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L’éducateur qui voudrait recourir à des oeuvres publiées par des auteurs québécois pour animer, avec des enfants de niveau préscolaire, primaire ou secondaire, une réflexion commune portant sur le thème de la guerre aurait, c’est le moins qu’on puisse dire, l’embarras du choix. Il pourrait aisément trouver des oeuvres pertinentes appartenant à tous les genres composant le vaste corpus de la littérature de jeunesse québécoise et il n’aurait aucune peine à sélectionner des livres s’adressant aux différents groupes d’âge que ciblent les éditeurs : albums, documentaires, courts romans illustrés pour apprentis lecteurs et romans pour adolescents abordent le thème de la guerre. Cet éducateur pourrait aussi introduire la jeunesse québécoise aux principaux conflits armés auxquels le Québec a été mêlé de près ou de loin depuis l’arrivée des premiers Européens sur les rives du Saint-Laurent : grandes batailles et échauffourées entre la France et l’Angleterre à l’époque de la Conquête, bataille de la Châteauguay, Grande Guerre, Seconde Guerre mondiale, guerre froide, génocides de la fin du xxe siècle et actuel « conflit » en Afghanistan. À cela s’ajoutent encore les guerres israélo-palestiniennes, la guerre du Vietnam, la guerre civile libanaise, sans oublier de nombreuses guerres imaginaires et d’autres qui ne sont pas précisément situées ou nommées.

Sur ce plan, la littérature destinée aux enfants et aux adolescents du Québec ne diffère pas des autres littératures de jeunesse occidentales. Si les éditeurs spécialisés d’ici ne vont pas jusqu’à offrir, comme leurs collègues français, des collections spécialisées dans le livre de guerre pour les jeunes [1], il ne fait en revanche pas de doute que les génocides et les affrontements militaires entre différents groupes ethniques, nations ou communautés religieuses sont largement tenus, ici comme ailleurs, pour des réalités dont on peut, voire dont on doit parler aux jeunes, notamment par l’entremise des oeuvres littéraires qui leur sont destinées. Pour Esther MacCalum-Stuart, spécialiste de la littérature pour enfants anglo-saxonne, « [t]he popularity of the war as a morally instructive event has found its way gradually into writing for children [2] ». Le nombre important de textes pour la jeunesse à thématique guerrière qui paraissent bon an mal an dans la Belle Province depuis le tournant des années 1990 et le succès critique considérable que remportent plusieurs d’entre eux — pensons par exemple à La route de Chlifa [3] de Michèle Marineau et à Nul poisson où aller [4] de Marie-Francine Hébert — montrent que la même observation peut être faite à propos de la littérature québécoise destinée aux enfants et aux adolescents.

La critique qui s’est intéressée à la représentation de la guerre dans la littérature pour la jeunesse s’est jusqu’à présent surtout penchée sur des questions éthiques et psychopédagogiques. Est-il vraiment souhaitable de conscientiser les jeunes lecteurs vivant dans des pays pacifiques aux atrocités des conflits armés ? Y a-t-il une bonne et une mauvaise façon de parler de la guerre aux enfants ? Qu’est-ce qu’on doit et qu’est-ce qu’on ne doit pas dire, montrer ? Comment se garder d’une forme perverse et complaisante de voyeurisme sensationnaliste à l’usage de la jeunesse ? Si la représentation de la violence guerrière et des malheurs qu’elle provoque peut contribuer à développer le pacifisme, la compassion pour les victimes, le devoir de mémoire et le sens moral chez les jeunes, ne risque-t-elle pas aussi de les choquer et de les angoisser ? Comment faire en sorte que la mise en scène du Mal radical — déportations, génocides… — puisse protéger les jeunes d’aujourd’hui, et par le fait même les sociétés de demain, contre la perpétuation de ce Mal ? Etc. [5]

Sans chercher à minimiser l’importance de telles préoccupations, les analyses qui suivent déplaceront sensiblement le questionnement afin de montrer comment la littérature de jeunesse à thématique guerrière peut aussi être considérée, du point de vue de la sociocritique et de l’analyse du discours, comme un puissant révélateur du rapport que la société québécoise contemporaine entretient, sur le plan des valeurs et de l’imaginaire, non seulement avec la guerre elle-même, mais aussi avec ses possibles mises en images et en récits. Plusieurs travaux portant sur la littérature de guerre pour adultes ont établi, comme le mentionne Élisabeth Nardout-Lafarge, qu’« à divers degrés, de manière plus ou moins perceptible, il y a toujours de la guerre au fondement des identités dans lesquelles, tant bien que mal, nous nous reconnaissons [6] ». Il n’en va pas autrement dans la littérature de jeunesse à thématique guerrière. La guerre se trouve non seulement au fondement des identités dans lesquelles « nous nous reconnaissons », mais aussi au fondement des identités dans lesquelles nous voudrions, « tant bien que mal », voir se reconnaître les nouvelles générations. Voilà sans doute l’une des principales raisons pour lesquelles, à côté du devoir de mémoire et de la louable volonté de conscientiser les jeunes à l’horreur de la guerre, celle-ci est si souvent traitée par les écrivains et les illustrateurs qui s’adressent à la jeunesse. La guerre mise en récits, en explications et en images pour la jeunesse peut être considérée comme un marqueur clé de l’idée que le Québec contemporain se fait de sa propre identité collective, de sa condition dans le monde, de ses valeurs cardinales et, surtout, du devenir commun dans lequel il voudrait voir s’engager ceux qu’il forme aujourd’hui et qui, en retour, seront amenés à le perpétuer.

Cependant, on ne parle pas de la guerre avec les jeunes de la même façon qu’on le fait avec les adultes — ce qui est d’ailleurs vrai pour l’ensemble des thématiques qu’exploite la littérature destinée à un jeune public (sans quoi cette littérature n’aurait tout simplement aucune raison d’être). Et cette façon particulière de thématiser un sujet en l’adaptant aux besoins et aux capacités que les adultes prêtent à leurs jeunes destinataires postulés est éminemment significative sur le plan sociodiscursif de l’acceptabilité doxique. Christian Chelebourg et Francis Marcoin soutiennent avec raison, comme du reste plusieurs autres spécialistes de la littérature de jeunesse, que celle-ci

constitue un enjeu idéologique majeur. La vigilance dont elle fait l’objet est en fait à la mesure de l’influence qu’on lui prête sur les jeunes esprits : nulle part les idées « subversives » de tous bords n’apparaissent à leurs détracteurs aussi pernicieuses que lorsqu’elles sont adressées à la jeunesse [7].

Avec l’inceste et les autres sévices graves infligés par des adultes à des enfants, la guerre est, par la violence extrême qu’elle implique et par les blessures physiques, morales et affectives qu’elle provoque, l’un des thèmes les plus susceptibles d’attiser la « vigilance » de ceux qui créent et qui diffusent une littérature spécifiquement destinée à un jeune public. La littérature de jeunesse à thématique guerrière peut ainsi être considérée comme une sorte de degré zéro consensuel de ce que tout un chacun est moralement autorisé à dire, à montrer et à penser des conflits armés, de leur violence, de leurs causes et de leurs conséquences. Les oeuvres composant ce corpus circonscrivent l’étendue de ce que l’on est pleinement en droit d’imaginer à l’égard de la guerre dans notre état de société.

Les analyses qui suivent portent sur une dizaine d’oeuvres littéraires pour la jeunesse à thématique guerrière publiées au Québec depuis 1990, moment à partir duquel ce sujet prend une importance accrue [8]. Le corpus étudié a été composé de manière à réunir des textes représentatifs appartenant aux différents genres de la littérature de jeunesse, s’adressant à différents groupes d’âge [9] et mettant en scène différentes guerres. Il s’agira essentiellement, dans le cadre de cette étude aux dimensions limitées, de détailler quelques-uns des topoï articulant les échanges au sein de l’imaginaire social contemporain entre la guerre, l’identité québécoise, ainsi que le bien-être et le devenir souhaités de nos enfants.

La guerre n’a ni sens ni raison d’être

Le didactisme qui anime les créateurs d’oeuvres de jeunesse à thématique guerrière ne les porte jamais à traiter des questions de stratégie militaire ou de géopolitique. Bien au contraire, celles-ci sont systématiquement absentes des textes ou des images, peu importe le type de livre pour enfants considéré et la guerre mise en scène. Il est vrai que certains documentaires, comme Le Canada au fil des guerres [10] de Jonathan Webb, visent à inculquer la fierté d’être Canadien aux jeunes lecteurs en soulignant le génie de nos officiers supérieurs, le courage sans faille de nos héros donnant leur vie sur les champs de bataille meurtriers, la louable magnanimité de nos troupes victorieuses et de nos forces d’occupation, sans oublier l’importance prétendument cruciale et internationalement reconnue de chacune de nos interventions armées en pays étranger. Cependant, il faut noter que les livres appartenant à cette catégorie sont tous traduits de l’anglais. Même si quelques-unes de leurs pages parlent des Fusiliers Mont-Royal ou des soldats de Valcartier, ils appartiennent davantage à une littérature canadienne qu’à une littérature québécoise [11]. Les oeuvres de jeunesse à thématique guerrière composées par des auteurs et publiées par des éditeurs de la Belle Province adoptent un point de vue radicalement inverse. Elles parlent presque exclusivement des désastres injustifiables auxquels doivent faire face les victimes, en n’accordant à peu près pas d’attention aux motifs historiques, politiques, sociaux ou religieux susceptibles d’expliquer pourquoi les différentes guerres mises en scène font rage. Un passage du Vrai de vrai journal de ma vie de Gilles Tibo où la diariste fictive s’essaie à donner une définition de la guerre offre une synthèse passablement complète de la manière dont la littérature de jeunesse québécoise contemporaine informe ses lecteurs au sujet des conflits armés :

C’est en tremblant que j’écris ces lignes :

La guerre, pour vrai, est un enfant mort.

La guerre est une petite fille qui pleure.

La guerre est un soldat blessé.

La guerre est une femme qui se sauve en hurlant.

La guerre est un papa qui meurt sous les obus.

La guerre est une maman qui cherche ses enfants.

La guerre est une grand-maman ridée de blessures.

La guerre est un grand-père qui se souvient…

que la guerre n’apporte que des malheurs [12].

Vue à partir du confort sécuritaire de la vie de banlieue québécoise (qui est dépeinte par les autres passages du texte et par les illustrations de l’album), la guerre, qui reste inexpliquée, est d’autant plus scandaleuse qu’elle fait souffrir des gens caractérisés, comme ceux qui entourent la diariste, par leur rôle familial.

Présentant l’horreur de plus près, Nul poisson où aller raconte les premiers moments d’une déportation et d’un génocide tels que les perçoit une fillette qui est brutalement chassée de chez elle par des hommes masqués au rang desquels elle reconnaît sans vouloir y croire le père de sa meilleure amie. La poésie déroutante des textes et des images de l’album donne à lire et à voir l’entrée de la victime dans un univers où la raison perd les cadres spatiotemporels et langagiers qui conféraient jusque-là un sens au monde et permettaient de s’y situer :

« Comprendre », si tant est que le verbe comprendre convienne dans les circonstances. Aucun verbe ne convient. Il n’est question d’aucun état. D’aucune action. Surtout pas d’un devenir. De rien de ce genre. Mais d’un genre dont la compréhension est hors d’atteinte. D’une espèce de brume opaque. D’un grand pot au noir [13].

En refermant l’album, le lecteur ne saura ni pour quelles raisons les violences ont été déclenchées, ni pourquoi le père et le frère de l’héroïne ont été conduits dans un petit bois où ils ont probablement été liquidés, ni à quoi aboutira la marche forcée qui est imposée à cette fillette, à sa mère et à plusieurs de leurs voisins par des tortionnaires au visage déshumanisé.

Bien que d’esthétique plus réaliste, et bien que recourant à des références historiques plus précises, le classique du roman pour adolescents La route de Chlifa ne donne pas davantage de détails sur les tenants et aboutissants de la guerre civile libanaise. Ici encore, la focalisation est déléguée à un jeune protagoniste qui souffre de la guerre sans jamais parvenir à en saisir les causes, ce en quoi il ne diffère pas des adultes mis en scène ou évoqués dans le roman :

Plus tard, Karim a appris qu’il n’avait suffi que de quelques heures pour que le [Liban] bascule dans la guerre civile, pour que des populations qui cohabitaient jusque-là paisiblement s’affrontent à présent dans les rues. Barricades, fusillades, voitures renversées, tirs de roquettes, haine et destruction : ce jour-là avait vu naître le spectacle tristement familier des années à venir.

Karim a grandi avec la guerre. Il en a subi les effets sans en comprendre le déroulement. Il est vrai que les experts eux-mêmes s’embrouillent dans les fils de cette guerre imprévisible, souvent irrationnelle, dans laquelle on ne compte plus les soubresauts, les arrêts, les reprises, les revirements et les surprises. Sans doute parce que les causes en sont complexes et les protagonistes, nombreux. Sans doute aussi parce qu’aux conflits locaux se sont greffées les ingérences et les visées étrangères. Et aussi parce que, comme dans toutes les guerres, certains individus et certains groupes y trouvent leur compte.

RC, 61-62

Une pareille impuissance et une même incertitude affligent les protagonistes des oeuvres qui mettent en scène d’autres conflits. Quelle qu’elle soit, la guerre est racontée et représentée d’une manière qui la rend fondamentalement incompréhensible pour la jeunesse québécoise.

La guerre est loin de nous

L’absence de considérations historiques et géopolitiques s’explique certainement en partie par une louable volonté, plus ou moins explicitement énoncée selon les cas, de ne pas donner un semblant de justification aux atrocités de la violence guerrière en en rationalisant les causes et les aléas. La guerre n’est jamais aussi scandaleuse que lorsqu’elle est donnée pour absurde et folle. Cette absence découle aussi du fait que la littérature de jeunesse s’attache traditionnellement à dépeindre des protagonistes et des milieux auxquels les jeunes peuvent s’identifier. Elle accorde à la psychologie des individus et aux rapports sociaux un degré de complexité qui n’est pas censé excéder la capacité de compréhension qu’elle prête simultanément à son héros et à son lecteur postulé. Faire une place au point de vue de ceux qui sont en mesure d’exposer les causes des conflits, ce serait prendre un double risque : soit permettre au jeune lecteur d’accorder du crédit aux raisonnements de ceux qui provoquent, qui appuient ou qui veulent comprendre la guerre, soit entraîner par des considérations trop savantes et abstraites le désintérêt de ce jeune non seulement pour le livre lui-même, mais aussi pour le caractère fondamentalement révoltant des affrontements armés auquel il s’agit d’abord et avant tout de le conscientiser. Voilà pourquoi, lorsqu’ils entrent en scène, les adultes bien informés amenés à se prononcer sur la nature d’un conflit se bornent à peu près, comme le fait le journaliste Antoine Milad dans La route de Chlifa, à considérer les résultats désastreux des combats et à dénoncer sans la moindre concession explicative la « guerre qui rend les enfants orphelins » (RC, 119-120).

En contrepartie, cette absence de développement sur les causes religieuses, sociales, historiques, économiques ou politiques amenant certains groupes à déclarer la guerre à certains autres groupes peut avoir pour effet pervers de mettre en circulation des représentations simplistes et dépréciatives des milieux socioculturels au sein desquels la guerre fait rage. Aux portes de l’Orientie ne dit presque rien à propos du pays fictif — mais au nom éminemment programmatique — donnant son titre à ce roman pour jeunes adolescents. Si ce n’est par les atrocités qui y sont perpétrées, cette peu invitante contrée est exclusivement caractérisée par une série de clichés orientalisants étalés au détour d’un dialogue entre les deux protagonistes :

— C’est un beau pays, note Jade, avec plein de palmiers et d’oasis fleuries. La terre est rouge et il y a des chameaux. Les hommes portent des robes longues, comme les femmes, et des foulards entourent leurs visages pour les protéger du sable et du soleil. Parce qu’il fait chaud, en Orientie. Très chaud. Par endroits, ça ressemble au désert.

— C’EST le désert ! intervient Jonas.

— Oui, c’est ça, c’est le désert. Et dans le désert, il fait chaud le jour, mais froid la nuit. Là-bas, les gens ne sont pas riches. Souvent, ils n’ont pas de voiture et leurs maisons sont construites avec de la terre séchée. Un seul orage peut la faire s’écrouler. Heureusement, il ne pleut pas souvent. Les Orientiens mangent surtout du pain et un plat à base de riz qu’ils servent dans un grand plat. Chacun se sert avec ses doigts [14].

Dans sa manière de représenter le pays étranger, un tel texte n’inculque pas seulement l’horreur et le refus de la guerre…

Toutes les oeuvres de la littérature de jeunesse québécoise n’atteignent pas un tel degré de complaisance ethnocentriste. Plusieurs textes présentent les époques, les espaces et les milieux socioculturels en guerre de façon plus profonde et nuancée. C’est par exemple le cas de La route de Chlifa qui, dans sa deuxième partie (le roman en comporte trois), relate la rencontre d’un adolescent, d’une fillette et d’un bébé à Beyrouth, puis leur tragique équipée dans la campagne libanaise, sur la route conduisant au village de Chlifa. Au fil des péripéties que vivent les protagonistes, des gens qu’ils rencontrent et des espaces qu’ils traversent, le roman montre un pays riche sur les plans historique, géographique, social et culturel. En plus de dénoncer la guerre, une telle oeuvre peut offrir à son lecteur, jeune ou moins jeune, l’occasion de s’initier à quelques-unes des particularités de la vie libanaise et, plus largement, moyen-orientale.

Cependant, malgré cette ouverture à la culture de l’autre, le traitement romanesque n’en place pas moins les relations entre le Québec et le pays en guerre sous le signe de l’incompréhension mutuelle. La première et la troisième partie du roman montrent les problèmes qui surviennent dans la classe d’une polyvalente québécoise après l’arrivée du jeune Libanais taciturne qui refuse de communiquer avec ses condisciples. Trois personnages — deux jeunes filles de la classe et Karim, qui écrit son journal intime et une lettre à son ami — prennent en charge le récit au sein de ces deux parties. La représentation du Liban et des malheurs de la guerre est strictement circonscrite à la deuxième partie, qui est racontée par un narrateur extradiégétique. Le lecteur du roman est de cette façon amené à découvrir le passé de Karim et les particularités de sa culture, sans qu’il en aille de même pour les jeunes qui composent la société québécoise mise en texte. Rien ne montre dans le livre que les élèves se font eux aussi raconter l’histoire tragique du garçon qu’ils côtoient journellement à l’école. Au début du roman, la première narratrice, qui voudrait séduire Karim, fait montre d’une totale indifférence et d’une complète ignorance à l’égard de tout ce qui touche le pays d’où arrive le nouveau : « Ne me demandez surtout pas s’il y a des déserts ou des chameaux au Liban, je n’en sais rien. » (RC, 18) Aucun élément du texte ne permet de croire que, à la fin de la troisième partie, sa méconnaissance du Liban n’est pas restée la même. Et il n’en va pas autrement en ce qui concerne les autres élèves. À la différence du roman, qui transmet à ses lecteurs une connaissance de la guerre et de la culture libanaise, Karim ne communique jamais son expérience aux Québécois qui l’entourent. Les conflits violents entre les élèves qui sont décrits dans la première partie — la tentative de viol d’une jeune asiatique suivie par une scène où Karim se fait poignarder — se résolvent dans la dernière partie sans que les jeunes Québécois mis en scène aient eu à acquérir la connaissance sur le Liban que La route de Chlifa cherche à transmettre. Par sa thématique et sa forme, le roman vise on ne peut plus nettement à inculquer des connaissances portant sur les horreurs de la guerre civile libanaise tout en montrant implicitement, et paradoxalement, que ces connaissances ne sont pas nécessaires au fonctionnement harmonieux de la société pluriculturelle dans laquelle interagissent les adolescents du Québec. Le journal de Karim montre en fait que le jeune homme s’est ouvert de sa vie passée et de ses malheurs à une seule personne, la Chinoise My-Lan (la victime de la tentative de viol), qui a connu comme lui, avant d’arriver au Québec, les affres de la violence guerrière :

Elle n’est pas très bavarde, et elle n’est pas du genre à s’étendre longuement sur les problèmes et ses malheurs. Mais elle m’a quand même parlé de la guerre dans son pays, de la torture, des morts. Elle m’a décrit l’odyssée qu’a représentée son voyage jusqu’ici.

RC, 34

Dans le roman de Michèle Marineau, tout se passe paradoxalement comme s’il importait d’initier les jeunes à une culture étrangère tout en montrant, à l’intérieur de la diégèse, des Québécois qui n’en viennent pas à découvrir les particularités culturelles et les histoires parfois malheureuses des adolescents immigrés qu’ils fréquentent. Les Québécois « de souche » décrits dans le roman ne cesseront pas de tenir le Liban pour un espace vaguement saharien. Pour ces personnages comme pour les protagonistes d’Aux portes de l’Orientie, et comme pour la plupart des Québécois mis en scène dans la littérature de jeunesse, le rapport à la violence guerrière qui a cours dans le monde peut être résumé par la remarque suivante, que formule le narrateur d’un autre roman : « On sait bien que la guerre existe. Mais la guerre, c’est loin loin, dans d’autres pays. Pas chez nous [15]. »

Le Québec est l’envers positif des pays en guerre

Les pays en guerre mis en scène dans la littérature de jeunesse ne sont pas seulement méconnus : ils sont diamétralement opposés au Québec. La plupart des oeuvres littéraires de jeunesse exploitent ce topos : les pays en guerre sont des espaces essentiellement négatifs qui illustrent, en l’inversant, le bien-fondé des valeurs humanistes cardinales d’échange, de dialogue, de douceur pacifique, de tolérance mutuelle, de bonne humeur et de conviviale camaraderie dans lesquelles sont censés se reconnaître les Québécois.

Le chevalier des arbres raconte les aventures d’un jeune Juif d’origine québécoise, Lucien Goldmann (!), qui a été surpris par la Deuxième Guerre mondiale alors qu’il se trouvait en France. Ce garçon passe les années de l’Occupation caché dans un collège catholique où il se fait appeler Lucien Miron. Plusieurs des épisodes du roman font voir comment la société française des années 1940 en état de guerre se distingue à tous points de vue de ce qu’était la société québécoise de la même époque, présentée sous un jour bucolique. Assistant à une scène disgracieuse au cours de laquelle un milicien français brutalise l’un des prêtres qui enseignent au collège, le jeune garçon réagit d’une manière laissant entendre que, pour ses habitants, le Québec est un espace non conflictuel. À la différence des gens vivant dans l’Hexagone, les personnes qui sont nées dans le comté de Charlevoix s’entendent pacifiquement, sans avoir ne serait-ce que l’idée de recourir à l’agression d’autrui pour parvenir à leurs fins : « Un Français qui frappait un autre Français, un curé qui plus est ! J’essayai de m’imaginer un instant un habitant de mon petit village de Baie-Saint-Paul en train de molester le curé de la paroisse. Impossible ! Foncièrement impossible [16] ! »

Qu’en est-il lorsque la guerre mise en scène fait rage sur le territoire de l’actuelle Belle Province ? Un roman tel qu’Une dette de sang [17] fait de la Conquête une guerre menée par des étrangers — les Anglais et les Français — au détriment de la population du cru. Les convulsions guerrières qui aboutissent à la fin du Régime français en Amérique du Nord sont présentées comme « une lamentable agonie à laquelle Pierre [le héros], comme bien des Canadiens, assist[e] sans surprise ni peine démesurée » (DS, 282). Dans le roman, les Canadiens craignent moins de voir leur pays passer aux mains des Anglais qu’ils ne souffrent des pillages commis par les armées européennes à la solde d’aristocrates français crapuleux et méprisants. Voilà ce que laisse notamment entendre la réplique d’un prêtre exposant au protagoniste le sort peu enviable réservé par les maîtres du moment aux communautés habitant les terres qui bordent la route du roi quelques années avant la bataille des plaines d’Abraham :

On leur a tout pris. Les soldats en garnison, à une lieue d’ici, ont pillé leurs poulaillers. Les envoyés de l’intendant et les commis du munitionnaire du roi, l’infâme Cadet, les ont forcés à vendre leur blé à vil prix. Ils ont fait sceller les moulins pour les empêcher de moudre. Ils ont même emporté leurs vaches, sous prétexte qu’il le fallait pour nourrir l’armée. Jusqu’au bois de chauffage qu’on leur a volé. Au printemps, il ne leur restera plus qu’à manger de l’herbe ou les bourgeons des arbres.

DS, 73

Cette manière de représenter les rapports entre les colons établis sur le territoire et les militaires européens de passage permet de créer un clivage équivalent à celui qui structure les romans représentant des guerres se déroulant en sol étranger. Les affrontements entre les armées française et anglaise, allant de la prise du fort William-Henry à la bataille de Sainte-Foy, n’ont strictement rien d’héroïque ou de grandiose. Chacun d’entre eux débouche sur des scènes atroces et lamentables, dont la responsabilité incombe entièrement aux officiers français et à leurs séides. À l’inverse, lorsque Pierre Philibert décide de combattre, il le fait pour une cause qui, à ses yeux comme à ceux du narrateur, est juste. Le brave et honnête milicien canadien veut mettre fin aux exactions commises sans vergogne par le séducteur de sa soeur et le meurtrier de son père, un vil aristocrate vivant par et pour la guerre :

De Repentigny était tellement imbu de sa supériorité aristocratique qu’il se croyait le droit de pratiquer la guerre en commettant les plus féroces excès, étant donné qu’à ses yeux, la vie des simples soldats issus du peuple n’avait aucune valeur. Au contraire, en bon Canadien attaché à sa terre depuis trois générations, Pierre avait besoin de croire qu’il se battait pour une bonne cause.

DS, 24

Sur fond de guerre absurde et ignoble entre deux puissances d’outre-Atlantique, le conflit faisant l’objet du récit oppose, d’un côté, l’homme d’ici qui aspire à une vie décente pour lui-même et ses compatriotes et, de l’autre côté, l’homme d’ailleurs qui entend continuer à perpétrer la rapine et le meurtre. Malgré le fait que la Conquête ait eu lieu sur le sol de l’actuel Québec et qu’elle ait eu une influence déterminante sur la vie de la population et sur le devenir historique du pays entier, le roman pour adolescents de Daniel Mativat parvient à reproduire la polarisation structurant la géographie textuelle de toute la littérature de jeunesse québécoise qui met systématiquement la guerre à distance. Le Québec et les Québécois sont fondamentalement étrangers à la guerre et aux raisons (toujours mauvaises) de la faire.

Dans les autres textes, où les affrontements armés font leurs ravages à l’étranger, la Belle Province et la vie qu’on y mène sont le plus souvent données pour des remèdes contre la guerre. À ce titre, la fin de nombreux romans et albums est révélatrice. Plusieurs parcours actantiels d’enfants victimes d’une guerre ou d’une déportation se résolvent par la venue des protagonistes soit au Québec soit dans un pays nordique non identifié qui lui ressemble en tous points. La narratrice de La clé, qui raconte le sort de femmes chassées de chez elles par des hommes d’armes et envoyées de camp de réfugiés en camp de réfugiés trouve une forme de rédemption, parvient à s’épanouir et à mettre fin à son errance après être arrivée dans une contrée emblématiquement qualifiée par sa froidure :

J’ai traîné mon errance

À l’autre bout du monde.

J’ai appris l’étranger,

Le froid, la solitude.

Pour déployer mes ailes,

Je me suis tant battue [18].

Autre exemple, Marina et Marina [19] raconte comment deux fillettes qui sont les meilleures amies du monde voient leur famille respective entrer dans une guerre sans merci l’une contre l’autre. Le roman illustré prend fin au moment où, après plusieurs années, les deux anciennes copines se retrouvent en une ville située « au pays de l’hiver » (MM, 51) : « Comme la vie sait être simple et belle : un soleil généreux, un violoneux, des pigeons blancs et argentés en rang sur le trottoir, et les passants jeunes ou vieux sont prêts à valser sur un air de printemps ! » (MM, 53) De même, dans la troisième partie de La route de Chlifa, qui est intitulée « La vie continue » (RC, 229 et suivantes), les malheurs de Karim prennent fin. Le jeune homme qui a accepté son nouveau cadre de vie et ses camarades de classe écrit à un ancien ami du Liban une lettre où il dresse la liste des réalités montréalaises qu’il a enfin appris à aimer.

Pour conclure : vive le Québec pacifique

Dans leur article « Ain’t Gonna Study War No More ? Exploration of War Through Picture Books », Patricia A. Crawford et Sherron Killingsworth-Roberts remarquent :

One wonders if some school-age children might get the impression that war is something from long ago in another time and place that happens to someone else, because the majority of the books related to war are from eras so far removed from children’s current situations [20].

Les auteurs oublient toutefois de considérer le corpus important des albums anglo-saxons qui, comme Le Canada au fil des guerres, donnent une vision positive de ceux et celles qui s’engagent courageusement dans les conflits armés. Ils négligent également de mentionner que des littératures pour la jeunesse non anglophones insistent sur les répercussions que les guerres du xxe siècle ont sur nombre de personnes, plus ou moins âgées, qui côtoient les jeunes protagonistes. Il apparaît en fait que les remarques de Crawford et Killingsworth décrivent tout particulièrement bien la littérature de jeunesse québécoise (à laquelle elles ne se sont pas intéressées). Les oeuvres pour la jeunesse québécoise à thématique guerrière présentent systématiquement et exclusivement des conflits qui se situent soit au loin entre des groupes étrangers, soit en des époques révolues. Dans l’ensemble du corpus considéré, seul le roman illustré intitulé Des étoiles sur le lac parle des soldats canadiens qui trouvent la mort dans l’actuelle guerre en Afghanistan. Un garçon de neuf ans est terrorisé après avoir vu le bulletin de nouvelles : les commentaires du lecteur lui ont fait croire à tort que la guerre faisait rage autour de chez lui. Sa peur est toutefois de courte durée ; elle disparaît au moment où il apprend que le frère de sa maîtresse d’école a perdu la vie en roulant sur une mine artisanale enterrée à bonne distance : « L’Afghanistan ! À des milliers de kilomètres du Canada ! Mon village n’est donc pas menacé par la guerre ! » (DEL, 62-63) À la fin du roman, le protagoniste, réfléchissant sur la peur qu’il a ressentie et sur la compassion qu’il a éprouvée pour la tristesse de son enseignante, se dote in extremis d’une morale humanitaire. Il se montre scandalisé par la guerre et par l’idée que les gens de son entourage puissent y être insensibles : « Mais la guerre, même au loin, continue de détruire des vies et personne ne devrait fermer les yeux sur ces horreurs. Personne ! Pourtant, on dirait que tout le monde reste indifférent. » (DEL, 65) Il entreprend ensuite d’écrire une lettre contre la guerre, qu’il fera signer au plus grand nombre de personnes possible, espérant qu’il pourra ainsi contribuer à restaurer la paix dans le monde. C’est là une manière de clore le récit sur une note positive, indiquant aux jeunes lecteurs la voie d’une facile consolation en face d’une réalité qui n’en continuera pas moins à faire des morts sur tous les continents. Reste le contentement de se savoir en un pays pacifique doublé de la certitude que ce privilège du pacifisme dont jouissent les Québécois est en fait une de leurs qualités humaines intrinsèques et qu’ils ont le devoir de la transmettre aux autres. Des étoiles sur le lac comme du reste les autres oeuvres de la littérature québécoise de jeunesse à thématique guerrière contribuent moins à faire progresser le monde vers plus d’humanité et de paix qu’elles ne confortent les jeunes lecteurs d’ici, ainsi que les parents et les éducateurs qui achètent les livres, dans l’idée fort satisfaisante que chacun d’entre nous rejette la guerre par grandeur d’âme et force de caractère et que, ce faisant, nous donnons le bon exemple.