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Le dispositif présenté ici s’est construit dans le champ théorico-pratique de la sociopsychanalyse auquel est attaché le nom de Gérard Mendel[1]. Plus particulièrement, il s’inscrit dans le champ de la socialisation à l’école.

Ni psychanalyse appliquée ni sociologie, la sociopsychanalyse est née à la fin des années 1960 de la nécessité ressentie par Gérard Mendel de comprendre et de corriger, par des interventions in situ, les effets de l’insuffisante prise en compte de la part du social dans la construction et le développement de l’identité personnelle. Si l’individu élabore le socle de sa personnalité au sein de sa famille, il continue à développer celle-ci dans ses rapports aux réalités sociales de l’environnement (la crèche, l’école, l’entreprise, la maison de retraite). Pour le dire autrement, le « psychosocial » complète et transforme le « psychofamilial ».

Qu’en est-il de cela aujourd’hui dans nos sociétés aux structures économiques et sociales malmenées ? Les individus vivent de façon douloureuse la compétition en tous domaines, la solitude dans la foule, le manque de reconnaissance, le sentiment de ne pas voir le bout de leurs actes et d’être privés de leurs capacités créatives. Priver les individus de leur « actepouvoir[2] » c’est-à-dire à la fois du pouvoir sur leur acte (en faisant par exemple qu’ils n’aient aucune initiative dans l’organisation de leur travail) et du pouvoir de leur acte (ne pas voir l’aboutissant final de celui-ci), engendre ce que l’on nomme communément « la souffrance au travail ».

En contrepartie de cette souffrance se développent l’individualisme et une culture de la protestation permanente, le repli sur soi, un moi qui cherche à échapper aux contraintes sociales.

En l’absence d’un mouvement formateur et émancipateur, le risque est grand de voir se développer aussi bien l’individualisme forcené et ses avatars (moi tout-puissant mais criant de solitude, actes de destruction sociale autant que personnelle) que la recherche d’un pouvoir fort protégeant de la peur engendrée par une liberté déboussolée car mal arrimée à la réalité sociale. Il y va donc de l’épanouissement individuel autant que de la survie de la démocratie (sentiment d’appartenance collective, civilité consentie, meilleure implication sociale) de favoriser pour chacun et pour tous les conditions du développement du psychosocial. Retrouver du pouvoir sur ses actes, en ayant par exemple le droit de dire ce que l’on en vit et de faire des propositions transformatives, c’est pouvoir s’inscrire de façon reconnue dans le social et pouvoir développer ses capacités créatives et de responsabilité (Mendel, 1992).

L’intervention sociopsychanalytique oeuvre au coeur de ce chaudron en créant, au sein des institutions[3], les conditions, pour chacun, de développer ce besoin que Gérard Mendel qualifie d’anthropologique, à savoir exercer sa propre part de pouvoir sur son acte de travail (Rueff-Escoubès, 2008).

Concrètement, l’intervention sociopsychanalytique constitue des groupes homogènes de métiers (réunissant ceux qui exercent les mêmes tâches au même niveau hiérarchique) qui échangent régulièrement sur les aspects concrets de leur travail. Un intervenant régule les échanges[4] et, par sa seule présence, fait médiation par rapport à la hiérarchie et « autorise » à dire. Les groupes rédigent une synthèse de ce qu’ils souhaitent transmettre aux instances hiérarchiques. La communication entre les groupes est indirecte, médiatisée par la forme écrite des comptes rendus portés par un coordinateur. La parole circule horizontalement (tous les groupes ont connaissance de l’ensemble des réflexions des uns et des autres) et verticalement (du bas vers le haut et du haut vers le bas pour les réponses). Il n’y a jamais de face à face car celui-ci réintroduirait le pouvoir hiérarchique et empêcherait la libre expression. Cette méthodologie, assortie de l’idée de pérennité de l’intervention, signe la spécificité sociopsychanalytique dans le champ de la psychosociologie (Prades et Mendel, 2002).

Le dispositif d’expression collective des élèves sur leur vie scolaire (DECE) : un dispositif appliqué à l’école

Gérard Mendel avait, dès ses premiers écrits (Mendel, 1969 ; 1971), exprimé l’idée que c’est à la source, en modifiant les formes de socialisation des enfants et des adolescents, que les changements de mentalité nécessaires au développement de la démocratie s’opéreraient. Il faut permettre aux jeunes de développer entre eux leurs capacités sociales organisationnelles au lieu de toujours les tenir par la main ou montrer le bout du bâton autoritaire.

En 1981, la rencontre de Gérard Mendel avec des conseillers d’orientation français[5], dont l’auteure de cet article faisait partie, allait permettre la création du DECE, dispositif spécifique à l’école (Rueff-Escoubès, 1997). Ils étaient en quête de la parole des collégiens[6] pour comprendre, de leur point de vue collectif, l’échec scolaire. Gérard Mendel allait leur proposer de faire de cette parole le levier de l’expérience d’une socialisation plus démocratique. Il allait aussi leur donner à comprendre l’importance du cadre de l’intervention.

Quelques idées fortes de la sociopsychanalyse servirent de levier : le droit de dire librement son mot sur ce que l’on vit, ne pas vivre ses supérieurs seulement comme des parents intériorisés, développer le social par la parole collective et faire que les échanges intergroupes hiérarchiques soient toujours médiatisés. Il fallait construire un cadre rigoureux qui permette cela.

La méthode du DECE

Temps 1 : Tous les élèves d’une même classe disposent d’un temps où ils élaborent entre eux une réflexion collective sur leur vie scolaire.

Pendant une heure (moins pour les plus jeunes), libres du choix de leurs thèmes, les élèves échangent en petits groupes sur leur vécu scolaire et en notent l’essentiel. Les groupes sont constitués par ordre alphabétique (marquant là le social et non l’affectif). Ensuite, chaque groupe restitue à la classe ses idées, non nominatives, qui sont retranscrites par thèmes sur des affiches. Les élèves retouchent ensuite cette première photo de la classe : ils travaillent les contradictions, éliminent, nuancent et élaborent une synthèse de ce qu’ils souhaitent transmettre aux enseignants et à l’administration (critiques et propositions argumentées, correctement exprimées, au maximum dépersonnalisées).

De quoi parlent-ils ? De leurs difficultés d’apprentissage, de leurs relations entre eux, avec les enseignants, de la cantine, de sexualité mais aussi de pédagogie (la notation sommative est-elle la meilleure ? les devoirs faits à la maison doivent-ils être notés ?) et les enseignants sont parfois étonnés de la qualité de cette réflexion. Quant aux enfants de maternelle, ils parlent des toilettes peu fonctionnelles et de la maîtresse qui crie trop fort.

Il est impossible d’imaginer les élèves se réunissant complètement seuls, non habitués qu’ils sont à cette autonomie. Un « régulateur de parole » est indispensable qui pose et tient ferme le cadre, explicite les règles indispensables aux échanges et se porte garant du bon déroulement du processus. Il facilite la prise de parole par tous au sein des petits groupes, note sur les affiches et guide la discussion qui suit. Par ses seules incitations à creuser le sujet, sans intervenir sur le choix des thèmes explorés ni des idées exprimées, il facilite la consolidation de la réflexion des élèves. Il aide enfin à la construction de la synthèse finale donnant à découvrir aux élèves que tout peut être dit à condition d’être bien dit et argumenté.

Nommons quelques règles données à comprendre dans leur nécessité : tout le monde a les mêmes droit de parole et devoir d’écoute, on explicite ce que l’on veut dire, on ne coupe pas la parole et on ne la reprend que lorsque chacun a pu s’exprimer, on accepte la confrontation des points de vue, on dépersonnalise au maximum les remarques (peu importe que ce soit madame X qui écrive mal au tableau, l’important est de faire savoir aux enseignants que s’ils écrivent mal, c’est gênant). Inutile de dire qu’il faudra répéter souvent les règles, mais on a aussi la surprise de voir des élèves, dès la deuxième séance, ayant réalisé que c’est grâce au respect de ces règles qu’ils ont pu construire leur réflexion, rappeler à l’ordre ceux qui s’en écartent.

Le régulateur de parole n’est en aucun cas un enseignant ou un encadrant éducatif de l’établissement ; les élèves ne pourraient pas s’exprimer librement devant ces personnages détenteurs du pouvoir de noter et de sanctionner. Le danger accompagnant la critique est réel, le rapport hiérarchique et ce qu’il permet à ceux qui détiennent le pouvoir n’est pas fantasmé.

En France, le régulateur de parole est conseiller d’orientation psychologue au secondaire[7] ou psychologue scolaire au primaire ; en Belgique, il est agent psycho-médico-social. Tous sont rattachés à une institution indépendante de l’école mais travaillent au service des écoles, ce qui en fait des partenaires reconnus mais non engagés dans des relations de pouvoir avec les élèves et les enseignants. En Argentine, le DECE est appliqué par des travailleurs sociaux formés à l’université et qui interviennent à la demande. Au Québec, cela pourrait être le psychologue scolaire.

Temps 2 : La parole des élèves est transmise aux enseignants de la classe et au collectif administratif (en général un responsable de direction, le responsable éducatif et, si possible, le responsable de gestion) pour ce qui le concerne, par une médiation. À aucun moment, les collectifs ne se retrouvent face à face. Imaginons les deux groupes face à face : les enseignants craignant la critique, les élèves, le retour de bâton. Imaginons la force du discours des uns écrasant la maladresse de parole des autres. N’imaginons plus, c’est l’inéluctable réalité des face à face de collectifs en situation inégalitaire de pouvoir.

Le régulateur de parole devient donc médiateur et porte la parole des élèves aux enseignants de la classe, réunis entre eux et sans représentant de l’administration car ils seraient eux aussi gênés par la présence d’un supérieur hiérarchique. Les enseignants réfléchissent à propos de ce qui leur est dit et élaborent des réponses. Le collectif administratif traite de son côté des seules questions matérielles et de discipline.

Ces réponses vont apporter aux élèves la certitude qu’ils ont bien été entendus et qu’il leur est donc reconnu un certain pouvoir sur leur vie scolaire. Elles leur livrent aussi des éléments de réalité qui leur permettent une approche plus globale de la vie de l’institution et une meilleure compréhension du travail de chacun. Enfin, cela les sort aussi du sentiment que personne ne fait rien pour eux tout comme du tout-puissant « on veut/il faut/y’a qu’à ».

Temps 3 : Les réponses sont transmises aux élèves, toujours à travers la médiation, en début de séance suivante. Selon le même schéma des échanges, ils réagissent s’ils le désirent et poursuivent leurs échanges.

Ainsi va trois ou quatre fois par an, voire des années durant, la concertation des élèves et l’échange avec leurs partenaires (Lebel, 2000, La démocratie dans l’école, film).

Introduire le DECE dans l’école ou comment parler de la socialisation à l’école

Les enseignants souffrent tous de la culture de la contestation permanente, du « droit à » pas toujours assorti du « devoir de », de l’individualisme, du non-respect de l’autre, de l’intolérance à la frustration, de la non-responsabilité. Ils disent le manque d’autonomie des élèves alliée à une opposition quasi réflexe. Cette situation trouve indéniablement sa source dans le modèle social et l’éducation familiale mais il vient aussi pour une part du fonctionnement de l’école : bridage de l’autonomie et non-responsabilisation tant dans la construction du savoir que la gestion de la vie collective, individualisme au service de l’élitisme, maillage quasi exclusivement délégatif[8] des échanges inter-collectifs (Inizan-Vrinat, 2005). Nombre d’enseignants sont donc preneurs de ce projet ; quelques-uns acceptent car il faut bien tenter quelque chose ; peu refusent mais ne nions pas qu’actuellement proposer le DECE amène plus que par le passé à s’entendre répondre que « ça suffit d’écouter les élèves, ne faudrait-il pas plutôt restaurer l’autorité[9] ? »

Ce que nous entendons simplement par socialisation, c’est apprendre à se parler, penser ensemble, s’écouter, confronter les points de vue différents, construire sa pensée seul et avec les autres, accepter de changer de point de vue sans craindre de se renier, percevoir que la contrainte acceptée des règles conduit à la liberté, que l’autre dans sa différence nous construit si on l’écoute, oser la responsabilité de ses actes. Dans le cadre du DECE, c’est ensemble, sans référence obligée à l’adulte, en s’appuyant sur leurs seules potentialités, que les élèves vont faire ce chemin, ce que Gérard Mendel définit comme une socialisation non identificatoire aux adultes. Ce qui se joue là pour les élèves, en quelques heures, c’est l’expérience d’autres formes de relations, plus coopératives qui leur donne à voir qu’ils peuvent réfléchir ensemble et sérieusement autour de leur travail, et cela, malgré leurs différences. Reconnus dans leur capacité à penser et à agir par eux-mêmes, ils ne sont pas « rien » et ils vont pouvoir, pour le plus grand nombre, avancer sur le chemin de l’autonomie et de la responsabilité (Inizan-Vrinat, 1993).

Historiquement, au début des années 1980, lorsque le DECE fut créé, l’objectif était simplement celui du développement d’une socialisation plus démocratique. Aujourd’hui, nous ajouterons que le DECE contribue aussi à corriger certains déficits en socialisation et à réduire la violence dans l’institution et de l’institution scolaire.

Le projet du DECE est expliqué au cours d’une réunion préalable à sa mise en place, à la direction en premier qui donne le feu vert et aux enseignants (réunis seuls entre eux). Le dispositif est alors explicité très clairement aux élèves et il est accepté en général avec enthousiasme. Ils y saisissent l’occasion de pouvoir être entendus, d’obtenir des réponses, et la médiation est perçue d’emblée comme protectrice. Quelques élèves renâclent un instant, premiers de la classe qui ne veulent rien voir changer, leaders qui ont peur de perdre de leur pouvoir sur la classe, élèves « usés » par l’école, mais ils plongent avec les autres dans les échanges et il est étonnant de les voir participer parfois très activement.

En tout état de cause un intervenant convaincu fera accepter au moins un premier cycle, sachant que, chez les enseignants comme chez les élèves, dès la première réunion l’intérêt sera de mise et le processus continuera. Il est rare que les élèves et les enseignants ne demandent pas la reprise des séances l’année suivante et c’est ainsi, entre autres, que le DECE fut appliqué pendant 10 ans dans un même collège français.

Évaluer les effets du DECE

Si les chiffres parlent, nous dirons que depuis sa création le dispositif a ainsi été appliqué dans des centaines de classes, de la maternelle à l’université, en France, en Argentine et en Belgique.

Est-il possible par contre d’évaluer les effets individuels et collectifs d’une telle expérience ?

  1. On peut aisément comptabiliser les améliorations matérielles obtenues, mais il est plus difficile d’évaluer ce qui restera en chacun de cet apprentissage d’une autre forme de rapports sociaux. Les éléments sur lesquels nous nous appuyons viennent des acteurs eux-mêmes et de ce que l’application répétée de la méthode donne à voir aux intervenants et à analyser aux groupes de sociopsychanalyse.

    • Les élèves acceptent avec joie la fontaine à eau demandée, un aménagement d’emploi du temps…

    • Ils disent mieux comprendre leurs façons différentes d’être soi et d’être élèves et, au final, mieux se respecter. Une meilleure ambiance de classe est fréquente.

    • Ils apprécient la réelle liberté de parole, l’écoute octroyée et le fait d’obtenir des réponses. Les élèves français formulent clairement la différence entre ce qu’ils vivent dans le DECE et le conseil de classe ou les heures de vie de classe[10]. En conseil de classe, les délégués ne sont trop souvent représentants que d’une minorité[11] et ce n’est jamais le lieu pour dire ce qu’ils ont à dire ! Lors des heures dites de vie de classe les critiques ou demandes sont adressées au professeur principal qui fournit généralement seul les réponses, « écrasant » au maximum les critiques concernant ses collègues et qui ont trop forme de patates chaudes ! Les élèves reconnaissent en cela la valeur de la médiation du DECE précédée d’une construction collective raisonnée et protégée.

    • Des collégiens exprimèrent le ressenti fort de ne plus être « rien ». D’autres dirent avoir réussi à dépasser leurs rancoeurs ancrées contre les enseignants et pu refaire confiance.

    • Ils adhèrent plus facilement aux exigences pédagogiques et disciplinaires, en fait mieux comprises.

  2. Passé les premières craintes (les élèves vont dire n’importe quoi !), les enseignants réalisent qu’ils ne sont pas critiqués de façon agressive. Ils découvrent par contre la richesse de ce nouveau donné à comprendre de la vie de leurs élèves et ils réalisent au fil des séances que leurs exigences pédagogiques sont mieux acceptées (car mieux comprises).

    Le plus fort est peut-être pour eux l’apport de ces temps d’échanges libres sur leur travail : « ça fait du bien de parler ainsi entre nous » ; « Je ne suis donc pas la seule à courir après mes copies ! » ; « J’avoue que je ne sais pas comment m’y prendre en heures de soutien ; comment faites-vous ? » Et la réunion dont les enseignants avaient exigé la limitation à une heure en durera deux !

  3. Quant aux chefs d’établissement, associés si possible aux responsables éducatifs et aux gestionnaires, ils apprécient d’instaurer avec les élèves une relation moins distante et, en leur apportant des éléments concrets de la gestion du quotidien, de les rendre plus responsables de leur environnement matériel, moins revendicatifs à tous propos, plus compréhensifs à l’égard des inévitables manques. Et ils découvrent, eux aussi, des niches de mal-être.

  4. Qu’en tire l’école ? Le DECE n’a pas vocation à réformer l’école mais, dans la mesure où les rapports entre les élèves et leurs partenaires changent, nécessairement quelque chose bouge dans l’institution : des données pédagogiques sont repensées, des conflits interpersonnels canalisés, des jeunes enseignants aidés.

Et parler de partenariat élèves, enseignants et administration, c’est dire que, dans l’école, des rapports sociaux existent qui peuvent ne pas être seulement d’ordre hiérarchique, affectifs et individuels.

La médiation, centrale dans les dispositifs sociopsychanalytiques, dont le DECE

Faisons d’abord le lien avec d’autres approches de la médiation dans l’école

La médiation scolaire s’est largement construite et développée ces vingt dernières années en écho avec le phénomène de la violence à l’école. L’équipe de Bonafé-Schmitt (2000) travaille en France en réponse à cette violence. À New York, le « Resolving Conflict Creatively Program » (Aber et al., 1998) a implanté, en 1996, des activités visant la résolution pacifique des conflits avec un volet médiation. L’Université de Paix de Namur a mis en place en Belgique l’apprentissage de techniques de médiation pour prendre en charge les conflits personnels, interpersonnels ou de groupes classe. De son côté, l’Université de Montréal donne à connaître le travail de Bowen et de son équipe (F. Bowen, Desbien et al.), où la médiation par les pairs adhère au même projet de prévention de la violence.

Ce qui lie ces actions est à la fois l’esprit et la forme. Pour l’esprit, c’est la prise en considération de la « compétence sociale » des jeunes à mettre en oeuvre des habiletés de coopération et de partage. Pour la forme, la médiation par les pairs est souvent privilégiée, avec une double attente : gestion de conflits et éducation.

Il se trouve que le DECE a inscrit sa médiation bien avant dans l’histoire scolaire, au début des années 1980, dans une période de relatif calme scolaire. Son objectif était et est resté le même, qui signe son appartenance à la sociopsychanalyse : développer la psychosocialité des jeunes, en prenant appui sur le contexte de leur travail.

Son point commun avec les actions ci-dessus repérées est la reconnaissance des capacités de socialité des jeunes et le désir de les rendre efficientes. Par contre, la médiation dont nous parlons ne concourt pas à la classique résolution des conflits. Le DECE ne vient pas mettre un terme à une guerre déclarée ni chercher des solutions à des difficultés repérées ; il instaure par contre un cadre où des conflits, globalement occultés ou écrasés par le fonctionnement de l’école, aussi bien à l’intérieur des individus qu’entre les groupes, vont pouvoir émerger et se travailler. La non-reconnaissance des positions différentes (entre élèves, élèves et enseignants) et des contradictions (y compris internes aux individus) refoule le conflit qui ressort sous forme d’affrontements ou s’étouffe complètement dans le retrait. Or ces différences de points de vue, ces contradictions, sont inhérentes et nécessaires au fonctionnement de l’institution qui pourrait trouver en elle le ressort de son évolution. Ainsi considérée, la conflictualité gagnerait à être sans cesse activée car, par le déploiement de ses contraires, elle contribuerait à construire une unité d’action impliquant réellement les acteurs de l’institution. Et c’est parce que personne ne possède la bonne solution qu’il y a à créer là où ça résiste. C’est pour cela aussi que les positionnements des uns et des autres peuvent évoluer et font que des changements ont lieu (pédagogiques, comportementaux, intimes).

La médiation est « simplement » mais d’un simplement fondamental, un rouage indispensable au fonctionnement d’un dispositif socialisant, le DECE.

Ce que permet la médiation dans le cadre du DECE

Institutionnellement, comme nous venons de le dire, le DECE assorti de sa médiation permet l’émergence et le travail de la conflictualité. Un réel dialogue peut s’instaurer, de plus grande teneur sociale.

La médiation renforce l’existence des collectifs et le sentiment d’appartenir à un collectif. Ce n’est plus seul à côté des autres, voire contre eux, mais ensemble et en lien avec un autre collectif. La notion de groupe classe prend sens au-delà du simple rapprochement des corps et du relationnel amical. Quant à l’équipe pédagogique de la classe, le fait de se positionner collectivement par rapport au groupe classe qui se donne pour une fois à entendre collectivement, elle existe alors dans une dynamique allégée du poids de la solitude inhérent à la relation trop individualisée qui constitue le quotidien de la relation profs-élèves.

La médiation permet une distanciation physique et temporelle d’avec les propos tenus. Les égratignures (inévitables, aussi correcte que soit la critique) sont absorbées par le groupe et ne donnent pas lieu à des réactions affectives telles qu’elles seraient dans un face à face prof/classe. La communication de la parole des élèves se fait volontairement quelques jours après la séance. Cet espace-temps vise une rupture avec le classique « j’ai dis, demandé = je dois obtenir tout de suite » et rappelle la priorité de la concertation sur la communication dans le processus de formation en cours. De même, les réponses sont rapportées aux élèves, par le médiateur, seulement en début de séance suivante. Certains problèmes matériels sont heureusement résolus entre-temps et les enseignants abordent parfois certains points avec leurs élèves dans la foulée de la séance, mais le traitement collectif qui en a été fait, dans un cadre protégé, rend alors possible un échange rationalisé. Par contre, ils changent ce qui leur semble pouvoir l’être et dont ils ont discuté en séance avec leurs collègues.

La médiation opère un travail de reliaison en opposition à la déliaison trop souvent vécue de l’acte pédagogique. Les enseignants enseignent, les élèves apprennent, mais dans cette partition le lien est souvent rompu. La continuité, ainsi menée, des échanges à propos du travail fait que les antagonismes s’atténuent et que chacun peut avancer vers un meilleur partenariat dans l’Enseigner-Apprendre. Les enseignants ne perdent pas de leur aura à dire qu’ils ne sont pas parfaits ni les élèves, de leur toupet d’opposition juvénile et chacun y gagne en qualité de travail et de vie.

Être régulateur de parole/médiateur, une autre rencontre avec l’institution

La découverte par tous, au fil des séances, du positionnement neutre du régulateur/médiateur écarte la suspicion souvent adressée aux intervenants dans l’école de se poser en donneurs de leçons. Il leur est bien parfois demandé : « Mais comment as-tu fait avec cette classe qu’elle ne dérape pas ? », avec une petite pique dans la voix qui demande si l’intervenant ne va pas leur dire que les profs ne savent pas s’y prendre. L’intervenant rassure : il était bien dans la même arène ! Mais l’esprit du DECE (avoir le droit de dire ce que l’on vit) et le cadre strict (on ne dit pas et on ne fait pas n’importe quoi…) ont créé une autre ambiance. De plus, comme ce n’est pas l’intervenant qui élabore les critiques ou propositions, mais les élèves seuls (juste accompagnés dans l’apprentissage des règles de concertation et de communication), la méfiance s’écarte et il en ressort souvent, pour l’intervenant, des liens plus confiants avec les enseignants et l’administration.

Par ailleurs, introduire du collectif et de l’institutionnel où leur pratique côtoie plutôt l’individuel et l’intime ricoche sur l’ensemble de l’activité professionnelle des intervenants du DECE. Passer dans sa pratique du champ psychofamilial au champ psychosocial n’est pas simple et il n’est pas rare par exemple qu’une intervenante, par ailleurs assistante sociale, dise sa difficulté à ne pas focalisée son attention en séance sur la petite Anna qui a tant de problèmes familiaux. Or, là, Anna n’est plus Anna à problèmes mais Anna élève parmi les élèves et débattant avec eux de ce qu’ils vivent ensemble (elle parlera de ses difficultés scolaires mais ce ne sera pas comme dans le bureau de l’assistante sociale) et elle va pouvoir se construire à ce moment précis une existence sociale différente et plus solide. De même, un psychologue se gardera de faire de l’analyse psychologique en séance. Devenir intervenant DECE, c’est laisser à la porte de la classe, pour quelques heures, ses habits professionnels habituels et en revêtir de nouveaux… qui enrichiront sa garde-robe. Comme les enseignants, l’intervenant découvre autrement les élèves dans leurs relations, leurs attentes, leurs stratégies d’apprentissage, leurs souffrances ; ses propres représentations sont interrogées. Le travail de médiateur dans le DECE a aussi amené des personnels menant quotidiennement des entretiens avec des élèves et leurs familles à repenser leur notion du conseil : « donner » conseil ou se mettre en position de médiateur entre un élève et ses parents, un élève et son savoir, le conseil émergeant à la fin et l’élève repartant avec le sentiment que c’est lui qui a trouvé la solution ? Ajoutons que nombre de praticiens du DECE en ont retiré aussi l’idée que dans le champ de l’orientation la réflexion sur le choix, la réussite… pouvait gagner à se faire en collectif, dans la confrontation des points de vue ; le travail individuel venant en second.

On comprendra aussi aisément que ce travail qui implique de s’effacer confronte celui qui le porte à sa propre relation au pouvoir. Cela commence par le fait que le régulateur n’intervient pas dans le choix des thèmes des élèves ni dans leurs échanges[12], pas plus que dans ceux des enseignants. Cela continue avec l’obligation de ne pas utiliser à des fins personnelles le savoir institutionnel recueilli. Pas toujours facile, frustrant, mais heureusement ce pouvoir perdu est largement compensé par le sentiment d’accomplir quelque chose d’important, le plaisir de voir des collectifs fonctionner réellement, sans oublier la reconnaissance condensée dans le merci final de tous.

Évoquons là deux pièges tendus à l’intervenant

« Prendre » leur classe aux enseignants, autoriser les élèves à aborder ce qui d’habitude reste dans le huis clos de la classe, réunir des enseignants hors présence hiérarchique, bouleverse le fonctionnement institué et engendre fréquemment chez celui qui a « osé » une culpabilité qui conduit à des mouvements de recul : sentiment que « ça » ne marche pas, que les élèves et les profs ne disent rien d’intéressant, allant jusqu’au désir d’arrêter.

Par ailleurs, l’intervenant peut se laisser submerger par son empathie pour les élèves, les enseignants ou la direction en raison de son histoire personnelle ou de son humeur professionnelle du moment et il risque de sortir de la neutralité. Mais il est une raison plus profonde à cela : l’intervenant est souvent seul face aux collectifs[13], alors, quoi de mieux pour échapper à cette lourde solitude que de se glisser dans un collectif constitué ?

Pour échapper à ces pièges, il convient de se sentir appartenir à son propre collectif professionnel et de s’y référer. D’où l’invitation à travailler à deux ou trois autour de l’intervention et à analyser ensemble les séances ; d’où aussi l’existence de groupes de praticiens du DECE qui se réunissent régulièrement pour partager leur expérience et repartir « accompagnés » sur le terrain.

Se former à l’application du DECE ?

Le travail de régulation et de médiation est un travail spécifique et, sauf à penser qu’une régulation/médiation réussie repose sur les seules qualités naturelles du médiateur, il convient de s’y former ; des stages sont dispensés à cet effet. Se former à l’application du DECE repose largement sur l’imprégnation de son esprit et de sa forme (par l’approche théorique et la mise en pratique durant la formation). Et l’intervenant gagnera à toujours remettre sa pratique sur le feu collectif du questionnement pour déjouer les pièges que nous avons évoqués.

En conclusion

Présenter ici le Dispositif d’expression collective des élèves sur leur vie scolaire et son essentielle médiation fut l’occasion de développer les apports possibles de la sociopsychanalyse à l’école à un moment où se pose la question du vide laissé par la non prise en compte suffisante du bouleversement des rapports économiques et sociaux qui mettent les jeunes devant des difficultés de construction de soi intime et sociale. Écarté l’illusoire retour vers un passé idéalisé, celui de l’autorité (Mendel, 2002), comment répondre au désarroi des jeunes, à la question de la violence, de la fuite et de la détresse scolaires ? Comment demander aux jeunes de tenir demain leur place dans une démocratie qui doit se re/penser chaque jour si on les enferme dans l’isolement, la compétition, la pensée dépendante et éternellement hiérarchisée, la non-responsabilisation et la toute-puissance infantile ? Comment impulser chez les politiques de l’école la conscience de la nécessité de ne pas former qu’une minorité à la pratique démocratique (les délégués de classe par exemple) mais tous les jeunes ? Il est urgent de penser le collectif de travail comme un lieu constructif de l’individu et créateur d’un social qu’il faut sans cesse re/penser.

Le DECE fait le pari de la capacité des jeunes à développer des comportements responsables et plus réalistes, soucieux des autres, créatifs, constructeurs de personnalités plus épanouies et mieux socialisées ; cela, à condition que les adultes leur en reconnaissent le droit, en acceptent sans crainte les conséquences et en aménagent le cadre.