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Introduction 

Dans les discours sur le vieillissement, l’accent est surtout mis sur le poids démographique, social et économique dans la société et nos institutions. Au sein de ces discours et analyses, l’opinion des experts – chercheurs, professionnels – est mise en évidence, les sciences biomédicales surtout (Murray et al., 2001 : 23), en accordant peu de place à l’expérience des aînés. Toutefois, certaines études des sciences sociales ont parfois abordé de manière secondaire le point de vue des aînés, mais la littérature en ce sens demeure un objet rare :

Il suffit de parcourir divers travaux gérontologiques pour se rendre compte qu’on parle plus souvent des personnes âgées qu’elles ne parlent elles-mêmes. Les experts appliquent à leur « objet d’étude » une grille de lecture en usage dans leur discipline. La parole est alors canalisée, codifiée. Or la vieillesse demande à être comprise tout autant qu’expliquée, ce qui ne peut se faire qu’en écoutant la parole des vieux

Argoud et Puijalon, 2003 : 23

En somme, la parole est rarement donnée aux aînés pour dire l’expérience de leur vieillissement. Selon Laudy (2008 : 14), « nous continuons de parler “au nom des aînés”, la communication avec eux est lacunaire, sinon absente ».

Or, afin de mieux connaître l’expérience du vieillissement et les représentations que s’en font les personnes âgées, nous avons donné la parole à 30 personnes âgées[1] dans le cadre d’une thèse de doctorat en sciences humaines appliquées option bioéthique.

L’article se divise en quatre parties. Après avoir présenté en première partie la recherche doctorale – l’objet, la question et le cadre théorique – sont ensuite discutés les concepts d’autonomie, d’autodétermination et d’autonomie responsable. La troisième partie porte sur les discours des aînés eu égard à l’autonomie, plus précisément, sur la manière dont les personnes âgées exercent leur autonomie, le sens qu’elles lui donnent et comment celle-ci se trouve modifiée par l’expérience de la maladie et les pertes subies. Ces pertes exigent parfois un « travail de deuil », qui implique souvent d’accepter de l’aide et du soutien. Ainsi, pour maintenir et préserver son autonomie, la personne âgée nécessite de l’aide ; la solidarité est alors mise à l’épreuve. La quatrième partie, la discussion, analyse l’ensemble des propos rapportés. Enfin, quelques réflexions sont exposées en conclusion pour un engagement solidaire dans les politiques et les pratiques.

La recherche : objet, question de recherche et cadre théorique

La thèse porte essentiellement sur l’expérience du vieillissement et cherche à l’appréhender – à en saisir la « qualité » – comme elle est vécue par des personnes âgées en lien avec les services de santé et les soins reçus. La recherche est qualitative : d’abord descriptive, mais s’inscrivant aussi, par sa visée d’interprétation/compréhension, dans une approche d’inspiration phénoménologique. La recherche possède un caractère exploratoire, puisque aucune autre étude n’a été faite sous cet angle auprès d’acteurs semblables. Elle ne permet donc pas de tirer des conclusions qui vaudraient pour l’ensemble des personnes âgées, mais bien de soulever certains enjeux.

La question de recherche est la suivante :

Comment, au Québec, des personnes âgées entre 70 ans et 91 ans qui ont eu ou ont recours aux services de santé, se représentent leur vieillissement, rapportent et perçoivent leurs expériences, en lien et en rapport avec les services de santé – touchant plus spécifiquement les questions et enjeux de justice et d’équité, de respect de leur autonomie personnelle et de leur droit de s’autodéterminer, du partage des responsabilités ?

Dans cet article, l’accent sera résolument placé sur l’autonomie – ressentie, vécue et ses contraintes – et les réseaux de solidarité.

L’autonomie, souvent associée et parfois réduite à la fonctionnalité, c’est-à-dire à la capacité d’accomplir ce que l’on a décidé, de « fonctionner », déborde le cadre de cette association réductrice ; elle désigne la liberté de choisir, de décider du sens qu’on donnera à sa vie et des choix qui s’ensuivent. Kant parlait déjà de l’« autonomie de la volonté » – d’un être qui n’a pas à se soumettre à la volonté d’un autre ou à quelque loi extérieure, trouvant par sa raison les orientations et les « maximes » ayant statut d’« impératif catégorique » pour la conduite de sa vie : l’autonomie entraîne alors l’autodétermination – « libre disposition de soi[2]». La capacité qui sous-tend cette liberté est complexe ; on peut en évoquer diverses composantes – physiques, rationnelles et affectives, voire morales, sociales ; elle s’actualise ou s’exerce dans des choix qui, inscrits dans l’espace et dans le temps, ne peuvent échapper totalement à des déterminants divers : santé, ressources personnelles, ressources économiques, réseau d’aide et de soutien, environnement physique. Dans cette perspective, l’individu autonome, libre et responsable implique également la relation à autrui.

L’autonomie – celle qui engage à soi et à l’autre – implique une « éthique de la réciprocité » entre la liberté et la responsabilité (Malherbe, 1994 : 12). L’éthique de réciprocité se définit par « […] l’insertion de chaque individu dans un réseau social dont la loi est condition de possibilité de l’autonomie de l’individu » (Malherbe, 1994 : 13). La condition d’un sujet autonome réside dans l’acceptation de sa socialité en travaillant pour l’autonomie d’autrui – car sans l’autre, je ne peux exister. Ainsi, les conditions de l’autonomie individuelle ne peuvent se réaliser que par un minimum d’hétéronomie. C’est cette hétéronomie dans le lien social qui amène cette interdépendance, devoirs et besoins autour des choix et des contraintes entre les individus. La vie en société place, dès sa naissance, l’être humain dans une relation d’interdépendance avec les autres et la société (Paugam, 2009). Ces liens nous unissant aux autres – malgré la différence et l’inégalité – sont multiples et nous assurent à la fois protection juridique – droits civils, politiques et sociaux – et reconnaissance présentées sous des formes de solidarités. Or, pour maintenir et préserver son autonomie, la personne âgée nécessite de l’aide, du soutien s’exprimant à travers les différentes formes de solidarités effectives.

C’est à partir de ces thèmes que nous avons interrogé 30 personnes âgées.

Choix méthodologiques : choix des personnes et recrutement

Le recrutement a donc été fait auprès de 30 personnes âgées entre 70 et 91 ans et, pour la majorité d’entre elles, avec des atteintes légères à modérées sur le plan fonctionnel. Les personnes âgées retenues, majoritairement féminines – 9 hommes et 21 femmes entre 70 et 91 ans, les deux tiers entre 75 et 85 ans – bénéficient dans l’ensemble de soins ou de services variés à domicile dispensés par des intervenants, tous à l’emploi du CLSC (CSSS) au programme perte d’autonomie – inhalothérapeute, infirmière, travailleuse sociale, ergothérapeute, physiothérapeute, auxiliaire familiale et sociale.

Les 30 personnes rencontrées proviennent de cinq territoires de centres de santé et de services sociaux (CSSS) de la région de Montréal et de la Montérégie.

Les entretiens semi-dirigés d’une durée moyenne de 90 minutes ont eu lieu au domicile des personnes, vivant toutes chez elles, au sein d’habitations variées – seules ou cohabitant avec un tiers.

Témoignages des personnes âgées

Ce qui ressort fortement des entretiens analysés, c’est le souhait, exprimé de façon pratiquement unanime, de préserver son droit de décider pour soi et d’agir librement. Il s’agit là d’un souhait très largement partagé, chez les personnes de tout âge, dans une société comme la nôtre qui met davantage l’accent sur l’individu et donc sur l’autonomie et sur le droit de chacun de disposer de soi ou de s’autodéterminer, que sur les appartenances et la solidarité.

L’autodétermination et le respect de l’autonomie : valeurs centrales

La priorité accordée aux valeurs d’autonomie et d’autodétermination oscille sans cesse entre les activités de la vie quotidienne – on entend « organiser sa vie au quotidien » – et sa destinée ou le sens de sa vie : on veut « donner une orientation à sa vie ».

Comment se représente-t-on et définit-on l’autonomie ? D’abord comme capacité d’autodétermination : « C’est moi qui décide pour moi. […] La liberté de choisir et d’être » (R6)[3]. « Se faire valoir pour soi-même » (R7). Et pour une autre personne, sous la forme d’un souhait : « c’est que je continue d’être capable de m’administrer et de faire ce que je veux » (R4). En somme : « C’est toi qui diriges ta vie, pas d’autres » (R29).

L’autonomie s’articule ainsi autour de l’idée d’indépendance – ne pas dépendre : « Ah oui ! oui, je veux être indépendante » (R23) ; « Oui, j’aime être capable de faire mes affaires autant que possible » (R3) ; « Puis, je ne veux pas personne dans mes affaires » (R1) ; « J’aime faire mes affaires toute seule » (R20) ; « Ce qui est important, c’est d’être capable de garder mon logement. De ne pas être obligée d’aller dans des places comme ça » (R25).

Être autonome, c’est donc vivre comme on l’entend, selon ses préférences – peu importe l’heure, le contexte, en oubliant les règles et les conventions : « Moi, je fais tout ce que j’aime. Si je veux manger un sandwich à deux heures du matin, je mange mon sandwich. Je lis au lit, des fois, jusqu’à trois heures du matin. Moi, je lis couché, puis je bohème beaucoup. […] Je fais tout ce que j’aime » (R1). Et une autre : « Ah oui, je lis la nuit. Je me lève, je mange, je fais le jeu de patience. Quand il arrive quatre heures, là je me dis qu’il faudrait bien que je dorme et que je me couche » (R4).

Plusieurs ont la crainte d’une vie institutionnalisée, encadrée par des règles, où les activités sont organisées et régies à la minute : « […] Quand ils arrivent dans la chambre pour vous préparer à vous coucher et que cela ne te tente pas, si tu ne veux pas faire la guerre, tu rentres en dessous des couvertures… » (R12). Parce que « […] comme on dit tout le temps, on est bien chez nous. J’ai été, il y a deux ans, six mois dans une chambre en dépannage au [CHSLD], c’est là qu’on voit qu’on est bien chez nous » (R25). Et encore : « J’aime me “runner”. Moi, ça me fâche, parce qu’ils pensent qu’on est des enfants » (R21).

Les aînés rencontrés réclament le respect de leur autonomie, de leur droit à l’autodétermination de leur vie. C’est, en fait, dans la maladie – qui implique la crise de l’autonomie – qu’intervient une modification du rapport avec soi et l’environnement.

Comment les personnes vivent-elles leur vieillissement dans la maladie et quels en sont les enjeux ?

La maladie et les limites imposées : la crise de l’autonomie

Pour la majorité des répondants, vieillir ne présente pas en soi une difficulté. C’est lorsque la maladie survient que l’expérience de vieillir prend un autre ton, surtout si elle entraîne des pertes fonctionnelles à long terme. Un événement dramatique dont la portée peut signifier la rupture de la continuité de sa vie, telle qu’elle prévalait avant l’incident, comme nous le laissent entendre les commentaires de ces femmes : « C’est la maladie… parce que vieillir ne me dérange pas » (R3) ; ou encore : « Si je n’étais pas malade, j’aurais une belle vieillesse » (R27).

Une condition de santé précaire fait surgir un sentiment d’incertitude ; on craint une éventuelle détérioration de son état et pour l’existence à venir – les jours sont chargés d’inquiétudes : « Cela fait peur. Comment tu vas te ramasser ? Est-ce que je vais finir mes jours dans… je ne sais pas comment tu appelles cela [centre d’hébergement] » (R15).

La diminution de certaines capacités exige, pour bon nombre de personnes, de réévaluer et de reconsidérer leurs habitudes de vie en fonction de leur énergie résiduelle – ou de leurs capacités restantes – et leurs besoins, comme l’exprime cette dame : « Oui, OK, parce que je n’ai plus la capacité que j’avais avant. […] J’allais bien souvent deux jours là [chez son fils] ; [maintenant] je ne veux pas, car j’aime être dans mes affaires et être tranquille » (R3). Tout comme cet homme le rapporte : « Je ne serai jamais le même homme, jamais » (R16).

Durant la vieillesse, la propension à vivre une crise ou des situations de crise est significative par l’accumulation et la gravité des pertes éprouvées : maladie, changement de milieu de vie, abandon d’activités significatives, perte de rôles et de relations constituant autant d’événements qui font entrer, avec l’avancement en âge, dans l’expérience de deuils multiples (Bacqué, 2004 : 153).

Cette crise du vieillir devient expérience de deuil, dans la mesure où elle entraîne une remise en question du sujet lui-même, de son identité et de la continuité de sa vie.

Une dame confrontée à une suite d’événements dont l’expérience se traduit par une importante limitation de sa mobilité avec des douleurs associées se répercutant sur toutes les dimensions de sa vie : « Et là, quand tu tombes du jour au lendemain, que tu n’es plus capable de faire ces choses-là, c’est dur. […] C’est dur sur le moral […] ; vers 2005, des boîtes de mouchoirs, j’en ai passé plusieurs. Ils ont fini par me prescrire […] des antidépresseurs parce que je pleurais tout le temps » (R25).

En rafale, des témoignages relatifs à des événements synonymes de pertes et de deuils : la maladie ; changement de milieu de vie[4] – « Mais ma maison à moi, je n’étais plus capable de l’entretenir. […] Ç’a été difficile… » (R22), ou encore, « J’ai été au couvent et quand je suis revenue ici [résidence], malgré que ce n’était pas la même chose, mais je me suis sentie revenir au… revenir au couvent. […] parce que tous les règlements : il faut être en bas à telle heure, sans ça… » (R14) ; l’abandon d’activités significatives – « Moi, j’aimais aller à la chasse, à la pêche […], mais là, il faut que je limite tout cela » (R6) ; la perte de rôles « Cela me fait de la peine, car j’aimerais aider des fois, faire quelque chose ; je m’essaye, mais ah maman assis-toi » (R27) ; et le deuil des proches : « Je suis la seule survivante de la famille, je n’ai plus personne » (R26), et vient ensuite la solitude : « Cela a été dur, j’ai arrêté de sortir complètement » (R12).

L’expérience de vieillir entraîne inexorablement des changements, des ruptures et des pertes qui entraînent à leur tour entraves et obstacles, parfois empêchements dans l’exercice de l’autonomie personnelle.

Dans les entretiens, les deuils nommés varient selon les temps ou les étapes de vie. Les étapes du scénario habituel, tel qu’il a pu être modélisé et théorisé depuis les travaux d’Élisabeth Kübler-Ross (1947), s’en trouvent donc le plus souvent enchevêtrées, dans le désordre apparent des avancées et des replis qui rendent possible un nouvel élan : déni, colère, peur (et incertitude et tristesse) et dépression, puis retour de l’espoir et du sens dans une acceptation qui se fait adaptation et résilience, sérénité.

M.-F. Bacqué (2005 : 118) propose une relecture du travail de deuil comme « un facteur de développement de la personne et non de son effondrement ». Le processus de deuil débute à la suite d’une perte, et constitue un travail de renoncement qui permet d’intégrer un nouvel état pour regagner certaines satisfactions face à la vie. Le deuil est dynamique, non statique, sauf lorsqu’il se complique ou gagne les rangs de la pathologie. Il s’agit d’un « nouveau processus mental » qui, dans son cours naturel, permet à la personne d’accepter les nouvelles contraintes découlant de la maladie comme constituant des défis à relever, des projets qui donnent sens à sa vie : des objectifs à atteindre malgré certaines limites, une philosophie de la vie pour soutenir, une histoire à transmettre aux générations suivantes.

Le défi d’assumer l’aventure de sa vie à travers l’expérience de ces ruptures et de ces pertes s’inscrit, avec des variabilités (Membrado, 1999), dans le difficile cheminement d’un processus de deuil vécu concrètement dans la tension entre la dépression et le désir de vivre ; la vieillesse prend ainsi « une multiplicité de visages » (de Beauvoir, 1970 : 20).

Le travail de deuil, un difficile cheminement : quelques profils types

L’analyse des entretiens permet de relever trois profils types du processus de deuil, placés respectivement sous le signe du renoncement, de l’espoir, de la résilience. La part de l’autonomie, entendue comme capacité de s’organiser, de prendre soin de soi, d’entrer en relation, d’exercer une certaine maîtrise sur sa vie et de faire des choix, est ici centrale, décisive. Cette capacité d’autonomie, si on peut exprimer les choses ainsi, permet de passer de la solitude et de l’isolement engendré par les pertes subies à la reprise des rapports avec les autres, et donc de la passivité à la proactivité, et par là de la souffrance morale et parfois du désespoir, à travers le renoncement, à la sérénité retrouvée dans la résilience. Ce que donne à voir, simplifiant les choses, le schéma qui suit :

Perte d’autonomie et travail de reconquête de son autonomie

Perte d’autonomie et travail de reconquête de son autonomie

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À l’horizontale, de gauche à droite, selon la dynamique du processus de deuil en lien avec l’autonomie et avec sa perte, ou en tenant compte des limites imposées : 1) passage progressif de la solitude vécue sous le mode de l’isolement, du repli sur soi dans la douleur de la perte, au maintien ou au rétablissement de quelques contacts, puis à l’établissement et à l’entretien de liens affectifs, familiaux ou autres, sociaux ; 2) passage de la passivité et de l’inaction, de l’ennui, de l’apathie, de la négligence de sa personne et de sa santé et de la peur de tout changement à quelques gestes posés pour retrouver le sentiment d’exister, prendre soin de soi, puis faire de nouveau des projets et s’employer à leur réalisation ; 3) passage de la tristesse profonde engendrée par la souffrance morale et du désespoir, de la résignation, de l’insatisfaction et parfois de la colère à l’espoir, par-delà les nécessaires renoncements, puis au plaisir de vivre retrouvé, à une sérénité nouvelle dans la résilience.

Les cheminements évoqués, bien sûr, ne sont pas aussi linéaires et progressifs que le suggère le schéma ; il y a avancées et replis, parfois reculs causés par de nouvelles pertes…

À la verticale, de haut en bas, trois profils types : 1) l’enfermement dans la passivité et l’isolement, dans la souffrance morale, dans le désespoir et la résignation ; 2) le rétablissement ou la création de quelques liens à travers quelques gestes posés au gré d’espoirs souvent fugaces – façon d’accepter de vivre malgré les limites imposées et, passant de la résignation au renoncement, de renouer avec la vie ; 3) la reprise d’une vie relativement active et, dans la solidarité des liens créés ou rétablis, la redécouverte du plaisir de vivre et de la sérénité – la résilience.

Vieillir impose de nouveaux défis et fait appel chez chacun ou chacune à des compétences accumulées. Les stratégies adoptées par chacun varient, tout comme les réactions devant la maladie, selon divers facteurs : capacités ou nature des incapacités physiques, ressources personnelles, capacité de résilience, réseau d’aide et de soutien en provenance des voisins, des amis, de membres de la famille surtout. Un réseau de solidarité qui permet de vivre la solitude de l’expérience de vieillir sans être condamné – ou se condamner soi-même – à l’isolement.

La solitude et les réseaux de solidarité

Bon nombre de témoignages rapportés plus haut renvoient à la thématique des rapports ou de la tension entre la solitude et les réseaux de solidarité. L’expérience répétée de la perte, obligeant à entrer dans un processus de deuil, fait place à la solitude vécue sur le mode du retrait dans l’isolement ou dans l’effort de renouer des liens et de créer de nouveaux réseaux de solidarité, notamment en acceptant de demander et de recevoir de l’aide. Sans reprendre ici ces témoignages et l’analyse qui en a été faite précédemment, nous donnons de nouveau la parole aux personnes rencontrées pour apporter de nouvelles illustrations et quelques compléments.

Les défis de la solitude

A priori, le fait de vivre à deux ou entouré prémunit contre la solitude et, a contrario, l’ennui et parfois le désespoir de l’isolement guettent le solitaire – bien malgré lui : « Oui, ce que je trouve le plus difficile, des fois, ce sont les fins de semaine quand je sais que je n’ai pas personne qui vient, le samedi, le dimanche, ça, c’est une éternité » (R3), ou encore, « On ne vient jamais me voir, je suis seule… » (R8). Même si certaines personnes affirment bien vivre leur solitude, un grand nombre soulignent ses enjeux et les défis qu’elle lance, exigeant une démarche d’apprivoisement : « Je l’apprivoise, la solitude » (R2). Pour se distraire, on appelle un proche, on sort seul ou avec d’autres, on rejoint ses compagnons de cartes, on participe à des dîners au centre d’action bénévole ou encore aux activités du centre de jour – où il est plus facile de se rendre, car on vient vous chercher à la porte. Pour la très grande majorité, sortir, « ça fait du bien au moral », c’est pourquoi « […] il faut essayer de sortir » (R3).

Maintenir des contacts sociaux exige, bien souvent, d’aller à la rencontre de l’autre. Bien entendu, vivre seul, et en outre avec la maladie, expose à une plus grande probabilité de vivre un isolement, comme le mentionne cet homme : « quand ça fait deux mois que personne n’est venu… » (R6) ; ou encore cette dame en attente d’une chirurgie : « [le plus difficile, c’est] de ne pas être capable de sortir – je n’ai pas grand’visite non plus, d’être isolée : l’isolement » (R15).

L’expérience conjuguée de la maladie et de la vieillesse conduit souvent, par le cumul des ruptures, à une grande solitude. Dans cette solitude imposée, on apprécierait une visite : « J’aimerais […] qu’une fois par semaine on m’appellera pour me demander si j’ai besoin de quelque chose ou si cela me tente de sortir cette journée-là. Bien quelqu’un qui viendrait une fois par semaine, parler avec toi. Mettre de la vie dans la maison. Comme tu es venue aujourd’hui et l’après-midi je ne l’ai pas vu » (R15).

Les difficultés d’adaptation à ce passage peuvent s’exprimer de manière dramatique au plan individuel et social : isolement, souffrance, méfiance, résignation, apathie, faible estime de soi, désespoir, dépression, voire le suicide – relativement fréquent et marqué par une croissance chez les personnes âgées. Les trajectoires souvent vécues sont faites de phases successives, elles « [débutent] généralement par une précarisation, une fragilisation, une “vulnérabilisation” pour aboutir à une exclusion, comprise comme une forme de sortie des cadres “normaux” de la vie en société […] » (Racine, 2007 : 102).

Un trop grand repli sur soi, annonciateur d’une détresse, voire d’une dépression, constitue une grave menace à la qualité de vie des personnes et, plus spécialement, à leur autonomie. Dans leurs commentaires, les aînés réclament un soutien. Cette demande repose sur des enjeux de solidarité.

Comment les réseaux de solidarité et de protections sociales répondent- ils aux besoins et attentes des aînés ?

Les réseaux de solidarité 

La responsabilité de l’autonomie des personnes âgées : une responsabilité partagée

La maladie oblige à des renoncements et confine parfois dans une posture de dépendance annoncée par une fragilité. Fragilisée, l’autonomie a besoin, pour pouvoir encore se vivre et s’exercer, de l’aide des autres, de la solidarité.

La plupart des personnes rencontrées ont exprimé leur désir de demeurer autonomes grâce au support d’une solidarité effective, de maintenir des liens vivants et dynamiques qui se révèlent des occasions d’échanges : la visite des enfants, un appel téléphonique hebdomadaire d’un organisme communautaire – grâce auquel « je me sens en sécurité » – , une participation à un dîner collectif…

La vie humaine, indépendamment de l’âge, est construite sur des dépendances mutuelles. Ces liens d’interdépendance donnent un sentiment d’existence, de reconnaissance et d’appartenance à la vie, à la communauté. Cet homme traduit bien cette idée à travers son souhait de reliance : « Je pense que tant qu’on est vivant, c’est de rencontrer des gens comme vous, c’est de rencontrer toujours des nouvelles personnes des expériences […] je suis devenu un internaute […] je vais pouvoir prendre le temps de faire connaissance de ce qui se passe à travers le monde, des belles choses » (R30).

La responsabilité de l’autonomie des personnes âgées relève d’une responsabilité à partager, des réseaux de solidarités à créer et d’une organisation des services publics à revoir. Cette dernière perspective exige une réflexion sur la « reconfiguration des protections sociales » (Boitte, 2002), et sur la notion même de la solidarité collective où l’on ne questionne plus la mise à l’écart, hors de la vue des personnes normales et performantes, des personnes vulnérables (en situation de précarité et de vulnérabilité). Les systèmes de protections sociales présentent des limites patentes qui renvoient « à la fragilisation des structures collectives de solidarité » (Boitte, 2002 : 54).

Discussion

Les personnes âgées rencontrées, peu importe leurs caractéristiques, partagent dans une forte majorité la valeur de l’autonomie qui toutefois prend un sens singulier pour chacun. Elles aspirent à la maîtrise de leur vie et entendent décider de leur existence : « La liberté de choisir et d’être » (R6). Ce n’est pas l’avancement en âge qu’elles craignent, mais la maladie, qui réduit la capacité d’être responsable de soi dans le quotidien et de vaquer à ses occupations, et, dans certains cas, parce que les capacités de décision sont en cause, plus souvent parce qu’on ne peut plus agir en toute indépendance des autres selon ses décisions, entravant une liberté qui fut en bien des cas durement conquise. L’altération ou la modification des rôles entraînée par la maladie, remettant en question le sentiment de compétence, est source de souffrance. L’abandon forcé d’activités se traduit, dans certains cas, par une difficile perte de rôle – et de reconnaissance. Le deuil qui s’ensuit – deuil de soi avec ses capacités antérieures – est vécu de façon très variable d’une personne à l’autre. Par-delà la résignation/les renoncements obligés, si la solidarité est là : concrètement, l’affection des proches, l’apport d’un soutien désormais nécessaire et des services requis pour l’existence au quotidien. Le défi est de regagner ses espaces d’autonomie malgré la fragilité résultant des deuils et des pertes subies.

À la lumière des témoignages reçus, la théorie du désengagement (Cumming et Henry, 1961, cités par Cavalli etal., 2002) paraît intéressante à quelques égards et mérite d’être revisitée. Selon la théorie du désengagement, les activités et les rôles sociaux diminuent tout comme l’intensité des liens affectifs qui unissent l’individu à ses univers sociaux au fur et à mesure qu’il avance en âge (Lauzon, 1980). L’individu chercherait à s’affranchir de certains responsabilités et rôles sociaux, un désengagement intrinsèque, mais également conditionné par des éléments exogènes, comme la retraite.

Comme mentionné plus haut, l’expérience de deuil rapporté dans les témoignages démontre parfois une sorte de repli sur soi à l’oeuvre. Cependant, lorsque la personne recouvre une certaine stabilité, on remarque une négociation dans la vie courante, une adaptation à certaines activités. Mais, dans certains cas, on assiste à un retrait complet de certaines activités, surtout lorsque la santé – physique et mentale – interfère. Ce désengagement complet agit sur le plan des relations personnelles et sociales et peut conduire à une grande solitude, voire à l’isolement.

De manière générale, la santé joue un rôle essentiel, mais on ne peut attribuer toute la responsabilité des changements au déclin de la santé, d’autres facteurs agissent ; Cavalli et al. (2002 : 149) parlent d’une « évolution bio-psychologique ». Les parcours de vie démontrent des réalités plurielles et au-delà des facteurs individuels – psychologiques et de santé –, les aspects sociaux, environnementaux, politiques et économiques s’inscrivent comme des déterminants dans les parcours de vie.

Dans cette perspective, le désengagement peut être compris comme un des possibles modèles d’action dans la vieillesse. L’interrogation porte dès lors sur les facteurs qui conduisent la personne âgée à l’adopter et, en particulier, sur le fait de savoir si ce retrait est volontaire (ce que prétendait la théorie originelle du désengagement) ou, à l’inverse, contraint et forcé.

Conclusion

Entre les discours dominants des experts que nous avons évoqués au départ et les propos tenus par les personnes que nous avons interviewées, certaines convergences constatées ne devraient pas masquer d’importantes divergences de propos. Il y a de part et d’autre reconnaissance de pertes, mais l’accent est mis d’un côté sur la perte elle-même et sur le poids qui en découle pour la société et, de l’autre, de la part des personnes âgées, sur la préservation et la récupération de l’autonomie par-delà les pertes et sur le travail fait en ce sens. Les personnes âgées rencontrées veulent garder leur autonomie malgré les pertes subies. Elles s’emploient à la préserver, travaillent chaque jour à la rétablir, soucieuses de ne pas être à la charge des autres, et du même coup sont à même de reconnaître qu’elles ont besoin d’aide. Cette aide souvent offerte par la famille est jugée insuffisante, lorsque les personnes sont plus lourdement marquées par la maladie.

Le dispositif institutionnel renforce les inégalités par un accès limité aux ressources pour soutenir et respecter le droit à l’autonomie des personnes. Les droits sociaux et citoyens des personnes âgées sont des enjeux de justice et, par extension, de solidarité, de reconnaissance des personnes âgées à titre de citoyens égaux. L’équité et la solidarité sont des conditions d’égalité dans la reconnaissance des personnes et de leur dignité. L’État par son sous-financement propose des solutions fragmentées. Une participation accrue des personnes âgées au sein des espaces publics contribuerait certainement à réfléchir autrement le vieillissement : repenser les institutions et les pratiques, nommer les difficultés rencontrées dans le monde réel afin de promouvoir des solutions plus adaptées selon les définitions données par les personnes âgées elles-mêmes. Et justement, les personnes âgées souhaitent une reconnaissance des identités, des rôles et des compétences dans une mise à contribution, une participation sociale, ou, tout simplement, le maintien et la création de liens sociaux significatifs.

Le travail d’autonomie des personnes âgées doit être soutenu par des politiques et des pratiques adaptées à la pluralité des trajectoires.