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Les études empiriques qui s’intéressent à l’évaluation de l’usage à risque de la benzodiazépine (BZD) chez la personne âgée ont surtout permis d’identifier les facteurs de risque et les impacts associés à l’utilisation de ce psychotrope. À notre connaissance, aucun article scientifique n’a encore fait ressortir une perspective globale de ce problème en intégrant les différents facteurs de risques biologiques, psychologiques et sociaux (spectre biopsychosocial) reconnus pour jouer un rôle dans l’usage à risque de la BZD chez les aînés. Cette recension des écrits prévoit donc explorer diverses hypothèses dans le but d’expliquer les difficultés liées à l’évaluation de l’usage à risque des BZD et de modéliser ce phénomène en rendant explicite son aspect systémique.

L’usage à risque des BZD chez les aînés est un phénomène où les facteurs de risque sont liés tant aux prédispositions génétiques, aux facteurs psychologiques (dépression et anxiété) qu’à l’environnement social (spectre biopsychosocial) de l’individu. La combinaison de ces trois facteurs conduit à la complexification de leur évaluation. Les différences individuelles sur le plan des facteurs biologiques, psychologiques et environnementaux limitent la possibilité d’identifier un modèle unique dans l’évaluation du phénomène de l’usage à risque des BZD chez les aînés (Finlayson, 1995 ; Salzman et Lebowitz, 1991). Les impacts des effets indésirables de la BZD chez les aînés sont également difficiles à évaluer, car ils peuvent être confondus avec les motifs initiaux de prescription ou avec des symptômes d’une autre origine. Par exemple, la tolérance à la BZD peut entraîner un effet iatrogène chez l’individu, avec une augmentation de son insomnie et de son anxiété, favorisant en conséquence le maintien de sa consommation (Berg et Dellasega, 1996 ; van Steveninck et al., 1997).

Une meilleure compréhension des interactions entre les facteurs de risque et les effets secondaires indésirables, de même que la reconnaissance des facteurs psychosociaux qui nuisent à l’évaluation du phénomène, semble donc une avenue prometteuse pour améliorer l’identification de ce problème. Il sera ici question de différentes hypothèses qui pourraient expliquer les difficultés rencontrées dans l’évaluation du phénomène de l’usage à risque de la BZD chez les aînés. Plus spécifiquement, les hypothèses explicatives suivantes seront explorées : (a) le manque de consensus autour d’une définition de la problématique de l’usage à risque de la BZD, (b) les pratiques de prescription des médecins envers les aînés, (c) les lacunes dans l’évaluation des motifs de prescription, dont la dépression et l’anxiété et (d) l’impact des effets indésirables de la BZD sur l’humeur et sur l’anxiété. Enfin, nous proposerons une modélisation des facteurs de risque et des impacts.

Méthodologie

Les banques de données Psych-info, Psyclit, Current Content, Medline de 1970 à 2009 ont été consultées. Les mots — ou groupes de mots — suivants (en français et en anglais) ont été entrés dans la recherche : personnes âgées (et ses synonymes), benzodiazépines, psychotropes, facteurs de risque, usage à risque, prescriptions, effets secondaires, prévalence.

Obstacles à la reconnaissance de la consommation à risque de la BZD chez les aînés

Les définitions de la problématique et leurs critères

Dans les écrits scientifiques, il n’existe pas de dénomination standardisée pour décrire le phénomène de consommation à risque de la BZD chez les aînés. Alors que d’autres phénomènes tels que la dépression et l’anxiété ont une définition qui leur sont propres, l’usage à risque de la BZD renvoie à diverses définitions qui sont présentées dans le tableau I.

Tableau 1

Critères d’évaluation de l’usage à risque de la BZD pour les personnes âgées

Critères d’évaluation de l’usage à risque de la BZD pour les personnes âgées

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Plusieurs auteurs ont constaté le peu de correspondance entre les critères diagnostiques utilisés pour identifier l’abus ou la dépendance aux substances et les problèmes tels qu’ils sont manifestés par les personnes âgées (Finlayson, 1995 ; Holroyd et Duryee, 1997 ; Schweizer et al., 1989 ; Voyer et al., 2004). Notamment, les symptômes physiques de tolérance et de dépendance ainsi que les comportements d’escalade en regard de la consommation auraient été peu observés dans cette population (pour une revue critique des critères de l’abus et de la dépendance chez les aînés, voir Voyer et ses collaborateurs en 2004).

Il est suggéré de mettre l’accent sur la consommation prolongée pour détecter l’usage à risque de la BZD chez les aînés. En revanche, les symptômes liés à la dépendance et à l’abus seraient de moins bon indicateurs d’un usage à risque au sein de cette population (Egan et al., 2000 ; Morgan et al., 1988 ; Whitcup et Miller, 1987). De ce fait, certains auteurs ciblent le nombre ainsi que la fréquence de renouvellement des prescriptions sur une période donnée (Morgan et al., 1988 ; Whitcup et Miller, 1987), alors que d’autres renvoient à une durée déterminée à un minimum de 135 jours sur les 180 jours suivant la prescription initiale de la BZD (Egan et al., 2000). Certains auteurs fixent enfin un seuil de 180 jours par année pour pouvoir identifier un usage chronique et ils réduisent à 30 jours la limite critique entre l’usage approprié et l’usage prolongé (Alfano et al., 2007 ; Luijendijk et al, 2008 ; Tamblyn et al., 1994). En définitive, il ne semble donc pas y avoir de consensus autour d’une définition de l’usage prolongé de la BZD ni sur les critères du temps requis pour parler d’usage prolongé.

Certaines études ont fait appel à des experts en médecine, en gériatrie et en pharmacologie pour cibler (1) les médicaments à proscrire dans le cas des personnes âgées, (2) les effets d’interaction entre les médicaments qui présentent un potentiel dangereux pour eux (McLeod et al., 1997) ainsi que (3) les interactions entre les médicaments et les maladies (Fick et al., 2003). Selon ces auteurs, la plupart des prescriptions inappropriées de BZD se retrouvent dans ces trois catégories. Cependant, ces catégories ne couvrent pas l’ensemble des cas de consommation jugés à risque (Aparasu et Mort, 2000). En effet, d’autres critères comme les caractéristiques de l’expérience personnelle de la consommation (Voyer et al., 2004) ou l’usage indu du médicament suite à une erreur de diagnostic (Finlayson, 1995) échappent à cette catégorisation.

Le tableau II présente les écarts qui existent entre les taux de prévalence d’un usage à risque de la BZD chez les aînés. Ces écarts sont un indice du manque de consensus dans la définition du phénomène. Le taux de prévalence selon les critères du diagnostic de l’abus et de la dépendance à l’aide du DSM-III-R est estimé à 11,4 % (Holroyd et Duryee, 1997). Le taux pour les prescriptions inappropriées d’anxiolytiques selon l’application des critères obtenus par consensus entre experts est de 13 % (Fick et al., 2003). Les taux de l’usage problématique parce que prolongé varient quant à eux entre 19,8 % (Egan et al., 2000) et 36 % (Tamblyn et al., 1994).

Tableau II

Prévalence de la consommation à risque des BZD chez les personnes âgées autonomes de 65 ans et plus

Prévalence de la consommation à risque des BZD chez les personnes âgées autonomes de 65 ans et plus

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Les pratiques de prescription de médicaments psychotropes pour les aînés

Nirodi et Mitchell (2002) ont comparé les habitudes de prescription chez les personnes âgées et les adultes. Ils ont trouvé des différences marquées dans la pratique de prescriptions des médecins selon qu’elle est destinée aux aînés ou aux adultes. Ces différences étaient significatives plus spécifiquement dans les indications aux dossiers qui accompagnent normalement les prescriptions de psychotropes. En effet, contrairement à ce qui est le cas chez les adultes d’âge moyen, jusqu’à 75 % des aînés qui recevaient un ou des psychotropes n’avaient pas de diagnostic psychiatrique à leur dossier médical (Aparasu et al., 1998 ; Paille, 2004 ; Paterniti et al., 1998 ; Tamblyn et al., 1994 ; Voyer et al., 2004). Il y avait en outre une corrélation significative entre le fait pour eux de recevoir un anxiolytique sans diagnostic approprié et leur degré d’autonomie. Il y avait en effet moins d’indications aux dossiers des personnes âgées atteintes d’une démence que dans les dossiers des aînés souffrant d’anxiété ou de dépression (Nirodi et Mitchell, 2001).

Par ailleurs, les aînés forment la portion de la population la moins souvent évaluée par leur médecin en regard d’une consommation à risque de médicaments. Une étude révèle que seulement 10,7 % des personnes âgées dépressives de plus de 70 ans avaient fait l’objet d’une évaluation pour le trouble d’abus de substance alors que cette investigation avait eu lieu chez 30 % des adultes dépressifs âgés entre 18 et 49 ans (Mallin et al., 2002).

L’analyse du discours de 33 médecins généralistes au sujet de leur pratique de prescription des BZD auprès des personnes âgées a révélé des croyances et des attitudes qui vont à l’encontre de la plupart des lignes directrices qui sous-tendent le traitement avec BZD (Cook et al., 2007). Ainsi, ces médecins ne verraient pas de risques à prescrire la BZD aux aînés sur une longue période. De plus, ils ne semblent pas remarquer de comportements liés à la tolérance chez leurs patients âgés, alors que des indicateurs comme les demandes répétées pour augmenter la dose pointent dans cette direction. Par ailleurs, ces médecins manifestent une attitude pessimiste en ce qui concerne la capacité de leurs patients âgés de cesser l’usage de la BZD. Ils anticipent de la résistance de leur part et ils croient que leur insatisfaction pourrait les mener jusqu’à vouloir changer de médecin. L’analyse du discours de ces médecins a aussi révélé la croyance selon laquelle un des besoins importants du patient âgé serait celui de pouvoir se fier à l’autorité du médecin. Selon eux, la pratique de prescriptions aux aînés tiendrait compte de ce besoin et l’acte de prescrire remplirait un rôle rassurant pour le patient. Cette croyance exercerait une pression sur le médecin pour prescrire un médicament comme la BZD (Cook et al., 2007).

Certains auteurs mettent finalement en cause la philosophie générale derrière la formation des médecins pour expliquer en partie la problématique de consommation à risque chez les aînés. La formation des médecins les amène en effet à développer une certaine représentation par rapport à leur rôle, soit celui de traiter dans le but de guérir. Cette représentation de leur mission et l’incapacité fréquente de la remplir auprès de leurs patients aînés, parce qu’il n’y pas toujours de solution curative à leurs problèmes, engendreraient souvent chez eux un sentiment d’impuissance (Fremont, 1999 ; Garnier et Marinacci, 2001 ; Lieff, 1982).

Une pression additionnelle pour sur-prescrire pourrait finalement être imputable au mode même de pratique où la facturation à l’acte est la norme au Canada. Cette forme de pratique ne facilite pas la prise en charge des problèmes chroniques de santé chez les personnes âgées, puisque les consultations doivent être brèves et que le médecin n’a pas toujours le temps de bien écouter le discours de la personne aînée qu’il traite. La prescription d’anxiolytiques pourrait dans ce contexte servir d’expédient, surtout si le médecin a l’impression que le fait même de prescrire cette molécule pourrait augmenter la satisfaction par rapport au traitement chez son patient. Il serait intéressant d’explorer cette hypothèse qui pourrait faire l’objet d’une validation empirique, en liant par exemple la sur-prescription de BZD au mode de pratique où le médecin n’a pas l’impression de pouvoir traiter adéquatement la pathologie présentée, d’une part, et où il ressent une certaine pression pour intervenir, d’autre part. Cette analyse pourrait donc se faire en reprenant certains des postulats liés aux représentations qui sous-tendent chez les médecins leurs croyances et attitudes (Cook et al., 2007) ou en lien avec leurs sentiments d’impuissance (Fremont, 1999 ; Garnier et Marinacci, 2001 ; Lieff, 1982).

L’évaluation des motifs de consultation

Dans cette section, il est question de la difficulté à évaluer les troubles de l’anxiété et de l’humeur chez la personne âgée et de l’impact de cette difficulté sur la reconnaissance de l’usage à risque de la BZD (Regier et al., 1990 ; Bakey et al., 2001). Notamment, la difficulté à diagnostiquer ces problèmes psychiatriques rend difficile la reconnaissance et l’identification de leur origine et de leurs facteurs précipitants. Il arrive en outre que les cliniciens confondent le motif de consultation avec les effets indésirables des BZD. Ainsi, la difficulté à évaluer ces problématiques rend encore plus difficile la détection de la consommation à risque de BZD. En contrepartie, le fait que la dépression et l’anxiété chez les aînés ne soient pas toujours reconnues adéquatement et correctement évaluées représente un facteur de risque important de la non-reconnaissance d’un usage inapproprié de la BZD.

Difficultés dans l’évaluation de l’anxiété chez les personnes âgées

L’examen des taux de prévalence pour les troubles anxieux indique que ces derniers diminueraient à partir de l’âge de 65 ans, passant de 19,5 % pour la population adulte (Michael et al., 2007) à 2 % pour les personnes âgées (Streiner et al., 2006). La symptomatologie anxieuse peut être masquée par des symptômes physiques dont il est difficile de distinguer la source (Fremont, 1999 ; Granados Menendez et al., 2006). Dans le même ordre d’idées, seulement 10 % des personnes âgées qui souffrent d’un trouble obsessif-compulsif cherchent de l’aide pour leur problème (Grenier et al., 2009). Il est possible que les aînés perçoivent leurs symptômes et leurs conséquences comme étant moins sérieux, en dépit de dysfonctions personnelles et interpersonnelles notables chez eux (Grenier et al., 2009).

Ces faibles taux d’occurrence des troubles anxieux pour les personnes âgées (Streiner et al., 2006) pourraient en outre ne pas refléter une réelle diminution de la prévalence avec l’âge, mais plutôt souligner une difficulté de diagnostiquer correctement ce trouble chez cette population (Bakey et al., 2001 ; Fuentes et Cox, 1997 ; Rangaraj et Pelissolo, 2006). Il serait en effet possible que l’ampleur des symptômes anxieux chez les aînés soit sous-estimée et, par conséquent, se retrouve sous le seuil clinique généralement accepté pour une population adulte (Balestrieri et al., 2005). Lorsque les chercheurs atténuent les critères d’admissibilité pour englober de tels symptômes sous-cliniques chez les aînés, les degrés d’anxiété mesurés se révèlent être beaucoup plus élevés (Rangaraj et Pelissolo, 2006 ; Zung, 1986). Il serait dès lors possible que les symptômes anxieux soient sous-évalués dans les recherches épidémiologiques qui portent sur des populations gériatriques. Grenier et al. (2009) soumettent en corollaire l’hypothèse selon laquelle ce type d’anxiété sous-clinique puisse provoquer des dysfonctions importantes, même à un niveau sous-clinique, lorsque seulement quelques symptômes sont rapportés. En conséquence, une évaluation adéquate de la prévalence de l’anxiété chez les aînés devrait tenir compte de ces symptômes sous le seuil de ce qui est généralement accepté auprès des populations adultes.

Plusieurs auteurs avancent par ailleurs l’idée que l’anxiété et la dépression gériatriques puissent être indissociables. En effet, le taux de comorbidité entre les symptômes d’anxiété et de dépression chez les personnes âgées de plus de 65 ans se situerait entre 21 % et 35 % (Lenze et al., 2000 ; Regier et al., 1990). La dépression pourrait être masquée par l’anxiété, et vice-versa (Grenier et al., 2009). Il devient dès lors difficile de diagnostiquer correctement un trouble anxieux chez l’aîné à l’aide d’outils standardisés pour une population adulte, et ce, surtout en tentant d’isoler exclusivement ce syndrome sans tenir compte de sa comorbidité sur le plan de la symptomatologie dépressive (Blazer, 1982 ; Parmelee et al., 1998).

Difficultés dans l’évaluation de la dépression chez les personnes âgées

La prévalence de la dépression chez les aînés a été évaluée à environ 3 % par Streiner et ses collaborateurs en 2006. Ce taux d’occurrence somme toute faible soulève un questionnement quant à la validité de la définition même de ce trouble lorsque appliquée à cette population (Sadek et Bona, 2000). En revanche, l’utilisation principale d’échelles d’auto-évaluation ou d’inventaires auto-administrés révèle un taux de prévalence de 15 % chez les personnes âgées (Mulsant et Ganguli, 1999). Or, le format de ces questionnaires ne permet pas de détecter l’origine des symptômes somatiques et plusieurs d’entre eux peuvent être liés à un autre désordre (ex. : maladies physiques, troubles anxieux, démences) (Cappeliez et al., 2000). Diverses manifestations d’anxiété comme l’insomnie accompagnent en outre souvent la dépression (Sahr, 1999). En dépit des difficultés de diagnostic rapportées, il n’en demeure pas moins que les symptômes d’anxiété sont souvent plus facilement reconnus chez les personnes âgées que ne l’est la dépression (Dada et al., 2001 ; Helmer et al., 2004 ; Svarstad et Mount, 2002). Une autre explication possible de cette sous-représentation du diagnostic de dépression chez les aînés pourrait être imputable au fait que l’évaluation de la dépression est aussi compliquée par le fait que ces derniers évitent souvent de se plaindre de leurs problèmes d’humeur, et que lorsqu’ils le font, ils rapportent le plus souvent des plaintes somatiques associées à des problèmes physiques (Dada et al., 2001 ; Granados Menendez et al., 2006).

Effets indésirables de la BZD : analyse des impacts

Le lien entre les difficultés d’évaluation et la sous-représentation de la dépression et de l’anxiété, d’une part, et des problèmes de détection de l’usage à risque des BZD, d’autre part, peut s’expliquer par les effets secondaires indésirables associés à cette molécule. En effet, il a été démontré qu’une consommation d’à peine trois mois peut suffire à entraîner de telles conséquences, avec un effet délétère sur l’humeur et/ou sur l’anxiété du patient âgé. Ces effets iatrogènes s’ajoutent aux impacts des troubles cliniques qui ont été à l’origine de la prescription initiale (Bisserbe, 1994 ; Lader, 1999). La BZD peut donc avoir un effet paradoxal par rapport à l’effet thérapeutique de réduction des symptômes visé au départ, en exacerbant l’anxiété qui était le problème à l’origine de la prescription de BZD (Bogunovic et al., 2007). Par ailleurs, des problèmes de mémoire secondaires à un usage prolongé de la BZD peuvent être interprétés comme un début de démence et provoquer une anxiété qui pourrait se surimposer à celle qui avait initialement nécessité un traitement avec cette molécule (Ames, 1993). Les troubles psychomoteurs associés à la prise de benzodiazépines constituent d’autres effets indésirables pouvant provoquer des symptômes d’anxiété, en augmentant par exemple les risques de blessures liées aux chutes avec fracture de la hanche (Cumming et Le Couteur, 2003 ; Hoffmann et Glaeske, 2006 ; Landi et al., 2005 ; Nurmi-Luthje et al., 2006) ou en contribuant à augmenter les accidents de voiture en raison d’une diminution de la vigilance (Kurzthaler et al., 2005a, 2005b ; Petrovic et al., 2003). Dans ce contexte, le risque de la perte du permis de conduire peut constituer un facteur aggravant dans le développement d’une anxiété liée au fait de prendre des anxiolytiques de façon prolongée. Ces craintes entraînent des comportements d’évitement qui sont mis de l’avant comme protection contre les blessures. Même si cet objectif peut être atteint dans une perspective à court terme, l’évitement du danger anticipé peut néanmoins provoquer un risque d’isolement social, le déclin de l’état de santé en raison de la diminution de l’activité physique et de l’activation béhaviorale et le développement graduel d’une symptomatologie dépressive (Legters, 2002).

L’usage continu et prolongé de la BZD peut en outre entraîner des complications métaboliques chez l’individu âgé et engendrer un problème d’incontinence (Gray et al., 2006 ; Landi et al., 2005). Près de 30 % des personnes âgées souffrent en effet d’incontinence à des degrés variables (Vézina et al., 2007). Ce problème pose des limitations fonctionnelles additionnelles importantes qui ont aussi un impact sur l’humeur de l’individu âgé et, indirectement, contribuent à l’isoler encore davantage (Farage et al., 2008). La personne qui développe un tel problème peut avoir honte d’en parler, se retrancher dans un mutisme et rester seule avec son secret (Vézina et al., 2007). De plus, lors de l’évaluation, cet effet indésirable peut très bien être perçu à tort comme une conséquence uniquement liée au vieillissement.

Modèle de la problématique de l’usage à risque de la BZD chez les personnes âgées

Le modèle systémique proposé dans la figure I permet de décrire le cycle qui conduit éventuellement à l’usage à risque des BZD. Cette modélisation permet en conséquence de mieux saisir le phénomène de l’usage à risque des BZP chez les personnes âgées.

Figure 1

Modèle de la problématique de l’usage à risque de la BZD chez les personnes âgées

Modèle de la problématique de l’usage à risque de la BZD chez les personnes âgées

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La consultation du modèle permet de synthétiser la démarche qui conduit à la prise prolongée de benzodiazépines. Même si le trouble initial qui amène la personne âgée à consulter son médecin peut être de nature anxieuse, dépressive ou insomniaque, la description qu’il ou elle pourra faire de ses symptômes sera souvent expliquée sous la forme de plaintes somatiques, en occultant les symptômes liés à la symptomatologie dépressive ou anxieuse. Le médecin sera en conséquence souvent amené à une évaluation biaisée du problème, avec une sous-évaluation de ce diagnostic comme il a pu être vu. Par ailleurs la BZD est perçue comme un traitement facile et sans réelles conséquences pouvant, de surcroît, correspondre aux attentes du patient. Cette molécule sera en conséquence prescrite à outrance, sans qu’un diagnostic approprié n’en justifie toujours l’usage. En retour, des effets indésirables associés à ce psychotrope sont eux-mêmes confondus avec les symptômes initiaux de consultation. Ce constat renforce le maintien du traitement par BZD. Ultimement, le cycle se poursuit par rétroaction positive des problèmes d’origine (symptômes initiaux qui ont mené à la consultation), et ce, en raison des impacts de ce traitement, soit des troubles liés à la symptomatologie dépressive, anxieuse, psychomotrice, à l’incontinence et aux problèmes d’insomnie.

En résumé, les effets indésirables de la BZD, qu’ils soient sur le plan cognitif, affectif ou psychomoteur, ont tous un potentiel d’aggravation de la dépression et de l’anxiété chez l’aîné. Si cette aggravation n’est pas reconnue comme une conséquence de la consommation, mais qu’elle est plutôt attribuée à l’état du patient, cet impact iatrogène de la molécule contribuera à maintenir l’usage indu et prolongé de la benzodiazépine. Le tableau III présente une liste des effets iatrogènes indésirables de la BZD qui sont en majorité fonction de la dépression du système nerveux central associée à cette molécule (Barker et al., 2004 ; Gray et al., 2006).

Tableau III

Effets indésirables et impacts dans la vie de la personne âgée (Barker et al., 2004 ; Gray et al., 2006)

Effets indésirables et impacts dans la vie de la personne âgée (Barker et al., 2004 ; Gray et al., 2006)

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Conclusion

Cette recension des écrits a exploré certaines hypothèses pouvant rendre compte de l’usage prolongé de la benzodiazépine en lien avec les difficultés de l’évaluation de l’usage à risque de cette molécule. Parmi ces hypothèses, l’absence d’une standardisation en ce qui a trait à la définition d’un usage inapproprié des BZD et le manque de validité dans les instruments utilisés pour mesurer l’anxiété et la dépression auprès des aînés réduiraient la possibilité d’identifier correctement ce phénomène. De plus, cette situation offrirait aux médecins une latitude dans la prescription de cette molécule tout en leur laissant la responsabilité de tenir compte des spécificités des critères diagnostiques pour cette population, qui ne sont pas toujours semblables aux critères en place pour guider le traitement psychopharmacologique de la population adulte (Fortin et al., 2005). La deuxième hypothèse en ce sens propose que les pratiques de prescription des médecins dans le traitement des aînés sont à l’origine de la sous-estimation de l’usage à risque de la BZD.

Les symptômes anxieux chez les aînés sont souvent associés à la prescription de psychotropes, et la présence d’une symptomatologie anxieuse est liée à la consommation à risque de ces mêmes médicaments. Il a en outre été démontré qu’il existe des difficultés particulières dans l’évaluation de la dépression et de l’anxiété chez les personnes âgées. Cette sous-évaluation dans le diagnostic constitue une source de confusion additionnelle dans l’évaluation du risque dans la prise de médicaments psychotropes. En effet, une évaluation inadéquate des symptômes peut entraîner la décision de maintenir la prescription. Bien que ces symptômes puissent justifier la prescription, ces derniers peuvent néanmoins manifester une conséquence iatrogène d’une consommation problématique. Enfin, il ressort qu’en plus d’être associés aux effets indésirables des BZD, les symptômes dépressifs et anxieux demeurent difficiles à évaluer chez les aînés. Qui plus est, la présence d’autres effets secondaires indésirables associés aux psychotropes, tels que les problèmes psychomoteurs et l’incontinence, peut générer des sentiments anxieux et dépressifs chez l’aîné. En effet, la répercussion de ces symptômes a un impact sur le plan de l’estime de soi, de l’autonomie, de la qualité de vie ainsi que dans la vie sociale de l’individu âgé.

À partir des hypothèses explorées, il a été possible de modéliser le phénomène de l’usage à risque, en rendant explicite son aspect systémique. Ce modèle a pour avantage de permettre de distinguer les facteurs de risque des conséquences d’un usage à risque des BZD. Il permet également d’identifier les possibilités de rétroaction entre ces facteurs qui sont associés à l’exacerbation des symptômes à l’origine de la prescription. Ce modèle offre donc un moyen pour faciliter la supervision de ce traitement psychotrope ainsi que pour la prise de décision en regard de l’évaluation de l’usage à risque de la BZD.

Pérodeau et Cappeliez (2007) ont souligné l’impact de la consommation des BZD sur la qualité de vie des personnes âgées et en corollaire sur l’incapacité vécue par la suite sur le plan psychosocial. Compte tenu de ce fait, la recherche doit mettre l’accent sur des méthodes qui permettent de tenir compte de l’hétérogénéité du phénomène du vieillissement. Ces recherches doivent en outre pouvoir éventuellement intégrer une multiplicité de facteurs de risque dans l’évaluation de l’usage à risque des BZD. Il serait par exemple intéressant d’utiliser des entrevues qualitatives afin de découvrir quels sont les besoins, les croyances et les valeurs des participants, ce qui pourrait contribuer à moduler les patrons de consommation des BZD chez cette population (Brink, 1994 ; Gibson et al., 2004).

Cette recension des écrits avait pour but de reconnaître les facteurs de risque et les problèmes présents dans l’évaluation de l’usage à risque des benzodiazépines chez les personnes âgées. Cette revue a permis de documenter et de distinguer les effets indésirables et leurs impacts et d’identifier ceux qui nuisent à l’évaluation de la problématique. Elle a de ce fait permis de mettre en lumière le besoin de développer des méthodes d’évaluation et des instruments adaptés pour étudier cette problématique chez les aînés.