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Appartenir à l’élite, c’est d’abord et avant tout cultiver la distinction. Cet effort prend plusieurs formes selon la période et le milieu. À Montréal, comme dans d’autres villes nord-américaines de la deuxième moitié du 19e siècle et du début du suivant, il se traduit par la multiplication des institutions culturelles et sociales destinées aux classes aisées, ainsi que par une spécialisation accrue de l’espace urbain. Cette recherche de l’entre-soi bourgeois, pour reprendre l’expression utilisée par les sociologues français Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot (2003), redessine le visage de la ville dans le sillage de la révolution industrielle. Aux quartiers ouvriers et industriels qui se constituent durant cette période s’ajoutent des districts, puis des banlieues conçues par et pour les élites urbaines. Ces banlieues cossues s’inscrivent dans un mouvement plus large de décentralisation des populations et des activités économiques (Lewis, 2000) et préfigurent la suburbanisation de masse de l’après-guerre.

Elles sont également le théâtre d’un projet de construction communautaire complexe, d’un effort collectif pour en faire des espaces distincts et distingués en périphérie de Montréal. La variété des mesures utilisées pour cultiver cette distinction est considérable : imposition de normes de plus en plus sévères sur les plans social, architectural et urbanistique, identification et éradication d’un nombre toujours plus grand de nuisances, services publics hors du commun et offerts exclusivement aux citoyens de la municipalité, discours et pratiques identitaires contribuant à consolider, à valoriser cette distinction par rapport à la ville centrale et aux autres banlieues de la périphérie montréalaise. Dans cet article, je me place en amont de cette variété de mesures pour m’intéresser aux fondations politiques sur lesquelles elles sont posées. En d’autres mots, mon objectif est de montrer que ce projet de construction communautaire repose sur un mode de gouvernance distinct, propre aux banlieues bourgeoises, adapté aux besoins et aux intérêts de leurs habitants. J’espère ainsi, à l’instar d’Andrew Sancton (2004), relativiser l’idée que ces banlieues se distinguent d’abord par leurs caractéristiques linguistiques, et mettre de l’avant l’idée qu’elles sont aussi et surtout le théâtre d’un mode de gouvernance distinct qui explique largement leur attachement à l’autonomie politique, un attachement qui ne constitue pas simplement, comme le propose par exemple Julie-Anne Boudreau (2003), une stratégie politique.

À cet égard, l’approche historique permet de remonter au-delà des différends linguistiques qui ont marqué les relations ville / banlieues à Montréal depuis les années 1960 (Levine, 1990 ; Sancton, 1985) et de se pencher sur la genèse de ce mode de gouvernance. Pour montrer comment cette gouvernance s’est construite de la fin du 19e siècle au début du 20e, je me concentre sur deux de ces banlieues : Westmount et Pointe-Claire. La première est l’archétype de la banlieue bourgeoise. Se développant dans la périphérie immédiate de Montréal, elle sera longtemps habitée par une population très majoritairement anglo-protestante. L’existence de la seconde dépend largement de l’extension du réseau ferroviaire. Elle se développe un peu plus tardivement comme banlieue montréalaise et à bonne distance de la ville centrale. De plus, les banlieusards majoritairement anglophones qui y prennent résidence doivent coexister avec une importante population villageoise et rurale francophone[2].

Trois aspects de l’histoire politique de ces deux municipalités permettent de capter la nature particulière de la démocratie locale qui y prend forme : la façon dont leur territoire est constitué en municipalité, les pratiques électorales qui s’y développent et les principaux acteurs qui participent à leur gouvernance[3]. La culture et les pratiques politiques qui prennent forme dans ces deux municipalités diffèrent sur certains points, reflets de contextes sociopolitiques différents, mais se rejoignent assez pour qu’on puisse parler d’une démocratie bourgeoise propre aux banlieues les plus cossues de Montréal.

Banlieusards et promoteurs : la municipalisation du territoire montréalais

Les gouvernements des banlieues de Montréal sont le produit d’un système mis en place au milieu du 19e siècle. Ce régime, créé par l’Acte des municipalités et des chemins du Bas-Canada en 1855, est avant tout un outil d’administration du territoire et des populations. Douze ans plus tard, l’Acte de l’Amérique du Nord britannique confie aux gouvernements provinciaux la responsabilité de gérer les affaires municipales et, notamment, le pouvoir de décréter la création de municipalités avec ou sans le consentement des populations touchées. En d’autres mots, contrairement aux paliers fédéral et provincial, le municipal ne s’est pas vu octroyer de champs de compétence exclusifs ou d’autonomie politique. D’un point de vue strictement légal et constitutionnel, les municipalités canadiennes sont, pour reprendre l’expression consacrée, les créatures des provinces (Tindal et Tindal, 1990).

Cela dit, les acteurs du palier local disposent d’une certaine influence sur la façon dont se mettent en place et évoluent les institutions locales, comme l’a déjà montré Jack Little dans le cas des Cantons-de-l’Est (Little, 1981 et 1997). De plus, comme l’a noté John H. Taylor, si les municipalités sont constitutionnellement les créatures des provinces, ces dernières ne sont pas particulièrement actives durant la deuxième moitié du 19e siècle. C’est seulement à partir de la Première Guerre mondiale qu’elles commencent à porter plus d’attention aux activités des municipalités et les quelques lois provinciales adoptées pour les encadrer visent surtout à éviter les abus financiers, même au Québec où ces mesures sont les plus élaborées (Taylor, 1984). Bref, le régime municipal mis en place au milieu du 19e siècle dans ce qui deviendra le Québec occupe une position stratégique, héritant de compétences qui touchent directement les citoyens à un moment de l’histoire où les gouvernements provincial et fédéral sont peu actifs.

C’est particulièrement vrai dans le cas des municipalités de banlieue. En 1855, le système municipal est appliqué à des communautés et à des ensembles territoriaux préexistants, mais, avec l’accélération du processus de suburbanisation au début du 20e siècle, la grande majorité des nouveaux découpages territoriaux sont le résultat de l’intense activité des spéculateurs et des promoteurs immobiliers. Au moins jusqu’à la Première Guerre mondiale, ces promoteurs apparaissent comme les principaux agents de la création de nouvelles municipalités dans la région de Montréal (Collin et Dagenais, 1997). Le cas de Maisonneuve, qu’a étudié Paul-André Linteau, illustre bien un scénario qui se répète ailleurs sur l’île : achat et lotissement de terres agricoles par les promoteurs, municipalisation du territoire à leur demande, endettement du gouvernement local dans le cadre de la mise en place des services urbains et des infrastructures qui permettront le développement et la rentabilisation des lots, et finalement, annexion à la ville centrale une fois la vente des lots bien entamée et le niveau d’endettement devenu intenable. Linteau évoque bien la possibilité que d’éventuelles « forces collectives » puissent contrebalancer l’influence des promoteurs, mais il n’offre pas d’exemples de cette résistance (Linteau, 1981, p. 37-39). Le cas des banlieues bourgeoises illustre bien cette autre avenue et souligne l’importance de la classe sociale comme facteur expliquant comment se municipalise la périphérie montréalaise.

Westmount et Pointe-Claire sont deux exemples de telles banlieues. Quel rôle jouent les promoteurs dans leur constitution en municipalité ? Ils font leur apparition durant la deuxième moitié du 19e siècle, souvent en tant que villégiateurs. Dans les deux cas, on observe un modèle de développement assez classique et des lotissements d’une ampleur limitée. Ici, ce sont William Weir ou William Curry qui se brûlent les mains à Westmount durant la fièvre spéculative des années 1870 (Gubbay, 1998) ; là, l’immigrant suédois Otto Frederick Lilly met en vente avec un certain succès de vastes lots à Saint-Joachim-de-la-Pointe-Claire dans les années 1890, sous le nom de Cedar Park[4]. Cependant, contrairement à ce qui se passe ailleurs, c’est en réaction à cette activité que se constituent les gouvernements municipaux suburbains.

Dans le cas de Westmount, l’initiative vient d’abord des banlieusards qui ont commencé assez tôt à investir le secteur. Un premier redécoupage territorial, en 1874, permet à une partie de la municipalité de paroisse de Saint-Henri de se détacher pour devenir le village de Notre-Dame-de-Grâce. Ce découpage est d’abord motivé par la volonté des propriétaires de se donner les moyens financiers et institutionnels de se procurer les services urbains de base. En 1879, la section est de cette municipalité, dont le territoire correspond à celui du Westmount actuel, se sépare à son tour et devient le village de Côte Saint-Antoine. L’initiative émane encore des propriétaires, mais cette fois, on a nettement affaire à une communauté anglophone et protestante grandissante motivée par une volonté d’agrégation, mais également par une volonté d’encadrer l’activité des promoteurs par la mise en place d’un certain nombre de mesures restrictives (Bell, 1927).

Du côté de Pointe-Claire, lorsque l’Acte des municipalités et des chemins du Bas-Canada est adopté, la paroisse de Saint-Joachim-de-la-Pointe-Claire est partagée entre une municipalité de village et une municipalité de paroisse qui englobe un vaste territoire agricole. Au début du 20e siècle, la municipalité de village est confrontée aux conséquences territoriales et politiques de l’activité croissante des promoteurs, qui lancent des entreprises de plus en plus ambitieuses sur son territoire. Ainsi, le conseil de village de Saint-Joachim-de-la-Pointe-Claire ne parvient pas, malgré des efforts importants[5], à bloquer la constitution en municipalité de Beaconsfield en 1910, ce qui lui coûte une partie de son territoire et de ses revenus fiscaux. Lorsque le lotissement de Cedar Park menace de faire de même l’année suivante, le conseil municipal exerce de nouveau des pressions pour bloquer le projet et y va de son propre projet : constituer en ville la municipalité de village de Pointe-Claire et une partie de la municipalité de paroisse[6]. C’est chose faite au début de 1911. Dans les mois qui suivent, les développements suburbains de Valois et Lakeside, qui se trouvent toujours rattachés à la municipalité de paroisse, demandent leur annexion à la nouvelle ville en échange de conduites d’eau, proposition qui est acceptée en septembre 1912.

L’influence des promoteurs n’est donc pas la même ici qu’ailleurs sur l’île de Montréal. À Westmount comme à Pointe-Claire, il y a une volonté locale d’encadrer l’activité des promoteurs tant sur le plan économique qu’urbanistique. Cette volonté est portée par les villégiateurs et les banlieusards, mais également, dans le cas de Pointe-Claire, par des élites municipales rurales soucieuses de préserver l’intégrité de leur territoire (et de leur influence sur ce territoire). Ajoutons que, dans ce contexte, les villes de Westmount et de Pointe-Claire se distinguent l’une de l’autre sur certains points importants. Alors que la première peut compter sur une population assez homogène de bourgeois anglophones et protestants qui se retrouvent au sein d’un même gouvernement municipal, Pointe-Claire doit concilier un noyau villageois francophone et son élite, ainsi que plusieurs groupes de villégiateurs et de banlieusards dispersés sur un territoire encore peu développé. La culture et les pratiques politiques qui se développent dans ces communautés sont apparentées, mais s’adaptent à ces contextes différents.

Scrutins et pratiques électorales : la formation d’une élite municipale

Pour comprendre comment évoluent les pratiques politiques et surtout électorales des banlieues étudiées, il est nécessaire de s’attarder à un autre élément de contexte important : la démocratie municipale telle qu’elle se présente à Montréal durant les dernières décennies du 19e siècle. Confrontés à l’expansion et à la diversification de leur population, ainsi qu’aux besoins créés par la révolution industrielle, les gouvernements de plusieurs grandes villes nord-américaines tombent entre les mains de politiciens professionnels bénéficiant de l’appui des classes populaires et qui, tout en gérant l’expansion de la ville, utilisent les ressources du gouvernement local pour s’enrichir personnellement et s’assurer de l’appui de leur base politique. Des acteurs provenant en majorité du monde des affaires se rassemblent plus ou moins formellement sous la bannière réformiste pour lutter contre ces gouvernements municipaux qu’ils décrivent comme archaïques et corrompus, et contre une « populace » soi-disant embrigadée par des « machines » politiques mises au service de « bosses » populistes (Teaford, 1984).

À Montréal, la mouvance réformiste fait son apparition en 1886 et vise d’abord le maire Raymond Préfontaine, qu’on affuble de l’étiquette « populiste » et qu’on accuse de dépenser des sommes faramineuses dans l’est de la ville, francophone, à des fins électorales. Réorganisé par le célèbre réformiste H.B. Ames sous le nom de Volunteer Electoral League, le mouvement prend de l’ampleur et parvient à attirer un certain nombre de francophones, dont Hormisdas Laporte. Son candidat, James John Edmund Guerin, prend le pouvoir en 1910, mais après quatre ans, le bilan de ce premier gouvernement réformiste est mitigé. En 1914, Médéric Martin fait campagne avec succès en dépeignant le mouvement réformiste comme une conspiration anglo-saxonne au service de l’ouest de la ville et les chasse du pouvoir (Gauvin, 1978 ; Germain, 1984).

Quelle qu’ait été sa contribution à la modernisation de l’administration montréalaise (Dagenais, 2000), le mouvement réformiste a un impact majeur dans les banlieues de l’élite anglo-montréalaise où vont s’établir, justement, plusieurs de ses animateurs. Le discours critique des réformistes, qui dépeint la ville de Montréal et son administration dans les couleurs les plus sombres, sert de repoussoir et alimente, à l’opposé, le discours de ceux qui proposent la banlieue comme alternative[7]. Plus largement, c’est son programme politique que le mouvement exporte vers la banlieue. En gros, les réformistes espèrent éliminer le favoritisme, accroître l’efficacité du gouvernement municipal et y instaurer un mode de fonctionnement exempt de la politique partisane, plus fidèle à celui qu’ils observent (et auquel ils participent souvent) dans le monde des affaires. La culture et les pratiques politiques observées dans les banlieues de l’élite reflètent ce programme auquel ont adhéré nombre de bourgeois. Il sera appliqué avec d’autant plus de facilité dans des communautés significativement plus homogènes sur le plan socioéconomique et culturel, et exemptes des grands problèmes sociaux auxquels doit faire face la ville centrale.

L’influence des principes réformistes dans les banlieues cossues se fait d’abord sentir au niveau des pratiques électorales. Comme d’autres aspects du fonctionnement du gouvernement local au Québec, ce processus est régi par un code commun aux différentes municipalités de la province et qui détermine notamment qui sont les individus aptes à voter. Durant la période étudiée, il s’agit d’une fraction limitée de la population puisque le premier et principal critère d’admissibilité est la propriété. Durant les années 1900-1930, un citoyen doit ainsi posséder une propriété évaluée à au moins cinquante dollars s’il est résident de la municipalité et de deux cents dollars s’il ne l’est pas. Le droit de vote des femmes, dans ces circonstances, est réservé aux veuves ou aux célibataires propriétaires, ce qui n’est pas rien considérant qu’il est inexistant aux autres paliers de gouvernement jusqu’en 1917 (Tellier, 1932). Ce suffrage restreint s’accorde bien au programme des réformistes, qui déplorent fréquemment l’apathie de leurs concitoyens et, surtout, le droit de vote accordé dans les grandes villes aux locataires, donc aux ouvriers et aux immigrants, des groupes qu’ils estiment être à la merci des politiciens populistes (Rutherford, 1984). Dans les banlieues qui nous intéressent, le bassin d’électeurs potentiels est proportionnellement beaucoup plus élevé que dans des banlieues ouvrières comme Saint-Henri où les locataires forment une importante partie de la population.

Le Code municipal prévoit également des élections extrêmement fréquentes par rapport aux standards contemporains. Les membres des conseils municipaux sont élus pour des mandats de deux ans et la moitié du conseil est renouvelée chaque année. En principe, le deuxième lundi de janvier de tous les ans, dans toutes les municipalités du Québec, on procède aux nominations de candidats, qui sont normalement élus le lundi suivant (Tellier, 1932). Dans les faits, dans les banlieues étudiées comme dans plusieurs municipalités du Québec, des scrutins ne sont pas nécessaires ou ne le sont que pour un ou deux sièges. Car si un seul candidat se présente pour un poste de conseiller, il est élu par acclamation. Cependant, le processus électoral, tel qu’observé dans les banlieues étudiées, se distingue progressivement de ce cadre général.

D’abord, certains amendements sont apportés à la procédure décrite par le Code municipal. À Westmount par exemple, à partir de 1909, le maire n’est plus choisi parmi et par les conseillers, mais est élu par les propriétaires. De plus, en 1913, la charte de la ville est modifiée de manière à ce que les élections n’aient plus lieu que tous les deux ans et que tous les échevins soient élus simultanément à ce moment. Une modification supplémentaire est apportée dans la plus grande confusion[8]. Plutôt que de fonctionner par quartier, le vote sera déterritorialisé en soumettant l’ensemble des candidats en lice à l’électorat. Chaque citoyen, en plus de voter pour le maire, vote pour cinq des candidats. Ceux qui récoltent le plus de votes deviennent échevins. Ces modifications sont destinées à ménager les énergies civiques en réduisant le nombre de scrutins et à mettre fin à la tendance des conseillers à ne défendre que les intérêts de leur circonscription. En comparaison, les modifications apportées par Pointe-Claire sont mineures. On s’en tient à des élections annuelles durant toute la période étudiée, mais elles sont organisées à la fin du mois de juin, pour permettre aux estivants de se prononcer sur l’issue du scrutin. Néanmoins, très rapidement, on y adopte également des règles non écrites prévoyant une alternance entre maires francophone et anglophone, et un nombre égal de conseillers des deux langues à l’Hôtel de Ville[9]. C’est toutefois en marge du Code municipal que se produisent les changements les plus importants.

De 1880 à 1905, les élections qui ont lieu dans le village de Côte Saint-Antoine (qui devient ville en 1890 et prend le nom de Westmount en 1894) sont une affaire assez tranquille. Tous les conseillers qui se présentent durant cette période sont élus par acclamation[10]. C’est en 1905 qu’on observe une première rupture. Cette année-là, tous les sièges du conseil sont contestés. Si trois des échevins sortants sont reportés au pouvoir sans trop de difficultés, le nouveau venu, John Rogers, est présenté dans les journaux comme « le candidat de la ligue des citoyens »[11], dont on ne sait malheureusement pas grand-chose, sinon que ses membres militent énergiquement en faveur de l’élection de ses candidats par le porte-à-porte. Face à cette faction, un groupe de citoyens se rassemble le 9 janvier dans les locaux du Board of Trade de Montréal pour discuter des meilleurs moyens de promouvoir « les intérêts de la ville ». Un comité est formé pour travailler à l’élection des candidats James Knox, William H. Trenholm, M. Plow et Wales Lee. Deux d’entre eux, Knox et Lee, sont des conseillers sortants. Parmi les membres du comité mis sur pied, on retrouve une pléiade d’anciens (et de futurs) conseillers ou maires de la ville[12]. Des problèmes de qualité et d’approvisionnement en eau par la Montreal Island Water & Electric Company sont à l’origine de cet affrontement politique, qui semble toutefois cristalliser des oppositions plus fondamentales. Les élections subséquentes permettent d’éclairer la situation.

La question de l’approvisionnement en eau de la ville demeure un point de friction auquel s’ajoute la possible annexion de Notre-Dame-de-Grâce (Van Nus, 1984). On s’interroge non seulement sur le bien-fondé de cette annexion, qui menacerait la respectabilité et les finances de la ville, mais également sur le processus qui mène à la décision. En 1908, après deux années mouvementées au conseil municipal, deux camps s’organisent en vue de l’élection[13]. D’un côté, on retrouve certains des acteurs associés au comité qui s’était formé en 1905 au Board of Trade (décrit maintenant comme le Citizen’s Committee), qui s’opposent fermement à l’annexion de la municipalité voisine. L’autre camp, qui se pare de l’étiquette « progressiste », est mené par William Galbraith et se montre favorable à l’annexion. Le jour du scrutin, Galbraith est élu comme maire, mais se retrouve avec un conseil composé pour moitié de membres du Citizen’s Committee. Au cours des mois qui suivent, le conseil trouve le moyen de fonctionner, mais des tensions importantes persistent (menaces de démission, prises de bec fréquentes, etc.). En coulisse, des changements se préparent.

Au début de 1908, alors qu’ont lieu ces élections agitées, des citoyens forment la Westmount Municipal Association (WMA)[14]. Dès le départ, un des objectifs que se donne l’organisation est « to outline a policy for the ensuing municipal election, to draw up a slate of candidates to contest every seat in the various wards, and to fix upon a worthy citizen to run as Mayor »[15]. Cette ambition n’est pas sans créer un malaise au sein du conseil municipal. Ainsi, l’échevin Thomas Brady déclare : « This association has held meetings, and has assumed the right to nominate candidates. This association, that has no legal status in the city, ignores the tenants and only look [sic] to them in dire necessity, and pretends to put before the meetings the candidates they want. […] I do not intend to be trampled upon in that way. »[16] Lors des élections de 1909, les résultats sont probants : l’ensemble des candidats supportés par l’association sont élus. Brady est un des candidats défaits.

La WMA est donc conçue comme une réponse aux affrontements politiques qui se multiplient et s’intensifient au conseil municipal depuis 1905. En s’offrant pour choisir les candidats qui lui semblent les plus appropriés au gouvernement de la ville, elle espère déplacer, en son sein et loin du conseil municipal, les conflits politiques qui déchirent la communauté et réduisent l’efficacité de ceux qui la gouvernent. La WMA ambitionne de prendre le rôle de lieu pouvant accueillir, dans un cadre bien défini et contrôlé, les débats politiques qui risqueraient, autrement, de nuire à la saine administration de la ville[17].

Comme en témoigne l’élection de 1913, le rôle qu’espère se donner l’association de citoyens ne fait pas l’unanimité, six candidats indépendants se présentant contre la liste mise sur pied cette année-là par la WMA[18]. Compte tenu de l’absence de différences majeures entre les programmes des candidats en lice, l’élection ressemble à un plébiscite sur la présence et l’influence de la WMA. Ainsi, dans une publicité électorale publiée dans les journaux, le candidat indépendant, John T. McBride, affirme que « if it is thought by the citizens at large that the Municipal Association is better qualified to run its affairs than are the voters I am prepared to accept that verdict »[19]. La lettre que font paraître conjointement deux autres candidats indépendants, H. Hutchins et F. Gilman, est plus explicite et critique. Elle permet notamment d’éclaircir le mode de fonctionnement passé et présent de la WMA :

At its inception and under the old system of electing two aldermen for each ward, the sub-committees of the Municipal Association called a meeting of ALL the electors in each ward and asked them to submit the names of those who would prove desirable candidates, which report was referred to the Association as a whole, and was either approved or rejected[20].

Or, depuis l’instauration du système de votation déterritorialisé, la WMA a créé un comité de dix personnes responsable d’établir une liste de candidats sur laquelle vote l’ensemble de l’association lors de sa réunion préélectorale, laissant la sélection des candidats en tant que telle entre les mains d’une poignée d’individus. Hutchins et Gilman s’interrogent également sur le fait que deux conseillers sortants, qui avaient obtenu le support de l’association par le passé, ont été remplacés par deux membres de la direction de la WMA. À leurs yeux, le conflit d’intérêts ne saurait être plus flagrant, non plus que l’influence néfaste de l’association. Ils concluent :

We do not come before you as a slate, nor do we even appeal to you on a personal basis as individual candidates, but we simply lay the matter before you and ask whether in your judgment it is advisable to elect all of the nominee [sic] of the Municipal Association, and so place the affairs of the City entirely in its hands, or whether you will think it better to elect one, two, three or all of those who are not the Association nominees[21].

La réponse que les deux candidats reçoivent est claire à défaut d’être satisfaisante : l’élection porte au pouvoir la presque totalité de la liste proposée par la WMA[22].

Ne tenant pas compte des inquiétudes exprimées par certains candidats, les électeurs de Westmount s’expriment largement en faveur du modèle électoral proposé par l’association. Les élections suivantes, celles de 1915, 1917 et 1919, voient la victoire par acclamation de l’ensemble des candidats mis de l’avant par la WMA. Dans les années qui suivent, il y aura quelques contestations, mais les candidats proposés par l’association l’emportent systématiquement avec d’importantes majorités. Il faudra attendre les années 1950 et 1960 pour que ce système soit de nouveau mis à l’épreuve, dans le premier cas par des propriétaires d’immeubles à logement qui espèrent modifier le zonage de la ville en leur faveur, dans le second par des citoyens qui s’inquiètent de l’effet qu’a ce système sur la vie démocratique municipale[23].

Dans le cas de Pointe-Claire, les informations plus fragmentaires dont nous disposons suggèrent que la municipalité a connu une histoire électorale comparable à celle de Westmount, particulièrement en ce qui a trait à la participation, à la vie démocratique locale, et aux associations de citoyens. Ce qui distingue nettement ce cas-ci de celui de Westmount est le fait que plusieurs associations oeuvrent simultanément sur le territoire de la municipalité, reflet tant de la division linguistique de la population que de l’éparpillement des lotissements suburbains qui s’y trouvent.

Trois associations prennent racine dans la municipalité de Pointe-Claire durant la période étudiée. La Valois Citizens’ Association (VCA), fondée en 1917, est la plus ancienne, la plus dynamique et la plus influente. La Lakeside Citizens’ Association (LCA) est moins active et la Pointe Claire Citizens’ Association (PCCA), qui regroupe les résidents majoritairement francophones de l’ancien village, est encore plus fragile, naissant et mourant à au moins deux reprises. Ajoutons que des conseils généraux ont irrégulièrement lieu entre les différentes associations pour convenir d’une stratégie électorale commune[24]. Lorsque les sources nous permettent de bien saisir la vie électorale à Pointe-Claire au début des années 1920, le rôle des associations dans le processus électoral est déjà bien défini. Nous savons, par exemple, que dans le cas de la VCA, la première intervention au cours d’une élection date de 1918. Des deux candidats qu’elle soutient alors, un seul est élu[25].

Il est difficile de déterminer si l’implantation de ce système à Pointe-Claire a rencontré les mêmes résistances qu’à Westmount. Ce qui est certain, c’est qu’il fonctionne bien durant les années 1920-1930 puisque près de la moitié des élections durant cette période finissent par la victoire de tous les candidats par acclamation. Quand il y a opposition, il s’agit presque toujours d’un seul siège et « l’intrus » n’est jamais vainqueur. Néanmoins, deux exemples de ces contestations illustrent les tensions qui persistent malgré ou, dans ce cas-ci, à cause de la présence des associations.

Lors des élections de 1935, suivant la règle d’alternance, c’est à un francophone d’occuper le poste de maire. La VCA a décidé de mettre son poids derrière William Larocque, alors que la PCCA favorise J. Valery Legault. Les deux hommes ont été échevins par le passé. Dans un texte publié dans les pages du journal local, le secrétaire de la VCA explique le choix de l’association : « It is an established policy of this Association never to interfere in the selection of other than English candidates, and in the case of the French term for mayor, we wait until the candidates have been presented by their friends, then we feel free to make a choice »[26]. Dans ce cas-ci, le choix a été unanime en faveur de Larocque. Ce choix menace toutefois le délicat équilibre linguistique et sectoriel avec lequel doivent compter les associations, car aucun enjeu de taille ne mobilise l’électorat ou ne différencie les deux candidats à la mairie, sinon le réseau de soutien dont ils disposent. Lorsque vient le moment des élections, c’est le candidat favorisé par l’association de Valois qui l’emporte haut la main[27]. Une autre lutte pour la mairie a lieu deux ans plus tard. Cette fois-ci, Henry Woolmer bénéficie de l’appui de la VCA. Lui faisant face, Joseph Kenworthy (fondateur de la LCA) a été échevin de 1925 à 1929 et obtient un fort soutien dans le secteur de Bowling Green et dans le village de Pointe-Claire, où on est très insatisfait du choix proposé par la VCA[28]. Prouvant que l’influence de la VCA a ses limites, Kenworthy remporte l’élection avec 450 voix, contre 207 pour Woolmer[29]. Comme observé précédemment à Westmount, il n’est aucunement question d’avoir une opposition au conseil et le nouveau maire élu s’empresse de souligner l’importance d’une unité du conseil et de la loyauté de ses membres : « I am glad to announce that every member of the council has pledged his loyalty to me, and we, therefore, commence our term of office in unity and accord, prepared to devote all our united energies to promote the social and financial well-being of the Town of Pointe-Claire and all who dwell in it »[30].

Les moeurs électorales observées dans les banlieues étudiées suggèrent que les élections sont, pour les citoyens concernés, une affaire sérieuse. Sérieuse dans le sens où on ne déclenche pas un scrutin mécaniquement pour s’assurer de la légitimité démocratique des élus, car ces affrontements sont source de divisions et menacent l’ordre social et symbolique du groupe[31]. Les scrutins servent surtout à trancher dans le cas de conflits importants sur des sujets controversés, comme la question de l’annexion de Notre-Dame-de-Grâce à Westmount. Ils ne sont pas une pratique habituelle ou régulière, mais demeurent un outil essentiel au bon fonctionnement de la communauté. Ajoutons qu’il s’agit d’une affaire coûteuse dans des municipalités où l’on valorise beaucoup une gestion économe (thrift) des finances municipales[32].

Partenaires et adversaires : les acteurs de la gouvernance municipale

Les acteurs centraux de la gouvernance suburbaine sont bien entendu ces élus qui forment les conseils municipaux. Qui sont-ils ? Se distinguent-ils des membres de l’élite municipale montréalaise ? Les maires et échevins étudiés ici constituent un petit groupe d’individus qui consacrent une partie importante de leur temps et de leur énergie à la chose municipale. Ils sont les représentants d’une certaine volonté collective, même si elle est restreinte aux propriétaires, et incarnent le pouvoir exercé par la municipalité. Cela dit, à l’exception de figures marquantes, l’histoire de ce groupe a été assez peu étudiée dans la région montréalaise et, plus généralement, au Québec. Pour Montréal, deux études importantes ont été produites. La première, de Guy Bourassa (1972 [1965]), bien qu’informative, demeure plutôt générale. Au contraire, celle de Paul-André Linteau (1998) est plus fouillée et me sert de pôle de comparaison.

L’étude du profil de 143 individus qui ont été maires ou échevins dans une des banlieues étudiées permet de dégager un portrait général du groupe[33]. Globalement, cette élite municipale ressemble à celle de Montréal durant la même période. C’est le cas pour ce qui est de l’âge moyen des élus (la fin de la quarantaine), de leur longévité politique (une moyenne de cinq ans), de leur profil linguistique (qui reflète assez bien celui de leur municipalité) et de la forte représentation de gens provenant du milieu des affaires. Toutefois, à la différence des élus montréalais, les élites municipales étudiées vont beaucoup plus rarement utiliser leur expérience au niveau local comme tremplin vers des carrières politiques aux paliers provincial ou fédéral. Bref, ce n’est pas au niveau de la composition et des caractéristiques des élus que les banlieues étudiées se distinguent nettement de leurs voisines ou de la ville centrale.

Mais ces gouvernements municipaux ne fonctionnent pas en autarcie. Ils doivent composer avec d’autres acteurs et groupes qui exercent une influence dont l’intensité est indéniable, bien que variable. Ces acteurs, loin de constituer des entraves à la vie politique locale, y participent de manière importante, comblent des lacunes, répondent à des besoins. Leur importance ressort très nettement dans l’historiographie dans le cas de banlieues cossues ayant été annexées par la ville centrale. Privés d’un gouvernement autonome, ces districts se replient fréquemment sur d’autres outils institutionnels leur permettant d’exercer une certaine influence sur le gouvernement de la ville centrale, ou de s’y substituer là où c’est possible[34]. Pour explorer cette vie politique à l’extérieur du cadre formel de l’Hôtel de Ville, je m’arrête sur trois de ces acteurs : les associations de citoyens, les journaux locaux et les « simples citoyens ».

L’attachement bourgeois pour les associations de toutes sortes, particulièrement prononcé dans la culture anglo-saxonne du 19e siècle (Davidoff et Hall, 1987), se manifeste clairement dans le cas des associations de citoyens. Ces organisations, dont on a vu l’influence sur le plan électoral, ne se substituent pas au gouvernement municipal, mais s’y ajoutent, viennent en élargir le cadre et la portée[35]. D’ailleurs, le fonctionnement interne de ces associations reflète dans une certaine mesure celui des municipalités : on y retrouve des officiers élus par les membres[36], des comités formés pour gérer certains dossiers précis, ainsi que des réunions publiques fréquentes. Évidemment, cela ne veut pas dire que les relations entre les deux entités sont toujours des plus harmonieuses.

Revenons rapidement sur leurs origines. J’ai expliqué plus haut comment la Westmount Municipal Association a cimenté sa position sur la scène politique locale[37]. Du côté de Pointe-Claire, l’association de Valois est fondée en juin 1917 par un groupe de parents protestants d’abord intéressés à mettre sur pied un système scolaire local. Elle s’ouvre rapidement à tous les propriétaires du district et prend en charge « much of the work now expected of the Municipal Council »[38]. Plus récente, la Lakeside Citizens’ Association (LCA) est fondée en décembre 1924 sous l’impulsion de Joseph Kenworthy[39]. Il est probable que cette fondation soit inspirée par la présence de la VCA, et c’est certainement le cas pour ce qui est de l’association des citoyens de Pointe-Claire. Dans les pages de la presse locale, un citoyen note « the enormously increased part Valois district is taking in formulating the policy of the town. A bill not sanctioned by them has a poor chance of becoming a town by-law »[40]. Les autres groupes de la municipalité n’ont d’autre choix que de se donner des assises institutionnelles équivalentes à celles de Valois pour rivaliser avec son influence politique croissante.

Les buts de ces organisations convergent et participent d’une mouvance commune. La charte de la Pointe Claire Citizens’ Association (PCCA) précise que l’objectif du groupe est d’être « co-operative with the Town Hall Council and to any civic body dealing with public affairs »[41]. Faisant un bilan de ses activités, les membres de la VCA estiment que l’association « has played an important part in advocating and obtaining public improvements ; in educating and utilizing force of public opinion on important matters, and in selecting and supporting candidates for the municipal council and public bodies »[42]. Plus ambitieuse, une lettre écrite par un membre anonyme de la LCA explique que l’association « must enter into every phase of community life and have the whole-hearted support of all public spirited residents »[43]. Bref, ces organisations se donnent pour objectifs de présenter les doléances de leurs membres au conseil municipal et de s’assurer qu’une réponse adéquate leur soit apportée, mais aussi de servir de foyer de discussion pour leurs membres sur une foule de sujets, incluant ceux qui touchent au bien-être de la communauté, et de s’assurer que le conseil municipal soit composé d’hommes compétents et efficaces.

Une partie importante des activités de ces organisations tourne donc autour de ces questions. Dans le cas des doléances des citoyens, leur action prend des formes qui évoluent et nous ramènent à la question électorale. Ainsi, dès août 1917, la VCA exerce des pressions sur le conseil municipal de Pointe-Claire pour qu’il fournisse de l’éclairage sur une route de Valois. L’année suivante, il devient évident qu’une représentation permanente auprès du conseil municipal est nécessaire pour s’assurer que les besoins du district soient satisfaits et une délégation de trois observateurs est dépêchée à toutes les réunions du conseil municipal[44]. En juin 1918, les membres de l’association vont plus loin et s’entendent sur deux candidats électoraux pour la section, s’assurant non seulement de garder un oeil sur les activités du conseil, mais aussi d’y participer activement. Ce cas témoigne du glissement qui se fait de la présentation des doléances citoyennes à la nécessité d’assister systématiquement aux réunions du conseil, puis à l’idée de tout simplement s’assurer d’une présence permanente au conseil en faisant élire ses propres candidats. Cette relation joue dans les deux sens, les associations accueillant fréquemment des membres présents ou passés du gouvernement municipal lors de leurs réunions publiques[45]. Il arrive même que ces groupes se substituent tout simplement aux pouvoirs publics lorsque c’est nécessaire (et qu’ils en ont les moyens), comme quand l’association de Valois installe à ses frais une fontaine dans un parc dont elle a obtenu l’aménagement après des années d’efforts auprès du conseil municipal[46].

Les sources disponibles nous donnent quelques indications quant à la composition de ces organisations. De prime abord, elles se disent ouvertes, mais visent généralement les propriétaires[47]. À leur fondation, elles comptent rarement plus que quelques membres, mais prennent rapidement de l’expansion. Par exemple, l’association de Lakeside compte quatorze membres lors de sa fondation, mais plus de soixante-dix l’année suivante[48]. Quant aux réunions publiques qu’elles organisent, les chiffres dont je dispose parlent généralement de quelques dizaines de participants, avec quelques pointes lors d’élections particulièrement contestées qui peuvent attirer plus d’une centaine de personnes. Ajoutons que les élites municipales sont bien représentées dans ces organisations. Plusieurs membres de leur exécutif sont d’anciens ou de futurs échevins. Dans un petit nombre de cas, des membres du conseil siègent sur leur exécutif. Par exemple, l’échevin William Collings siège à la LCA comme vérificateur[49], tandis que l’échevin Wilbrod Bastien est élu président de la VCA, avec l’échevin William Keene à son comité exécutif[50]. Ces cas demeurent toutefois rares et font généralement l’objet de dénonciations assez fermes dans la presse.

Pour ce qui est des femmes, ces associations font preuve d’une ouverture limitée. Par exemple, elles ont une présence assez importante à la LCA, incluant le poste de trésorière[51]. À Valois, dans les années 1930 « [in] all seriousness, it is proposed to admit to membership the fair sex of Valois »[52]. Au contraire, lors de la reconstitution de l’association de Pointe-Claire en 1939, on précise que seuls les « male members of the community […] are cordially invited »[53]. Bref, les positions varient d’une association à l’autre, mais l’ordre social en vigueur voulant que les femmes ne se mêlent pas trop de politique est maintenu avec une certaine rigueur. Les femmes participent toutefois en assez grand nombre aux activités sociales et culturelles des associations, qui se tiennent en marge de leurs activités politiques. Bref, à Westmount comme à Pointe-Claire, ces associations se veulent rassembleuses, reflet de leur communauté. La nature de ce cadre identitaire varie toutefois. Dans le premier cas, on a affaire à une association qui rassemble une communauté dont les frontières coïncident avec celles du gouvernement municipal. À Pointe-Claire, malgré la présence d’une fédération des associations, ces groupes s’identifient d’abord à leur district. C’est particulièrement le cas de la VCA, qui contribue à la construction et à la persistance d’une identité communautaire distincte bien enracinée dans Valois.

Deux autres acteurs, dont l’influence est certainement moins grande que celle des associations, complètent ce portrait. D’abord, en l’absence de la télévision et malgré le développement de la radio, les journaux sont une source d’information privilégiée pour la majorité des habitants des banlieues étudiées, mais tâchent également de jouer un rôle sur le plan de la gouvernance locale. Dans les deux municipalités étudiées, les journaux locaux se vantent d’abord et avant tout de leur rôle de chien de garde. En conséquence, les éditeurs et les journalistes de ces journaux n’hésitent pas à apostropher le conseil municipal au sujet des problèmes observés dans la communauté[54], mais aussi à examiner sans relâche ses activités, comme dans le cas de The Westmount News, où l’on promet que « [in] the interests of the town, our searchlight will be thrown fearlessly into the Council Chamber, and into every municipal department conducted at public expense »[55]. Ce qui engage ces journaux à faire preuve d’objectivité politique. Ils se réclament ainsi généralement du qualificatif d’indépendant, annoncent qu’ils cherchent à ne pas être biaisés et à poursuivre la vérité sans relâche. Évidemment, cette indépendance a ses limites. Ainsi, le Pointe-Claire Record se vante dans ses pages de l’étroite collaboration du journal avec le maire, le conseil et les associations locales[56].

Il n’en demeure pas moins que ces journaux, en plus d’intervenir sur le plan éditorial et journalistique sur une foule de sujets de nature politique, contribuant à informer leurs lecteurs des affaires locales[57], servent également de tribunes, permettant de diffuser à la population les messages et les discours provenant notamment des conseils municipaux et des associations de citoyens. Ils jouent donc un rôle important dans la construction de la communauté (Joyce, 2003). De toute évidence, ils servent aussi fréquemment de plate-forme aux citoyens, qui disposent d’un espace privilégié pour s’exprimer sous la rubrique Letters to the Editors[58].

Le citoyen est d’ailleurs un acteur indéniable de la gouvernance municipale suburbaine. Dans ces communautés, on s’attend à ce qu’il fasse plus que ses devoirs de base, comme l’exprime un homme de Pointe-Claire dans cette lettre adressée aux journaux :

It is not enough to simply pay taxes, important – and sometimes painful – as that may be, or to exercise our right of franchise during election time by casting our vote for mayor or aldermen, as the case may be. It is not enough that we belong to one of the very excellent clubs or other societies that exist along the Lakeshore, we must do more. We must, if we wish to make our Town to continue its attractiveness for tourists and city visitors, take a greater interest than we have shown heretofore, in all matters pertaining to the welfare of our Town ; become intimately acquainted with the affairs of the Town or club or society, and do everything in our power to make these activities as perfect, as our sometimes adverse criticisms reveal their imperfections, and this can not be satisfactory accomplished unless we are prepared to assume in the fullest measure of individual responsibility, either in the role of a citizen of the town or as a member of the club or society to which we may belong[59].

Si l’apathie citoyenne est souvent déplorée par les élus, les éditeurs ou les officiers des associations, de nombreux citoyens vont effectivement au-delà de leur rôle d’électeurs et de payeurs de taxes.

La plupart du temps, leurs interventions visent l’amélioration des services de base (route, aqueduc, égout, éclairage, propreté) dans un secteur bien précis, celui où ils habitent. Par exemple, ces citoyens de Lakeside – un lotissement de Pointe-Claire – qui pétitionnent le conseil pour la macadamisation de deux rues de leur district[60] et l’amélioration d’une voie majeure liant Pointe-Claire à Dorval[61]. On a aussi assez fréquemment affaire à des pétitions qui s’élèvent contre une action entreprise ou prévue par la municipalité, ou alors contre les activités d’un ou de plusieurs citoyens. Par exemple, ces banlieusards qui s’élèvent contre l’érection d’un garage dans le secteur résidentiel de Bowling Green (et obtiennent gain de cause)[62] ou, cas plus spectaculaire, ceux de Westmount qui se mobilisent en très grand nombre pour forcer la municipalité à tenir un référendum sur l’annexion de Notre-Dame-de-Grâce[63], à laquelle ils s’opposent. Ces actions citoyennes donnent parfois lieu à des affrontements assez vifs, des affrontements au sujet desquels le conseil doit trancher, comme lorsqu’on propose, à Pointe-Claire, de convertir un manoir en hôtel. Des pétitions pour et contre la conversion sont ainsi déposées devant le conseil[64]. Mentionnons finalement le cas de citoyens déclassés par la montée des préoccupations suburbaines de leurs concitoyens, comme ces agriculteurs de Pointe-Claire qui demandent par pétition au conseil municipal la permission d’agrandir des granges et des hangars, mais qui sont déboutés à cause de l’opposition de résidents se trouvant à proximité, qui craignent que ces bâtiments peu esthétiques ruinent leur qualité de vie et la valeur de leur propriété[65].

Pour conclure cette section, rappelons que ces acteurs de la gouvernance suburbaine interagissent fréquemment entre eux et avec le gouvernement municipal. Lorsqu’ils sont en conjonction, il est rare qu’ils n’obtiennent pas ce qu’ils désirent. Ainsi, à Pointe-Claire, lorsque le déneigement des rues est négligé par la municipalité, ce sont les plaintes de citoyens qui mobilisent un éditeur du Pointe-Claire Record. Il leur fait écho dans les pages du journal et propose l’achat de déneigeuses, idée qui est aussitôt reprise et supportée par la VCA qui la présente au conseil municipal, qui finira par procéder à l’achat[66]. Il ne fait pas de doute que les succès enregistrés par ces acteurs nourrissent, à leur tour, une plus grande activité de leur part et une plus grande participation citoyenne aux affaires de la municipalité. Ces acteurs contribuent indéniablement à la culture politique qui distingue les banlieues étudiées.

Une démocratie bourgeoise

Durant les premières décennies de leur existence, les banlieues bourgeoises de Montréal vont donc développer un mode de gouvernance qui les distingue des autres municipalités de la région métropolitaine, une forme de démocratie qui répond aux besoins et aux intérêts du groupe social qu’est la bourgeoisie montréalaise. Cette démocratie bourgeoise se caractérise notamment par une relative autonomie des conseils municipaux par rapport aux influents acteurs que sont les promoteurs immobiliers, par la recherche d’élus compétents, choisis à l’aide d’autres moyens que des scrutins coûteux et sources de divisions, ainsi que par le rôle joué dans cette gouvernance suburbaine par un certain nombre d’acteurs – et tout particulièrement les associations de citoyens. En d’autres termes, cette démocratie bourgeoise est moins une affaire d’affrontements de points de vue et de partis, et beaucoup plus une affaire de transparence, d’efficacité et d’accessibilité. Il y a visiblement un consensus assez grand sur la forme que doit prendre ce régime, sur les grandes lignes de son orientation. Cela ne peut que contribuer à renforcer son rôle comme institution sous-tendant la collectivité.

Dans le contexte d’une historiographie canadienne et québécoise qui accorde somme toute assez peu d’attention aux banlieues plus cossues, préférant explorer d’autres trajectoires suburbaines (Harris, 1996, 1999, 2004 ; Lewis, 2000), les pages qui précèdent permettent de voir l’intérêt qu’il y a à se pencher sur ces espaces de l’élite qui furent et sont toujours le théâtre d’une gouvernance distincte, d’une volonté de créer et de préserver des sociétés distinctes en périphérie de la métropole montréalaise. À cet égard, l’histoire de la persistance – ou non – de ces projets de construction communautaire et de leur mode de gouvernance distinctif au-delà de la Seconde Guerre mondiale reste à faire.