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Depuis près de 30 ans, le décrochage, comme son corollaire la persévérance scolaire, est un enjeu de l’action publique québécoise en matière d’éducation. S’il a été peu présent au cours des années 1960 et 1970, il a pris une importance croissante depuis le début des années 1990, au point de devenir un thème majeur des politiques éducatives québécoises. Il est largement admis aujourd’hui que l’insertion socioprofessionnelle est directement associée au niveau d’éducation atteint et au diplôme obtenu. De plus, le passage à une société et une économie du savoir entraînerait un relèvement du niveau moyen de formation nécessaire à une insertion socioprofessionnelle durable. Dans ces circonstances, un taux de décrochage élevé devient socialement inacceptable. Au-delà des deux constats précédents qui fondent, pour les acteurs, la légitimité de l’action publique, on pourrait être porté à croire que le décrochage scolaire est devenu un problème parce qu’il était possible de le mesurer et, par la suite, de constater ses impacts, jugés négatifs. Nous voudrions, dans cet article, proposer une perspective quelque peu différente. La mesure du décrochage ne constitue pas une opération technique élaborée en amont du problème et qui aurait en quelque sorte contribué à le faire émerger précisément comme problème appelant une action publique. En fait, l’élaboration des mesures servant à quantifier le décrochage s’est plutôt réalisée en concomitance avec l’émergence du décrochage en tant que problème. La statistique n’a pas été ici le révélateur du problème ; c’est le constat de l’existence d’un problème qui a conduit à l’élaboration d’un « programme » statistique.

L’analyse des articulations entre statistiques et action publique en matière de lutte contre le décrochage est d’autant plus intéressante que celles-ci ne relèvent pas d’une causalité directe. Par exemple, le taux de décrochage, mesuré chaque année par la proportion de la population d’un âge donné ne fréquentant pas l’école et n’ayant pas obtenu de diplôme d’études secondaires, a diminué de manière continue de 1979 à 1999, quels que soient le sexe et l’âge ; le taux de décrochage à l’âge de 19 ans est en effet passé durant cette période de 40,5 % à 18 % (Lespérance et al., 2000). Depuis 2000, ces taux semblent s’être stabilisés. Dans une argumentation qui envisage les liens entre action et mesure de manière linéaire, nous pourrions penser qu’un tel constat aurait réduit l’écho public que rencontre la lutte contre le décrochage. Bien au contraire, le décrochage est devenu un thème majeur des politiques éducatives québécoises et des acteurs divers ont souligné l’urgence d’une action publique de lutte contre le décrochage scolaire après que cette baisse a été observée. À cet égard, la publication en 2009 du rapport du Groupe d’action sur la persévérance et la réussite scolaires au Québec (rapport Ménard) a plutôt accéléré les choses. Pour bien faire voir l’ampleur du problème, les auteurs ont eu recours à un autre indicateur que le taux de décrochage, soit le taux de non-diplomation avant 20 ans, qui se situe, lui, autour d’un peu plus de 30 % et offre donc une image nettement moins rassurante de la situation. Les liens entre action publique et production de données statistiques visant à soutenir, orienter ou évaluer cette action relèvent en fait d’une dynamique qui incorpore des dimensions politiques et sociales. C’est en tenant compte de ces dernières qu’il est possible de rendre compte de l’utilisation du taux de non-diplomation avant 20 ans comme instrument de référence de l’action publique éducative.

Cet article ne s’intéresse pas au décrochage comme phénomène social, au sens où il s’agirait d’en étudier l’étiologie ou de dégager les facteurs de modulation de l’abandon ou de la poursuite des études. Bien que le décrochage scolaire fasse évidemment l’objet d’une systématisation et d’une objectivation de la part de ceux qui s’y intéressent, nous le traiterons ici d’abord comme un concept pratique, c’est-à-dire une notion utilisée par les acteurs afin de se mobiliser et de coordonner leur action dans un domaine de l’action publique. Notre propos vise plutôt à suivre les opérations du travail de construction statistique mis en oeuvre par divers acteurs impliqués dans la lutte contre le décrochage et les usages qui sont faits des chiffres ainsi produits. Nous nous appuierons ici sur les travaux qui, depuis deux ou trois décennies, ont conduit à poser en de nouveaux termes le rôle croissant joué par la quantification dans la production d’un savoir prétendant à l’objectivité (Desrosières, 1993, 2001 et 2008 ; Porter, 1986 et 1995). L’importance de l’expertise et des instruments de mesure dans la régulation de l’action publique et la prise de décision ont également fait l’objet de nombreux travaux qui ont mis en lumière l’usage des statistiques comme outils destinés à faire émerger des problèmes publics (Barthe, Callon et Lascoumes, 2001 ; Zimmermann, 2004 ; Ihl, Kaluszinski et Pollet, 2003 ; Lascoumes et Le Galès 2007). Comme le soulignent Muller et Surel (2000 : 31) : « Faire une politique publique, ce n’est donc pas résoudre un problème, mais construire une nouvelle représentation des problèmes qui met en place les conditions socio-politiques de leur traitement par la société, et structure par là même l’action de l’État », ce dont participe le travail statistique. Ainsi l’instrumentation est-elle au coeur du processus d’institutionnalisation d’une question, d’un problème, d’un enjeu présents dans l’action publique. Les instruments statistiques ne sont pas considérés comme des outils socialement et politiquement neutres, comme un reflet de la réalité préexistante, mais bien plutôt comme le résultat d’une construction sociale, le produit d’interactions entre différents types d’acteurs et d’institutions, dont il est nécessaire de retracer la genèse et les enjeux (Buisson-Fenet et Le Naour, 2008).

Nous chercherons donc à dégager les articulations effectives entre statistiques et action publique dans un cas particulier, celui de la lutte contre le décrochage scolaire, qui est devenue une pièce centrale des politiques récentes en matière d’éducation au Québec, à l’instar de plusieurs pays développés. Pour cela, nous avons opté pour une démarche historique, en suivant l’analyse des politiques éducatives de 1964 à aujourd’hui, afin d’examiner l’usage et la production des statistiques sur plusieurs années. Pour ce faire, nous avons relu l’ensemble des documents à caractère programmatique depuis le rapport Parent (1964), texte fondateur de la grande réforme du système éducatif québécois de 1964 à 1970, jusqu’à la récente stratégie d’action du ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, « L’école j’y tiens » (MELS, 2009), afin de saisir la place qu’y occupait le thème du décrochage et le traitement qui en était fait. L’action publique a donc été essentiellement appréhendée à partir d’un matériau particulier, qui est lui-même le résultat d’un ensemble de négociations, de compromis ou de consensus. Tous ces documents énoncent et annoncent l’action publique en matière d’éducation, du moins l’action gouvernementale. Nous y retrouvons, selon des poids variables, des éléments de description d’une situation ou d’un problème donné, et des programmes d’action qui sont décrits par leurs orientations, leurs objectifs (et sous-objectifs), et des actions qui visent différentes cibles. Ces documents permettent donc de saisir la lecture que font ses auteurs d’une situation à corriger ainsi que les actions proposées pour la modifier. Notre analyse consistera donc :

  • à dégager de ces documents la définition qu’ils proposent du décrochage ou de l’abandon scolaire et à saisir jusqu’à quel point la mise en nombre intervient dans cette construction notionnelle ;

  • à cerner l’usage qui est fait des statistiques : décrire la situation au moyen de chiffres, fixer un objectif quantitatif ou encore mesurer le suivi d’une intervention.

Ce travail s’inscrit dans une démarche pluridisciplinaire qui, en reprenant les écrits programmatiques en éducation, vise à interroger une expression ou une notion largement utilisée par les acteurs sur le terrain et qui, de ce fait, semble aujourd’hui aller de soi et à montrer qu’elle est en fait le fruit d’un long processus de construction politique et statistique.

1. La lente émergence d’un problème

Dès le début des années 1960, le Québec entreprend une réforme en profondeur de son système d’éducation. La Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec (ou commission Parent) amorce ses travaux en 1961 et propose une transformation profonde de l’organisation scolaire afin d’accroître la poursuite des études au-delà des études secondaires. Le terme de « décrochage scolaire » est absent du rapport. Les auteurs utilisent plutôt l’expression « abandon des études ». Ils constatent qu’un grand nombre de jeunes abandonnent leurs études prématurément, sans véritable formation leur permettant d’obtenir un emploi intéressant ou de devenir des citoyens accomplis. Dès lors, l’objectif des politiques éducatives est de faire monter le taux de scolarisation pré-universitaire de 28,4 % à 50 % grâce à un changement des programmes d’études et à une meilleure orientation. Le phénomène de l’abandon scolaire n’y constitue pas un thème de premier plan. Les auteurs font état de données parcellaires et ils ne font pas référence aux quelques études existantes sur ce thème, notamment une étude du Bureau fédéral de la statistique, publiée en 1960[2].

En 1977, le livre vert sur l’enseignement primaire et secondaire, préparé dans la foulée de l’arrivée au pouvoir du Parti Québécois, accorde plus d’importance à ce thème. Celui-ci est repris deux ans plus tard dans l’énoncé de politique et le plan d’action, L’École québécoise (1979). Il y est mentionné que des expériences pilotes sont réalisées en milieux défavorisés en vue de lutter contre l’absentéisme et l’abandon prématuré des études. Les auteurs décrivent certains dispositifs mis en place pour y pallier : augmentation des ressources pour les écoles en milieux défavorisés, programme d’intervention pour soutenir les enseignants, meilleur suivi des élèves. Il est aussi suggéré d’améliorer la formation professionnelle pour réduire l’abandon. Les références à une mesure du phénomène sont toutefois rares et aucun ordre de grandeur n’est donné.

Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de données disponibles. Les enquêtes ministérielles RELANCE, portant sur l’insertion professionnelle des étudiants, menées à quatre reprises dans les années 1970 (1972, 1973, 1976 et 1978), ont en effet permis de produire des chiffres à cet égard. Ces enquêtes s’intéressent aussi à l’« abandon ». Ainsi, le rapport de Monnier (1973) emprunte à une étude faite aux États-Unis[3] une définition du terme « drop-out » : « c’est un élève qui quitte une école (décès excepté) avant d’être gradué et qui ne s’inscrit pas dans une autre » (p. 9-10). Toutefois, cette définition n’a pas, selon Monnier, de portée immédiate sur le plan quantitatif. L’auteur introduit par la suite des distinctions entre les différents types de « drop-out » et précise les relations entre les termes de « sortants », de « drop-out », de « chômeurs » et d’« inactifs » (p. 3-6).

L’année suivante, le rapport RELANCE reprend le thème de l’abandon ou de la poursuite des études. Les auteurs, Gaumont et Monnier, décident de définir et d’utiliser le terme « abandon » qui semble remplacer le terme « drop-out » utilisé dans le rapport précédent. Ainsi, un abandon est le fait de « Tout élève qui met fin à ses études à temps plein sans avoir reçu une formation professionnelle sanctionnée par un diplôme terminal » (Gaumont et Monnier, 1974 : 11). Cette recherche est beaucoup plus détaillée que la précédente (Monnier 1973) et tente de mieux circonscrire le phénomène sur le plan quantitatif (avec des statistiques plus détaillées) et sur le plan qualitatif (en repérant les facteurs les plus déterminants). Les termes « décrochage » ou « décrocheurs » n’apparaissent pas dans les deux enquêtes. Le terme « drop-out » a plutôt été remplacé par les termes de « sortants inattendus » et d’« abandons » dont la définition est : « ceux qui ont cessé leurs études sans avoir reçu de diplôme de formation professionnelle » (Gaumont et Monnier, 1975 : 25). Le rapport de 1974 (Gaumont et Monnier, 1975) reprend les mêmes catégories statistiques que le précédent, tout en ne traitant que du niveau collégial pour les années 1972-1973.

Ainsi, au cours de la période qui va du rapport Parent au début des années 1980, une première mesure est constituée en référence à une définition américaine. Une première opération de cristallisation des statistiques est réalisée. Il faut aussi retenir que la mesure est établie à partir des enquêtes RELANCE et non des données administratives sur les inscriptions. En même temps, cette mesure ne se retrouve pas explicitement dans les documents d’action publique produits par le gouvernement à la fin de la décennie. Il n’y a pas de transfert direct de ces productions plus « techniques » ou internes vers les textes programmatiques destinés à un public plus large, bien que l’abandon soit toujours considéré dans ces documents comme un problème particulièrement associé aux milieux défavorisés, ce qui conduit à établir un lien entre les mesures de soutien des écoles dans ces milieux et la réduction de l’abandon[4].

2. La formation professionnelle : une solution au décrochage ?

La réflexion sur l’école québécoise se poursuit aussi en regard de la formation professionnelle. Il faut toutefois attendre 1986 pour qu’un plan d’action soit publié afin d’orienter l’action ministérielle. La question de l’abandon ou du décrochage est d’abord présentée dans les termes suivants : « Plus de 30 % des sortants de l’école secondaire quittent le système scolaire sans avoir obtenu leur diplôme de fin d’études et sans être suffisamment préparés à affronter les défis de la vie active et du marché du travail. Environ 60 % des jeunes quittent le système scolaire sans formation professionnelle spécialisée, alors que le système d’apprentissage en industrie est pourtant très peu développé au Québec » (MEQ, 1982 : 17). Ainsi, le décrochage est associé au chômage dans la mesure où celui-ci est nettement plus fréquent chez les personnes qui ont abandonné leurs études sans diplôme du secondaire. Il est aussi indiqué que des élèves pourraient s’inscrire en formation professionnelle plutôt que de décrocher.

Quelques années plus tard (1986), le décrochage, ou plutôt le risque de décrochage, légitime le choix politique de ne pas reporter la formation professionnelle à la suite de la formation secondaire. Ainsi, « même si l’exigence d’un diplôme d’études secondaires comme préalable à la formation professionnelle représente un objectif de société vers lequel il faut tendre, il faut toutefois admettre qu’une telle exigence représente pour de nombreux élèves une barrière qui paraît quasiment insurmontable. Cette exigence les incite à décrocher du système scolaire sans aucun diplôme ni qualification, les vouant ainsi à une issue socialement et économiquement coûteuse et inacceptable » (MEQ, 1986 : 9). La stratégie de « relance » de la formation professionnelle de 1986 n’ayant pas atteint son objectif, soit éviter les abandons sans diplôme, une stratégie alternative est envisagée dès 1992 et confirmée par le rapport Pagé (1995) (voir Doray, 2010). Les notions d’abandon et de décrochage sont utilisées dans le même cadre argumentaire : problème de qualification et de chômage des jeunes qui quittent le système sans diplôme, et perception que les élèves de la formation professionnelle sont d’anciens décrocheurs. Pour les auteurs, « la société québécoise ne peut tolérer que des jeunes quittent l’école sans qualification professionnelle et qu’ils arrivent dans le monde du travail sans compétence » (Pagé, 1995 : 71). Les auteurs font aussi une incursion en formation technique en indiquant que « seulement 30 % des élèves obtiendront leur diplôme dans le temps prescrit et un peu plus de la moitié seulement l’obtiendront après 5 années d’études. Par ailleurs, un certain nombre quitteront le cégep sans diplôme mais avec toute la formation spécifique complétée » (Pagé, 1995 : 33). La stratégie argumentaire est globalement la même que précédemment. D’une part, on renvoie à des travaux plus « techniques » pour présenter des nombres, comme dans le document de travail destiné au colloque sur la formation professionnelle de 1980. D’autre part, on cite quelques chiffres comme le taux de sortants sans diplôme ou le taux de sortants sans formation spécialisée.

Le plan d’action de 1986 introduit une modification institutionnelle importante en fusionnant en une seule entité la formation professionnelle des jeunes et la formation professionnelle des adultes, car la diminution dramatique des inscriptions dans la première filière la fragilisait. Mais en même temps, le Ministère a cherché à savoir si la part des jeunes, c’est-à-dire des élèves en continuité de formation, en formation professionnelle augmentait ou continuait à baisser. C’est ainsi que deux nouveaux indicateurs simples ont vu le jour en fonction de leur âge : le nombre d’élèves, de moins de 20 ans ou de 20 ans et plus, inscrits en formation professionnelle. Cette distinction sera utilisée par la suite dans la description du décrochage.

3. L’école de la réussite ou la lutte contre le décrochage

En parallèle avec la mise en oeuvre de la réforme de la formation professionnelle, nous assistons à la transformation des politiques éducatives, la réussite scolaire devenant le référent normatif majeur. Il ne s’agit plus seulement de permettre un accès élargi aux ressources scolaires, encore faut-il que les élèves réussissent et obtiennent un diplôme attestant de cette réussite. Une conversion doctrinale est opérée et le maître mot des politiques devient la réussite scolaire.

Le décrochage et l’appel à une lutte contre celui-ci occupent une place centrale dans le programme d’action. Le ton est donné dans le plan d’action de 1992, Chacun ses devoirs, alors que dans le texte de présentation du document, l’obtention du diplôme d’études secondaires est présentée comme un impératif, bien que « depuis quelques années, une partie non négligeable de jeunes Québécois et Québécoises ne parviennent pas à ce minimum requis » (MEQ, 1992 : 1). L’argumentation est simple, le virage de l’action publique est imposé par le contexte économique, en particulier par les exigences croissantes des qualifications en emploi. Les auteurs ajoutent :

que l’on parle de formation générale ou de formation professionnelle, le nombre d’élèves qui sortent des écoles, publiques et privées, avec leur diplôme en poche doit donc augmenter de façon marquée (…). Cela suppose la mise en place, de toute urgence, de mécanismes capables de faire revenir à l’école les élèves qui l’ont quittée en claquant la porte, d’y garder ceux et celles qui risquent de la quitter sans diplôme, et de prévenir, à long terme, le décrochage des élèves qui font face dès le début de leurs études à l’échec scolaire.

MEQ, 1992 : 2

Un objectif est fixé : que 80 % des élèves du secondaire soient diplômés d’ici 5 ans. Le document propose aussi une étiologie du problème, qui l’associe à la condition socio-économique des familles et à la situation scolaire. De plus, le risque de décrochage serait présent dès l’éducation préscolaire et primaire, d’où la nécessité d’intervenir rapidement au début de la scolarisation des jeunes. Globalement, la stratégie gouvernementale est structurée autour de trois lignes de force : l’accompagnement de l’enfant dans sa démarche éducative, la modulation de la pédagogie pour tenir compte des différents rythmes d’apprentissage et la « dynamisation » de la vie scolaire. Parmi les actions proposées, une attention particulière sera accordée aux raccrocheurs et au soutien psychologique dans les écoles. La mise en oeuvre du plan sera variable d’un milieu à un autre, le Ministère priorisant les territoires où il y a le plus de « jeunes qui quittent les études secondaires sans avoir obtenu de diplôme » (MEQ, 1992 : 31). En effet, chaque milieu devra élaborer son plan d’action et envisager les stratégies les plus adéquates. Nous assistons à une décentralisation de l’action publique et cette territorialisation de l’action ouvre sur la responsabilisation des acteurs locaux — dont les commissions scolaires et les membres de l’équipe-école — qui doivent entreprendre une analyse du milieu portant sur « l’état de leur milieu en ce qui a trait à la pauvreté et au phénomène de l’abandon des études ». Il est prévu un soutien du Ministère qui se décline en quatre actions :

Mettre au point et rendre publics des indicateurs généraux de la réussite scolaire dans les écoles du Québec, ainsi que des indicateurs sur la situation des écoles au regard de la pauvreté du milieu d’origine des élèves ;

S’assurer que tous les instruments à même d’aider à dépister les élèves les plus exposés à l’échec et à l’abandon scolaire soient mis à la disposition de tous les milieux scolaires ;

Fournir aux écoles des moyens qui leur permettent d’évaluer elles-mêmes leur fonctionnement ;

Favoriser les recherches sur les problèmes liés à l’abandon des études ; les résultats de ces recherches apporteront aux commissions scolaires une meilleure compréhension de ce phénomène et leur suggéreront des attitudes à adopter pour le contrer ; il sera également nécessaire de favoriser la diffusion des résultats découlant de ces recherches.

p. 33

Ainsi, le Ministère annonce des mesures de diffusion des données statistiques pour que les acteurs locaux puissent établir le diagnostic de leur région et leur plan d’action. Un changement important s’opère. De ce fait, le plan d’action propose la mise en oeuvre d’un nouveau cadre statistique car les acteurs locaux doivent dresser un portrait systématique de la situation dans leur région ; il ne suffit plus d’indiquer un taux d’abandon ou de diplomation global pour ériger l’abandon scolaire en problème urgent. L’importance du problème doit faire l’objet d’une démonstration plus conséquente, chiffres à l’appui. Le Ministère s’engage à donner accès aux informations statistiques aux acteurs locaux afin qu’ils produisent leur diagnostic et leur plan d’action. L’articulation entre les statistiques et l’action publique se fait plus étroite, car, dorénavant, les intervenants devront fonder leurs actions sur des données.

Une nouvelle orientation de l’action gouvernementale est prise par une décentralisation ou déconcentration de son action. Cette orientation s’avérera importante car peu à peu de nombreux acteurs dans les différentes régions du Québec se mobiliseront dans différentes organisations autour du thème de la lutte contre le décrochage.

En parallèle avec la préparation de Chacun ses devoirs, le Ministère publie au cours de 1991 un ensemble de travaux de synthèse ou d’études sur le décrochage ou les décrocheurs. Explicitement, l’objectif de ces publications est de décrire le problème de l’abandon. L’auteur du texte annonce aussi que différentes interventions seraient présentées dans le plan d’action à venir. En d’autres mots, la publication de ces documents s’inscrit dans un mouvement coordonné qui utilise la recherche et l’analyse statistique afin d’orienter une politique ministérielle et l’action publique. D’entrée de jeu, le texte pose la définition de l’indicateur. « Le ministère de l’Éducation utilise donc un indicateur qui exprime d’un côté la probabilité qu’un élève obtienne un diplôme du secondaire dans le cadre d’études à temps plein au secteur des jeunes et, de l’autre, la probabilité qu’un élève quitte, pour des raisons autres que le décès et l’émigration hors du Québec, ses études avant d’avoir obtenu un diplôme du secondaire » (Direction, 1991 : 2). Ainsi, le MEQ présente deux indicateurs : le taux de diplomation et son corollaire, le taux d’abandon. Les auteurs poursuivent en distinguant la probabilité d’abandon, construite en fonction du nombre de sortants, et le pourcentage annuel de sorties sans diplôme, qui est établi par rapport à la population totale. Une description plus fine est présentée, qui décompose la population des 35,7 % ayant quitté le secondaire, secteur des jeunes. Ainsi, sur 357 élèves qui ont quitté les études, 15 n’obtiendront pas leur diplôme à cause d’handicap, 17 inscrits dans un cheminement particulier n’obtiendront pas un diplôme mais une attestation d’études, 29 vont s’inscrire dans le collégial sans diplôme, 13 obtiendront un diplôme en éducation des adultes avant l’âge de 20 ans et 77 après l’âge de 20 ans. Finalement, 206 décideront de ne pas obtenir de diplôme, comme l’indiquent les auteurs. Pour eux, l’étiquette de « décrocheur » ne devrait s’appliquer qu’à ces derniers. En fait, le taux de décrochage serait de 20,6 %, ce qui est différent du taux d’abandon sans diplôme, qui est de 35,7 %.

Par la suite, le document présente la variation des taux d’abandon selon différents facteurs. Deux aspects sont retenus : la décision de quitter l’école et la situation après le décrochage. En conclusion, les auteurs font référence à cinq études portant sur les abandons scolaires, le retard scolaire au primaire, la rentabilité du diplôme, les décrocheurs et les décrocheuses ainsi que les indicateurs de l’enseignement primaire et secondaire. Un travail de compilation statistique et de production d’enquêtes ciblées a été réalisé en parallèle avec l’élaboration des nouvelles politiques. Un autre changement apparaît : si l’abandon scolaire était mesuré antérieurement en utilisant les enquêtes Relance que le MEQ menait périodiquement depuis le début des années 1970, les présentes études se fondent sur les données administratives de l’enseignement obligatoire (primaire et secondaire) et les professionnels prennent le temps d’expliquer les concepts et leurs mesures. Ils en choisissent une, le taux de sortie sans diplôme. Ce choix porte donc sur une mesure globale qui ne tient pas compte des catégories d’élèves qui ne pourront pas avoir de diplôme ou de ceux qui l’obtiendront dans une autre filière de la formation secondaire, la formation générale des adultes.

En somme, le statut du travail statistique a changé : il est devenu un outil aux mains des acteurs dans leur planification de la lutte contre le décrochage qui elle-même devient un objectif de premier plan des politiques publiques. La décentralisation ou la déconcentration de la mobilisation envisagée ouvre cette voie.

4. Le virage vers le succès : poursuivre la lutte

La publication en 1991 du document Chacun ses devoirs n’est en fait qu’un premier pas dans la lutte contre le décrochage. Le rapport des États généraux de l’éducation, publié en 1996, reprend ce thème comme chantier prioritaire. Un glissement notionnel se fait aussi sentir par la transformation de la notion d’inégalité scolaire qui doit être pensée non seulement du point de vue de l’accès aux études mais aussi de l’obtention du diplôme. Ainsi, la tâche des agents éducatifs n’est pas seulement de lutter contre les inégalités d’accès aux ressources éducatives mais aussi de s’assurer que les élèves et les étudiants en sortent diplômés. Une logique de résultats est ainsi incorporée aux référents normatifs qui guident l’action gouvernementale en éducation. Elle sera continuellement présente au cours des années ultérieures. Par exemple, au tournant des années 2000, le MEQ oblige les institutions scolaires, du secondaire à l’université, à définir des plans de réussite ou des contrats de performance. En contrepartie, les établissements verront une partie de leur financement liée à l’atteinte des objectifs fixés conjointement.

Dans un premier document d’état de la situation, les membres des États généraux décrivent le décrochage comme une lourde hypothèque.

L’abandon scolaire soulève l’inquiétude dans tous les milieux. Certains qualifient le phénomène de honte nationale. On craint la pénurie de main-d’oeuvre spécialisée et le gonflement de l’effectif du chômage et de l’aide sociale qui ne manqueront pas d’en découler. Chacun y va de ses statistiques - 35 p. 100, 40 p. 100, 50 p. 100 - pour attirer l’attention sur la gravité du taux de décrochage. Tous ne sont pas également touchés. À Montréal, le phénomène prend des allures de drame social ; dans les régions éloignées, et plus encore chez les populations crie et inuite, le fléau frappe plus fort encore. Au sein du milieu scolaire, on invite à un peu plus de rigueur dans la mesure du phénomène : il ne faudrait pas associer trop étroitement sortie sans diplôme et échec scolaire, dans la mesure où la distance qui sépare les décrocheurs du diplôme n’est pas toujours si grande, sans compter que le complément de formation pourra être acquis ultérieurement, l’arrêt de la scolarisation étant loin d’être toujours définitif. Plusieurs critiques sont formulées à l’endroit des tentatives faites jusqu’ici pour résorber le phénomène : les efforts du Ministère ne suffisent plus, les maisons de jeunes en font bien davantage, on a négligé d’y associer les parents et les ressources communautaires, le suivi de ces élèves a fait grandement défaut.

États généraux, 1996, www.mels.gouv.qc.ca/ETAT-GEN/MENU/chap2.htm

Le décrochage y est décrit dans un langage hautement normatif : honte nationale, drame social, fléau sont autant d’expressions qui sont utilisées pour qualifier le phénomène. Malgré ce ton alarmiste, peu de chiffres sont présentés, bien qu’encore une fois, les auteurs du document offrent des éléments d’une étiologie du phénomène. L’année suivante, les commissaires publient le rapport final, structuré autour de dix chantiers, qui représentent autant d’orientations de l’action publique. La question du décrochage et de la diplomation est soulevée dans deux chantiers : celui de l’égalité des chances et celui du soutien des acteurs de la réussite. Des cibles de diplomation sont fixées afin de favoriser une plus grande égalité des chances.

… nous considérons que le fait de fixer des objectifs clairs à chaque ordre d’enseignement en matière d’accès et de diplomation est une avenue intéressante. Cela nous amène d’abord à nous situer par rapport aux autres pays occidentaux qui ont agi de même. Cela nous force à mieux circonscrire le phénomène, par exemple, en repérant les groupes sociaux pour lesquels un rattrapage plus marqué s’impose, ce qui conduit à la recherche des causes pouvant expliquer les écarts. Cela comporte des obligations de résultats qui incitent les partenaires de l’éducation, mais aussi les partenaires sociaux, à trouver et à mettre en place les moyens d’atteindre les objectifs retenus. L’objectif de diplomation de 85 % d’un groupe d’âge, avant l’âge de 20 ans, pour le diplôme marquant la fin du secondaire (diplôme d’études secondaires [DES] ou diplôme d’études professionnelles [DEP], de 60 % pour le diplôme d’études collégiales [DEC] et de 30 % pour le baccalauréat nous paraît réaliste. Pour souligner l’écart qui reste à combler, rappelons que la probabilité d’obtenir un premier diplôme d’études secondaires avant l’âge de 20 ans était, en 1993-1994, de 69 % ; en 1994, celle d’obtenir un premier DEC était de 38 % et celle d’obtenir un premier baccalauréat, de 26,8 %. Il va sans dire que l’atteinte des objectifs fixés suppose que l’on intensifie les efforts en vue de prévenir et de combattre l’analphabétisme.

États généraux, 1997, www.mels.gouv.qc.ca/ETAT-GEN/RAPFINAL/s2-1.htm

La détermination de cibles modifie encore une fois le statut de la statistique dans l’action publique. Elle fixe l’attention sur un objectif à atteindre en le quantifiant. La statistique devient ipso facto un outil de suivi de l’action éducative. En ce sens, l’articulation entre action publique et données statistiques devient plus étroite, ces dernières étant produites pour orienter et évaluer la première.

Dès octobre 1996, de nombreuses réformes, intégrées au Plan global d’action Prendre le virage du succès, sont entreprises pour modifier différents aspects du système scolaire, dans tous les ordres d’enseignement. La première consiste en un plan d’action visant des actions spécifiques pour les écoles situées en milieux dits défavorisés. Depuis plusieurs années, un indice de défavorisation sert à classer les écoles selon les caractéristiques socio-économiques de leur milieu d’appartenance. La stratégie décline différentes actions et moyens qui seront déployés pour favoriser la réussite scolaire des élèves de ces écoles. Une étiologie du décrochage est présentée en quelques lignes en soulignant le poids de facteurs associés à la vie scolaire, à la vie personnelle et à la famille, ainsi que celui des facteurs sociaux et économiques. La justification de la stratégie repose largement sur la présence du fort taux de décrochage des milieux les moins scolarisés. Le document présente un tableau indiquant le taux de décrochage selon le rang des écoles sur l’échelle de la défavorisation, ce qui est une première.

Les plans d’actions ultérieurs (MEQ, 2002 et 2003) reprendront le même discours sur l’importance de la lutte au décrochage. En 2003, le Parti libéral du Québec est porté au pouvoir. Très tôt le nouveau ministre de l’Éducation confie le mandat à un comité de travail de « rechercher les pistes pouvant assurer le maintien de l’accès à des servies éducatifs de qualité sur tout le territoire, à court et à moyen terme, en tenant compte des défis des finances publiques et de la démographie… » (Gervais et al., 2005 : 3). L’accès est examiné selon l’évolution des effectifs étudiants et celui de la diplomation. Il est constaté que le taux de diplomation au secondaire et dans l’enseignement technique est comparable à celui d’autres pays de l’OCDE mais que le taux relatif aux études universitaires est plus faible. L’annexe 4 est consacrée à une analyse plus poussée de la diplomation en décrivant ce qui apparaît être le « nouveau contexte de vie » des élèves (ex. : la majorité des deux parents des élèves actuels ont un emploi rémunéré) et en soulignant les facteurs de fluctuation de l’obtention du diplôme, proposant une nouvelle fois une étiologie de la réussite scolaire. Les recommandations du comité visent la croissance des ressources financières et le renforcement des tables inter-ordres en éducation (TIE) dans leur rôle de planification des services éducatifs régionaux, de l’éducation préscolaire aux études universitaires. Nous assisterons à un tel renforcement au cours des années ultérieures. Les TIE deviendront un rouage important des travaux sur la réussite scolaire. Ce rapport maintient donc le cap sur l’importance de la mobilisation régionale et locale dans la planification des ressources éducatives et spécialement de celles consacrées à la lutte contre le décrochage.

En parallèle avec la mise en oeuvre du renouveau en éducation et à la responsabilisation des acteurs locaux, plusieurs travaux statistiques autour des notions de décrochage, d’abandon, de sortie sans diplôme sont réalisés. Ainsi, le Ministère a créé, en 1997, une nouvelle publication, le Bulletin statistique de l’éducation. Le premier numéro porte sur le thème de la diplomation à la sortie des différents ordres d’enseignement. Le quatrième revient sur ce thème avec une comparaison avec les pays de l’OCDE et le cinquième porte sur les variations de la diplomation selon les variables sociodémographiques présentes dans les fichiers du Ministère, soit la langue maternelle, la langue d’usage, la langue d’enseignement, le sexe, l’âge, la religion déclarée. Il s’agit de la reprise d’un travail déjà réalisé en 1991 (Beauchesne, 1991). En mars 2000, le thème du numéro 14 est le décrochage scolaire. Le bulletin est présenté comme le complément technique aux fiches des Indicateurs de l’éducation, autre publication statistique annuelle du MEQ, portant sur le décrochage. Plus spécifiquement, « il vise à rendre accessibles immédiatement toutes les informations utilisées actuellement pour la mesure du décrochage… » (Lespérance et al., 2000 : 1) qui est considéré comme un nouvel indicateur de performance. Ainsi, en parallèle avec la mise en oeuvre d’une stratégie éducative de lutte contre le décrochage, un travail de formalisation est réalisé autour des notions clés.

Les auteurs poursuivent en indiquant que les sorties sans diplôme du secondaire ne sont qu’un indicateur indirect du décrochage, ne serait-ce parce que les personnes qui n’en ont pas obtenu avant 20 ans peuvent toujours être dans une autre filière éducative. Ils proposent donc de définir directement le taux de décrochage comme « la proportion de la population ou d’un âge ou d’un groupe d’âge donnée qui ne fréquente pas l’école et qui n’a pas obtenu de diplôme du secondaire » (Lespérance et al., 2000 : 1). L’annexe précise la méthode de calcul. Trois types de données sont nécessaires : la population, le nombre de premiers diplômes du secondaire obtenus et le nombre de personnes non diplômées inscrites dans le système scolaire. Il est ajouté que l’addition des taux cumulés de diplomation et du taux de fréquentation scolaire produit le taux de persévérance, dont le complément est le taux de décrochage. Les auteurs poursuivent en expliquant le concept de taux de cumul des taux de diplomation et ils indiquent que les taux de décrochage obtenus par analyse longitudinale sont toujours plus faibles que ceux produits dans une approche transversale, c’est-à-dire à un moment donné. Le bulletin présente plusieurs résultats. Or, ce qui est frappant, c’est que le taux de décrochage diminue entre 1979 et 1998, quels que soient le sexe et l’âge. Par exemple, le taux des femmes de 18 ans passe de 33,2 % (1979) à 12,6 % (1998).

Trois ans plus tard, un nouveau bulletin reprend la question (Ducharme, 2003). L’auteur insiste sur la fiabilité des taux en fonction de l’aire géographique considérée. Ainsi, « … le taux d’obtention d’un diplôme du secondaire peut aisément être calculé pour l’ensemble du Québec, ainsi que pour la plupart des régions administratives ; par contre, cet indicateur ne peut pas être calculé avec un degré satisfaisant de fiabilité pour les municipalités régionales de comté (MRC), les municipalités ou les territoires de commissions scolaires » (Ducharme, 2003 : 2). Une fois cette première remarque méthodologique posée, l’auteur décrit le taux de sorties sans diplôme au secondaire en rappelant que le taux de sorties sans diplôme du secteur des jeunes n’est pas un taux de décrochage, car les individus peuvent se retrouver dans d’autres filières scolaires. Le second indicateur, le taux de décrochage, s’exprime essentiellement en fonction de l’âge, car « la statistique mesure aussi exactement que possible la proportion de décrocheurs à un âge donné, à savoir la proportion, par rapport à la population totale, des personnes qui ne sont ni diplômées du secondaire, ni présentes dans le système scolaire » (Ducharme, 2003 : 3). Il est d’ailleurs fait mention que ce taux peut aussi être obtenu par d’autres voies, dont l’enquête sur la population active, et que les résultats indiquent que le décrochage est alors plus faible que le taux calculé sur les données ministérielles. Un troisième indicateur est le taux d’obtention d’un diplôme du secondaire après sept ans qui a été créé « pour tracer ce portrait de la situation dans les commissions scolaires. Il mesure la proportion, parmi les nouveaux inscrits en secondaire I, des élèves qui auront obtenu un diplôme du secondaire sept ans plus tard » (Ducharme, 2003 : 3). Le dernier indicateur présenté est la proportion de décrocheurs parmi les sortants qui sert dans le cadre des plans de réussite et à établir les performances des établissements.

Cette discussion méthodologique précise le contenu des concepts utilisés et les précautions analytiques à prendre pour bien interpréter les taux. La définition de ceux-ci n’est pas antérieure à l’action publique qui a mis la lutte contre le décrochage et la croissance de la réussite au premier plan de ces priorités. Elle s’est réalisée en concomitance avec l’élaboration des politiques, mais l’intérêt méthodologique, ou métrologique, se développe surtout une fois que les options politiques sont déterminées. Cet intérêt pour les statistiques tient en large partie à la décentralisation de l’usage des statistiques dans la construction des plans d’action. Il faut assurer la conformité de leur usage dans un champ décentralisé où les acteurs sont de plus en plus nombreux.

5. Le rapport ménard et ses impacts

En mars 2009, le Groupe d’action sur la persévérance et la réussite scolaire au Québec), présidé par Jacques Ménard de la Banque de Montréal (BMO), publie un rapport sur ce même thème. Il s’agit d’une première car c’est la première fois qu’une instance autonome des pouvoirs publics[5] produit un document d’action publique. Le groupe est créé à la suite de la rencontre entre Michel Perron, un intervenant oeuvrant au Saguenay-Lac-Saint-Jean, et Jacques Ménard.[6] D’un commun accord, ils réunissent des représentants de l’économie, d’instances régionales de développement, d’organismes provinciaux, de ministères provinciaux, de la société civile et de fondations privées ou d’organismes caritatifs[7].

Le rapport est subdivisé en plusieurs sections. Après la présentation des membres du groupe (vingt-sept noms sont mentionnés), les auteurs décrivent l’abandon scolaire au Québec, qualifié de problème grave et complexe (éléments du titre) à force de statistiques et de résultats de recherche. La suite du rapport est consacrée à la description d’expériences et de pratiques exemplaires. Différentes leçons sont tirées et reprises afin de préciser les orientations à suivre pour un chantier national à mettre en oeuvre pour la persévérance scolaire. Il s’agit d’un appel à une mobilisation nationale dont le premier pas a été la tenue en octobre 2008 des premières journées interrégionales sur la persévérance scolaire et la réussite éducative[8]. Par ailleurs, on reprend une idée proposée par les États généraux douze ans plus tôt : fixer une cible pour l’action. Elle est établie à 80 % de diplomation au secondaire avant l’âge de 20 ans. Les dix actions proposées ont pour objectif d’atteindre cette cible d’ici 2020.

Cet événement est important, car il constitue une double rupture dans le mode d’intervention en matière de lutte contre le décrochage ou l’abandon scolaire. D’une part, c’est la première fois qu’un document qui possède toutes les propriétés d’un programme d’action publique est produit par un collectif extérieur aux instances publiques ou parapubliques. Dans le texte, les auteurs ont en effet constamment recours au vocabulaire « citoyen ». Ainsi, l’avant-propos, rédigé par Ménard, décrit le Québec comme peuplé de « citoyens » ; c’est « comme citoyen » que les membres du groupe ont été poussés à agir ; le rapport est une « initiative civile », voire « citoyenne » (p. 3) ; le groupe a été formé par des « membres de la société civile », lesquels se sont assuré le concours d’experts, de représentants de différents groupes, de gens d’affaires, de hauts fonctionnaires (p. 1). L’expression « société civile » est utilisée à 15 reprises dans le texte, et le mot « citoyen » 14 fois. Cette représentation du groupe a pour effet de le démarquer de l’État, du gouvernement, du Ministère et des administrations scolaires. Un graphique, en page 17, offre d’ailleurs une représentation topographique des différents organismes selon leur niveau d’action (local, régional ou provincial). Il en ressort l’image d’une grande diversité d’intervenants qui doivent ajuster leurs actions afin d’optimiser leurs effets. Cette présentation du groupe comme regroupement de citoyens et du rapport comme initiative citoyenne participe de la construction de sa légitimité comme acteur pertinent : puisque les effets du décrochage débordent largement le domaine scolaire, la lutte contre celui-ci n’est pas du seul ressort des agents éducatifs mais de la société dans son ensemble. Ipso facto, le décrochage prend une dimension sociétale et non plus seulement administrative ou scolaire.

Mais il ne suffit pas d’établir la représentativité des membres du groupe, il lui faut aussi assurer sa légitimité comme collectif compétent pour parler du problème. Pour ce faire, il propose une analyse du problème fondée sur un usage extensif de données, soulignant la gravité de la situation. En fait, c’est la première fois qu’un portrait complet de la question est présenté dans un document que l’on peut qualifier d’action publique, même s’il n’émane pas des autorités constituées. La section 2 présente pas moins de huit statistiques différentes, faisant appel à diverses représentations graphiques : taux de diplomation avant 20 ans, taux de la population ayant le diplôme du secondaire dans une comparaison internationale, taux de diplomation des Canadiens de 20-24 ans par province, rapports entre, d’une part, la diplomation et, d’autre part, la participation citoyenne, les revenus annuels moyens, le taux de chômage moyen, l’espérance de vie moyenne, le risque de dépression ou celui de se retrouver parmi la population carcérale, coût actualisé du décrochage, taux de décrochage par région, et comparaisons des opinions publiques québécoise et canadienne quant à l’importance de l’éducation. Les auteurs cherchent à convaincre de l’importance du problème, à décrire son étiologie et les diverses conséquences, individuelles et collectives sur les plans économique, de la santé et de la criminalité en recourant systématiquement à une argumentation fondée sur les chiffres. Une sous-section est aussi consacrée à la formation professionnelle, peu valorisée par les élèves, ce qui soulève le problème de l’orientation et de l’insertion professionnelle. Finalement, la section se termine par un dernier constat : l’éducation est une activité moins valorisée par les Québécois que les autres Canadiens.

Un autre trait du rapport est l’usage d’un vocabulaire « économiste ». D’ailleurs, de nombreux membres du groupe proviennent du milieu des affaires, essentiellement du monde de la finance et de la consultation en gestion. Le rapport inscrit le problème dans la « problématique plus large de la lutte à la pauvreté » (p. 1). Il chiffre ensuite les pertes économiques liées au décrochage à 120 000 dollars par décrocheur ou à 1,9 milliard de dollars par cohorte annuelle. Les coûts impliqués par le programme d’action sont à évaluer par rapport à ce manque à gagner (240 millions contre 1,9 milliard). Un graphique permet de désagréger et surtout de visualiser les éléments qui entrent dans la composition de ce manque à gagner. Par ailleurs, les auteurs mettent en relation le décrochage avec les prévisions démographiques et le vieillissement de la population. Le premier apparaît alors comme un facteur déprimant l’économie en général. Cette vision conduit à faire de la lutte contre le décrochage non pas une dépense publique mais bien un investissement qui bénéficiera autant aux individus qu’à la société en général. Ce recours au langage économique ne crée pas un divorce avec le langage citoyen dans la mesure où la lutte contre le décrochage est présentée comme un investissement qui aura des répercussions sur le bien-être, l’espérance de vie, l’emploi ainsi que la participation au vote, le bénévolat et même le don du sang.

Le rapport présente par la suite toute une série d’exemples d’interventions considérées comme des « meilleures pratiques » pouvant inspirer les intervenants. Les auteurs rappellent aussi la nécessité de réaliser un suivi continu des effets des actions. Des pratiques de « benchmarking » sont dès lors à mettre en oeuvre. La « société civile », ou du moins ceux qui s’en présentent comme la voix, interpelle ainsi le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport alors que jusqu’à tout récemment la lutte contre le décrochage ne mobilisait que certains segments de la société civile afin de soutenir les agents éducatifs dans leurs efforts. L’appel est entendu, car quelques mois plus tard, le MELS publie un nouveau document, L’école j’y tiens ! (MELS, 2009).

Ce dernier renoue avec le style des documents d’action publique gouvernementaux où l’accent est mis sur les orientations et les mesures plutôt que la description du problème. D’ailleurs, très peu de chiffres sont présentés. L’important est le fait que le gouvernement reprend la cible proposée par le groupe Ménard (80 % de diplomation avant l’âge de 20 ans en 2020). Le document signale, chiffres en main, que le taux de réussite est à la hausse, spécialement chez les garçons, grâce aux « ressources importantes qui ont été consacrées à la persévérance et la réussite scolaires au cours de cette période » (MELS, 2009 : 6). Même si l’on reconnaît qu’il faut poursuivre les efforts en visant en particulier six cibles, le ton est pondéré, par rapport à celui, alarmiste, du rapport Ménard. Le MELS reprend donc l’objectif chiffré et présente treize voies de réussite dont la description occupe la grande partie du document.

Signalons finalement que le document du MELS revient sur un aspect jugé essentiel : le rôle des acteurs éducatifs comme ceux de la communauté. Dans sa lettre d’introduction, la ministre Michelle Courchesne admet qu’il est « devenu évident que l’école ne peut plus, à elle seule, assumer toute la responsabilité de hausser le niveau de persévérance et réussite scolaires : les raisons de l’abandon prennent en effet souvent forme à l’extérieur des établissements d’enseignement et aucun progrès ne pourra être réalisé sans la collaboration étroite des parents, de la communauté et du milieu de l’emploi » (MELS, 2009 : 3). D’ailleurs, le comité de vigie est composé de treize membres, dont neuf représentants[9] extérieurs au système scolaire. En fait, la création de ce comité suggère donc un suivi continu des mesures en fonction de la cible à atteindre en 2020.

Un dernier acte doit être signalé. En septembre 2010, le MELS indiquait par communiqué de presse que le calcul du taux de décrochage allait être établi à partir des données du mois d’août plutôt que de celles du mois de janvier. Ce changement fait suite aux commentaires des commissions scolaires qui constataient qu’un grand nombre d’élèves se réinscrivaient après le 30 janvier, en particulier à la formation générale des adultes et à la formation professionnelle. En d’autres termes, l’utilisation du mois de janvier comme date de référence aurait conduit à une surestimation du phénomène.

Conclusion

Nous constatons que, jusqu’à tout récemment, le décrochage, en tant que notion définie d’une manière qui en autorise la quantification, a occupé une très faible place dans les plans d’actions, les livres orange ou verts, les politiques qui jalonnent l’action publique et l’action gouvernementale. Il est bien sûr présenté comme un enjeu important, mais sans qu’il fasse l’objet d’un travail métrologique repérable dans les textes en question et sans que son étiologie soit précisément décrite. En fait, le travail de précision conceptuelle le plus important ne daterait que du début des années 1990, alors que différents rapports de recherche élaborent des définitions et des indicateurs statistiques du décrochage ainsi que les autres notions et mesures connexes. Par exemple, des précisions sont apportées sur ce qui ne doit pas être considéré comme équivalant au décrochage. Un renversement de perspective survient en 2009 avec l’usage plus élaboré des données chiffrées dans le rapport publié par le groupe Ménard. Un chapitre entier est effectivement consacré à l’importance du phénomène et surtout à ses conséquences à court et à long terme, ce qui constitue une première dans les programmes d’action publique. Le seul document qui fait étalage de statistiques pour présenter le décrochage provient d’un groupe de citoyens de diverses origines, qui doit asseoir sa légitimité quant au problème. L’urgence d’agir s’explique par l’ampleur du problème et ce sont les chiffres qui contribuent à mettre celle-ci en évidence. La réponse du MELS ne reprend pas cette stratégie argumentative. Il s’inscrit dans le mode de présentation des documents précédents émanant du gouvernement, qui se caractérisent par une faible présence, sinon l’absence, de données chiffrées.

Cet article a aussi mis en évidence le fait que la lutte contre le décrochage comme programme d’action publique n’a pas suivi la même tendance qu’aux États-Unis. En reprenant les travaux de Dorn (1996), Bernard (2009) indiquait qu’aux États-Unis, l’enjeu du décrochage revenait de manière cyclique dans l’action publique, d’abord en 1960 puis en 1980. Au Québec, nous ne retrouvons pas la présence d’un tel cycle. Entre 1960 et 1990, le décrochage fut subordonné à un autre enjeu jugé plus important : la croissance des effectifs scolaires tant au secondaire que dans l’enseignement postsecondaire. Cette subordination se traduit par le faible recours à des chiffres dans les documents. Par ailleurs, la situation change au début des années 1990 et le thème du décrochage ou de l’abandon occupe désormais une place centrale. L’État se fait plus sensible à l’efficacité de son action et le décrochage est perçu comme un indicateur d’inefficacité. La lutte contre le décrochage s’organise dans le système scolaire mais aussi dans les communautés. C’est d’ailleurs dans celles-ci qu’émerge le second souffle de la lutte contre le décrochage, marqué par la publication du rapport Ménard et la tenue des journées interrégionales. Ce second souffle conduira le gouvernement à moduler sa stratégie en fixant une cible chiffrée à son action publique et en acceptant qu’un comité de surveillance constitué de représentants de différents milieux « monitorise » le déroulement de son action. Ainsi, la thématique du décrochage devient centrale au moment même où l’État met l’accent sur l’efficacité et l’efficience de ses actions, ou, pour reprendre les termes de l’économie des conventions, au moment où le registre industriel devient dominant dans l’orientation normative de son action. Bien que les auteurs de documents d’action publique aient dans l’ensemble peu recouru aux chiffres depuis 1992, on peut dire que ceux-ci ont servi plusieurs fins : établir l’importance du problème (le taux de diplomation avant 20 ans est utilisé de manière récurrente dans les textes), parfois établir des cibles à l’action publique (le gouvernement du Parti libéral se refusant toutefois pendant un temps à établir de telles cibles) et décrire les moyens mis en oeuvre. La prégnance de ce registre d’action s’inscrit d’entrée de jeu dans la montée du nouveau management public et de l’État néo-libéral (Desrosières, 2003). Dans l’ensemble, plusieurs caractéristiques de cette forme de gouvernance sont présentes dans le champ de l’éducation : fixation de cibles pour l’action publique, décentralisation de l’action avec le développement de relations contractuelles ou semi-contractuelles entre l’État et ses partenaires régionaux ou locaux, recherche des « meilleures pratiques ».

Nous avons aussi souligné que la production des statistiques n’est pas antérieure à l’émergence de la problématique du décrochage mais plutôt concomitante ou postérieure à celle-ci. En effet, l’effort de production de données et donc de définition des notions et concepts (au sens statistique du terme) se réalise en synchronisation avec l’élaboration des politiques. C’est évident au tournant des années 1990 alors que plusieurs rapports de recherche sont publiés en 1991, quelques mois avant la publication de Chacun ses devoirs. Une dizaine d’années plus tard, un second effort est réalisé avec la publication de deux bulletins statistiques, qui fournissent le résultat de cet effort métrologique. Un de ces bulletins expose que le décrochage est un phénomène en régression depuis 1979, sans que pour autant l’action publique renonce aux orientations fixées depuis les années 1990. Au contraire, on a plutôt assisté à une continuité de l’effort et même à une institutionnalisation plus forte, surtout sur le plan régional, de la lutte contre le décrochage. La statistique vient en soutien à l’action locale et régionale dans l’élaboration des plans d’action dans les institutions scolaires ou dans les organismes régionaux. C’est d’ailleurs des organismes qui ont contribué à l’institutionnalisation locale et régionale de la lutte contre l’abandon scolaire qu’est venu le mouvement de mobilisation que cristallise la publication du rapport Ménard, lequel a fait l’usage le plus développé des statistiques, qu’elles viennent des données publiques ou des recherches de toutes les disciplines. Le premier impact de ce mouvement citoyen a été d’obliger le MELS à modifier sa stratégie.

Une fois décrit ce mouvement à partir des sources documentaires et des programmes d’action, il faudrait se demander comment les chiffres sont effectivement appropriés et utilisés localement et régionalement. Si les statistiques sont bien des constructions sociales façonnées par les négociations entre des acteurs différents par leurs dispositions culturelles et leurs intérêts, il faudra alors examiner de plus près ces acteurs et leurs interactions.