ANF, Colonies C11A, vol. 122, f° 16r-16v) et, comme dans la version précédente, s’il se moque des propos du Malouin[26], c’est pour observer que tout « fabuleux » que sont les faits qu’il raconte, ils n’en sont pas moins confirmés par le « recit d’une Sauvagesse de la nation des Eskimaux » (ANF, Colonies C11A, vol. 122, f° 17r). Comme dans la version précédente de la lettre, il précise à nouveau que les propos d’Acoutsina correspondent à ce qui est rapporté dans la « relation du Groenland », mais il le fait en des termes qui suggèrent qu’il adhère de plus en plus à l’idée de l’existence d’êtres bizarres au Canada. En effet, alors même qu’il reconnaît que sa « Phisique est à bout » à l’idée que des Noirs puissent se trouver « par dela les 50. degrés de L[atitude] N[ord] et dans un pays où les Ours mêmes (sic) sont blancs » et que « Nier le fait est la seule solution [qu’il] trouve aux difficultés qui en resultent », il ajoute qu’il faut alors « donner un démenti à l’auteur de la relation du Groenland insérée dans le voyage du Nord, car [celui-ci] assure que l’on voit aussi parmy eux des sauvages noirs comme des Ethiopiens »[27]. Le fardeau de la preuve a changé de mains. Ce n’est plus à Cartier ou à Acoutsina à prouver la vérité de leur propos, mais à ceux qui doutent de l’existence d’êtres étranges au Canada à « donner un démenti ». Même dans le cas des pygmées, « l’auteur de la relation du Groenland est encore garant » du fait[28]. Preuve supplémentaire de son intérêt pour les êtres extraordinaires qui peupleraient le Nord de l’Amérique, sinon de son assentiment à leur existence, Raudot n’hésite pas à brouiller la chronologie de sa lettre, datée du 30 septembre 1705, en y rapportant un fait qu’il situe lui-même en 1720 (ANF, Colonies C11A, vol. 122, f° 10r ; ANF, Colonies C11A, vol. 122, f° 17r).

D’ailleurs, cette lettre, il l’a remaniée et ses corrections suggèrent qu’il adhère de plus en plus à l’idée de l’existence de monstres au Canada. Dans la première version de la lettre, après avoir repris l’explication déjà produite dans la quatrième lettre de la version C pour rendre compte de l’erreur de Cartier[29], il écrit que celui-ci se « sera imaginé tout ce qu’il aura voulu » au sujet du Sauvage habillé d’une peau de fourrure qu’il n’a pu rattraper (ANF, Colonies C11A, vol. 122, f° 17r). Dans le texte révisé, il n’est plus question d’un Sauvage déguisé, mais plutôt d’un homme sauvage, d’un homo silvestris. Cartier, écrit maintenant Raudot, s’imagina « avoir veu un animal semblable a l’homme de Borneo ». Certes, ce que Cartier dit avoir vu relève encore de l’imagination, mais Raudot n’en prend pas moins la peine de lester l’existence de l’animal en question d’une preuve supplémentaire en expliquant qu’on « pretend qu’il se trouve dans [l’île de Bornéo] et en plusieurs autres lieux des indes une espece de bête nommée homme sauvage qui seroit entierement semblable à l’homme si elle parloit. cet homme sauvage a la peau toute velüe, le visage sec et Brûlé, les yeux enfoncés et l’air feroce » ; il « marche sur deux pieds et avec tant de vitesse qu’on a de la peine à l’attraper ». En outre, il est doué « d’une force prodigieuse ». Cet homme sauvage pourrait n’être qu’une « espece de grand singe », reconnaît Raudot, mais, poursuit-il, un extrait d’une lettre paru dans la première livraison des Mémoires de Trévoux atteste l’existence de cette espèce singulière d’êtres humains. Le 19 mai 1699, le rédacteur de la lettre aurait vu en effet à Batavia « l’enfant d’un de ces hommes Sauvages » sur une frégate anglaise en provenance de Bornéo. À peine âgé de trois mois, « haut d’environ deux pieds », l’enfant, qui « étoit couvert de poil, mais fort court », et qui avait « la tête ronde et semblable a celle des hommes », mais les yeux, la bouche et le menton « un peu differens » et le nez « prodigieusement camus », avait déjà plus de force qu’un enfant de six ou sept ans[30]. Au lieu de s’en tenir à son explication rationnelle sur l’Amérindien que Cartier a confondu avec un animal, Raudot accumule des témoignages qui tendent à confirmer l’existence d’êtres humains demeurés à l’état sauvage et présentant des particularités morphologiques singulières. Chaque fois qu’il émet un doute sur la réalité des monstres aperçus par l’explorateur malouin ou par Donnacona, il s’empresse d’ajouter une note qui accrédite leur existence.

D’ailleurs, il modifie même son texte afin d’établir un lien entre son observation sur l’homme de Bornéo et le récit d’Acoutsina. Au-dessus de la phrase dans laquelle il fait allusion à l’homme de Bornéo, il ajoute :

*Ces animaux qu’on peut regarder comme une espece parmi les singes nous ressemblent plus par la figure que ceux dont quartier nous a parlés. Ces hommes* qui n’ont point de fondement, et de ceux *d’autres* qui n’ont qu’une jambe n’est aparamment pas moins fabuleux *parurent de pures fables [,] cependt. cela* se raporte pourtant à ce qu’on a souvent entendu assurer bien des fois à une jeune Esclave de la Nation des Eskimaux.

ANF, Colonies C11A, vol. 122, f° 51v

En plus d’établir un lien entre l’homme sauvage de l’île de l’Insulinde et les étranges créatures décrites par Acoutsina, il gomme l’allusion au caractère fabuleux du récit et écrit même qu’Acoutsina aurait assuré « bien des fois » l’existence de celles-ci. Dans la version initiale, elle ne le faisait qu’à une occasion[31]. Les autres corrections abondent dans le même sens. Raudot gomme presque toutes les phrases qui témoignent de ses doutes à l’endroit des informations avancées par Cartier et par Acoutsina[32], mais retient que le témoignage de cette dernière « se raporte cependt. à ce que dit* l’auteur de la Relation du Groenland inserée dans le recueil des Voyages du Nord » (ANF, Colonies C11A, vol. 122, f° 52v.-53r). Telle une peau de chagrin, ses doutes s’amenuisent ; ne reste que le témoignage qui confirme les propos de l’Inuit.

Raudot hésite tellement à nier l’existence de monstres dans le Nord du Canada qu’il fera enquête sur eux (Berthiaume 2011 : 199-211). Chez lui, le sens n’est pas donné d’avance comme chez le missionnaire jésuite ; il est suspendu, en appel, si l’on ose dire, d’une confirmation. Ainsi, au moment même où Raudot qualifie le récit huron de « fable » et qu’il laisse entendre que ce que disent les Amérindiens sur l’alliance que « les p[remie]rs hurons qui avoient pour armes le loup et le casse teste » avaient faite avec Le Corps Long relève de l’affabulation, il ajoute qu’ils « ont veu sa fin » et même « *ses* excremens ». Certes, il est possible que Raudot, ou le copiste, ait omis la conjonction « que » et que la phrase qui clôt le récit se rattache aux verbes raconter et conter, si bien qu’elle perd son caractère d’assertion, mais il est tout aussi possible, sinon probable, que le texte ne comporte aucune lacune et que Raudot met fin à son récit en signalant que des Hurons ont bel et bien assisté à la mort du Corps Long et qu’ils ont trouvé de ses excréments. Ainsi, au moment même où il émet des doutes au sujet de l’existence du héros mythique huron, Raudot, par une pirouette intellectuelle, en accrédite l’existence. C’est dire à quel point son récit demeure problématique.

Son discours sur l’Autre ne cesse de jongler avec un discours tératologique dans lequel il ne parvient pas vraiment à prendre position. L’univers canadien sert de toile de fond à la projection d’une interrogation sur l’existence d’êtres humains monstrueux ; il constitue un espace dans lequel l’anormal peut élire domicile. À travers les récits du « découvreur » du Canada, de celui d’une Inuit et de celui des Hurons, Raudot poursuit une réflexion, sans jamais parvenir à résoudre l’énigme qui le taraude. Il est vrai qu’à l’époque où il écrit, les singularités et les prodiges sont loin d’être considérés impossibles. « Qui peut s’assûrer de connoître tous les caprices & tous les mysteres de la Nature ? » demande Charlevoix, après avoir repris à son compte les propos de Raudot sur Cartier, sur Acoutsina, sans oublier le texte des « Voyages au Nord ». Non seulement « l’experience » est-elle garante de certains phénomènes étranges, par exemple le pouvoir de « l’imagination des Meres [...] sur le fruit qu’elles portent », mais « le témoignage même de l’Écriture » en constitue une preuve « sans réplique »[33]. Même la science s’intéresse alors de près à tout ce qui présente des anomalies sur le plan anatomique et morphologique. Ainsi chacune des livraisons de l’Histoire de l’Académie Royale des Sciences. Avec les Mémoires de Mathématiques & de Physique comprend-elle une section consacrée aux « Diverses Observations Anatomiques », dans laquelle sont décrits des êtres humains difformes, voire des monstres, observés en Europe ou ailleurs dans le monde. Rien d’étonnant alors à ce que Raudot intègre la mythologie amérindienne à une réflexion tératologique qu’il partage vraisemblablement avec nombre de ses contemporains. Comme eux, il est fasciné par la puissance d’une nature qui passe infiniment les forces des êtres humains.

Au-delà du principe de certitude, chez l’un, d’incertitude chez l’autre, la mythologie amérindienne demeure un point aveugle. Nul doute pour le missionnaire catholique que le récit amérindien est une « fable », une falsification de la vérité transmise originellement par la divinité à la laquelle il croit. Il ne voit pas que le fantastique qu’il dénonce dans la mythologie amérindienne se retrouve dans la sienne. Il reproche même aux Amérindiens de se figurer leurs dieux « tels qu’ils sont eux mesmes », sans voir que l’empyrée judéo-chrétien est habité par une divinité faite à l’image de l’homme. Il marque son étonnement au sujet de la grossesse d’Aataentsic et de celle de sa fille, toutes deux devenues enceintes en l’absence d’hommes[34], mais ne s’étonne pas de la conception de son dieu par une vierge engrossée par un esprit. Au moment même où il dénonce la « grossiere ignorance » des Hurons, il demeure persuadé que les « Mysteres » de sa religion « sont conformes à la raison » (Brébeuf 1636 : JR X : 132 ; Brébeuf 1996 : 111).

Aveuglement différent, mais aveuglement aussi chez l’intendant de la Nouvelle-France : incapable de souscrire à une rationalité qui fasse l’impasse sur les créatures tératologiques, il ne semble pas conscient du caractère légendaire de l’« histoire » qu’il rapporte ; il lui suffit qu’elle montre que les Hurons connaissent les géants. Le récit est dépouillé de toute sa dimension mythologique au profit d’une hantise pour les monstres qu’il ne parvient pas à exorciser.

Les mythes amérindiens font écran aux incohérences des mythes judéo-chrétiens chez l’un, à la crédulité chez l’autre. Mais peut-être ont-ils alors le mérite de mettre à distance respectueuse les doutes qui pourraient effleurer sur les vérités de la foi ou de repousser l’existence de monstres aux confins du monde connu. Attribuées à l’Autre, les incohérences de la théologie chrétienne sont évacuées de la conscience du missionnaire ; projetée sur l’Autre, la monstruosité est exilée hors de soi, partant conjurée. Toujours la conscience s’aveugle sur elle-même. Peut-être est-ce là le sens même des récits fabuleux rapportés par les voyageurs. Toutefois, il est un peu facile d’accuser les deux relationnaires d’aveuglement et de penser naïvement que nous sommes plus lucides qu’eux. Nous pouvons dénoncer leur cécité parce que nous n’adhérons plus à leurs modes de pensée. Mais que cachent notre analyse de leur aveuglement et, plus largement, notre lecture des mythes amérindiens ? Sans doute sommes-nous trop marqués par les idéologies dans lesquelles nous baignons pour le savoir. Au moins leur exemple devrait-il nous inciter à quelque prudence et à l’humilité. Après tout, nous aussi nous mettons à distance ces mythes en ne les approchant qu’à travers des instruments critiques ou en leur donnant une signification sociale ou politique.