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Le présent texte est une réflexion sur les rapports entre les modes de gouvernance de l’action publique et le développement des systèmes d’information sociale statistique qui produisent des « configurations sociocognitives » différenciées. Précisons que nous ne prétendons ni à un développement théorique sur cette articulation ni à une avancée épistémologique ou méthodologique sur les systèmes d’information géographique, mais plus prosaïquement à une mise en ordre de notre expérience d’intervenant social[1], qui nous paraît — à tort ou à raison — originale. Il est vrai que le rapport entre modes de gouvernance et développement des outils statistiques a connu et connaît encore des prises de position critiques dans les sciences sociales, par exemple dans le refus politique d’une géographie quantitative. La position de William Bunge est exemplaire à ce titre. Alors qu’il était depuis la publication de son ouvrage Theoretical Geography l’un des spécialistes de la géographie quantitative, dès les années 1960, il choisissait une orientation alternative pour ses travaux, après une « double prise de conscience : celle des finalités politiques de la production du savoir géographique et celle du caractère indissociable de la recherche et de son application, de la théorie et de l’action » (Popelard et al., 2009). Il a été ainsi l’un de ceux qui ont ouvert la voie au mouvement connu comme géographie radicale. Dans une perspective plus sociohistorique et analytique, Alain Desrosières montre que la raison statistique a connu un tournant décisif, caractérisé par une « tendance… à la délocalisation », un « glissement du local vers le territorial » (Desrosières, 1993 et 2008 : 80) et il s’interroge sur les effets des politiques contemporaines de décentralisation que connaît la France où de nouvelles possibilités entre local et territorial se font jour sur les approches statistiques.

Notre propos n’est pas de discuter ou de développer ces diverses orientations scientifiques (nous n’en avons ni le désir ni les compétences) mais de situer notre expérience d’intervenant social dans cette double interrogation politique et épistémique. Actuellement, la conjonction entre l’extension et le développement des outils du type système d’information géographique, déjà largement utilisés en géographie, et la multiplication des redécoupages politiques, administratifs et sociaux des territoires soulèvent un renouvellement des débats dans la mesure où la spatialisation des « faits sociaux » laisse poindre des questionnements sur les usages des connaissances ainsi produites et appelle à une nouvelle réflexion tant politique qu’épistémique sur les modes de production du savoir.

Notre objectif, ainsi situé dans cette double interrogation politique et épistémique, consiste à rendre visibles les difficultés et les obstacles, mais aussi les résultats, les gains et les cheminements en matière de connaissance que nous avons rencontrés dans notre expérience de recherche et d’utilisation des systèmes d’information dont les finalités au départ visaient à mieux connaître le « territoire » de notre intervention sociale mais dont la richesse nous a conduit à produire et comparer des connaissances qui se situent à différents niveaux du global au local dans les enchâssements multiples d’espaces que constitue un « territoire », quelle que soit son échelle.

I. Problèmes épistémiques et sociaux et récit d’une expérience

1.1 Le débat sur les intérêts à la connaissance dans les années 1960 et aujourd’hui

Dans la doxa la plus classiquement partagée, le rapport à la connaissance du scientifique et celui de l’intervenant social se distinguent par une conception et un usage différenciés : le savant est considéré comme éloigné de l’action alors que l’intervenant social a besoin de connaissances utiles pour son action. Or les thèses de Jürgen Habermas nous ont incité à revoir la donne : l’auteur affirme qu’il y a, dans tous les cas, « un intérêt qui commande la connaissance » (Habermas, 1973 : 145). Habermas a distingué « trois modes de relations spécifiques entre les règles logiques et méthodologiques d’une part et les intérêts qui commandent la connaissance d’autre part ». En ce qui concerne le terrain social, deux de ces trois modes nous intéressent, même si les catégories employées par l’auteur nous semblent insuffisantes pour rendre compte des phénomènes. L’auteur distingue ainsi « les sciences historico-herméneutiques » qui ont un intérêt pratique, et les « sciences dont l’orientation est de nature critique » qui procéderaient d’un intérêt émancipatoire… (Habermas, 1973 : 149). Nous retrouvons approximativement, dans ses propos, deux des orientations en matière de connaissance que nous venons de signaler. D’un côté, nous pouvons assimiler l’une des orientations à la critique adressée par William Bunge (1971) à la géographie classique (études régionales) et à la géographie quantitative, dans la mesure où selon Habermas, le chercheur effectue un « processus de réflexion » qui « affranchit le sujet « des rapports idéologiquement figés mais en principe modifiables » (Habermas, 1973 : 149-150). De l’autre, nous avons une étude historique de la statistique dans laquelle Alain Desrosières tient compte nécessairement de la méthode même des statistiques qui appelle à la « compréhension ou l’interprétation des relations « causales » constatée ». Or, « de par sa structure même, la compréhension d’un sens est tournée vers la possibilité d’un consensus entre sujets agissant dans le cadre d’une conception de soi qui leur vient de la tradition. C’est ce que nous appelons un intérêt de connaissance pratique… » (Habermas, 1973 : 149). Ainsi le géographe et le statisticien auraient à prendre conscience que leurs disciplines ne produisent pas simplement des connaissances, des savoirs, mais qu’elles sont à la fois des « configurations sociocognitives » et des praxis dont il faudrait expliciter le rapport qu’elles entretiennent avec l’action et avec leur base sociale politique, sinon, comme pour Bunge, capitaliste.

1. Vers la fin des années 1960, le débat émerge en géographie. William Bunge aux États- Unis, ou Yves Lacoste, en France, ont pris conscience que leur savoir, leurs outils — par exemple les cartes —, sont des instruments stratégiques puissants dans les mains des différents impérialismes ou dans les processus sociaux de domination et d’exploitation. Le livre d’Yves Lacoste, La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre, publié en 1976, apparaît comme la contribution de la géographie au grand mouvement de la pensée marxiste qui fleurissait à cette époque en même temps que comme un pamphlet auprès de beaucoup de géographes. L’ouvrage de William Bunge, Fitzgerald, Geography of a Revolution, paru en 1971, proposait une « géographie populaire » et une analyse des « territoires au quotidien ». Intéressons-nous essentiellement à ce dernier qui avait comme objectif de produire une connaissance émancipatoire pour la classe ouvrière noire de la ville de Détroit. Il s’agissait pour lui de développer et d’étendre les « stratégies de résistance » de cette population aux processus et mécanismes de domination par une réappropriation de leurs ressources, par leur participation à l’aménagement urbain, par une intégration aux décisions concernant leur territoire. Les « cartes » que Bunge produisait étaient pour lui autant de « preuves » en matière d’accès aux soins, à l’éducation, au logement… Sa production se définissait comme une géographie de « terrain » au service des habitants de Détroit. Le géographe devait vivre dans le quartier et analyser le quotidien des habitants en butte aux contradictions du capitalisme, libérer la parole de la population, et rendre visibles les processus en cours de taudification du quartier. Pour ce faire, les cartes bien sûr mais également les photographies, les entretiens et les rencontres avec les habitants, les voisins, les parents étaient autant d’outils pour réaliser ce travail « émancipateur », qui résulterait d’une production collective de savoirs. L’engagement et la responsabilité du chercheur devaient être au coeur de sa démarche et proposer une révolution « écologique » et « biologique » : la lutte des classes passait par une lutte pour la réappropriation matérielle et symbolique du territoire et par l’extension des conditions de survie des populations. William Bunge a été ainsi l’un des promoteurs d’une « géographie radicale » qui inventoriait de nouveaux champs d’étude, notamment les processus de domination et d’exploitation à l’oeuvre dans les espaces urbains. Ses premiers travaux portaient ainsi sur la pauvreté, les minorités, les accès aux services sociaux dans leur dimension spatiale.

D’une certaine manière, et dans la conjoncture actuelle différente, notre expérience d’intervenant social pourrait ressembler à cette modalité du savoir. Ce qu’il y aurait de commun aux deux types de démarche serait notre engagement et notre responsabilité au service, sinon des classes populaires pauvres, des minorités, du moins au service du citoyen pour faciliter l’accès au savoir, aux services sociaux et de santé, à l’emploi. La volonté de connaître notre « territoire » d’intervention est aussi ce que nous partageons en partie tout au moins avec cette forme de connaissance. Mais les outils statistiques et les SIG que nous utilisons offrent la possibilité de remettre en question les « sémantiques locales » avec lesquelles Bunge et Robert Peet (1977), l’un des représentants les plus connus de la géographie radicale, pensent le territoire et les populations sur le territoire. Les processus de domination et d’exploitation sont renvoyés chez ces auteurs au politique ou au capitalisme alors que la construction d’un territoire est un enchâssement de nombreuses divisions de l’espace qui sont effectuées par une multiplicité d’acteurs sociaux aux statuts hétérogènes qui produisent chacun du « territoire » et une configuration sociocognitive de ce territoire. Si nous nous sentons très proche des objectifs de la « géographie populaire » de Bunge, il nous semble cependant que notre expérience, malgré un lexique partagé, est cependant différente. La connaissance géographique que ces auteurs apportent est émancipatrice essentiellement par la critique sociale qui l’accompagne. Dès lors, comme dans la période actuelle, la dimension de critique politique s’estompant dans l’opinion publique et dans celle des chercheurs (la base sociale de la configuration sociocognitive), le travail d’enquête offre aux dominants des connaissances sur des populations qu’ils connaissaient très peu, et qui leur sont d’une grande utilité pour effectuer régulation et contrôle social. L’intérêt porté à la connaissance est alors de nature moins émancipatrice que pratique, à la mesure du consensus interprétatif sur les catégories et les classifications opérées.

2. La description diachronique du développement des statistiques que fait Alain Desrosières développe plutôt un intérêt pratique à la connaissance. En effet, il observe, à travers le glissement d’une statistique locale à une statistique globale et dans le retournement actuel, l’ajustement des systèmes d’information aux demandes des politiques et on peut le penser à leurs intérêts, à partir d’une définition unilatérale — même si elle change d’une période historique à une autre — d’un « territoire » pensé comme homogène et non comme un enchâssement d’espaces multiples et hétérogènes. Reprenons rapidement les différentes configurations sociocognitives qui scandent sa chronologie : « Dans l’Allemagne du xviiie siècle, où est née la statistik, celle-ci constituait une description systématique, selon un canevas préétabli, des divers aspects de la vie d’un État (lois, coutumes, religions, climat, activités économiques) et n’était pas associée aux idées de quantification et de mesure. Proches à la fois de ce que sont aujourd’hui la géographie et les sciences politiques et administratives, son ambition et ses méthodes ressemblaient plus aux essais contemporains de descriptions de monographies locales qu’à des tableaux statistiques ventilant un territoire global dans un découpage fixe et selon des critères standardisés » (Bourguet, 1988). Cette première conception de la statistique semble s’être poursuivie jusque dans les années 1830 durant lesquelles le mot statistique « conserve en partie, y compris en France, le sens d’une monographie locale, notamment pour des notables et érudits de province qui perpétuent une tradition de compilation descriptive de leur région, issue de la philosophie des Lumières, tradition qui perdure au moins pendant la première partie du xixe siècle » (Brian, 1991, cité dans Desrosières, 2008 : 80-81). C’est ce que nous nommons une « configuration sociocognitive », une forme de connaissance articulée à des acteurs sociaux particuliers qui la produisent. Cette configuration devient obsolète en France dès lors qu’il s’agit « d’asseoir fermement l’autorité de l’État et de l’administration et… celle des représentants locaux du pouvoir central que sont les préfets » (Desrosières, 2008 : 81). Ces derniers constituent un corps professionnel nouveau émanant de la mise en forme de la société réalisée par le découpage administratif et politique « rationnel » qu’est le département. Nous avons cité longuement l’auteur parce que nous voulions insister sur la focalisation polarisée d’outils cognitifs, entre des « monographies locales » d’une part et, d’autre part, les statistiques administratives « territoriales » à l’échelle d’une nation. Nous avons de plus souligné la différence sociologique entre les acteurs sociaux qui ont eu pour mission de fabriquer ces systèmes d’information, d’une part des acteurs locaux, attachés à leurs provinces et à leurs histoires respectives, d’autre part des acteurs liés à l’appareil d’État et au territoire national. Ces deux éléments — cognitif d’un côté et social de l’autre — se sont combinés selon des « configurations sociocognitives » historiquement variées.

Notons les enjeux sociaux qui peuvent ainsi émerger. Bastien Sybille (2009) insiste sur l’aspect productif des outils SIG pour l’action de l’État. Cela semble être l’un des points sur lequel s’attardent les chercheurs critiques. Ainsi Scott (1998), cité par Sybille, déclare : « Pour les États modernes, l’enjeu du déploiement de ces instruments d’objectivation, c’est la capacité à « voir « le phénomène à réguler. » Selon ces auteurs, « l’État ne peut agir sur son territoire et sa population s’il n’est pas capable de le voir ».

Qu’en est-il aujourd’hui des formes de connaissance liées aux statistiques au moment où, par exemple en France, on connaît les politiques de décentralisation des services de l’État ou de déconcentration de l’action publique qui se noue autour de nouveaux acteurs sociaux et divers partenaires ? Or, c’est aussi la question que nous nous posons ici. Qu’en est-il de la « configuration sociocognitive » au Québec où l’action publique, liée aux politiques sociales, n’a connu ni la même périodisation historique ni les mêmes modes de gouvernance ? Nous pouvons suivre l’auteur en recontextualisant ses propos au cas du Québec : il est certain que la province voit s’opérer une totalisation territoriale dès lors que « les questions de pauvreté, d’hygiène publique, de protection de la famille et de l’enfance sont peu à peu transférées de réseaux locaux de charité et d’assistance (auxquels correspondaient bien les descriptions monographiques) à des systèmes nationaux de protection sociale institués et uniformisés par des lois votées par les Parlements » (Desrosières, 2008 : 83). Ces questions ont été cependant rapidement déléguées à des institutions parapubliques et à des « organismes communautaires » dont les missions restaient essentiellement locales (ou localisées). L’originalité — communautaire — de modes de gouvernance de l’action publique est ici à noter. Il s’agit, pour les organismes communautaires, en effet, de dispenser des services publics selon un contrat à partir d’ententes, passé avec un bailleur de fonds publics ou privés, et d’exercer le reste du temps une liberté d’intervention définie par son conseil d’administration. Si les modes de gouvernance locale de l’action publique sont déjà anciens au Québec, la « configuration sociocognitive », du fait notamment du développement des systèmes d’information sociale et géographique, offre aux acteurs sociaux de nouvelles possibilités que ces derniers peuvent ou non réaliser.

La présentation de notre initiative et son analyse défendent la thèse suivante : une configuration sociocognitive virtuelle peut se réaliser et se mettre en place ; elle articulerait un mode « communautaire » de gouvernance de l’action publique déjà ancien, le développement actuel rapide de systèmes d’information sociale et géographique, et l’émergence d’« entrepreneurs », producteurs de connaissances que l’on pourrait qualifier de citoyennes[2]. Tout au moins nous présentons notre expérience afin de provoquer une discussion sur les formes de division du travail de production des connaissances et sur les rapports sociocognitifs des systèmes d’information sociale élaborée, et de souligner les virtualités qu’offre l’émergence de cette configuration sociocognitive. Mais l’invention cumulative des approches territoriales et locales, totalisantes et monographiques qu’elle ouvre ne pourra se développer que si les acteurs sociaux citoyens l’investissent et la réalisent.

Nous situons au préalable notre questionnement, pour ensuite focaliser notre propos sur le récit de notre initiative. En effet, celui-ci décline et souligne le fait que cette configuration ne va pas de soi : elle ne se développe pas de manière linéaire et nécessaire mais elle est le résultat laborieux de nombreuses négociations avec des acteurs sociaux divers, notamment d’abord avec les professionnels des institutions officielles de production de données sociales (Statistique Canada, Institut de la statistique du Québec, ministères, professeurs d’université) qui sont considérés comme les acteurs « légitimes » du « champ social » de la production des données, mais également, ensuite, avec les intervenants professionnels qui, eux-mêmes, restent attachés, « légitimement » toujours, à leur mandat localisé. Nous pourrons alors porter à la discussion les deux aspects de la configuration, l’aspect social d’une part et l’aspect cognitif d’autre part.

1.2 Informations territoriales et informations locales

La réflexion que nourrit l’intervenant social, « entrepreneur-producteur » de connaissances virtuellement « citoyennes[3] », répond à des inquiétudes épistémologiques et pragmatiques. Pour ces dernières, les connaissances obtenues grâce à l’usage de statistiques ne satisfont pas sa mission de régulation des politiques sociales. L’abstraction des connaissances obtenues à un niveau de généralité « territorial », selon l’expression de Desrosières, étatique le plus souvent, permet de construire une totalisation des données qui homogénéise et rend cohérent le « territoire ». Elle peut, à cette échelle, nourrir les « débats, [les] négociations et [les] décisions de portée nationale et tout particulièrement… ceux des administrations et des instances de concertation », ou donner lieu à une critique politique militante à l’échelle nationale. Comme l’écrit encore Desrosières, « le langage de l’information statistique contribue à rendre possible un espace public du débat… ». Et c’est bien, nous semble-t-il, ce que fait Bunge. Cependant, l’acteur social et/ou l’intervenant, s’il dispose ainsi de règles générales de gestion de son activité publique, n’est pas suffisamment outillé pour comprendre le « milieu local » de son intervention et y construire, en connaissance de cause, sa gouvernance. Les outils statistiques sont des instruments cognitifs qui permettent une totalisation territoriale de variables et la mise en équivalence des différences dans cet espace considéré comme homogène à des fins de comparabilité. Rendre possible par la standardisation des définitions et des modes d’observation des faits élémentaires et atteindre l’exhaustivité (ou la représentativité probabiliste) des enregistrements à l’intérieur d’un espace clairement délimité sont, selon Desrosières, les exigences de l’instrument statistique. Comme il le constate, ces « deux exigences sont identiques à celles que requiert un système administratif fondé sur le droit, et sur des règles égales pour tous et uniformes sur un territoire donné ». Cette proximité entre les systèmes de valeurs de l’administration en général et ceux des bureaux des statistiques (uniformité des règles et exhaustivité des enregistrements) contribue à établir progressivement la légitimité de la science en combinant d’une façon très spécifique le langage de la science (la quantification) avec celui de l’État de droit (la neutralité et l’universalité de la loi). Or le « milieu local » est d’abord le produit d’une histoire, un enchevêtrement de temps sociaux multiples et un enchâssement d’espaces divers, qui lui donnent son caractère hétérogène, complexe et spécifiquement différencié. Les données statistiques, telles qu’elles sont présentées, ne peuvent en rendre compte. Certes, ces outils statistiques classiques peuvent focaliser également la recherche d’informations sur des populations particulières. Mais on peut craindre alors une fragmentation « caméraliste[4] » de populations à « gérer » qui, elle, est compatible avec une conception technocratique de la régulation sociale. On peut également tenter d’articuler informations territoriales et informations locales, mais cette articulation se fait par l’intermédiaire des langages statistiques de description et de leurs catégories et critères, qui sont de nature différente et restent fermés aux informations locales détaillées. Or, pour l’acteur social, la nécessité et l’urgence de l’intervention sociale exigent sans doute un complément d’analyse sociologique permettant de passer de l’abstrait au concret de la réalité sociale.

La thèse défendue ici consiste dans la croyance que les outils géomatiques peuvent changer la donne en ouvrant de nouvelles possibilités analytiques tant en matière de production collaborative des informations et des connaissances sociales qu’en matière de renouvellement des problématiques des connaissances, qu’ils peuvent offrir un élargissement des « configurations sociocognitives », à la fois plus collaboratives et plus citoyennes.

1.3 L’initiative d’un intervenant social et son récit

Quand nous avons accepté de jouer un rôle d’agent de changement social dans un territoire ou auprès d’une communauté, il est apparu nécessaire de dresser un portrait du « milieu social » pour lequel nous avions mission d’intervenir et qui nous fournisse des outils pour opérer une totalisation cohérente que nous jugions nécessaire pour notre intervention. Les organismes communautaires, bien qu’ils n’aient pas de moyens financiers suffisants pour effectuer des recherches ou des études, peuvent travailler cependant à déblayer le terrain en questionnant les acteurs, en lisant les documents liés à leur territoire et aux populations qu’ils desservent, cela contribuant à documenter leur milieu d’intervention. Ces connaissances fournissent des résultats intéressants mais impressionnistes et flous, insatisfaisants à nos yeux pour construire une cohérence spécifique du « milieu concret » ou une totalisation partielle susceptible de coordonner rationnellement notre intervention aux situations hétérogènes que nous rencontrions.

Aussi avons-nous demandé aux professionnels, publics ou privés, de la recherche de nous assister pour qu’ils apportent un éclaircissement rigoureux permettant de mieux caractériser la spécificité des territoires et des populations desservis. Cette option de démarcher auprès d’une université montréalaise est devenue un véritable défi et un parcours du combattant, dans la mesure où la demande de l’intervenant social que nous sommes, sans doute imprécise, ne paraissait pas être prise au sérieux. Du moins, ce qui semblait inaudible dans nos demandes, c’était la nécessité de mettre en relation des données aussi diverses que celles qui émanaient des recensements démographiques, des données sociales de Statistique Canada et de diverses autres enquêtes nationales, celles qui relevaient des découpages territorialisés des différentes administrations publiques ou professionnelles, des budgets attribués aux différentes actions, toutes données certes hétérogènes et chacune complexe mais qui sont à la genèse du « territoire de notre intervention ». Ainsi il ne s’agissait pas seulement d’obtenir des informations, par exemple sur la population des jeunes de notre territoire, mais de pouvoir les mettre en relation — seule cette mise en relation peut donner sens aux chiffres fournis — avec les autres données démographiques, administratives, professionnelles, financières, sociales.

Au bout de deux ans de démarches et en l’absence de réponses pertinentes, nous nous sommes adressé à trois autres universités. Nous avions également approché les organismes de développement social, publics et parapublics, comme le service Développement social et diversité de la Ville de Montréal, le Service recherche de l’Agence de la santé et des services sociaux, la Conférence régionale des élus, le Service de recherche du ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale, le centre local de services communautaires ainsi que Centraide, qui disposent, sinon de bureaux d’étude, du moins de moyens financiers pour ce genre de production de connaissances. Chacun de ces organismes a accepté notre demande sous la condition d’un long processus d’identification de « nos besoins » et quelquefois d’une évaluation des coûts de l’opération. La plupart de ces organismes ont remis, comme résultats, les connaissances produites lors de précédentes recherches, qui couvraient, selon eux, une partie de « notre territoire » et par conséquent une partie de nos besoins. Ces résultats offraient, toujours selon eux, les éléments de connaissance utiles concernant les caractéristiques des populations que nous avions à connaître.

Or, assez souvent, ces recherches exprimaient des « besoins » qui nous semblaient peu ajustés aux types d’interventions que nous pensions pertinentes pour notre action. D’une part, nous ne nous reconnaissions pas dans ces savoirs élaborés à partir d’une classification particulière et par conséquent à un niveau tel de généralité qu’ils réduisaient la spécificité de notre territoire et de sa population à des informations portant sur des découpages abstraits et dépendants de leurs diverses administrations. Un simple exemple pourrait être donné. Nous avions besoin de savoir où nous installer physiquement sur la zone que nous devions couvrir pour notre mission. La logique du découpage administratif du territoire et la rationalité gestionnaire auraient dû nous conduire à nous installer dans un lieu assez central de notre territoire qui nous était offert et qui se trouvait donc dans la zone administrative découpée. La décision de la localisation du CJE[5] s’est cependant prise, après une étude monographique locale, dans un lieu où la concentration des défavorisations sociales et matérielles des jeunes apparaissait le plus dense. Les documents fournis par les universitaires et les institutions de recherche donnaient des informations générales concernant la population de la zone sans focaliser sur les informations spécifiques concernant la population pour laquelle nous travaillons. Nous n’avions pas de description spécifique des jeunes, mais des données recueillies et traitées selon l’angle de prise opérée par l’institution sollicitée. D’autre part, nous ne disposions pas non plus de moyens de comparer la population de Côte-des-Neiges avec les autres parties de notre secteur ni avec les territoires des autres Carrefours, comparaison qui justement nous aurait permis de mieux cerner ce qui fait la différence spécifique de notre zone d’intervention.

Face aux lenteurs des réponses (trois ans s’étaient écoulés) et à l’importance des coûts exigés pour effectuer les études, nous avons décidé de faire appel à des firmes privées. Celles-ci répondirent très vite aux demandes incluses dans le cahier des charges, les délais de réalisation promis étaient assez brefs mais ils exigeaient de notre part un travail énorme de recueil d’informations, et leurs coûts nous ont paru exorbitants. Entre 250 000 $ et 475 000 $ nous étaient demandés pour la production d’un prototype et d’une application logicielle portant sur les ressources communautaires couvrant le territoire de l’île de Montréal. Ceci n’incluait pas l’achat des données et la livraison d’un logiciel libre d’usage, ni les frais d’acquisition des bases de données géométriques et numériques ni les droits de publication sur le Web.

Bref, nous nous sommes heurté, sans nous y attendre, au marché de la production des systèmes d’information et des connaissances sans que les structures de recherches existantes, universitaires, publiques, parapubliques ou privées, apportent des réponses que nous pouvions juger satisfaisantes pour répondre à nos demandes. Nous avons ainsi pris conscience brutalement de l’existence des « configurations sociocognitives » différenciées et de celle d’un « champ social » de producteurs de données savantes, avec les luttes pour conserver le monopole de définition des connaissances utiles et la légitimité des acteurs producteurs des connaissances. Nous avons également mesuré le coût social et financier d’un marché de la production de ces données à différentes échelles. Nous y reviendrons dans la discussion.

Nous avons alors décidé de mener une opération locale institutionnelle, de type collaboratif, en nous associant à des professionnels qui ont accepté de partager l’effort dans la recherche d’informations et de connaissances contre une modeste rémunération. Nous avons constitué un consortium d’organismes pour couvrir les coûts d’acquisition des données et des logiciels. Nous avons réussi à former deux consortiums, l’un étant en lien avec le Conseil canadien de développement social, qui avait réussi à faire accepter un programme SACASS (Stratégie d’accès communautaire aux statistiques sociales), devenu depuis le CDC (Consortium de données communautaires). Le consortium principal (SACASS) de Montréal s’est ainsi donné un comité directeur composé de quatre représentants d’organismes différents, le directeur de recherche de l’Agence de santé, un professionnel chevronné de la Direction du service des développements de systèmes de la Ville de Montréal, un directeur d’une entreprise d’économie sociale et le directeur d’un carrefour jeunesse-emploi.

L’esprit de ce programme visait à regrouper des organismes parapublics municipaux et communautaires. L’objectif était de stimuler la recherche en rapprochant les compétences qui se trouvent distribuées dans les différents services et en partageant les coûts d’acquisition des informations numériques (ou données). Nous avons réussi à regrouper 21 organismes, comprenant un service de recherche de la Ville de Montréal, des organismes de santé et de services sociaux, des organismes scolaires, un centre de recherche universitaire, des organismes d’économie sociale, et des organismes communautaires. Cette démarche est née en 1998, s’est finalisée en 2004 et se poursuit actuellement. Le deuxième consortium regroupait essentiellement des carrefours jeunesse-emploi de Montréal (11 CJE sur les 20 existant sur l’île de Montréal) : l’objectif explicite était de produire une application Web et une étude comparative des populations de « jeunes » de 16 à 35 ans de chacun des territoires[6] et de l’ensemble des ressources de la métropole québécoise. D’une certaine manière, nous avons institué une nouvelle « configuration sociocognitive » collaborative, croisement de configurations partielles.

Les mandats que nous nous sommes attribués comprenaient la réception des données produites principalement par Statistique Canada et leurs livraisons dans les quatre organismes directeurs. Nous avions également comme tâche d’établir le catalogage de ces données dans plusieurs serveurs et de les rendre accessibles à nos membres. Le Comité directeur se devait d’animer les rencontres avec le Conseil canadien de développement social, Statistique Canada, et l’ensemble des membres. Chaque organisme menait ses recherches de façon autonome. On peut ainsi parler de la production d’un SIG[7] Atlas Santé Montréal, réalisé par l’Agence de la santé, d’un projet Socioscope promu par la Conférence régionale des élus et présentant des cartographies de la population de Montréal et des services dédiés à certaines problématiques, de projets de la Commission scolaire de Montréal mettant en oeuvre la géolocalisation des écoles et des services communautaires et d’illustrations graphiques d’indices de pauvreté. La Ville de Montréal s’exprimait dans plusieurs directions en présentant notamment des portraits de populations de chacun des arrondissements. Quant au carrefour jeunesse-emploi de Côte-des-Neiges, il a développé un ensemble de programmes de collecte de données couvrant non seulement Montréal mais également la totalité du territoire du Québec ; il a réalisé des études de population des jeunes de 16 à 35 ans pour chacun des 110 territoires des CJE et des portraits de la population générale pour de nombreux découpages territoriaux québécois (arrondissement, CJE, centres locaux d’emploi, centres locaux de développement, commissions scolaires, corporations de développement économique communautaire, circonscriptions électorales provinciales et fédérales, secteurs de recensement, aires de diffusion, etc.)

Nous pouvons dire que nous avons tiré des avantages du fonctionnement collaboratif des consortiums, en partageant nos expertises dans un domaine où tout évolue vite et où tout est complexe, expertises souvent liées aux mandats de chacun des organismes. Rapidement, un esprit de collaboration et de solidarité s’est institué parmi la plupart des membres. En effet, nous avons pu mettre en perspective nos travaux d’organisation et de production d’informations et de connaissances sociales, et créer ainsi un pôle de recherches au service d’acteurs institutionnels et associatifs montréalais et québécois.

Comme chaque organisme demeurait totalement autonome dans la production de ces recherches, il est difficile de parler des réalisations de chacun. Par contre, nous pouvons proposer des exemples du programme qui a pris forme depuis maintenant 10 ans dans un organisme communautaire (le CJE de Côte-des-Neiges). Dès le début de notre aventure, nous avons eu une intuition qui a guidé toutes nos actions, celle de viser une forme de « totalité partielle » : il s’agissait de bâtir des systèmes d’information géographique et sociale, généralement autour de quatre séries de données. La première concerne les données numériques venant des recensements et études faites par Statistique Canada ou d’autres études populationnelles (comportements politiques, connaissance des clientèles, l’ensemble des données démographiques, économiques et culturelles). La seconde concerne les modes de découpage des territoires par les administrations quelles qu’elles soient, et la recherche des rationnels qui présidaient à la détermination de chacun de ces découpages. La troisième concerne un ensemble important de bases de données sur les acteurs institutionnels disposant d’attributs les décrivant plus ou moins dans les détails par secteurs d’activité (leurs coordonnées spatiales, leurs responsables, leurs programmes, leurs budgets). La quatrième concerne les grands choix budgétaires reliés aux secteurs d’activité, aux institutions et aux territoires. Ces quatre grands domaines constituent un plan de travail qui peut être vu comme un référentiel d’informations à collecter et forment l’ossature de multiples systèmes d’information plus ou moins complexes que nous avons produits en près de huit ans. Le défi de notre démarche consiste à intégrer les informations portant sur les quatre dimensions dans un produit unique.

Nous voyons bien ce que cette démarche doit aux réflexions d’Alain Desrosières. Si on généralise le fait que les configurations sociocognitives sont nécessairement partielles, sinon partiales, le croisement de ces configurations permet de mieux appréhender un « territoire » qui se révèle du coup comme un enchâssement d’espaces découpés selon les intérêts ou les besoins de leur base sociale. Le croisement de ces configurations sociocognitives ressemblerait-il aux résultats de la démarche des tenants de la géographie radicale ou de la géographie populaire de William Bunge ? Nous ne le pensons pas, dans la mesure où la vision du « territoire » de l’auteur reste, du fait de son opposition aux décisions économiques et politiques, homogène. Cela signifie que les données d’observation locales sont le résultat d’une homogénéisation des différences sur le plan local, qui de fait sont liées aux enchâssements des espaces qui le composent. Les outils informatiques dont nous disposons aujourd’hui permettent au contraire d’observer ces enchâssements.

1.4. L’usage des outils informatiques

Les outils intégrateurs des données utilisés pour cette production ont été développés principalement à partir de trois logiciels de géomatique, à savoir MapInfo, ArcGIS, et Géoclips solo et serveur. Les langages de programmation utilisés, pour rendre possible la publication des travaux sur la toile, furent FLASH, PHP, HTML, Java, Apache et MySQL… lesquels ont cohabité et permis de réaliser différentes opérations d’analyse et d’illustration des résultats statistiques et graphiques. Les caractéristiques de ces systèmes d’information ont permis de traiter jusqu’à 80 niveaux géographiques pour certains territoires, des centaines de bases de données sur les acteurs institutionnels, et divers fichiers comprenant entre 1200 et plus de 2000 indicateurs tirés de diverses enquêtes. La méthode de présentation des travaux consiste, quel que soit le niveau appréhendé, à mettre en perspective toute étude, qu’elle soit locale, régionale ou nationale. Une même étude locale est subdivisée en sous-territoires, mais elle est aussi effectuée avec d’autres espaces de même nature et de même mandat, par rapport à une région de référence, de niveau supérieur à celui étudié.

Les résultats de toutes ces études font l’objet d’un travail géographique et numérique et proposent des cartographies, des tableaux, une variété de graphiques et de schémas, illustrant des corrélations entre les diverses variables, des orthophotos, et des plans détaillés des territoires. Les produits sont de meilleures approximations du terrain concret d’intervention puisque la visualisation du phénomène traité en de multiples cartes qui peuvent se superposer rend bien compte de la complexité des différents espaces dans lesquels il est immergé, alors même que la précision des mesures numériques donne une valeur possible de comparaison. Une fois ces informations organisées et ces illustrations faites, l’analyste est appelé à effectuer une interprétation s’appuyant sur les données recueillies, analysées et illustrées[8].

Face à la population de jeunes que nous avions à desservir, nous avons décidé de présenter une image la plus détaillée qui soit de leurs caractéristiques objectives, notamment à partir de l’enquête nationale sur les ménages d’une assez grande richesse de Statistique Canada (2001-2006). Il était tout aussi important pour nous de distinguer les caractéristiques de cette jeunesse par rapport à la population générale parce que, le jeune étant un citoyen comme les autres, ses besoins sont de même nature que ceux de la plupart des citoyens : il a besoin de formation, de revenus, de s’occuper de ses enfants ; de bien connaître les ressources en santé et en garderie ; de connaître les entreprises dans lesquelles il pourrait travailler ; de savoir comment la société est organisée en termes de services publics, parapublics et de services communautaires… Bref il a besoin de connaître tout ce que la société met à la disposition de ses citoyens. Il est bon que, comme intervenant social, nous soyons à même de connaître les caractéristiques de notre population qui, à bien des égards, se différencient de l’ensemble de la population de Montréal, et de mettre en relation cette population jeune avec les différents espaces découpés et les ressources variées qui s’y trouvent. En somme, nous voulions connaître à la fois toutes les ressources institutionnelles et toutes les caractéristiques de la population à desservir dans un territoire, dans un quartier, ou dans des îlots. Par ailleurs, le travail que nous envisagions de faire à Côte-des-Neiges ne se limitait pas à ce territoire ; notre ambition était de couvrir tout le territoire de Montréal ainsi que de l’ensemble du Québec. Nous pouvions ainsi mettre en perspective ce que l’on allait connaître sur la population de Côtes-des-Neiges par rapport aux autres espaces du Québec. Nous avions également au départ comme objectif celui d’offrir ce type d’étude à nos partenaires communautaires du pays.

Cette ambition a provoqué des comportements de dérision sur notre démarche, la plupart des personnes pensant qu’elle était impossible à mener. Nous étions vu comme trop petit, non expert et surchargé de tâches dans notre propre organisation, dépourvu des compétences nécessaires. Cela ne nous a pas empêché de bâtir un système d’information s’appuyant sur des recherches expérimentales que nous avions faites au préalable, n’hésitant plus à les généraliser, les outils ayant été testés, à l’espace territorial auquel nous voulions nous intéresser. Ainsi nous pensons que notre connaissance de Côte-des-Neiges est à certains égards à peine supérieure à celle de n’importe quelle autre région du Québec. Nous avions mis près de 6 mois pour faire l’étude des ressources et de la population de Côte-des-Neiges, et il nous a fallu un peu plus de 12 mois supplémentaires pour couvrir tout le Québec. Pour y parvenir, nous avions élaboré un programme de recherche et nous nous sommes mis en quête d’un type de ressources humaines capable de relever ces défis. Nous avons ainsi réussi à intéresser une cinquantaine de spécialistes en sciences sociales, en géomatique, en économie, en gestion de bases de données, en gestion de serveurs, en programmation et toutes ces personnes se sont identifiées à un moment ou un autre à ces objectifs.

À titre d’exemple, nous avons réalisé une double étude sur les caractéristiques des jeunes de 16 à 35 ans et de toute la population du Québec, nous permettant d’interroger la totalité des indicateurs figurant dans l’enquête nationale sur les ménages quel qu’en soit le niveau géographique. Nous pouvons ainsi générer des rapports d’étude sur n’importe quel territoire du Québec (secteur de recensement, municipalité, carrefour jeunesse-emploi, centre local d’emploi, centre local de développement, municipalité régionale de comté, communauté métropolitaine de recensement, région). Par ailleurs, en plus de ces données du recensement, nous avons intégré dans les mêmes études un ensemble de ressources institutionnelles que le Québec s’est donné (établissements d’éducation, places d’affaires, services en employabilité, services de garde à l’enfance, logements sociaux, coopératives). Cette étude qui peut être consultée sur internet (avec un mot de passe) est dynamique dans le sens où l’on peut interroger le niveau géographique de son choix ainsi que les variables qui ont un intérêt pour l’utilisateur. L’accès limité à ce travail est rendu obligatoire par les règles de copyright et les limitations de diffusion des données de base que nous imposent la plupart des pourvoyeurs de base de données. Aujourd’hui, on ne peut, par exemple, rendre accessibles ni les données de base de Statistique Canada d’un niveau géographique inférieur, ni les bases de données sur les places d’affaires… On a ainsi dans un même système d’informations sociales de riches bases de données démographiques et institutionnelles que l’on peut interroger selon le territoire de son choix. Ce travail est accessible aux employés du carrefour et à tous les partenaires reconnus du Carrefour jeunesse-emploi de Côte-des-Neiges. D’une certaine façon, nous pensons avoir contribué, dans le domaine de l’information et de la recherche, sans le vouloir, à libérer les organisations non gouvernementales de la tutelle des services publics universitaires et ministériels.

II. Éléments de discussion

Les éléments de discussion qui découlent du récit précédent sont de plusieurs ordres : d’abord des questions relevant des difficultés entraînées par la division actuelle du travail de production des connaissances et cela dans la perspective des possibles qui sont offerts par les modes de gouvernance de l’action publique, qui ne sont plus seulement « territoriaux », « nationaux » ou relevant de la seule instance administrative étatique. L’initiative ci-dessus présentée peut être un exemple de la réalisation de virtualités qui restent à développer si tant est que les acteurs sociaux les investissent. Ensuite, des questions qui portent sur l’aspect cognitif de cette initiative : si les connaissances statistiques, avec la forme de totalisation sociale abstraite qu’elle a construite, ont rendu possible la construction d’un espace public de débat, les formes de connaissance rendues possibles par le développement des outils de construction informatique permettent-elles l’ouverture d’autres espaces publics de débat ?

2.1 Division classique du travail de production des connaissances et configuration sociocognitive

L’interrogation sur la division classique du travail de production des connaissances est née de l’écart entre les résultats des recherches offertes, résultats établis à partir d’un questionnement défini strictement par le chercheur, et la demande ultérieure de l’organisme communautaire, qui, bien sûr, était jugée à juste titre, floue. Les analyses statistiques offertes pouvaient ainsi porter, par exemple, sur des découpages d’un territoire déjà unifié, défini selon les critères élaborés soit par le partenaire, soit par Statistique Canada. Ainsi les résultats offerts ne couvraient que partiellement l’espace d’intervention de l’organisme communautaire. De ce point de vue, ils étaient de fait partiellement inadéquats. De plus, le niveau de généralité des informations portant sur les catégories statistiques proposait un résumé trop synthétique de la réalité. Cela était insatisfaisant pour une intervention qui, elle, porte nécessairement sur un concret complexe et qui admet l’hétérogénéité. La connaissance donnée par un résumé synthétique trop homogène n’interdit certes pas des actions mais ces dernières relèvent d’une dimension strictement politique comme, par exemple, une rationalisation de politiques sociales ou, au contraire, une opposition critique à cesdites politiques. L’action contribue alors soit à la régulation sociale et à la confirmation des rapports sociaux existants, soit à l’alimentation d’informations et de connaissances qui peuvent être utilisées par les organisations d’opposition politique ou de contre-pouvoir. En ce sens, comme le signalait Desrosières, ces informations générales ouvrent un espace public de débat.

Les résultats pouvaient porter, également, sur des découpages abstraits de territoires, définis à partir de catégories de populations, construites par Statistique Canada ou par les différents « appareils étatiques statistiques » (Sibille, 2009), fragmentant la totalité sociale en isolant et « ciblant » des « publics particuliers », définis essentiellement négativement par un système de manques et de besoins. Dans ce cas, l’intervention nourrie de ces informations et connaissances peut produire un meilleur « cadrage » (Bernstein, 2007), contrôlant les activités ordinaires de ces catégories de population. Ces dernières, effets de la fragmentation opérée par les analystes, seraient non seulement stigmatisantes par leur particularité mais également menaçantes pour l’ordre social établi. La régulation des politiques sociales dévoilerait ici plus précisément la relation qui les lie d’une part aux peurs sociales et d’autre part aux diverses formes de violence — de types symbolique et institutionnel − auxquelles ces populations peuvent être confrontées dans leur vie ordinaire.

2.2 Une division collaborative du travail de production des connaissances

Ainsi les résultats ou trop synthétiques ou trop « ciblés » ne satisfont pas les organismes communautaires et ne sont pas ajustés aux valeurs qu’ils sont censés mettre en l’avant et défendre. Si ces organismes communautaires ont des mandats territoriaux et, par conséquent, découpent nécessairement la totalité urbaine sur laquelle ils interviennent, non seulement ces découpages ne doivent pas gommer l’hétérogénéité et la complexité sociales, mais aussi l’esprit de ce découpage doit maintenir une forme de « totalité partielle » si l’on retient ici les concepts de G. Gurvitch (1950) et de L. Goldman (1972). De plus, si ces organismes communautaires ont pour mandat de réparer, restaurer des liens sociaux défaillants, ils se donnent également une mission d’émancipation citoyenne. La demande que les intervenants sociaux ont faite aux organismes publics et parapublics de recherche était sans doute floue. On est néanmoins en droit d’interroger l’écart entre les demandes des organismes communautaires et les réponses apportées par les appareils étatiques ou paraétatiques de recherche. Cet écart relève-t-il d’un malentendu, auquel cas il s’agirait d’un simple problème de communication ? Ou d’une mésentente (Rancière, 1995), liée aux rapports sociaux sous-jacents et aux inégalités ou hiérarchies sociales ?

De ce dernier point de vue, un questionnement, relevant d’une sociologie des sciences, peut interroger le monopole de définition des thèmes de recherche, partagé par les organismes gouvernementaux et de recherche. Les demandes de connaissance d’un organisme communautaire semblent apparemment peu pertinentes aux yeux des statisticiens experts et des scientifiques. On pourrait rappeler ici les analyses de Michel Foucault sur les rapports entre savoir et pouvoir. Plus précisément, si l’on utilise les concepts proposés dans L’ordre du discours (1971), nous pourrions traduire les « procédures de raréfaction des oeuvres » en procédures de raréfaction de la production des connaissances et les « procédures de raréfaction des auteurs » en procédures de raréfaction des chercheurs. Nous sommes très éloignés de la constitution de « forums hybrides » (Callon et al., 2001) de discussion pour définir minimalement des thèmes et des formes de recherche. Force est de constater qu’il y a bien un monopole de la part, d’un côté, des responsables politiques qui orientent, par leur financement et leurs demandes propres, les recherches dans le domaine de l’intervention sociale, et de l’autre, des chercheurs experts publics ou parapublics (dont les universitaires bien sûr), qui s’approprient le monopole de définition des programmes de recherche tant dans leurs contenus, leurs problématiques, le choix de leurs outils de collecte et de traitement des données.

Si cette hypothèse était exacte, on comprendrait dès lors les difficultés du dialogue avec les chercheurs — publics ou privés — et les réticences qui ont été le lot de ces échanges, la dérision aussi qu’ils ont manifestée devant les premiers résultats proposés. Face donc à ce que nous appelons cette mésentente entre chercheurs et intervenants, s’est constituée une nouvelle division du travail de production des connaissances qui relevait d’une collaboration entre différents organismes — publics, privés, associatifs, communautaires — dont l’objectif était une construction collective d’informations et de savoirs : les vertus du consortium en ont été les outils institutionnels. La création de ces consortiums pour produire et partager collectivement informations et connaissances sociales ne s’est pas faite non plus sans difficulté. Elle a exigé et exige toujours de déployer des efforts pour leur maintien et des luttes contre l’inertie ambiante quand ce ne sont pas des luttes de pouvoir. En effet, ces institutions se caractérisent d’abord par leur plus ou moins grand éloignement des manières routinières de produire des informations et des connaissances sociales. Les organismes communautaires ont été jusqu’ici éloignés, sinon écartés, des lieux de production des informations et des connaissances sociales. Cet éloignement induit, de fait, des manières de faire, de penser et d’agir des intervenants, une « culture professionnelle » qui reste dépendante des savoirs experts et de leurs rationalités, même si cette dépendance met à mal leur projet professionnel d’émancipation citoyenne. Le décalage produit en effet une limitation des possibilités d’action qui se traduit souvent, à l’encontre de l’efficacité de leurs pratiques, par un sentiment d’impuissance. Ainsi l’appropriation par des petits groupes communautaires de moyens d’investigation qui étaient jusque-là réservés ou qui étaient le propre des grosses organisations d’étude et de recherche n’apparaît pas toujours comme relevant de « droits », ceux définis notamment par Basil Bernstein (2007), le « droit d’amélioration » de son propre savoir, le « droit d’exister et de participer » dans ces espaces de production d’informations et de connaissances.

Mais si les acteurs des organismes communautaires peuvent s’en tenir aux manières de faire, de penser et d’agir « routinières », les organismes de recherche, publics, parapublics ou privés, ne sont pas non plus toujours prêts à remettre en question la division sociale de production des connaissances dont, dans une certaine mesure, elles bénéficient. Leurs arguments sont plus forts parce qu’ils apparaissent marqués de leur autorité scientifique et du coup de la légitimité que cette dernière leur accorde. Cela signifie que le défi lancé par le sociologue-intervenant doit pouvoir démontrer l’intérêt proprement scientifique d’une telle opération : autrement dit comment ce travail collectif de production d’informations et de connaissances « améliore » non seulement les connaissances sociales des citoyens, mais l’ensemble des connaissances savantes ou expertes. Il s’agit par conséquent maintenant de tenter de démontrer en quoi une « institution sociale de l’esprit » est susceptible d’apporter des connaissances nouvelles sur le plan de la connaissance scientifique et de mieux aider une action sociale qui se veut citoyenne. Nous avons choisi de reprendre le titre d’un ouvrage de Jean de Munck (1999) pour traduire l’orientation d’un tel programme institutionnel de production de connaissances. Il s’agit d’une « institution sociale » dans la mesure où les informations et productions de connaissances sociales réalisées par chacun des organismes participant aux consortiums produisant nécessairement des « savoirs inégalement distribués » sont mises en commun et partagées. En effet, la production, les collectes des données et les résultats des recherches, réalisés par des acteurs sociaux qui ont peu de moyens, et qui n’ont pas de financement de recherche, sont ensuite mis en commun, ce qui permet de mutualiser les savoirs et les informations. Cela a pour effet d’instrumenter les acteurs (conseillers, travailleurs aux services des citoyens, citoyens) en éléments de connaissance sur une thématique, sur un territoire, qui leur servent certes à dialoguer avec le palier « politique » mais surtout à lutter contre le secret — volontaire ou involontaire — de l’information. Cette « institution sociale de l’esprit » reste un combat puisque continuent à exister des barrières limitant le programme. C’est là que se trouve la barrière des « copyrights » : il nous est impossible par exemple de mettre sur internet en accès libre l’ensemble des produits de connaissance, parce que nous pouvons ne pas respecter les « droits d’auteur » de Statistique Canada, ou des fabricants publics ou privés d’informations. D’autres barrières existent, en fonction notamment des « cultures professionnelles » de chacun des organismes producteurs : nous affrontons en particulier la « culture organisationnelle » qui définit les manières de faire de chacun des organismes adhérents, si ces derniers ne se dégagent pas d’une vision étroite de leur mandat officiel aux dépens de leurs missions de service public.

2.3 Des formes de connaissances et de savoirs

Desrosières a montré en quoi les études statistiques, qui se sont constituées et ont contribué à la création du « territoire » national et qui ont donné lieu à des actions publiques à partir des découpages administratifs de ce « territoire », ne sont pas compatibles ou n’offrent pas de commune mesure avec les connaissances et les informations nécessaires lorsque les modes de gouvernance changent et deviennent locaux ou régionaux. La difficulté est d’ordre épistémologique : ces différentes connaissances accroissent notre savoir, mais elles ne sont guère cumulatives parce qu’elles inscrivent « leur réalité » sur des unités spatiales différentes. Le découpage administratif départemental en France a offert « un cadre pour présenter de nombreuses statistiques. La cartographie permet d’exhiber des variations systématiques et des corrélations (…). Les taxinomies territoriales (communes, départements, nations) sont stables, précises, faciles à interpréter et à commenter. » Elles sont, de ce point de vue, fort heuristiques. « Pourtant, poursuit l’auteur, au-delà de cette stabilité, l’usage du découpage territorial comme grille d’enregistrement statistique suscite toujours des débats, des critiques et des contre-propositions, dans la mesure où les limites administratives sont elles-mêmes jugées arbitraires, sinon fictives, tranchant sans raisons valables des continuités d’un autre ordre… » (Desrosières, 2008 : 88). C’est sans doute ce point qui peut rendre compte de la rupture du premier dialogue entre l’intervenant communautaire et les chercheurs. Pour l’intervenant, le « territoire », réalité concrète qu’il doit desservir, correspond rarement aux découpages administratifs opérés par Statistique Canada et, dans une certaine mesure, relève d’autres temporalités sociales que celle définie par le maillage administratif politique ou étatique, qui certes n’est pas fictif mais homogénéise l’espace dans sa propre dimension temporelle étatique. Ainsi les frontières de l’espace, qui, pour les chercheurs, apparaissent quasi naturelles, ont été construites historiquement par une action politique, et ces frontières continuent à agir sur la même temporalité politique. L’intervenant, quant à lui, est sur le terrain social, terrain qui garde la marque d’autres histoires et d’autres événements qui ne relèvent pas de cette temporalité politique, mais d’une multiplicité de temps sociaux qui s’entrecroisent et donnent une couleur spécifique à l’espace d’intervention.

De manière comparable, on peut voir que les différentes réponses administratives et institutionnelles qui se sont constituées avec le développement et l’évolution des politiques sociales, celles qui ont tenté de répondre de manière historique diverse aux « questions de pauvreté, d’hygiène publique, de protection de la famille et de l’enfance », ont découpé le territoire en fonction de leur mission respective, avec des frontières qui ne se recouvrent pas, ce qui conduit à des enchâssements d’espaces sur un même « territoire ». Là encore ces découpages correspondent à des temporalités administratives spécifiques qui perdurent et que leurs professionnels continuent de faire exister. Cependant, ces temporalités administratives diverses ne permettent pas non plus de saisir l’enchevêtrement des temporalités sociales d’un espace qui connaît des évolutions, des transformations et qui reste toujours dans une dynamique sociale complexe. L’homogénéisation opérée ainsi par les institutions et administrations et leurs professionnels se fait aux dépens d’une réalité concrète vivante que l’intervenant a besoin de connaître. La stabilité postulée par ces différents découpages ne caractérise pas la stabilité des espaces d’intervention mais la stabilité des institutions et de leurs conventions. Les deux usages de la cartographie que Desrosières avait notés semblent recouvrir ces deux types de découpage de l’espace : « soit des cartographies systématiques accumulant et confrontant (en général visuellement) des variables statistiques distribuées dans une grille spatiale stable, soit des « zonages «, c’est-à-dire des découpages ad hoc, obtenus par optimisation d’une variable particulière… ».

On le voit, l’écart et les conflits entre la demande de l’intervenant communautaire et les réponses apportées par les chercheurs, qu’ils relèvent de la mésentente qui caractérise l’aspect social de cette configuration sociocognitive ou du malentendu sur les connaissances attendues ou les connaissances proposées, demeurent impossibles, en l’état, à résoudre ou à dénouer. Cependant le développement des outils informatiques offrent la possibilité de réaliser une configuration sociocognitive nouvelle, grâce à de nouveaux systèmes d’information sociale et géographique.

2.4 Les outils informatiques et leur capacité heuristique

Ces outils peuvent être présentés d’une part dans leurs capacités méthodologiques heuristiques propres et d’autre part dans leur apport à la production sociologique. En ce qui concerne l’aspect méthodologique, notons que ce sont des « outils de l’intellect ». Nous reprenons à dessein l’expression que Jack Goody (1979 et 1994) utilisait pour montrer en quoi l’écrit apportait des moyens inédits et inouïs pour développer savoirs et connaissances et introduisait ainsi une révolution dans le développement de l’intelligibilité du monde. Nous voulons de ce fait rendre compte de la croyance (illusoire ?) que nous avons à propos des systèmes d’information informatisée : ils nous permettent de rentrer dans un monde nouveau, celui où les informations et les connaissances peuvent se démultiplier, mais aussi où elles peuvent sans cesse être révisées ou critiquées parce qu’elles s’exposent publiquement. D’une certaine manière, il est possible d’affirmer que ces outils d’observation introduisent la possibilité d’une nouvelle révolution de l’intelligibilité du monde. Ils autorisent l’intégration cumulative d’une multitude de bases de données géométriques (spatiales) et numériques, ainsi que la structuration et la visualisation des informations et des connaissances sur les divers « territoires », au-delà des simples possibilités du cerveau, en caractérisant, en enregistrant les données géographiques et en leur adjoignant les résultats des calculs qui spécifient les données numériques. Par rapport aux outils statistiques classiques, ils permettent de visualiser concrètement (c’est-à-dire localement) les informations, et de rassembler et de croiser pour des populations, pour des territoires et pour des thématiques diverses les informations tout en générant rapidement des rapports d’étude. De ces points de vue, les logiciels géomatiques dépassent aussi les possibilités déjà offertes par Google et Wikipédia. Si nous relions cette capacité des outils géomatiques à notre analyse précédente, cela signifie que nous pouvons cumuler sur un même espace géographique non seulement les deux cartographies dont parlait Desrosières, mais des cartographies liées à d’autres informations sociales dont nous pourrions disposer, qu’elles soient des informations sur le passé de cet espace comme sur le déroulement de son histoire politique, administrative et sociale, ou sur son présent. On pourrait dire qu’ils permettent de visualiser les effets des différentes temporalités sociales qui s’y sont inscrites ou qui s’y inscrivent.

Prenons un exemple simple pour différencier les caractéristiques heuristiques de nos recherches : celui des travaux portant sur la « défavorisation matérielle et sociale » au Québec. Nous avons utilisé, à partir des données du recensement de Statistique Canada (2009), et des modèles élaborés par les professeurs Pampalon et Raymond (2003), les six indicateurs, dont trois étaient ceux de la « défavorisation sociale », et trois, ceux de la « défavorisation matérielle ». Cette dernière est un indicateur composite comprenant les données sur le faible niveau de scolarité, sur le taux d’emploi, et le revenu moyen. C’est un indice « territorial », le territoire étant défini ici par Statistique Canada, comme la plus petite unité géographique du recensement, l’aire de diffusion. La défavorisation sociale est, elle, une mesure de dépendance (nombre de personnes vivant seules, nombre de personnes séparées, divorcées ou veuves, et nombre de familles monoparentales).

Les informations obtenues grâce à ces indicateurs et les connaissances produites par les différents intervenants sociaux sur leurs « territoires » permettent de dresser une cartographie des aires de diffusion selon les niveaux de défavorisation matérielle et sociale et de comparer les plus petites unités élaborées par Statistique Canada d’un « territoire » à un autre, la défavorisation matérielle étant plus proche de la pauvreté, la défavorisation sociale mesurant une fragilité du fonctionnement autonome des personnes. Les outils géomatiques permettent d’élaborer, de visualiser et surtout de comparer des configurations spatiales de ces six indicateurs non plus selon le seul « territoire » découpé par Statistique Canada, mais selon les divers découpages institutionnels du territoire du Québec, des circonscriptions électorales aux « territoires » définis par les découpages des commissions scolaires ou ceux sur lesquels interviennent les différents organismes communautaires.

Sur le plan social, il est clair que la visualisation territoriale permet d’observer que les géographies de la défavorisation matérielle et de la défavorisation sociale ne se recouvrent pas toujours : on repère de façon précise sur un territoire les espaces de défavorisation matérielle, qui ne sont pas marqués par la défavorisation sociale. Les intervenants peuvent ainsi se doter d’outils différents pour agir en tenant compte des « forces » propres d’un « milieu », et ainsi répondre à leur « mission », même si le « mandat » qui leur est confié ne prescrit pas explicitement les actions adaptées. Autrement dit, il s’agit de considérer l’autrui sur lequel le travail s’effectue non comme une personne spécifiée par ses seules caractéristiques objectives, mais dans son rapport ou ses rapports aux divers « milieux » complexes et hétérogènes qui sont tout à la fois ses conditions de vie et les lieux de vie dont elle est partie prenante et qu’elle module aussi en tant que citoyen. Les SIG permettent de cumuler les diverses informations et de les projeter sur le territoire désiré ; ils permettent en quelque sorte d’utiliser et de prendre les distances avec les différentes frontières construites par les administrations et les institutions et ainsi de répondre au droit d’amélioration des connaissances non seulement de l’intervenant communautaire mais de la communauté qui habite le territoire en question.

Au-delà de ces enjeux sociaux, des enjeux cognitifs, de l’ordre d’une épistémologie sociologique, sont en question et il s’agit de les mettre en évidence à ce stade de notre raisonnement. Nous avons la prétention (ou l’illusion) d’affirmer que ces outils ouvrent un champ de savoirs nouveaux qui permettent de mieux appréhender la complexité de la réalité et de rendre compte de l’hétérogénéité d’un « territoire », tout en générant des représentations chiffrées et spatialisées. Qu’entendons-nous par hétérogénéité et complexité, et en quoi ces outils permettent-ils de les atteindre ? En fait, deux orientations s’ouvrent sur ces questions, une orientation théorique et une orientation épistémologique[9].

Sur le plan d’une théorie sociologique, la multiplication de ces géographies, liée aux découpages territoriaux de Statistique Canada ou des institutions d’intervention qui ont pour tâche le « travail sur autrui » (Dubet, 2002), fait émerger des interrogations nouvelles par exemple sur la notion de « territoire » ou de « milieu social » et sur les rapports entre local et global. La comparaison, en fait la confrontation des divers « territoires » découpés, interdit de penser le local et le global selon les découpages géographiques empiriques qui, tout en paraissant « naturels », ont été constitués historiquement. Si le local a toujours été, pour un sociologue, un lieu délimité de processus sociaux globaux, un lieu où ces derniers se projettent, les processus globaux, résultats synthétisés de micro-événements, se transforment sans cesse et redéfinissent en retour le local délimité empiriquement. Aujourd’hui, dans le cadre de l’économie mondiale, le local est « mondialisé », la diversité des géographies sur un territoire empirique est significative de la « grande diversité de réalités » qui caractérise la mondialisation, si l’on reprend ici l’une des thèses de Saskia Sassen (1996). Et c’est bien dans cette perspective qu’il faut analyser et interpréter l’intégration géographique cumulative des données numériques, institutionnelles et budgétaires. De plus, une voie cumulative entre les données statistiques globales et les monographies locales semble s’ouvrir : la multiplication des informations − qui relèvent d’histoires et de temporalités sociales diverses, c’est-à-dire aussi des activités d’acteurs nationaux, institutionnels ou ordinaires −, localisables géographiquement, permettrait de comprendre la genèse du « territoire » considéré, sa complexité et les possibles interprétations que les acteurs sociaux s’en font et qui informent leurs actions.

Sur le plan épistémologique, le questionnement porte sur la nature des « objets sociaux » qui sont le résultat des procédures d’observation statistique et géomatique. S’agit-il d’informations sociales ou de connaissances de l’objet sociologique ? Pour reprendre l’expression de Luc Boltanski (2009), ces procédures d’objectivation construisent la « réalité » qui est ensuite interprétée par le sociologue. La démultiplication des connaissances que les outils géomatiques permettent d’intégrer et de visualiser ne peut pas ne pas exiger, du chercheur comme de l’intervenant, de prendre de la distance avec le « milieu » ou le « territoire » définissant la « réalité », résultat de sa construction. Sans cette prise de distance, nous serions alors dépendants des découpages effectués pour la collecte de données des experts et des institutions. Nous serions ainsi dépendants de leur propre définition des « faits sociaux » qu’ils ont de fait « réalisés ». Notre connaissance, qui dépend de ces collectes de données, serait alors sous l’emprise de « leurs cultures » propres.

Conclusion

Que pouvons-nous ajouter pour alimenter la discussion sur la « statistique en action » ? Nous avons voulu montrer que les besoins de tous en connaissances sont une donnée qu’il faut prendre en considération dans une société où « l’économie du savoir » semble être le moteur principal. Or « le droit d’améliorer ses connaissances » consiste, comme l’écrit Basil Bernstein (2007), à pouvoir passer des « frontières » : c’est à cette réalisation qu’une « institution sociale de l’esprit », par la démultiplication des producteurs d’informations et de connaissances, par la mise en commun de ces dernières, permet de donner accès aux savoirs produits mais également à y contribuer. Le récit de l’intervenant a montré à plusieurs reprises à quel point cette réalisation demande efforts et énergies pour combattre les routines mises en place, les « réalités » auxquelles on croit parce qu’elles sont définies par les experts ou les professionnels, les hiérarchies que ce travail heurte de front. Nous confondrions alors les « faits sociaux » ainsi découpés, construits et élaborés avec l’objet sociologique. Une collecte des données, qui donne place au partage de ces dits « faits sociaux » déjà diversifiés, autoriserait une production collective, en remettant en question les inégalités sociales qui limitent les potentialités des acteurs. La réflexion socio-historique sur les statistiques, effectuée par Desrosières notamment, montre leurs liens avec les différents contextes historiques de leur développement. Nous avons considéré que les nouveaux outils informatiques, par leur heuristicité et leur accessibilité, sont une chance à saisir pour que l’usage des données numériques soit complété de manière à mieux comparer les diverses « réalités » construites. Une autre potentialité de ces outils que nous avons passée sous silence serait à noter : l’enregistrement des produits cartographiés permet aussi de construire une mémoire « sociale » accessible à tous qui nourrirait les options actuelles et à venir de l’action sociale et permettrait d’inventer de nouveaux espaces publics de débat.

Enfin, mais ce serait l’objet d’une autre discussion, nous avons juxtaposé dans notre propos informations et connaissances. Peut-être faudrait-il remarquer que les « réalités sociales », construites à partir des données sociales et quels que soient les outils de collecte et de traitement, sont plutôt de l’ordre de l’information que d’une connaissance du social. Cela inclut dans sa définition de l’incertitude puisque les multiples actions nationales, institutionnelles ou ordinaires, sont toujours en train de se faire. De ce point de vue, on doit introduire, dans la définition du sociologique, du « vague », comme le signalaient Pierre Livet et Frédéric Nef (2009) dans leur ouvrage Les êtres sociaux. Ce qui devrait conduire les intervenants institutionnels, professionnels ou savants à manifester leur incertitude devant leurs propres interprétations des « faits » et des acteurs pour lesquels ils travaillent et à promouvoir de nouveaux espaces démocratiques.