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Introduction

Cette recherche se propose d’explorer le processus de développement de l’entreprise d’économie sociale dans un contexte de partenariats fondateurs. Nous nous intéressons plus particulièrement à la façon dont l’entreprise d’économie sociale opère, par ses choix d’orientation et d’organisation, l’équilibre entre ses besoins propres de développement et les besoins spécifiques de son partenaire de fondation. La question paraît importante dans la mesure où les organisations acquièrent, au cours de leur existence, une capacité d’action susceptible de profiter à des communautés (ou clientèles) qui se situent en périphérie de leur champ d’intervention original. Nous examinons donc la façon dont l’organisation se développe en périphérie de l’entente partenariale fondatrice.

Cette étude s’appuie sur deux corpus théoriques : la théorie de l’entrepreneur institutionnel et la perspective des ressources en analyse stratégique des organisations. La première souligne le rôle d’agence de l’organisation dans la transformation des règles institutionnelles et la centralité des partenariats dans la capacité à les infléchir. La seconde aborde la question du « comment » en s’intéressant aux processus organisationnels et extraorganisationnels (ex. : partenariats) susceptibles de constituer des leviers stratégiques pour le développement des activités de l’organisation.

La Caisse d’économie Desjardins de la Culture constitue le terrain d’investigation. Le rôle de cette organisation, issue d’un partenariat avec l’Union des artistes (UDA) en 1994, passe de celui de prestataire de services aux membres de l’UDA à celui d’acteur du développement du milieu de la culture. En décrivant les étapes et les leviers de ce passage, nous nous attacherons plus spécifiquement à comprendre comment l’organisation construit et développe des ressources nouvelles au sein même de l’organisation, mais également en relation avec son réseau de partenaires.

Les résultats de l’étude empirique indiquent que le processus d’évolution de l’organisation, créée dans un contexte partenarial, suit une trajectoire marquée par un élargissement graduel des relations partenariales et par une accumulation de ressources stratégiques propres conférant à la fois une autonomie accrue et une légitimité institutionnelle (politique) qui se traduisent par une ambition renouvelée de jouer un rôle d’agent de transformation institutionnelle.

Dans la première partie de ce texte, nous présentons le cadre théorique à l’intérieur duquel s’articule notre problématique. Après avoir constaté les limites des travaux qui se sont intéressés aux enjeux du développement de l’organisation d’économie sociale, nous proposons un cadre théorique issu de la combinaison de la théorie de l’acteur institutionnel et de la perspective des ressources en analyse stratégique des organisations. La deuxième partie décrit l’approche méthodologique adoptée, alors que la section suivante est consacrée à l’étude de cas. La quatrième partie porte sur l’analyse et la discussion des résultats. Nous mettons alors en évidence la nécessité d’une complémentarité entre les différentes approches mobilisées pour comprendre véritablement la dynamique des entreprises d’économie sociale. Ces dernières peuvent être vues au regard de notre étude de cas comme des « organisations conduites par les valeurs » (mission-driven organizations).

Des ressources à l’entrepreneuriat institutionnel : vers une perspective partenariale du développement de l’entreprise d’économie sociale

Dans le champ de recherche sur l’entreprise d’économie sociale, les travaux portant sur les coopératives sont sans doute parmi ceux qui ont le plus contribué à modéliser le processus de développement et de transformation de ce type d’organisation (Vienney, 1980; Conforth et Thomas, 1990; Cook, 1995; Malo et Vézina, 2004). Inspirés des théories économique et sociologique, les travaux de Vienney ainsi que ceux de Conforth et Thomas s’intéressent à l’évolution du rapport de l’organisation coopérative avec les acteurs de l’économie marchande, caractérisant les phases au regard de son degré d’intégration/adaptation au marché. Cook ainsi que Malo et Vézina adoptent une perspective managériale, le premier en modélisant le cycle de la gouvernance de la coopérative et les secondes en s’y intéressant du point de vue du développement et du déploiement des ressources organisationnelles.

Or, une des caractéristiques de l’activité de l’organisation d’économie sociale est de s’inscrire dans un contexte institutionnel dont les forces sont autant, sinon même parfois plus prégnantes que le marché. Cela permet de souligner des formes différentes de coopératives suivant les contextes socioéconomiques (Vienney, 1982), mais aussi en fonction des compromis réalisés avec ces différentes logiques (Boltanski et Pailler, 2000). Des forces institutionnelles souvent facilitatrices, mais aussi parfois contraignantes, marquent les choix d’origine de l’entreprise d’économie sociale, puis leur orientation. Ces organisations sont ainsi créées à l’initiative d’individus mais également, et de plus en plus, dans un contexte partenarial institutionnel (d’initiative partenariale) qui qualifie fortement le projet associatif (Levi et Pellegrin-Rescia, 1997). Or, ces rapports de partenariat, comme forces institutionnelles, sont susceptibles de connaître des transformations alors que les conditions dans lesquelles l’activité s’exerce se modifient elles-mêmes.

De plus, sauf dans les travaux de Malo et Vézina (2004), on a surtout cherché à comprendre l’évolution de l’entreprise d’économie sociale dans son rapport d’ajustement aux forces du marché. Les ancrages théoriques de niveau macro (économique et sociologique), voire méso-économique (dans le cas de certaines dynamiques sectorielles comme celle des coopératives viticoles étudiées par Touzard, 1995) ainsi que la nature même de ces travaux qui visent à rendre compte des mutations de forme (et non pas seulement de l’évolution des activités), expliquent sans doute qu’on se soit d’abord intéressé à l’évolution de l’organisation collective dans son interface avec son environnement extérieur. Cependant, une telle approche ne permet pas de décrire les processus par lesquels ces ajustements s’opèrent. En outre, elle ne rend pas compte de la pluralité des trajectoires des entreprises d’économie sociale au sein d’un même environnement ainsi que des leviers qu’elles mobilisent dans leur quête d’ajustement.

Dans cette étude, nous adoptons une perspective alternative de l’évolution de l’organisation d’économie sociale. Nous nous appuyons à cet effet sur deux corpus théoriques complémentaires, l’entrepreneur institutionnel ainsi que l’approche des ressources en analyse stratégique des organisations. Le premier, issu de l’approche du « nouveau néo-institutionnalisme » (Hualt, 2004), s’attache à comprendre le rôle des acteurs dans le processus de transformation des institutions. La perspective des ressources (Wernefelt, 1984; Barney, 1991) s’intéresse à la façon dont les organisations créent de l’hétérogénéité dans les marchés en développant et exploitant leurs ressources uniques. Cette approche offre une perspective complémentaire à la première dans la mesure où elle plonge littéralement au coeur des processus et systèmes organisationnels (et inter-organisationnels) clés qui constituent les leviers de l’action transformatrice.

L’entrepreneuriat institutionnel

L’approche de l’entrepreneuriat institutionnel met en lumière le rôle joué par les acteurs de l’environnement institutionnel aux différentes étapes du développement de l’organisation, dans une dynamique de construction partenariale du projet organisationnel. Ce courant de recherche tend à s’affranchir de l’approche relativement déterministe du néo-institutionnalisme pour souligner la capacité des acteurs eux-mêmes à élaborer des stratégies et à faire évoluer les institutions.

L’entrepreneuriat institutionnel a pour objet d’analyse les activités d’acteurs qui ont un intérêt dans un arrangement institutionnel donné (une architecture institutionnelle) et qui utilisent des ressources pour créer de nouvelles institutions ou transformer celles déjà en place (DiMaggio, 1988; Fligstein, 1997). La question fondamentale de ce courant concerne donc la manière dont les organisations construisent leur environnement institutionnel. Bien qu’ils aient aussi porté sur des secteurs matures (comme la finance qui se professionnalise à partir de 1945 aux États-Unis (Lounsbury, 2002)), les travaux empiriques sur l’entrepreneuriat institutionnel se sont développés fortement sur les nouveaux secteurs en structuration : le développement du langage Java dans l’informatique (Garud et al., 2002), le traitement du virus du SIDA (Maguire et al., 2004), la mise en place de nouvelles régulations environnementales au niveau mondial (Maguire et Hardy, 2006). La diversité même des structures de secteurs (en crise ou stable, en émergence ou en phase de maturité) conduit à souligner la diversité des stratégies et des ressources mobilisées par les acteurs eux-mêmes (Maguire et al., 2004; Fligstein, 1997).

Ce courant insiste sur la dimension discursive et nécessairement interactive du processus institutionnel. En effet, le discours a une dimension performative et une dimension de légitimité : il contribue en effet au processus d’institutionnalisation du champ : « studying talk is useful for understanding how actors negotiate new institutional orders – and deinstitutionalize old ones » (Clark et Jennings, 1997, p. 462). En ce qui concerne la dimension partenariale, le discours, puisqu’il permet de bâtir une identité commune entre différentes organisations, favorise leur collaboration (Hardy et al., 2005). Il permet également de théoriser le changement en proposant différents scénarios pour le développement et la mise en place d’innovations (ou même de contester cette innovation selon Suddaby et Greenwood, 2005). Cela conduit à souligner que la dynamique partenariale est une composante essentielle de la construction de nouvelles institutions. En effet, cette dynamique contribue à l’émergence d’une communauté partageant des intérêts communs ou ayant une identité collective. Les entrepreneurs institutionnels nouent des partenariats afin de construire de telles communautés d’intérêts de manière processuelle. Les collaborations sont à l’origine de ce que Lawrence et al. (2002) nomment des « proto-institutions ». D’une part, la dynamique partenariale est une source de changement dans un champ institutionnel par la création de nouvelles pratiques, règles ou technologies qui peuvent devenir de nouvelles institutions si elles se diffusent suffisamment. D’autre part, elle contribue à la structuration et à la stabilisation de ce champ.

Ce concept d’entrepreneur institutionnel permet enfin de souligner le fait que tous les acteurs ne sont pas égaux, dans un champ donné, sur le plan de la mobilisation des ressources pour arriver à leur fin (DiMaggio, 1988; Fligstein, 1997). Cette perspective est attestée par des travaux comme ceux de Lawrence et al. (2002) qui montrent à quel point les collaborations institutionnelles sont importantes pour créer des proto-institutions. Elle souligne enfin l’importance des mouvements sociaux (Schneiberg et Lounsboury, 2008) ou des ONG (Maguire et al., 2004) dans le changement institutionnel. Dans tous les cas, cette approche révèle la particularité de chaque trajectoire d’organisation au sein d’un environnement institutionnel que chacune influence de manière particulière et qui en retour lui donne un certain degré de marge de manoeuvre.

On perçoit ainsi le côté fructueux de ce type d’analyse appliqué aux modes de développement des entreprises d’économie sociale : celles-ci sont habituées à travailler en partenariat et à agir sur leur environnement. Il reste à comprendre la nature même des ressources qu’elles mobilisent pour influer sur leur environnement.

La perspective des ressources

La perspective des ressources est issue du champ de l’analyse stratégique des organisations. Ce dernier s’intéresse aux enjeux de développement et au choix de direction à long terme des organisations.

La perspective des ressources (Resource-Based View – RBV) tire ses origines de la théorie économique de la firme et s’abreuve plus spécifiquement au concept de rente économique (Penrose, 1959). Elle cherche à expliquer l’hétérogénéité des firmes dans un secteur. Adoptant une posture épistémologique intentionnaliste, elle a été mobilisée par les chercheurs en analyse stratégique des organisations à partir des années 1990 sous l’impulsion des grandes turbulences des marchés et de l’apparition de multiples modèles d’affaires novateurs. On interrogeait alors fortement l’approche déterministe dominant jusque-là le champ et selon laquelle la stratégie d’une organisation vise à la doter d’une position durable dans un environnement concurrentiel donné. Les tenants de la perspective des ressources s’opposent à l’approche portérienne qui associe la performance de l’organisation à sa capacité de se doter d’une position unique dans un marché dont les règles sont dictées. La RBV stipule plutôt que la pérennité de l’organisation tient à sa capacité d’imposer de nouvelles règles au marché en développant et exploitant des actifs uniques (rente économique) et valorisables. Ce faisant, les choix d’orientation ne découlent plus des contraintes liées à l’environnement concurrentiel (approche du positionnement). Ils visent précisément à reconfigurer les ressources rares de l’organisation en des avantages concurrentiels qui susciteront de nouveaux modèles de création de valeur. À la suite des travaux de Prahalad et Hamel (1990), affirmant la nécessité de formuler une direction du développement qui permette d’exploiter ce que l’organisation a de plus unique, c’est-à-dire ses compétences clés (core competencies), les travaux menés selon la perspective des ressources se sont intéressés à la nature des ressources uniques susceptibles de conférer une position unique. Ainsi, l’approche a graduellement investi le champ de l’analyse organisationnelle en s’intéressant aux capacités stratégiques des organisations, à savoir les combinaisons uniques de ressources, de processus et de systèmes organisationnels qui sont essentiels à sa survie et difficilement imitables. Les routines organisationnelles sont donc au centre de l’approche; les routines organisationnelles (internes et externes) d’aujourd’hui détermineront la capacité d’action de demain. En contrepartie, la firme évolue selon un itinéraire contraint, un sentier de dépendance (path dependency) (Teece et al., 1994). Si elle aspire à réaliser de nouvelles choses, elle devra les apprendre, d’où l’une des motivations : la collaboration avec des partenaires sous diverses formes (Doz et Hamel, 1998). Enfin, pour certains chercheurs (Prahalad et Hamel, 1990), l’intention stratégique est au coeur de cette perspective et reflète la volonté de l’organisation d’innover, de se transformer et, sur le long terme, de transformer les règles du jeu sectoriel.

Dans le champ d’étude de l’économie sociale, quelques travaux sont marqués du sceau de la perspective des ressources. Vézina et Messier (2005) étudient les relations partenariales horizontales sous l’angle de la capacité d’un réseau à développer des rentes relationnelles garantes d’une collaboration et d’un positionnement durables dans l’activité. Les auteurs mettent en évidence la capacité de travailler en réseau comme avantage concurrentiel de l’organisation et comme levier de ses choix de développement. Malo et Vézina (2004) proposent, pour leur part, un cycle d’évolution de l’entreprise coopérative d’usagers. Les auteures distinguent trois moments de leur évolution et cinq stratégies potentielles (création, diffusion, focalisation, hybridation et standardisation) décrites sur la base du développement et de l’exploitation ou non des ressources stratégiques spécifiques de ce type d’organisation. En outre, les partenariats, horizontaux (phase 1) ou verticaux (phase 2), constituent des actifs stratégiques que les organisations coopératives sont susceptibles de mobiliser à travers leurs choix d’orientation afin de se démarquer des acteurs de marché (phase 3). Il n’est pas quelconque de constater que les travaux sur les entreprises d’économie sociale menés selon l’approche des ressources se sont intéressés, directement ou non, aux partenariats comme actifs stratégiques et leviers uniques de développement des organisations. Ils servent des fins idéologiques, économiques, stratégiques ou politiques, mais la plupart du temps un mélange original des quatre (Saint-Pierre, 2006).

La perspective des ressources offre donc un cadre dynamique (historique et évolutif) pour comprendre le développement de l’organisation. En abordant cette question sous l’angle de la création et du déploiement des ressources organisationnelles (actifs tangibles et intangibles) uniques et valorisables, cette approche permet de faire le pont entre les leviers d’action internes et externes. Résolument intentionnaliste, ce cadre théorique stratégique présente une perspective alternative pertinente pour l’analyse de l’évolution de l’organisation d’économie sociale qui se situe dans un paradigme transformationnel.

La combinaison des deux approches théoriques qui précèdent, l’entrepreneuriat institutionnel et l’analyse stratégique des ressources, permet d’aborder la problématique qui nous intéresse, à savoir le développement de l’organisation d’économie sociale sous l’angle de son rapport à son environnement institutionnel, et plus particulièrement partenarial. Au-delà d’un modèle particulier d’économie sociale, ces deux approches théoriques soulignent la persistance d’une pluralité effective. Selon la théorie de l’entrepreneur institutionnel, les partenariats noués par l’organisation dans son environnement institutionnel sont vus comme des actifs stratégiques. S’inscrivant dans le champ de la stratégie, la perspective des ressources s’intéresse à la pérennité de l’organisation et à son unicité. Adoptant un angle managérial (politiques, structures, processus, etc.), cette approche offre un cadre dynamique. Elle met ainsi en perspective les orientations de développement de l’organisation et les ressources internes et externes qui se construisent dans le cours de l’action pour en venir à constituer des leviers des choix d’orientation et de la capacité de l’organisation à réaliser son projet de transformation sociale.

Méthodologie

Cette recherche s’appuie en premier lieu sur les entretiens que nous avons menés au sein de la Caisse de la Culture entre 2003 et 2007. Des entretiens semi-directifs ont été réalisés avec des acteurs ayant différents types de rapports avec l’organisation. Nous avons interrogé les dirigeants historiques de la Caisse (directeurs généraux, président, membres du conseil d’administration) ainsi que ses fondateurs (membres de l’UDA influents à l’époque). Nous avons également rencontré des sociétaires de la Caisse qui avaient eu accès aux divers services que propose l’organisation (services personnels et aux entreprises). Les opérateurs salariés (directeurs de services, responsables de comptes) ont été également l’objet d’entretiens. Enfin, les entretiens avec les partenaires institutionnels et les partenaires d’affaires ont permis de préciser le contexte institutionnel ainsi que les modalités de collaboration nouées par la Caisse de la Culture. Les verbatims ont été recueillis et analysés. Cette méthode qualitative est compatible avec notre cadre d’analyse. L’étude de cas au sens de Yin (2003) permet ainsi de prendre en compte l’importance du contexte spécifique, notamment lorsque la distinction entre le phénomène et le contexte n’est pas évidente[1]. Elle est donc parfaite adaptée à l’étude des formes d’organisations innovantes.

Nous nous sommes appuyés également sur l’analyse des rapports d’activités compilés depuis l’origine. Nous avons utilisé à cette fin le logiciel Alceste[2], développé par Max Reinert (2003), qui a permis de souligner certaines dates clés dans l’évolution du discours de la Caisse de la Culture. Cette approche fréquentiste du texte est pleinement compatible avec l’ensemble des approches institutionnalistes en sciences sociales et ne préjuge pas de l’utilisation d’une ou d’une autre de ces approches (voir sur ce point Rousselière, 2006).

À partir de ces matériaux de recherche, nous avons pu définir différentes périodes correspondant à des moments particuliers de l’évolution de la Caisse de la Culture. Ces périodes ont été définies d’après les critères suivants :

  • Comment la mission de l’organisation se (re)définit-elle? Cette mission est-elle celle d’un développement de la culture ou d’un développement de l’activité des membres? Cela contribue à mettre l’accent sur la définition d’un intérêt collectif ou d’un intérêt général.

  • Quels sont les objectifs concrets qui découlent de cette mission?

  • L’organisation développe-t-elle une stratégie ciblant une clientèle (individus, entreprises, travailleurs autonomes), en faisant évoluer la nature des produits (prêts, placements) et en s’appuyant sur une approche particulière (produit vs client)?

  • Cette stratégie s’appuie-t-elle sur des pratiques particulières et sur un modèle d’affaires mis en oeuvre par l’organisation : pratiques de ristournes, approche expérimentale vs approche analytique, types de partenariats (nature des relations), processus, organisation et structure (organisation par membre vs par besoins; prêts vs placements)?

Sur ces bases, quatre périodes ont pu être distinguées : 1) la période d’émergence partenariale de la Caisse (avant 1994); 2) la période de « Caisse de l’UDA » (1994-1997); 3) la période d’expérimentations partenariales (1997-2004); 4) la période d’exploitation des acquis et de développement des ambitions (depuis 2004).

La caisse de la culture : une organisation partenariale

Une émergence partenariale (avant 1994)

La naissance de la Caisse de la Culture s’inscrit dans un contexte politique de forte volonté d’autonomisation du secteur de la culture québécoise. La structuration du secteur culturel au Québec s’est traduite par la mise en place progressive, de 1988 à 1997, d’un ensemble d’institutions propres (Conseil des arts et lettres du Québec, Société de développement des entreprises culturelles [SODEC], etc.) impliquant la reconnaissance spécifique du rôle des partenaires sociaux dans une régulation multipolaire de la culture (Saint-Pierre, 2003).

La discussion sur la nouvelle politique culturelle du Québec de 1992 a contribué à la création de nombreux réseaux consolidant le secteur culturel. Ces réseaux inscrivent également leur réflexion dans un rapport particulier à la place de la culture québécoise[3]. Porté par un acteur déterminant dans cette période et fort de sa légitimité (l’UDA), le projet de la Caisse est directement issu d’un rapprochement entre les différentes organisations professionnelles du secteur culturel (UDA, Unions des écrivaines et écrivains du Québec [UNEQ] et même Guilde des musiciennes et musiciens du Québec [GMMQ]), les autres centrales syndicales et organisations professionnelles, et le Mouvement Desjardins. Ces organisations ont été très proches de la position de l’UDA en faveur du rapatriement des pouvoirs en matière de culture au Québec et préconisant la création d’une société pour défendre les intérêts des créateurs et auteurs québécois. En outre, pendant cette période, l’UDA s’est rapprochée du mouvement coopératif (participation par exemple aux États généraux de la coopération en 1992, organisés par le Conseil de la coopération du Québec)[4].

En pourparlers avec le Mouvement Desjardins, l’UDA, membre de la FTQ (Fédération des travailleurs du Québec) jusqu’en 1999, conçoit un modèle initial similaire à celui du Fonds de solidarité de la FTQ : investissement des Québécois dans le développement de la culture avec crédits d’impôt. L’UDA gère en effet déjà un véhicule bancaire pour la gestion de son fonds de retraite à destination des artistes. Elle relie ce rôle à la création d’un fonds pour le développement des entreprises culturelles. Cette idée générale ne sera pas retenue. Elle conduira plutôt à la création de deux outils financiers distincts : le FICC (Fonds d’investissement de la culture et des communications), axé sur le prêt aux entreprises culturelles, et la Caisse de la Culture. Cette dernière doit d’abord servir d’intermédiaire pour la « redistribution » du fonds de retraite des membres de l’UDA, mais constituera également un outil de collecte de l’épargne du milieu pour financer les besoins de celui-ci.

Initialement, le Mouvement Desjardins n’était pas favorable la création d’une nouvelle caisse. On cherchait au contraire à cette époque à consolider le réseau des caisses. Aussi le projet s’intégra-t-il finalement à une petite caisse existante, celle de l’ONF (Office national du film). Cette caisse comptait alors 400 membres. Le conseil d’administration de douze personnes dans les statuts révisés allait devoir inclure trois membres de l’ancienne communauté de base (employés de l’ONF). Les neuf autres allaient être des individus membres de l’UDA. La nouvelle structure de gouvernance, qu’on appellerait dorénavant la Caisse de la Culture, fut lancée le 19 avril 1994, avec un actif de 1,5 million de dollars canadiens.

La Caisse de la Culture est donc créée à l’initiative d’acteurs collectifs du milieu de la culture qui souhaitent doter celui-ci d’un outil bancaire spécifique. Elle naît véritablement des réseaux qui se créent à cette période. Elle est en effet issue d’une riche période de mobilisation du secteur culturel qui donne lieu à l’émergence de plusieurs institutions de soutien à la culture. L’émergence de la Caisse de la Culture apparaît comme une réponse partenariale à une partie des problèmes de financement de l’économie de la culture. Elle se focalise dans un premier temps sur les besoins d’accès à l’épargne et au crédit des travailleurs de la culture et notamment des comédiens.

Une caisse au service de l’UDA (1994-1997)

À la suite du compromis évoqué plus haut, la Caisse est conçue comme une banque orientée vers les besoins de financement de ses membres artistes. En plus d’offrir les services bancaires, elle distribue le régime de pension des artistes géré par son partenaire de création, l’UDA[5]. D’ailleurs, la Caisse d’économie Desjardins de la Culture (son nom officiel qui se simplifie au fil du temps) s’installe dans les bureaux de l’UDA, qu’elle accompagnera lors de son déménagement quelques années plus tard.

Les activités mises en oeuvre sont d’abord des services de base (principalement des prêts aux individus). En effet, l’organisation cherche d’abord et avant tout à se distinguer par une accessibilité universelle à ses services et produits, alors que la clientèle ciblée fait généralement face à des conditions abusives dans le processus d’acquisition de produits et services financiers. Les analystes de l’UDA et ceux du Mouvement Desjardins s’en tiennent initialement à des prévisions « très conservatrices », soit un objectif de 300 membres et de 15 millions de dollars d’actifs dans trois ans, délai nécessaire pour atteindre le seuil de rentabilité[6]. Le succès sera toutefois tel qu’au terme des trois premières années d’activité, elle comptera 1100 membres et aura accumulé des actifs de l’ordre de 26 millions de dollars. Cette croissance va se poursuivre d’ailleurs au même rythme au cours des années qui suivront.

Initialement, la réussite de l’organisation s’appuie sur certaines ressources qu’elle tire de son partenariat fondateur. Ainsi, s’ajoutant à la légitimité de l’UDA au sein du secteur culturel québécois et dont bénéficie la Caisse, le rôle d’intermédiaire que joue cette dernière pour ce syndicat professionnel d’artistes dans la gestion des contrats et des payes constitue également un mode de sécurisation de ses activités financières. La Caisse peut ainsi se développer tout en limitant les risques grâce à son enchâssement dans les réseaux sociaux du champ d’activité culturel[7].

Il est en effet important de souligner la préoccupation obligée de cette caisse nouvellement créée pour le rendement et une gestion serrée de ses risques. Rappelons que l’atteinte rapide d’un seuil de rentabilité a été la condition de son indépendance (financière et symbolique) dans un contexte de restructuration du Mouvement Desjardins. Une croissance rapide, accompagnée d’une politique restrictive en matière de distribution de ristournes, permet ainsi de rapidement capitaliser la Caisse et donc de dégager une certaine marge de manoeuvre. La politique suivie consiste à cet égard à d’abord drainer l’épargne du milieu pour pouvoir, dans un second temps, soutenir financièrement celui-ci dans ses projets.

Le positionnement de départ de la Caisse (membres artistes et produits/services de base aux particuliers) ainsi que son association d’affaires avec l’UDA lui garantissent une croissance rapide autour de son coeur de métier. Les membres sont, pour l’essentiel, des travailleurs autonomes des arts vivants de la scène. Initialement, les besoins professionnels arrivent dans le sillage des besoins personnels (prêts personnels, hypothécaires, etc.). Peu à peu, les besoins professionnels des particuliers sont pris en compte.

Cette période est également marquée par certaines tensions avec la structure fédérative des caisses Desjardins : le mode d’appréciation du risque clientèle mis au point par la Caisse de la Culture n’est pas encore reconnu. Ainsi, plus de la moitié de demandes d’émission de cartes de crédit en provenance de la Caisse sont refusées par les services d’approbation de Desjardins.

La première période de développement de la Caisse de la Culture se fait dans le sillage de son partenaire de fondation, l’Union des artistes. La Caisse étant créée pour prendre en charge certaines activités d’intermédiation bancaire essentielle aux activités (distribution de la paye et des prestations de retraite) de cette dernière, son positionnement de départ est le reflet des besoins d’accessibilité aux produits/services financiers qui sont ceux de leurs membres communs.

Innovations et expérimentations partenariales (1997-2004)

Le contexte de restructuration du Mouvement Desjardins, dans les années 1990, incite la Caisse à entrer dans ce qui s’avérera par la suite être une période d’expérimentation, mais également d’articulation et de raffinement de son projet.

Les partenariats affinitaires qu’établit la Caisse au cours des premières années se solidifient. Ainsi se mettent en place des routines opérationnelles de travail avec des organismes publics du secteur de la culture (SODEC, CALQ, etc.), et ce, afin notamment d’accélérer les processus de versement des subventions et d’évaluation des dossiers de prêts aux travailleurs et entreprises culturelles membres de la Caisse. Après tout, cette dernière est la seule institution bancaire qui se consacre entièrement à ce secteur d’activité. On transfère même à la Caisse certaines responsabilités jusque-là dévolues à ces agences publiques. La Caisse devient, pour elles, un partenaire incontournable. Elle met à contribution sa connaissance des spécificités des travailleurs et entreprises culturels auprès de ses partenaires affinitaires, mais également des acteurs financiers évoluant en dehors du circuit traditionnel de la culture. Elle les incite aussi à adapter leurs produits et les modalités de prestation de leurs services à la réalité des artisans de la culture[8].

Cette période voit toutefois se mettre en place d’autres partenariats moins directement affinitaires. Ainsi, en 1997, après deux ans de discussion, la Caisse crée une antenne à l’UQAM, abritant le projet porté par cette communauté professionnelle qui cherche à se doter d’un outil financier. Il s’agit, pour la première, de renforcer sa capitalisation et, pour la seconde, de se donner un second souffle au moment où les pressions aux fusions se font de plus en plus fortes dans le réseau des caisses Desjardins. Ce mariage entre culture et haut savoir exige toutefois de mettre en place une organisation respectant une certaine autonomie de l’antenne UQAM. Pour une réponse locale adaptée à sa clientèle, on crée un comité d’usagers, regroupant les organisations professionnelles, afin de soutenir le personnel de l’UQAM et l’on prévoit une décentralisation de certaines fonctions, parfois stratégiques, notamment en matière de choix de produits et de services. Cette relative autonomie de l’antenne UQAM de la Caisse se justifie également en partie par le fait qu’à terme cette caisse devrait retrouver un jour sa totale autonomie juridique.

Par ailleurs, la Caisse s’allie à d’autres caisses de groupe pour mettre en commun les ressources et expertises sur le créneau du financement aux entreprises[9]. Bien que les caisses de groupe soient plutôt défavorables à ce mode d’organisation du financement aux entreprises, la Caisse de la Culture va de l’avant et s’associe à certaines caisses de groupe dans le but de créer avec elles leur propre centre financier aux entreprises (CFE). Pour la Caisse, créée plus récemment et moins capitalisée que ces dernières, il s’agit notamment de bénéficier de l’expertise développée par ces caisses, plus anciennes, ainsi que de la mise en commun de ressources financières et d’expertises complémentaires.

Comme le notera plus tard le directeur général de l’époque, l’expérience du CFE aura comme effet bénéfique d’obliger les dirigeants de la Caisse à affiner leur vision de leur propre organisation, à mieux articuler le projet organisationnel afin de pouvoir mieux l’expliquer à leurs partenaires du CFE. En effet, pour la première fois, la Caisse doit travailler, tant sur le plan stratégique qu’opérationnel, avec des partenaires moins affinitaires. Ce travail en partenariat avec des financiers aux entreprises aguerris permettra également à ses conseillers aux entreprises d’aiguiser leur savoir-faire sur ce marché.

La Caisse se retirera toutefois de ce partenariat après un peu moins de deux ans, rapatriant son service aux entreprises ainsi que le personnel qu’elle y avait affecté. Il apparaissait en effet difficile de réconcilier les approches entre une caisse en croissance dont les investissements doivent être soutenus et des caisses qui cherchent plutôt, par l’intermédiaire du CFE, à rationaliser leurs opérations.

Mais, plus encore, l’expérience du CFE permet aux dirigeants de prendre conscience des importantes synergies qui existent entre les services aux particuliers et ceux destinés aux entreprises. Jusque-là, la stratégie de développement de la Caisse passe d’abord par le client particulier. Or, l’une des particularités du statut de travailleur autonome, qui est celui de la très grande majorité des membres clients de la Caisse, a trait à la très forte imbrication des statuts individuel et de travailleur entrepreneur, tant sur le plan juridique (fiscalité) que financier (programme de subvention, etc.). La distinction faite, dans la pratique bancaire généralisée, entre services aux entreprises et services aux particuliers ne permet pas de rendre compte des particularités de leur statut. Par conséquent, les travailleurs autonomes n’ont généralement pas accès, au même titre que les clients particuliers et les entreprises, à des conseils financiers adaptés à leur situation.

Or, depuis sa création, c’est précisément ce que la Caisse cherche à développer, une offre taillée sur mesure pour les besoins du travailleur autonome dans le secteur de la culture. Il s’agit même de sa raison d’être au départ. En transférant au CFE son service aux entreprises, elle se privait d’une expertise importante, en plus de diminuer sa capacité à coordonner ses initiatives entre les deux secteurs. Sa stratégie de différenciation de son offre auprès de sa clientèle ciblée s’en trouvait ainsi affaiblie.

En même temps, la Caisse gagne en autonomie financière, ce qui lui confère une plus grande marge de manoeuvre sur le plan des développements stratégiques. En effet, dès sa création et pendant les années subséquentes, les dirigeants de l’organisation ont eu le souci de favoriser un accroissement rapide de la capitalisation de l’organisation. Une gestion rigoureuse génère des surplus annuels qui, plutôt que de faire l’objet d’une ristourne, sont réinvestis dans l’organisation. On juge en effet que la distinction coopérative réside moins dans la pratique de la ristourne que dans la capacité d’offrir des services adaptés aux besoins spécifiques des membres. Or, les membres de la Caisse de la Culture ont effectivement des besoins très particuliers et centraux dans leur propre activité d’artiste.

De même, sur le plan opérationnel, on instaure des pratiques bancaires originales (analyse de dossiers, éducation économique, produits financiers, gestion des avoirs, etc.) prenant en compte les spécificités relatives au statut de travailleur autonome de la culture[10]. À ces processus clés s’ajoute une préoccupation pour intégrer aux routines quotidiennes de l’organisation la « culture » de cette clientèle qui présente, de ce point de vue, une homogénéité certaine[11].

Exploiter les acquis et rehausser les ambitions (depuis 2004)

Le partenariat avec le centre financier aux entreprises permet à la Caisse de gagner en maturité. Forte de cette expérience qui lui a permis de mieux articuler sa propre spécificité, elle affine sa vision, tout en s’appuyant sur une autonomie financière accrue.

Cette vision s’articule autour de l’élargissement de son champ d’action à d’autres métiers de la culture. On souhaite accroître le bassin de membres et de partenaires affinitaires qui viennent jusque-là principalement du membership de son partenaire fondateur, l’UDA. S’inspirant du modèle partenarial élaboré avec cette dernière, et s’appuyant sur les connaissances spécifiques et le savoir-faire développés, on entreprend un rapprochement avec d’autres regroupements de travailleurs de la culture. L’ancrage de la Caisse y est cependant beaucoup moins solide qu’avec son partenaire de fondation. Il faudra attendre 2006 pour que la Caisse concrétise enfin un partenariat avec un autre syndicat de la culture, la Société des auteurs de radio, télévision et cinéma (SARTEC).

Même si cette ouverture aux autres métiers de la culture lui pose un certain défi au chapitre de la mise en place de nouvelles pratiques bancaires[12], elle est jugée nécessaire. En effet, cet axe de développement rejoint l’ambition d’origine qui était de contribuer à l’ensemble du secteur de la culture. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’après avoir au départ envisagé de la nommer « Caisse des artistes », les fondateurs avaient finalement choisi de donner à la Caisse la dénomination, plus englobante, de « Caisse de la Culture ».

Au cours de cette période, la stratégie de la Caisse de la Culture s’enrichit également d’un axe complémentaire de développement : les entreprises culturelles. En effet, bien qu’elle ait toujours accueilli cette clientèle, la Caisse n’en avait jamais fait une priorité. Le membre travailleur de la culture, marginalisé dans le système bancaire, avait été, dès sa création, au centre du projet de caisse. Une structure financière fragile, à ses débuts, ne permettait pas à la Caisse de servir cette clientèle adéquatement. Mais, sans doute plus fondamentalement, cette clientèle n’était pas compatible avec la nature même de la mission de son principal promoteur, l’UDA. Celle-ci se voulait (et se veut toujours) l’organisme de défense des artistes, tant auprès des pouvoirs publics, des employeurs, des producteurs que des entreprises culturelles.

Or, l’épisode du CFE permet aux dirigeants de la Caisse de prendre la mesure de l’attachement de ses clients entreprises dont les dossiers avaient été transférés au CFE. On prend mieux conscience de la proximité de valeurs entre les deux types de clientèles (travailleurs autonomes et entreprises culturelles). Il faut dire également que les membres entreprises qu’attire naturellement la Caisse doivent faire face aux mêmes enjeux de marginalisation et d’incompréhension de leur métier par les banques traditionnelles. Ces entreprises culturelles n’entretiennent généralement pas le même rapport de travail avec les travailleurs de la culture que les entreprises de production (assimilées, par les responsables de la Caisse, à une économie du star system). Ces dernières ainsi que les agents d’artistes, sauf cas très particulier, ne sont pas une clientèle ciblée par la Caisse.

La réflexion que mènent les dirigeants de la Caisse autour d’un développement du marché de l’entreprise culturelle touche plus fondamentalement encore le rôle qu’on veut voir jouer par l’organisation dans le secteur culturel. En effet, l’objectif que poursuivait la Caisse, à sa création, était de permettre au travailleur de la culture d’accéder à des services bancaires de qualité à un coût concurrentiel, ce que la banque traditionnelle n’était pas en mesure de lui offrir. Or, pourvue de capacités financières et organisationnelles accrues, la Caisse souhaite désormais être un levier de création d’emplois dans le secteur de la culture, et ce, par un soutien accru aux entreprises culturelles créatrices d’emplois.

Au regard de cette nouvelle orientation, le mode d’organisation de la prestation de services en deux unités distinctes, soit service aux particuliers et service aux entreprises, est remis en question au moment même où les besoins du travailleur autonome sont à cheval entre les deux types d’expertises. En effet, à titre d’entrepreneur et de professionnel, le travailleur autonome présente plusieurs similitudes avec l’entreprise culturelle sur les plans fiscal, financier et légal. De plus, ses besoins financiers personnels ne sont pas toujours distincts des besoins professionnels. Il devient donc important d’arrimer les besoins des deux types de membres (travailleurs autonomes et entreprises) ainsi que l’expertise nécessaire qui leur est commune. Il apparaît que la structure par clientèle (services aux particuliers et services aux entreprises) adoptée dans le secteur bancaire n’est pas optimale au regard de ce nouveau positionnement stratégique de la Caisse. De ce fait, on procède à une réorganisation des services autour du profil financier en termes de besoins : service du prêt et service de placement. Une telle structuration de l’offre de services doit permettre d’exploiter les synergies d’expertise entre les deux clientèles. De plus, avec l’expérience on réalise que le travailleur de la culture semble connaître un certain cycle financier. Il présente en effet davantage un profil d’épargnant au cours de ses premières années actives et évolue graduellement vers un profil d’emprunteur au moment où sa carrière prend son envol. Ses investissements professionnels s’accroissent et il présente alors davantage un profil d’entrepreneur. De façon à refléter cette évolution de ses besoins financiers, il est prévu que le membre individuel, d’abord rattaché au service du placement, puisse éventuellement migrer vers le service du prêt auquel sont dorénavant rattachées les entreprises.

Les dirigeants de la Caisse sont toutefois conscients qu’en adoptant une structure spécialisée par profil financier l’organisation perd en expertise sur les produits financiers, alors que, paradoxalement, ceux-ci gagnent en complexité. Toutefois, le positionnement naturel de la Caisse sur une offre adaptée du point de vue des services, mais peu sophistiquée sur les produits de façon à refléter les besoins de sa clientèle, minimise cet écueil potentiel du mode d’organisation choisi[13]. Conséquemment, le personnel-conseil répond moins à un profil de spécialiste en produits financiers et davantage à des capacités à imaginer des produits, simples, et des façons spécifiques de répondre aux besoins de cette clientèle.

Pourvue d’une stratégie de développement qui s’articule autour d’un élargissement de la clientèle visée, mais également d’une ambition de se positionner comme acteur du développement de l’ensemble du secteur de la culture, la Caisse adopte une approche plus analytique et systématique du développement d’affaires. Afin d’évaluer et de cibler les potentiels de marché (notamment géographique), on procède à une analyse systématique, voire statistique, des différents marchés[14]. Les conseillers bénéficient par ailleurs d’une formation axée sur la connaissance du réseau de partenaires, que l’on classe en trois catégories : partenaires de la famille (syndicats des travailleurs de la culture), partenaires amis (Fondaction, FICC, etc.) et partenaires institutionnels (ministère de la Culture, SODEC, etc.). L’élargissement de la clientèle ciblée auprès de l’ensemble des travailleurs de la culture et des entreprises culturelles implique un certain renouvellement du partenariat avec l’UDA, d’autant qu’un changement de garde se fait au sein de l’UDA, alors que les pionniers, tant au niveau des opérations que sur le plan politique, sont graduellement remplacés. Afin de consolider, voire de ressouder les partenariats, anciens et plus récents, on met en oeuvre des pratiques partenariales qui prennent la forme de rencontres systématiques à tous les niveaux organisationnels (membres individuels, responsables opérationnels et acteurs stratégiques). On développe enfin des indicateurs d’évaluation de la qualité du service, de même que l’on prend systématiquement le pouls de la clientèle à travers des sondages, le tout afin d’être rapidement en mesure d’apporter les correctifs à travers un feedback systématique au personnel concerné. En d’autres mots, on cherche à approfondir le service et à accentuer l’unicité de l’organisation.

Discussion et conclusion

De l’entrepreneuriat économique à l’entrepreneuriat institutionnel : une perspective de ressources

La Caisse de la Culture est le résultat d’une initiative partenariale qui s’inscrit dans un contexte institutionnel favorable. Le rôle de banquier des artistes qui lui est dévolu s’insère dans un réseau d’institutions qui sont en voie d’être créées et qui sont propres à sa communauté de référence. Au-delà des besoins spécifiques de cette communauté identitaire, les ambitions (accessibilité aux services financiers), le positionnement de départ (artiste, travailleur autonome, produits financiers de base), de même que les pratiques de l’organisation (structure classique, capitalisation, etc.), sont également le reflet d’un compromis partenarial sectoriel avec le Mouvement Desjardins. Les cadres institutionnels partenariaux participent ainsi largement à la définition d’un modèle organisationnel qui doit dès le départ offrir des apports concrets. Ici, les partenaires ont un input majeur dans le projet, tant sur le plan stratégique qu’opérationnel.

Dès sa fondation, la Caisse se doit donc de naviguer dans un cadre institutionnel relativement circonscrit par les attentes de ses partenaires. Pour réaliser cet objectif, un ensemble de procédures et de routines organisationnelles originales, tant internes (ex. : gestion décentralisée des antennes, politique de réinvestissement des surplus, éducation financière, conseiller attitré, analyse financière adaptée, etc.) qu’externes (ex. : traitement bancaire des octrois des organismes subventionnaires) sont graduellement introduites dans le modèle général de la Caisse. La légitimité que lui confère son partenariat fondateur profite à la Caisse, qui est ainsi en mesure d’élargir ses partenariats institutionnels afin d’accentuer l’unicité de son offre.

Graduellement, pourtant, elle gagne en autonomie relativement à ses partenaires d’origine, et ce, en élargissant sa clientèle à l’ensemble des travailleurs autonomes de la culture, puis aux entreprises culturelles. Ces deux nouveaux axes de développement s’appuient sur le déploiement des ressources et des compétences développées au cours de ses premières années d’activité, notamment la connaissance des spécificités de sa clientèle ciblée ainsi que l’expertise conséquente acquise dans l’évaluation et l’accompagnement de celle-ci. Une solidité financière accrue lui permet également d’envisager de percer le marché des entreprises culturelles qui offre des synergies d’expertise importantes avec celui des travailleurs autonomes de la culture.

L’analyse du développement permet ainsi de décrire un processus d’évolution d’une organisation s’affichant initialement comme étant la « Caisse de l’Union des artistes », acceptant les contraintes du Mouvement Desjardins (comme caisse d’économie Desjardins) dans un contexte de rationalisation bancaire, à une organisation « caisse de la culture ». Le mécanisme d’autonomisation que reflète cette évolution est multidimensionnel. On observe une autonomisation symbolique avec le changement du nom et du logo (le logo de Desjardins apparaît distinctement de celui de la Caisse, qui se fait habituellement appeler « Caisse de la Culture »). À cette autonomisation symbolique se greffe une autonomisation géographique (déménagement des locaux de l’UDA à un siège social situé dans la principale zone d’activités culturelles). Enfin et surtout, on assiste à une autonomisation partenariale alors que la Caisse développe et consolide des partenariats avec d’autres acteurs de la culture (organisations professionnelles de la culture), mais également d’autres horizons (UQAM, organismes publics de la culture ou non).

Ce positionnement renouvelé implique des changements importants en matière de procédures et de routines organisationnelles (réorganisation interne, méthodes d’analyse, ciblage de la clientèle, etc.) ainsi que l’établissement de nouveaux partenariats stratégiques et processus opérationnels. Son champ d’action s’élargissant, une approche plus réfléchie du développement, plus proactive, plus stratégique et moins opportuniste doit être mise en place.

Par ailleurs, le processus d’autonomisation conduit à des évolutions majeures et s’appuie en retour sur les compétences et ressources développées au cours des périodes antérieures. Il se fait ainsi un élargissement de la communauté de référence, alors que l’intérêt de la Caisse passe d’une partie du milieu culturel (les comédiens) à une visée plus globale au service de l’intérêt général. En effet, un périmètre d’intervention élargi, un taux de pénétration du marché accru et des pratiques organisationnelles renouvelées contribuent à donner un nouvel élan aux ambitions et au rôle que souhaite jouer la Caisse dans son univers de référence dans le futur. Plus qu’un banquier au service de membres utilisateurs, la Caisse souhaite devenir un agent de transformation économique, mais surtout institutionnel. Son influence à cet effet a pu se faire, notamment, dans le dossier des programmes d’exportation des produits culturels. Elle aspire toutefois à se positionner en amont de ces règles. En se positionnant comme interlocuteur légitime du milieu de la culture[15] auprès d’acteurs tant publics que privés (et notamment le Mouvement Desjardins) et mettant à contribution son expertise financière et sectorielle (culture), la Caisse de la Culture cherche une posture nouvelle afin de résolument influencer les règles institutionnelles propres à son activité.

L’étude empirique indique donc que le processus de développement de l’organisation, créée dans un contexte partenarial, semble suivre une trajectoire marquée par un élargissement graduel des relations partenariales à travers l’accumulation de ressources stratégiques, et en l’occurrence une légitimité institutionnelle propre. En effet, au départ, une période de grande discipline face aux attentes des partenaires de fondation se traduit notamment par une attention très marquée au développement de routines organisationnelles originales permettant de camper l’unicité opérationnelle et stratégique, tant auprès des usagers que des partenaires. À ces routines internes se greffent graduellement des routines partenariales, que favorise la légitimité du partenariat fondateur, accentuant encore davantage le caractère unique de l’offre de l’organisation et attirant éventuellement de nouveaux partenaires institutionnels susceptibles de trouver en l’organisation un interlocuteur unique. La base de légitimité propre qui se développe à travers les routines interpartenariales constitue un levier stratégique dans le processus d’élargissement de son champ d’intervention. Celui-ci vise à renforcer son unicité, mais également à mettre ses compétences et ressources stratégiques accumulées au service d’autres communautés périphériques à celle d’origine. De nouveaux partenariats institutionnels se créent, enrichissant d’autant l’unicité de son offre. Enfin, l’organisation se complexifiant, le besoin de réflexion et d’analyse plus formalisées s’impose.

En même temps, le repositionnement stratégique de l’organisation interroge les objectifs stratégiques, voire ses intentions stratégiques. L’organisation ayant élargi son champ d’intervention et disposant de leviers stratégiques (ressources financières, positionnement unique, réseau de partenaires, etc.) accrus, on observe un déploiement de l’ambition stratégique autour d’une volonté de jouer un rôle d’agent de transformation institutionnelle. Ainsi, bien que son champ d’intervention sectorielle dilue en quelque sorte la prégnance des besoins du partenaire fondateur, l’ambition stratégique élargie que lui confèrent ses ressources stratégiques et son positionnement plus large rejoint en revanche davantage la mission même du partenaire fondateur. Au regard de ce dernier, l’organisation passe d’un rôle de prestataire de services à celui de partenaire dans les transformations institutionnelles.

De l’adaptation à la transformation d’un champ institutionnel : une perspective partenariale

Nos résultats permettent de justifier une approche critique des perspectives adaptatives de l’entreprise d’économie sociale. En effet, ce que l’on observe ici est le processus inverse : la possibilité de se dégager progressivement des marges de manoeuvre pour transformer leur environnement. La reconnaissance dont bénéficie la Caisse au sein du Mouvement Desjardins lui permet par exemple d’influencer la politique générale du mouvement en ce qui a trait tant au financement de la culture (de la part des caisses en région) qu’au mécénat ou aux commandites destinées aux organisations culturelles. Loin d’avoir un développement isomorphique (se rapprochant des formes dominantes d’institutions financières), la Caisse de la Culture utilise ses compétences spécifiques (composantes essentielles de formes hétéromorphiques d’organisations) pour modifier et influer son environnement. La marge de manoeuvre vient en grande partie des partenariats noués en dehors de l’organisation. On valide ainsi de cette manière le cadre théorique de l’entrepreneur institutionnel. La dynamique partenariale est en effet une composante essentielle de la création de nouvelles institutions.

L’approche des ressources permet de comprendre l’origine des éléments de distinction des organisations : la Caisse évolue par l’exploitation de ses ressources stratégiques et, à cet égard, la capacité de créer, de développer et d’exploiter les partenariats constitue l’une de ses ressources, voire de ses compétences stratégiques (liées à son développement) essentielles. L’approche de l’entrepreneur institutionnel souligne la manière dont cela se concrétise : le partenariat est alors un levier important. Il donne une légitimité plus grande à un entrepreneur cherchant à obtenir une position plus importante dans le champ : son activité est en effet reconnue par les autres acteurs du champ. L’intérêt poursuivi par l’organisation est vu par ses partenaires comme étant en phase avec les intérêts des partenaires et les intérêts plus généraux du champ institutionnel. En outre, si l’organisation est comprise comme étant une source importante d’innovation dans le secteur, sa position en sera d’autant plus renforcée.

La Caisse de la Culture est, à cet égard, un exemple type d’un entrepreneur institutionnel qui transforme et modèle son environnement. Cela n’est possible qu’en raison d’une légitimité économique, qu’elle acquiert et que lui confère son intervention dans un champ économique et institutionnel qui s’élargit, mais surtout une légitimité institutionnelle reconnue par ses partenaires (professionnels et publics) et développée à travers ses relations partenariales. Si l’établissement de partenariats avec des acteurs institutionnels sur des routines lui permet d’accroître sa marge de manoeuvre, ces ressources sont ensuite mobilisées pour élargissement de ses activités (artistes, OBNL, puis entreprises culturelles…) en accord avec sa mission et son ancrage dans le milieu (élargissement des activités par identification des entreprises culturelles partageant les valeurs de la caisse).

D’une vision rationaliste à une perspective institutionnaliste dynamique de l’économie sociale : l’économie sociale comme organisation « conduite par les valeurs »

La double perspective d’entrepreneuriat institutionnaliste et des ressources adoptée souligne ainsi la capacité des dirigeants d’entreprise d’économie sociale à faire évoluer les missions et les objectifs de leur organisation et permet d’en finir avec la vision rationaliste de l’entrepreneur omniscient définissant a priori et une fois pour toutes les missions statuaires (approche de la mission d’entreprise [mission statement] en sciences de la gestion). L’économie sociale, en tant que qu’organisation axée sur la mission (mission-driven organization), doit avoir une approche laissant plus de place aux relations complexes faites d’aller-retour entre mission, objectifs et pratiques (Bagnoli et Megali, 2010). À cet égard, nos résultats sont cohérents avec des recherches menées sur d’autres types d’organisations d’économie sociale, notamment celles appartenant au secteur sanitaire et social (Bart, 2000; Bolon, 2005). Dans ces cas, ce qui est particulier à l’économie sociale réside moins dans l’énoncé des missions, dont Bartkus et al. (2000) relèvent par ailleurs la faible portée, que dans son évolution en relation avec la dynamique de l’organisation.

Notre étude de cas peut contribuer à la réflexion sur la relation entre les organisations « conduites par les valeurs » et leur environnement en situation de concurrence. Des défis spécifiques se posent à ces organisations. En effet, les organisations d’économie doivent mettre en balance leur mission orientée vers un but non lucratif (sur un continuum allant de l’intérêt d’un collectif à l’intérêt général) avec des impératifs d’efficacité pour maintenir leur positionnement dans leur environnement. Cette combinaison duale ainsi que les autres spécificités des organisations « conduites par les valeurs » nécessite des pratiques organisationnelles particulières. Notre étude de cas met en évidence comment les organisations d’économie sociale combinent leurs ressources pour relever les défis de leur mission, notamment dans un secteur financier caractérisé par une forte normalisation des pratiques. Les résultats de notre recherche soulignent la spécificité des coopératives en ce sens que les stratégies et les pratiques ne sont pas seulement fondées, mais qu’elles peuvent également remettre en cause l’énoncé initial des missions. Ainsi, la Caisse de la Culture poursuit un projet culturel et non seulement strictement financier. En raison de son appartenance au secteur culturel, la coopérative tend à être « enchâssée » (Granovetter, 1985) dans les relations sociales propres à la culture qui lui donne ses objectifs et sa signification.