Corps de l’article

Introduction

Il est devenu courant d’évoquer la manière dont les situations de menace, d’insécurité ou d’urgence entraîneraient une tension et un rééquilibre consécutif entre, d’une part, les libertés des citoyens et, de l’autre, les impératifs liés à la préservation de la sécurité (Waldron, 2003 ; Meisels, 2005 ; Neocleous 2007). Déjà mobilisée par nombre de philosophes politiques classiques, la notion d’équilibre a été remise au goût du jour dans les sphères politique, médiatique, mais aussi de la recherche, en particulier à la suite de la mise en place de politiques antiterroristes après les attentats du 11 septembre 2001[1] dont la plupart ont été justifiées ou analysées au travers de ce prisme d’interprétation[2]. Si elle s’inscrit dans ce questionnement général sur la tension entre sécurité et liberté, cette contribution vise néanmoins à prendre le contre-pied de la thèse de l’équilibre. S’inspirant des théories constructivistes et des approches cognitives des politiques publiques, cet article avance l’hypothèse selon laquelle les politiques de sécurité ne seraient pas tant le produit d’un équilibre entre sécurité et liberté, mais plutôt le résultat d’un conflit entre référentiels, et plus précisément de référentiels de régime politique des décideurs politiques.

Afin de tester cette hypothèse, le cas de politiques de sécurité adoptées par le législateur israélien a été choisi comme objet d’étude. Plus précisément, l’article se penche sur le passage de deux lois votées officiellement pour des motifs sécuritaires et qui ont provoqué des débats concernant leur impact sur les droits et libertés : la Loi sur la citoyenneté et l’entrée en Israël (règlement temporaire, 2003) qui limite l’octroi de permis de résidence et les procédures de naturalisation des personnes originaires des territoires palestiniens occupés ; et l’amendement à la Loisur la citoyenneté qui vise à régler le processus de retrait de la citoyenneté pour cause de trahison à l’État (amendement 9, 2008). Parmi les diverses lois de ce type, celles-ci ont été choisies pour plusieurs raisons. Premièrement, parce qu’elles touchent à des piliers essentiels de la construction du régime démocratique : l’accès au territoire, à la citoyenneté et donc à l’inclusion dans le régime politique. Deuxièmement, ces lois ont été choisies en raison de l’importance des débats qu’elles ont provoqués, tant dans la sphère parlementaire qu’en dehors. Enfin, la première loi étudiée a été proposée par le gouvernement et votée sur la base de l’état d’urgence dans le contexte de la seconde intifada, tandis que la seconde est une loi ordinaire proposée par un député. Étudier ces deux lois à partir d’un même questionnement peut s’avérer utile afin de dépasser les visions souvent trop statiques distinguant prise de décision en état d’urgence et en temps normal.

Après une section exposant les postulats et les outils théoriques mobilisés, l’article présente les particularités du cas israélien en termes de sécurité et de conception du régime. Ensuite, une analyse de discours est menée sur trois séries de débats articulés à la Knesset : les débats autour du premier vote de la Loi sur la citoyenneté en 2003 ; les débats autour de la reconduction de cette loi exprimés de 2004 à 2007 et en enfin ceux qui se sont tenus de 2006 à 2008 au sujet de l’amendement de 2008.

Dépasser le paradigme sécurité-liberté : outils théoriques et hypothèses

Nombreuses analyses sur l’état d’urgence et plus récemment sur la lutte antiterroriste ont mobilisé la notion d’équilibre, par le politique, entre liberté d’une part et sécurité de l’autre. Cette interprétation n’est pas récente. John Locke (1690) avait déjà élaboré la notion de prérogative, selon laquelle le pouvoir exécutif peut temporairement, au nom du bien public et si le contexte et l’urgence le justifient, se substituer au pouvoir législatif, tandis que Charles de Montesquieu (1757 : 46) écrivait que « si la puissance législative se croyait en danger par quelque conjuration secrète contre l’État […] elle pourrait, pour un temps court et limité, permettre à la puissance exécutrice de faire arrêter les citoyens suspects, qui ne perdraient leur liberté pour un temps que pour la conserver pour toujours ». La possibilité de restreindre les droits et libertés au profit d’une augmentation de la sécurité se trouve également aujourd’hui de manière explicite dans le droit, notamment tel qu’exprimé par la Convention européenne des droits de l’homme[3] ou dans les jugements de cours suprêmes et constitutionnelles pour lesquelles la limitation des droits et libertés peut se justifier si elle a pour but le maintien du bien public et de la sécurité[4]. Depuis le 11 septembre 2001, ce paradigme de l’équilibre entre liberté et sécurité s’est répandu parmi les décideurs politiques pour légitimer certaines mesures antiterroristes (Tsoukala, 2006), mais aussi dans la recherche scientifique (Dworkin, 2003 ; Haubrich, 2003 ; Waldron, 2003 ; Ignatieff, 2004 ; Adelman, 2007). Pourtant, cette interprétation en termes d’équilibre semble problématique, pas tant du point de vue normatif[5], mais bien en raison de ses limites heuristiques, lorsqu’on cherche à comprendre la manière dont les politiques de sécurité se forment et s’imposent.

D’une part, le paradigme de l’équilibre sécurité-liberté sous-entend une vision très statique de la sécurité, peu pertinente si l’on se réfère aux théories constructivistes de la sécurité. En effet, comme l’ont montré Barry Buzan et Ole Waever ou encore Huysmans, la sécurité ne peut être comprise comme une entité ontologique objectivable (Buzan, 1991 ; Waever, 1995 ; Buzan et al., 1998 ; Huysmans, 1998) ; il s’agit davantage d’une « pratique autoréférentielle » où les menaces existent non pas parce qu’elles sont effectivement là, mais parce qu’elles sont présentées comme telles dans les discours des élites (Buzan et al., 1998 : 24). D’où l’intérêt, selon ces auteurs, de substituer à la notion de sécurité celle de « sécurisation », entendue comme le processus par lequel les élites transforment par leurs actes locutoires un champ ou un phénomène en un objet de la sécurité (ou de l’insécurité), déclenchant ainsi le passage d’une gestion normale de la politique à des politiques d’exception (Buzan et al., 1998)[6].

D’autre part, l’idée que les gouvernants chercheraient à opérer un équilibre entre sécurité et liberté repose implicitement sur le postulat qu’il y aurait parmi ces derniers un consensus, tant sur la définition de ces deux notions que sur les instruments politiques pertinents pour y répondre. Or, l’approche constructiviste des politiques publiques a démontré que ces dernières ne pouvaient être comprises en faisant fi de l’identification des constructions sociales. Ainsi, Ann Schneider et Helen Ingram (1993 : 339) ont mis en lumière comment la sélection d’instruments politiques et les arguments mobilisés pour les défendre différaient en fonction des constructions sociales des populations ciblées par la politique. De même, analysant les politiques extérieures de sécurité des États-Unis, David Campbell (1998) a montré que celles-ci dépendaient directement de la manière dont le pays définit et construit son identité, une thèse renforcée par l’analyse d’Ilan Peleg (2004) dans le cas des politiques étrangères israéliennes. Partant d’une approche théorique alternative, les analyses cognitives des politiques publiques ont mené aux mêmes conclusions : les politiques publiques doivent être étudiées en tenant compte des constructions sociales. Pierre Muller (2000) ainsi que Paul Sabatier et Edella Schlager (2000) ont montré que les politiques publiques ne peuvent être comprises uniquement comme des outils servant à résoudre des problèmes. Selon les conclusions de leurs recherches, les politiques publiques devraient plutôt être comprises comme le produit de luttes d’intérêts reposant sur des cadres d’interprétation du monde, de référentiels ou de systèmes de croyances préexistants et s’exprimant à travers ceux-ci. Dans cette perspective, les politiques publiques ne peuvent être vues que comme le produit de cadres d’interprétation qui guident les décideurs dans leurs choix.

Malgré leurs divergences en termes d’approches, d’outils méthodologiques ou de questionnements[7], tous ces travaux ont en commun de souligner que le rôle des constructions sociales ou des schèmes de représentation du monde sont des éléments majeurs pour comprendre la mise en place de politiques publiques. À partir de ces prémisses que nous prendrons comme postulat de départ, il nous paraît pertinent d’appliquer ces théories au cas des politiques sécuritaires et de formuler l’assomption suivante : les lois « sécuritaires » ne sont pas de simples outils de réponse à une menace identifiée face à laquelle le législateur tenterait d’équilibrer ou de rééquilibrer les rapports entre liberté et sécurité. Plutôt, nous postulons qu’une politique de sécurité ne peut être conçue que comme le résultat et le reflet d’un référentiel de régime politique spécifique. Dans cette perspective, il est par exemple possible de déconstruire la prérogative lockéenne comme une politique de sécurité fondée sur la vision d’un régime où les droits et libertés sont essentiels, mais où le premier rôle de l’autorité politique serait néanmoins de protéger le droit à la sûreté, premier droit naturel de la communauté politique[8]. Appliqué au cadre de la prise de décision politique au sein de la sphère parlementaire, ce postulat de départ peut être reformulé ainsi : une politique de sécurité parvient à s’imposer lorsque l’argumentaire légitimant la loi dite « sécuritaire » s’intègre au référentiel de régime politique de la majorité des décideurs politiques, soit au référentiel dominant.

Afin de tester cette hypothèse, l’analyse qui suit cherche à déconstruire les arguments prononcés à la Knesset sur les lois dites « sécuritaires ». Pour ce faire, une analyse de discours qualitative est effectuée dans le but de déconstruire les registres argumentaires mobilisés par les promoteurs et les opposants à la loi, avec une attention particulière à la construction des notions de sécurité et de liberté. L’objectif de cette démarche est de mettre en lumière les référentiels de régime dominant et minoritaires sous-jacents et en conflit. Avant de procéder à cette analyse, il est toutefois utile de présenter brièvement les spécificités du cas d’étude choisi, sur le plan tant de la sécurité que de la conception du régime, et qui en font un cas particulièrement riche lorsqu’on s’intéresse à la manière de « gérer démocratiquement la violence » (Sabbagh, 2002 : 33).

Sécurité et démocratie en Israël : au paroxysme d’une tension

Le cas israélien constitue un cas paroxystique à au moins deux égards par rapport à la question qui nous préoccupe. La spécificité de l’État d’Israël, que d’aucuns considèrent comme un cas exceptionnel, tient tout d’abord aux conditions de son établissement et aux relations conflictuelles d’Israël avec ses voisins. Cette situation d’insécurité prolongée a eu comme première conséquence sociétale l’intégration, par la majorité de la population israélienne, de la perception d’un conflit israélo-arabe intrinsèquement asymétrique et d’une menace existentielle face à laquelle Israël devrait répondre seul (Yaniv, 1993 ; Merom, 1999 ; Kimmerling, 2001 ; Inbar, 2008). L’établissement d’une armée de citoyens et l’importance de l’institution militaire dans la vie de la société israélienne[9] ont contribué à renforcer le sentiment d’un état de siège continu (Kimmerling, 2001). La sécurité nationale est donc une préoccupation majeure dans l’opinion publique israélienne au sujet de laquelle une étude concluait en ces termes : « La ‘religion de la sécurité’ est une métaphore pour se référer au phénomène de sécurité en Israël […] Tout comme un enfant né dans une certaine religion l’accepte sans questionnement, […] de la même manière, un enfant israélien absorbe à un très jeune âge les fondamentaux du noyau de croyance de la sécurité nationale[10] » (Arian et al., 1988 : 83).

Sur le plan de la prise de décision, cette « culture de sécurité » (Landau, 2003) a tout d’abord permis de donner une légitimation aux actions militaires[11] et aux mesures de sécurité intérieure prises par l’exécutif et les services de sécurité, sous le motif que le contexte « ne laisserait pas le choix » aux autorités[12]. Sur le plan législatif, cela a également permis de justifier le maintien, depuis 1948, d’un état d’urgence. Cette situation juridique a elle-même pour premier effet d’autoriser le gouvernement à promulguer des « décrets sur l’état d’urgence » et à modifier ou à suspendre toute loi dont il considère que la modification est nécessaire à la sécurité de l’État (Hofnung, 1996). Les autorités peuvent par ailleurs avoir recours, en vertu de l’état d’urgence, aux règlements hérités du mandat britannique, d’une part – prévoyant entre autres la censure militaire de la presse ou encore les détentions administratives –, et, de l’autre, au passage de lois d’urgence à la Knesset pour une durée déterminée (id.).

En conséquence, la majeure partie des questions liées à la sécurité est traitée directement par l’exécutif et la plupart des débats ont lieu en chambre fermée. Toutefois, les décisions en matière de sécurité ne sont pas du seul ressort de l’exécutif. D’un côté, la Cour suprême, en tant que dernière instance de recours et seule cour administrative du pays, a eu maintes fois l’occasion de se pencher sur les décisions du gouvernement ou de l’armée en matière de sécurité. Si la plupart du temps la Cour a approuvé les décisions de l’exécutif, il n’en reste pas moins qu’elle s’est progressivement imposée comme un acteur essentiel dans la gestion de la démocratie confrontée à l’insécurité (Hofnung, 1996 ; Kretzmer, 2002). D’un autre côté, et même si la plupart des débats en la matière ont lieu au sein de la Commission et de la Sous-commission des affaires étrangères et de défense, dont les sessions sont fermées et les comptes rendus tenus secrets[13], la Knesset dans son ensemble a toutefois l’occasion de s’exprimer et de prendre des décisions en matière de sécurité (notamment par le vote chaque année de l’état d’urgence, le vote de lois d’urgence proposées par le gouvernement et par l’introduction de lois). C’est cette dimension de la prise de décision en matière de sécurité dont le processus est rendu public qui fera l’objet de l’analyse qui suit.

Parallèlement à cette situation très spécifique en matière de sécurité, Israël constitue également un cas particulier lorsqu’on aborde la question du régime politique. Pour une série de chercheurs, Israël, en tant que régime fondé sur la base des principes démocratiques, mais créé aux fins d’une nation spécifique, le peuple juif, connaîtrait une tension contribuant au caractère imparfait de la démocratie israélienne (Neuberger, 1998). Pour cette raison, certains auteurs ont appliqué à Israël le concept d’ethno-démocratie désignant un régime « dans lequel deux principes contradictoires opèrent : le principe démocratique […] et le principe ethnique qui cherche à créer un État-nation homogène et privilégiant la majorité ethnique » (Peled, 1992 ; Smooha, 1997 : 200 ; Rouhana et Ghanem, 1998). La notion d’« ethnocratie » a également été proposée pour appréhender le régime israélien, ce concept faisant référence à un État « promouvant l’expansion du groupe dominant dans des territoires contestés et la domination de ses structures de pouvoir, tout en maintenant une façade démocratique » (Yiftachel, 2006 : 3).

Au-delà de la sphère scientifique, la définition de l’État d’Israël est également, depuis la création de l’État, l’objet d’un débat houleux dans le monde politique. Bien que, depuis les années 1990, plusieurs lois fondamentales désignent Israël comme un État « juif et démocratique », la nature du régime israélien n’en reste pas moins un problème politique épineux qui a d’ailleurs constitué l’un des éléments contribuant à l’échec du récent projet de constitution (Weinblum, 2008 ; Lerner, 2009). Cela, premièrement, parce que certains groupes – en premier chef ceux représentant la population palestinienne d’Israël – revendiquent que la référence au caractère juif de l’État soit tout à fait retirée de sa définition au profit soit d’un État binational, soit d’un État démocratique « de tous ses citoyens ». Deuxièmement, parce que même parmi ceux qui adhèrent à la mention du caractère juif, le débat autour du « dilemme de l’essence » reste prédominant (Peleg, 2004). En effet, si pour une grande majorité la notion d’État juif renvoie à la capacité du peuple juif à être souverain dans le cadre d’un État démocratique à culture juive, d’autres considèrent que la judéité de l’État devrait se traduire soit par l’imposition des règles de la Torah comme règles de vie (cas de la minorité religieuse ultra-orthodoxe), soit par la domination du peuple juif sur les structures politiques et sociales du pays. Enfin, au sein de ceux souscrivant à la notion d’État « juif et démocratique », ni ce qui devrait primer entre la caractéristique juive et les aspects démocratiques, ni la définition même de la démocratie, ne font l’objet d’un accord.

En conséquence, Israël constitue un cas particulier où les questions de sécurité, tout comme le contenu à donner au régime politique, sont au centre des conflits politiques. L’intention de cet article est d’analyser de quelle manière les conflits de représentations de la sécurité et du régime politique s’entrecroisent ou se superposent. Plus précisément, l’objectif est de chercher à voir quels sont les référentiels de régime en présence dans les débats sur les lois dites « sécuritaires » et si les différents référentiels de régime en conflit sont un facteur structurant la manière dont les acteurs politiques construisent la sécurité et se positionnent au regard des lois à vocation sécuritaire.

Politique d’exception et immigration : régime lockéen versus démocratie universelle

En 2003, le gouvernement soumettait à la Knesset un projet de loi gouvernemental visant à limiter le nombre d’octrois de visas et de permis de séjour aux résidents des territoires palestiniens. Le projet de loi était lui-même le prolongement d’un décret gouvernemental pris dans le contexte de la seconde intifada, après que les services de sécurité aient fait savoir qu’un certain nombre de résidents palestiniens auraient usé du regroupement familial pour accéder au territoire israélien et y commettre des attentats terroristes[14]. La mesure proposée à la Knesset prévoyait que « pendant la période durant laquelle la loi serait en vigueur […] le ministre de l’Intérieur n’octroierait aucun permis de résidence en Israël en vertu de la Loisur l’entrée en Israël aux résidents de la région [la Cisjordanie et la bande de Gaza] ». Les conséquences de cette loi en matière de droits et libertés sont nombreuses. Parmi les droits les plus directement touchés, on peut mentionner le droit au regroupement familial des Palestiniens avec leur conjoint israélien. En juillet 2003, cette décision a été votée sous forme de loi d’urgence à validité de un an par la Knesset avec 47 voix pour, 38 contre et 5 abstentions, modifiant ainsi la Loisur la citoyenneté et la Loisur l’entrée en Israël [15].

Une analyse des débats qui ont eu lieu au sujet de cette loi dans l’enceinte parlementaire permet d’identifier deux types d’argumentaires en conflit : celui, majoritaire, des partisans de la loi et celui, minoritaire, des opposants. Le premier registre argumentaire a été porté tout d’abord par l’initiateur de la loi, le gouvernement. Pour justifier l’introduction de ce projet de loi, celui-ci a essentiellement mobilisé un argument : l’exceptionnalité, tant du contexte sécuritaire que de la mesure proposée pour y faire face. En insistant sur le « conflit entre Israéliens et Palestiniens » et sur les « attentats terroristes perpétrés sur le territoire israélien » (ministre de l’Intérieur Poraz, première lecture, 2003), le gouvernement a en effet indiqué que la situation exceptionnelle nécessitait une réponse exceptionnelle et temporaire qui devrait être évaluée après un an d’application et prolongée uniquement si le contexte sécuritaire le nécessitait. C’est ce caractère exceptionnel qui devait justifier non seulement l’exceptionnalité de la mesure, mais aussi son caractère problématique en termes de droits et libertés, que le ministre de l’Intérieur évoquait en ces termes : « Je voudrais vous dire que ceci n’est pas une loi qui me satisfait. Je suis d’accord avec le fait que ce genre de mesures ne devrait pas être introduit dans la législation car une société devrait autoriser le rassemblement familial. Toutefois, la situation ne nous laisse pas le choix et cette loi voit le jour car nous n’avons pas le choix » (id.).

Cette rhétorique de l’exceptionnalité a été largement reprise et étayée par les députés soutenant la proposition. Mobilisant la vision d’un contexte sécuritaire qualifié cette fois « d’état de guerre », les partisans de la loi ont invoqué l’idée d’un rééquilibrage exceptionnel entre « les droits de l’homme, les droits de l’individu et les fondements de la démocratie, d’une part, et les besoins sécuritaires de l’autre » (député Stern [Union-nationale-Israel Beiteinu], deuxième lecture, 2003) ou encore « entre les principes, les fondements libéraux de notre société, nos connexions avec le monde occidental et les besoins de sécurité et de se défendre » (député Sartan [président de la Commission de l’intérieur], troisième lecture, 2003). Partant de cette idée d’un équilibre nécessaire, les défenseurs de la loi ont dès lors argumenté en faveur de la sécurité, rappelant dans leurs discours que le « devoir premier d’un gouvernement est de défendre ses citoyens contre les menaces extérieures » (id.). Par cet argumentaire, les partisans de la loi ont promu une vision proche de la prérogative lockéenne selon laquelle le premier droit naturel nécessitant la protection de l’État en temps d’urgence serait le droit à la sécurité des citoyens.

Contre les arguments de l’exception et de l’équilibre, les opposants à la loi ont invoqué quatre contre-arguments. Le premier à être soulevé contre le projet était lié à la justification même de la loi par le contexte sécuritaire. Une minorité d’opposants a ainsi remis en question l’objectif sécuritaire présenté par la majorité, affirmant que « le gouvernement a des considérations idéologiques qui visent à effrayer l’opinion israélienne pour des raisons de contrôle démographique et des naissances, en utilisant l’argument de la sécurité encore et encore » (député Makhoul [Hadash], première lecture, 2003). La majorité des témoignages des opposants s’est toutefois concentrée non sur la remise en question de l’argument de sécurité, mais sur son interprétation et sur l’idée du rééquilibrage entre sécurité et liberté. Ainsi, alors que les promoteurs de la loi avaient désigné l’origine de l’insécurité sous le terme « état de guerre » ou « conflit », les opposants à la loi ont mobilisé la notion d’« attentats terroristes » et ont insisté sur l’origine individuelle des attentats. S’opposant à l’argument de l’exceptionnalité, les opposants au projet de loi ont également rejeté l’idée selon laquelle l’urgence pouvait légitimer la limitation des droits de l’homme, présentant le droit au rassemblement familial et le droit à la vie privée des citoyens comme autant de droits fondamentaux inaliénables. Le caractère discriminatoire du rééquilibrage entre liberté et sécurité a également été souligné en raison du fait que, selon les opposants, celui-ci ne devrait toucher que les citoyens arabes israéliens, seuls susceptibles de voir limiter leur droit à la réunification familiale avec leur conjoint palestinien. Plus largement, le caractère négatif du rééquilibrage entre sécurité et libertés a été mis en avant, certains arguant que s’il « est vrai que l’État d’Israël doit défendre son bien-être et sa sécurité, il existe une limite à l’utilisation de l’objectif sécuritaire » (députée Galon [Meretz-Yachad], première lecture, 2003), au risque de transformer l’État en un « régime antidémocratique » (député Ta’a [Balad], première lecture, 2003).

Dans leur argumentation, défenseurs et détracteurs de la loi n’ont donc pas uniquement divergé sur les outils spécifiques présentés pour répondre à un contexte d’urgence. Les deux groupes se sont également plus largement opposés sur la question de l’interprétation et sur la construction du contexte sécuritaire, confirmant ainsi la relativité de la vision de la sécurité et l’importance des perceptions dans sa caractérisation (voir tableau 1). En effet, si toutes les parties ont fait référence d’une manière ou d’une autre à la question de la sécurité, les promoteurs de la loi se sont référés à la notion de conflit ou d’état de guerre, impliquant ainsi une menace large émanant d’un adversaire identifiable, contre des opposants qui ont énoncé les attentats terroristes, oeuvres ponctuelles d’individus particuliers. En outre, le prisme de l’équilibre n’a pas obtenu de consensus parmi les députés, puisque seuls les promoteurs de la loi ont insisté sur la nécessité de procéder à un rééquilibrage au profit de la sécurité, tandis que le groupe d’opposants ne s’est référé à l’équilibre que pour réfuter sa pertinence. Enfin, alors que les partisans de la loi ont présenté la sécurité physique comme un droit originel des citoyens permettant de justifier la limitation des droits des non-citoyens (les résidents palestiniens) et de certains membres de la communauté politique (leurs époux et parents), les opposants à la loi ont défendu une vision des droits et libertés comme autant d’attributs inaliénables et universels, mettant l’accent sur le besoin de conserver les principes démocratiques, même en période d’urgence.

Tableau 1

Déconstruction des débats de 2003

Déconstruction des débats de 2003

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Cette cartographie des débats nous permet dès lors de mettre en lumière un conflit entre deux groupes aux volontés politiques divergentes, mais aussi entre deux interprétations divergentes de régime politique et des objectifs ultimes de l’État. Pour le groupe minoritaire, d’un côté, l’objectif de l’État a été présenté avant tout comme étant de veiller aux principes démocratiques, aux droits et libertés et à leur distribution équitable, et ce, en toutes circonstances. Fondant son cadre d’interprétation des politiques sur ce référentiel, ni l’argument d’un nécessaire rééquilibre, ni celui de l’exceptionnalité n’ont été entendus par ce groupe de députés. De l’autre côté, le deuxième groupe, majoritaire, s’est appuyé sur un référentiel où le droit à la sécurité des citoyens est le premier objectif de l’État, justifiant dès lors la limitation des autres droits et libertés. Dans la mesure où ce référentiel est apparu comme dominant dans l’arène politique au moment de la présentation de la loi, la rhétorique du rééquilibrage entre sécurité et liberté a trouvé une audience permettant de légitimer, et de faire voter par une majorité, la Loisur la citoyenneté et l’entrée en Israël (règlement temporaire, 2003).

Perpétuation de l’exception : entre régime lockéen et ethnocratie

Les débats étudiés dans cette section portent sur la reconduction de la Loisur la citoyenneté et l’entrée en Israël (règlement temporaire, 2003) entre 2004 et 2007[16]. Ces débats sont étudiés dans une section particulière, non en raison des différents amendements introduits en 2005 et en 2007, sous la pression de la Cour suprême[17], mais bien davantage en raison du passage, après 2003, d’une logique d’exception à une logique de normalisation par le prolongement de la loi. Une étude du contenu des débats qui ont eu lieu à la Knesset permet d’identifier certains arguments déjà présents en 2003. En effet, les opposants à la loi, groupe minoritaire au sein de la Knesset, ont critiqué la loi, avant tout sur la base de la limitation « inhumaine » des droits et libertés qu’elle engendrait ainsi qu’en raison de son aspect « discriminatoire ». L’inviolabilité des droits et libertés a également été réitérée, les détracteurs de la loi mettant l’accent sur la nécessité de protéger les fondements de la démocratie, même, voire surtout, en situation d’urgence (députés Zahalka [Balad], Oron [Meretz-Yachad] et Cohen [Meretz-Yachad], discussions en plénière, 2004). Parmi les promoteurs de la loi, le caractère exceptionnel de la mesure a à nouveau été souligné, tout comme le contexte d’urgence dans lequel elle intervenait. L’un des députés a ainsi affirmé : « Je voterai pour cette loi pour deux raisons fondamentales : d’un côté, l’état d’urgence. Comme il a été dit, c’est un règlement d’urgence qui a une limite dans le temps et j’espère que le gouvernement ne prolongera pas le règlement d’urgence. D’un autre côté, il faut se rappeler que nous sommes en état de guerre » (député Doron [Shinouï], deuxième lecture, 2005).

Le caractère « modéré » et « mesuré » de la loi au regard de ce contexte particulier ainsi que la nécessité d’un équilibre entre liberté et sécurité ont également été mis en avant. Sur ce dernier point, les députés soutenant la loi ont à plusieurs reprises mobilisé le concept de « démocratie défensive » pour justifier l’utilisation exceptionnelle de moyens allant à l’encontre des droits et libertés dans le but de garantir la sécurité des citoyens[18]. Outre la recherche de l’équilibre entre liberté et sécurité déjà invoqué en 2003, les promoteurs de la loi ont fait référence à la nécessité de trouver un équilibre entre le « droit à la vie des Israéliens contre le droit sacré au rassemblement familial [des Palestiniens avec leur conjoint israélien] », au profit du premier (député Saar [Likoud], plénière, 2004). Au-delà de la notion d’équilibre, ce sont donc deux logiques sous-jacentes qui peuvent être identifiées : l’une selon laquelle le droit à la sécurité serait le fondement du régime politique (soit le référentiel lockéen déjà mobilisé en 2003), l’autre selon laquelle le droit à la sécurité des citoyens devrait prévaloir sur les droits et libertés spécifiques d’une minorité d’entre eux.

Parallèlement à ce débat, une autre question est apparue au centre des discussions. Précédemment évoquée par le député Makhoul, la « problématique démographique » a joué un rôle central à partir de 2004, tant parmi les opposants à la loi[19] que parmi ses partisans, qui se sont divisés en trois groupes autour de la question. Un premier groupe a catégoriquement contesté « tout cette histoire de discrimination et de démographie » (député Doron [Shinouï], deuxième lecture, 2005) pour réaffirmer l’argument de l’équilibre nécessaire entre sécurité et liberté dans une « démocratie défensive ». Un deuxième groupe, tout en mobilisant de la même manière la notion de démocratie défensive, a toutefois reconnu l’importance sous-jacente de la dimension démographique. L’un des députés de la majorité a par exemple affirmé, après avoir fait référence à l’état d’urgence caractérisant la situation israélienne :

Il est vrai qu’empêcher les Palestiniens mariés à des citoyens israéliens de résider en Israël heurte les principes démocratiques d’égalité des droits, mais nous sommes un État juif par définition, comme cela a été stipulé à l’indépendance. Et avec tout le respect et la sympathie, tout fils de la majorité juive possède le droit fondamental de conserver et de protéger l’identité de l’État, à savoir, son identité nationale, culturelle, sa structure publique et sa sécurité. La décision est juste même si elle va – ce qui est le cas – à l’encontre des droits de l’homme.

Député Golan [Shinouï], plénière, 2004

De même, un député dont le discours a commencé par l’affirmation selon laquelle « le droit au mariage est un droit important » et en demandait « qu’en est-il s’il va à l’encontre de la sécurité ? », a terminé sa déclaration en affirmant : « Le droit au regroupement familial est un droit important […] mais ce que les Arabes demandent c’est que le peuple juif renonce à son droit à l’autodéfinition, et c’est en réalité la question essentielle de ce débat » (député Kahlon [Likoud], plénière 2004).

Enfin, un troisième groupe a évacué l’argument de l’urgence et légitimé la loi par le fondement démographique. Ainsi, certains députés ont argué qu’« on les [Palestiniens et Arabes israéliens] fait se marier juste pour détruire l’État d’Israël démographiquement » (député Hendel [Israel Beiteinu-Union nationale], 2004) et qu’il existerait face à cela « un droit fondamental à la défense, à la défense démographique, pour sauvegarder la majorité juive en Eretz Israel » (député Zeev [Shas], 2004). La défense de l’argument démographique a été formulée de manière plus explicite encore lors des débats de 2006 et 2007 où la loi a été présentée par certains députés de la majorité comme une loi avant tout sur l’immigration :

Dans tous les États aujourd’hui, et en particulier dans les États occidentaux, on prend des mesures sans honte pour empêcher l’immigration et les entrées non désirées dans le territoire. En Israël également, il nous faut être clairs et résolus sur la question de qui peut être un citoyen de l’État d’Israël […] et sur comment faire pour préserver cet équilibre démographique délicat permettant de préserver une majorité juive dans l’État d’Israël dans les années à venir.

Député Hasson [Kadima] première lecture, 2006

Une analyse de l’argumentation des députés soutenant la loi fait donc apparaître une dimension supplémentaire à la construction de la sécurité et de la menace par rapport à celle identifiée dans les discussions de 2003. En effet, alors que durant ces dernières la notion de sécurité renvoyait principalement à la protection du droit à la vie des citoyens israéliens contre l’ennemi et le terrorisme, il s’est agi dans les débats suivants de protéger non plus seulement cette sécurité physique, mais aussi – voire surtout – l’identité nationale de l’État et de sa population contre une menace émanant tant de la partie adverse que de la présence sur le territoire d’un groupe culturel « autre ». Dans cette optique, ce n’est donc plus seulement « le droit à la vie des citoyens israéliens » (député Saar [Likoud], deuxième lecture, 2005) qui justifierait de déroger à certains droits et libertés, mais bien également la préservation du caractère juif de l’État.

Tableau 2

Déconstruction des débats de 2004 à 2007

Déconstruction des débats de 2004 à 2007

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À partir de cette analyse, il est possible de mettre en lumière trois référentiels de régime politique en présence :

  1. Un référentiel de régime lockéen majoritaire, désigné par les parlementaires sous la notion de « démocratie défensive » : dans ce modèle, l’existence de l’État est vue comme nécessaire afin de garantir le droit à la sécurité physique des citoyens, quitte à sacrifier les libertés d’une minorité. Un rééquilibrage est donc demandé en situation d’urgence entre la sécurité des premiers et les droits et libertés des derniers.

  2. Un référentiel où l’État trouve sa raison d’être dans la protection de son identité et de celle de la majorité de sa population. En raison de la place accordée à l’identité nationale dans le référentiel de régime, on désignera ce modèle comme référentiel ethnocratique.

  3. Un référentiel selon lequel l’existence de l’État est nécessaire avant tout pour défendre le maintien des droits et libertés et les distribuer de manière équitable au sein d’une démocratie universelle.

Parmi ces trois référentiels, le régime lockéen s’est à nouveau imposé comme référentiel dominant, juste avant le référentiel ethnocratique qui a été mobilisé par nombre de députés soutenant la loi. La présence de ces deux référentiels au sein de l’enceinte parlementaire, si elle a pu être à l’origine de conflits dans le cadre d’autres politiques (notamment sur le projet de constitution), n’a pas ici été un obstacle au vote de la loi. En effet, dans les deux cas, les référentiels ont fourni un cadre d’interprétation permettant de justifier la limitation des droits et libertés d’une minorité (non juive) au profit de la sécurité d’une majorité (juive). Ainsi, l’argumentation utilisée par les tenants du régime lockéen majoritaire a pu recevoir un appui par les seconds et a permis la constitution d’une coalition de soutien à la loi.

De la démocratie lockéenne à la démocratie conditionnelle

En juillet 2008, après l’introduction d’une proposition de loi par le député Erdan [Likoud], la Knesset a amendé l’article 11 de la Loisur la citoyenneté réglant le mécanisme de retrait de la citoyenneté prévu en cas d’offense à l’État de la part d’un citoyen israélien. Cette proposition, qui a vu le jour à la suite de plusieurs voyages effectués par des députés arabes dans des pays considérés comme ennemis, contenait deux amendements à la loi. D’une part, la proposition prévoyait le transfert de la prérogative du retrait de la citoyenneté des mains du ministre de l’Intérieur à celles des cours administratives et, de l’autre, elle recommandait une définition des actes de « déloyauté » envers l’État, en vertu desquels un citoyen peut être déchu de sa citoyenneté (proposition de loi, 2006). Après un passage en première lecture et en Commission des affaires intérieures, les actes de déloyauté y étaient définis comme « des actes de terrorisme incluant le soutien et l’aide à des activités terroristes et l’appartenance à un mouvement terroriste ; un acte constituant une trahison ou un acte d’espionnage aggravé selon le code pénal ; l’acquisition de la citoyenneté ou de la résidence permanente dans un pays considéré en guerre contre Israël » (amendement 9 de la loi). En outre, la loi précisait qu’une personne ne pourrait être déchue de sa citoyenneté si elle ne disposait pas d’une autre citoyenneté, étant entendu qu’une « personne résidant de manière permanente en dehors d’Israël ne sera pas considérée comme étant sans citoyenneté ». La loi a finalement été votée dans cette version avec 27 voix en faveur et 5 contre.

Une analyse des débats qui se sont tenus au cours des différentes lectures permet de distinguer deux types d’argumentaires en présence. Selon les partisans de la loi, la régularisation de l’article 11 permettant le retrait de la citoyenneté était légitime en raison de trois éléments au moins : sa nécessité en vertu de la lutte contre les « ennemis d’Israël et leurs partisans », sa modération en termes de limitation des droits et sa portée symbolique. Concernant la dimension sécuritaire, le texte de proposition de loi mentionnait tour à tour le « conflit avec les Palestiniens », la « guerre du Liban » et les « attentats terroristes » auxquels Israël était confronté (proposition de Loisur la citoyenneté, amendement 9, 2006). Dans ce contexte, l’initiateur de la loi indiquait la nécessité de répondre aux besoins de la « démocratie défensive » (id.), en mettant en place « des outils efficaces et des mécanismes appropriés, équilibrés et limités contre une personne qui commet des actes de déloyauté » (député Erdan [Likoud], première lecture, 2007). La légitimation du sacrifice des droits et libertés au nom du principe de sécurité était renforcée par l’argument selon lequel « tous les droits connaissent des limitations et des violations. Il n’existe aucun droit absolu » (député Eytan [Kadima], première lecture, 2007). Par ailleurs, la portée symbolique du mécanisme de retrait de la citoyenneté a été soulignée, tant par la proposition de loi qui spécifiait qu’« une personne ne peut pas être un citoyen d’un État qu’il cherche à détruire » (proposition de loi, 2006), que par les partisans de la loi qui ont notamment déclaré qu’« un État procède de manière éclairée quand il dit à ses citoyens : ‘Si tu agis contre l’État auquel tu prétends appartenir, tu ne mérites pas d’en être citoyen’ » (député Rivlin [Likoud], première lecture, 2007). Enfin, ce retrait devait également constituer une sanction appropriée à l’encontre de ceux « qui assassinent leur mère » ou « tuent l’État » (député Eytan [Kadima], deuxième lecture, 2008). La logique reposant sur le référentiel lockéen de la recherche d’un équilibre entre liberté et sécurité en faveur de cette dernière, déjà présente lors des débats précédents, réapparaît donc ici. L’utilisation de ce raisonnement est toutefois ici poussée plus loin puisque, selon les promoteurs de la loi, au nom de la sécurité des citoyens, le politique serait autorisé à sacrifier non seulement certains droits et libertés de manière ponctuelle, mais également l’intégration même de certains citoyens dans la communauté politique, transformant ainsi le droit à la citoyenneté en un droit conditionnel et précaire.

Contre les arguments servant à la défense de la proposition, les opposants à la loi se sont principalement concentrés sur la question de l’opportunité de la loi d’un point de vue de la légalité et sur sa légitimité dans le cadre d’une démocratie. D’une part, les opposants à la proposition ont critiqué la volonté d’ajouter la révocation de la citoyenneté au code pénal dans la mesure où celui-ci « comprenait déjà des punitions très dures comme l’emprisonnement à perpétuité » (député Beilin [Meretz], deuxième lecture, 2008). D’autre part, et plus fondamentalement, ces opposants ont contesté le référentiel de démocratie défensive avancé par les promoteurs de la loi. Les députés ont réaffirmé leur attachement aux droits fondamentaux, remettant en question la pratique consistant à retirer la citoyenneté, « un droit fondamental dont tous les autres droits fondamentaux découlent » (député Khenin [Hadash], deuxième lecture, 2008), un « droit fondant la démocratie » (id.) et dont le retrait était contestable « du point de vue philosophique d’une démocratie moderne » (député Beilin [Meretz], deuxième lecture, 2008). Dans ce cadre, la volonté de « normaliser une prescription anormale » (député Khenin [Hadash], première lecture, 2007) allant à l’encontre du droit international au nom de la démocratie défensive a été largement critiquée. Comme dans les débats précédents, les droits fondamentaux ont ainsi été présentés comme des valeurs universelles et inviolables à protéger en toutes circonstances, renvoyant au référentiel, identifié plus haut, de démocratie universelle.

Tableau 3

Déconstruction des débats de 2006 à 2008

Déconstruction des débats de 2006 à 2008

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Au regard des arguments avancés par les députés, on constate donc, comme durant les premiers débats au sujet de la Loisur la citoyenneté et l’entrée en Israël, la présence d’un antagonisme entre deux référentiels. Premièrement, le référentiel de régime lockéen majoritaire où le droit à la sécurité primerait sur les droits et libertés a été le référentiel des partisans de la loi. Tout comme lors des précédents débats, c’est en effet la vision d’un régime où la protection de la sécurité physique de la majorité des citoyens peut justifier le sacrifice des droits d’une minorité qui a primé. Un second référentiel de régime a également été présent ; celui où la protection équitable des droits et liberté est conçue comme la valeur fondamentale que l’État devrait promouvoir. Entre ces deux référentiels, celui défendu par le député Erdan et ses partisans sous le terme de « démocratie défensive » a une nouvelle fois constitué le référentiel dominant, tandis que celui de démocratie universelle est resté minoritaire et ses arguments pour contrer la loi, sans écho. La position dominante du référentiel lockéen a permis aux arguments des partisans de la loi de recevoir un large soutien dans l’assemblée parlementaire et de rédiger un texte consolidant le mécanisme d’exclusion de la communauté politique des citoyens considérés déloyaux. Ce faisant, le législateur a également validé la vision d’un régime démocratique conditionnel où l’appartenance même à la communauté politique peut être mise en balance face au droit à la sécurité physique des citoyens[20].

Conclusion

Le premier objectif de cet article était de dépasser le prisme d’analyse fréquemment mobilisé pour étudier les politiques mises en place en période d’insécurité ou d’urgence, du rééquilibre entre sécurité d’une part et liberté de l’autre. Partant du postulat que ni la sécurité ni la liberté ne peuvent être appréhendées comme des entités ontologiques que le politique équilibrerait en temps de menace, l’article visait à offrir une nouvelle analyse des politiques adoptées au nom de la sécurité. S’inspirant des approches constructiviste et cognitive des politiques publiques, l’hypothèse était que les politiques de sécurité doivent être comprises avant tout comme le résultat d’une lutte entre les référentiels de régime politique des décideurs politiques. Ainsi, une politique de sécurité trouverait un soutien parmi ces derniers uniquement si le registre argumentaire justifiant la loi correspond et s’intègre au référentiel de régime dominant dans l’arène parlementaire au moment du vote. Afin de tester cette hypothèse, une analyse qualitative de trois séries de débats autour de plusieurs lois introduites au nom de la sécurité et ayant provoqué des discussions sur leur impact en termes de protection des droits et libertés a été menée. Plus précisément, l’analyse des débats visait à déconstruire les arguments mobilisés par les protagonistes du débat avec une attention particulière portée aux constructions de la sécurité et des libertés, dans le but d’identifier les référentiels sous-jacents de régime en présence.

L’analyse des débats ayant précédé le passage des lois sur la citoyenneté et sur l’entrée en Israël de 2003 à 2008 permet de valider les postulats de départ. Premièrement, l’hypothèse selon laquelle les politiques de sécurité ne constituent pas une réponse à une appréciation partagée de la sécurité et de la menace se confirme. En effet, lors des discussions au Parlement israélien, il a été possible d’identifier des constructions divergentes de la sécurité, celle-ci renvoyant tantôt à la sécurité physique, tantôt à la sécurité identitaire, ainsi que des constructions diverses de la menace, dont l’identification n’a pu faire consensus et a fluctué au cours des débats. De même, la conception des droits et libertés n’a, à aucun moment, été unanime et univoque. Pour certains, la liberté a été présentée comme la possibilité pour tous de jouir d’une égalité de droits, tandis que la majorité des députés ont présenté, comme liberté fondamentale, le droit de la majorité des citoyens à vivre en sécurité. Au-delà des constructions divergentes de la sécurité et de la liberté, l’analyse a permis de révéler que ces constructions reposaient sur des référentiels de régime politique en présence. Dans le cas des lois étudiées, trois référentiels ont pu être identifiés : le référentiel de démocratie universelle où le rôle de l’État serait avant tout de protéger les droits et libertés ; le référentiel ethnocratique où l’État est conçu comme le garant d’une identité spécifique – l’identité juive – et le référentiel lockéen majoritaire où l’État a pour premier objectif d’assurer la sécurité de la majorité des citoyens. Ce dernier constituant le référentiel dominant dans l’enceinte parlementaire de manière constante, les lois présentées sur la base de ce référentiel ont reçu un écho favorable et ont été votées par une majorité de députés, les arguments reposant sur le référentiel de démocratie universelle étant quant à eux écartés. L’imposition des lois a également été possible lorsque les référentiels ethnocratique et lockéen étaient en présence car les prémisses des deux référentiels étaient compatibles avec les demandes et l’argumentaire formulés par les promoteurs de la loi.

Parallèlement, et bien que cela n’était pas l’objet principal de cet article, l’analyse a également permis de montrer que les débats autour des politiques de sécurité sont non seulement le reflet de différents référentiels, mais participent à leur reconstruction. Ainsi, alors que dans la version de régime lockéen identifiée en 2003, l’État était présenté comme le garant de la sécurité au nom de laquelle certains droits et libertés pouvaient être limités, le référentiel de 2008 permettait de justifier que, au nom de la sécurité de la majorité, la jouissance même des droits démocratiques d’une minorité de citoyens – suspects – soit remise en question. Les débats autour des politiques de sécurité ont donc été l’occasion de reconstruire le référentiel majoritaire, d’un régime démocratique lockéen à une démocratie conditionnelle. Déconstruire des politiques dites « sécuritaires » comme il a été fait dans cet article permet donc, d’une part, de comprendre de manière dynamique le processus au travers duquel une loi spécifique parvient à être légitimée et votée et, de l’autre, d’appréhender la manière dont le législateur contribue à la construction et à la reconstruction du référentiel de régime politique dominant. Partant des éléments de cette analyse, une étude plus ample et comparée des débats sur les lois dites « sécuritaires » en Israël et dans d’autres cas nationaux devrait mener à des conclusions théoriques plus générales sur la manière dont le politique prend ses décisions en matière de sécurité, mais aussi sur la manière dont il construit et impose un référentiel de régime au travers de la gestion de la sécurité et de la liberté.