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En fait… l’anthropologie n’est pas sur le point de se désintégrer. L’inertie institutionnelle seule la maintiendra en vie pendant un certain temps.

Georges Marcus[1]

Le terrain anthropologique met à rude épreuve l’individu hypersensible qui, en réagissant de façon disproportionnée aux stimuli, y expérimente de nombreux conflits internes et externes[2]. Une fois le charme de l’exotisme évaporé comme la rosée du matin, toutes les excitabilités sont fortement éprouvées. Avant tout, les émotions : celles ressenties face aux gens avec lesquels nous devons apprendre à vivre. Puis, l’intellect : comment appliquer la discipline sur le terrain lorsqu’il se dérobe et se montre réfractaire à la méthode ? Ensuite, l’imagination – ce que nous interprétons des inférences et des interférences : comment gérer la différence entre nos objectifs et les réalités autres auxquelles nous sommes confrontés ? Aussi l’excitabilité sensuelle : la nourriture, la couleur et l’odeur des jours et des nuits, et la perte d’un certain confort. Enfin, la psychomotricité : que faire de ces jours sans fin où rien ne se déroule comme prévu ? Rien n’est plus banal que le quotidien, fût-il exotique. Attendre la première entrevue et le premier rituel, ces moments liminaires où la culture se met en scène. Bref, si l’on n’en sort pas intact, on aura au moins eu la chance de côtoyer un monde où diffèrent l’être, le savoir et le faire. Par le biais de l’expérience, nous aurons été touchés par une ontologie autre[3].

L’objectif de cet article atypique, rédigé sous forme d’essai, consiste à présenter quelques expériences personnelles de terrain en le situant dans un cadre théorique et conceptuel qui questionne les transformations de l’anthropologie[4]. La première partie discute de l’avenir de l’anthropologie et de la pertinence du terrain dans une discipline de plus en plus axée sur les études non-traditionnelles. La deuxième partie présente quelques expériences de terrain en milieu amérindien et métis en mettant l’accent sur les silences de l’ethnographie, ainsi que sur les ratés de la relation dialogique qui ont transformé mes rôles, mon statut et mon identité. La question de la discipline dans ses différentes acceptions – branche de la connaissance, direction morale, règle de conduite et obéissance à l’autorité, discipline de notre culture, de notre éducation, de nos pairs et de nos hôtes, et celle que nous leur imposons parfois malgré nous – est le fil conducteur de cet article qui discute en troisième lieu de l’importance du concept d’ontologie dans les rencontres interculturelles.

Discipline anthropologique, formation académique et pertinence du terrain

Afin de ne pas se retrouver enfermée à tout jamais au musée d’ethnographie, l’anthropologie a toujours été dépendante pour innover du développement d’autres disciplines : la philosophie marxiste, la psychanalyse, la linguistique, les études culturelles, féministes et postcoloniales, le déconstructivisme en littérature, le constructivisme en sciences cognitives et, plus récemment, les biotechnologies, entre autres. Du positivisme d’Auguste Comte au remaking ontologique de Paul Rabinow, en passant par la raciologie américano-allemande des années 1910-1930 et la mode structuralo-marxiste des années 1960-1970, cette discipline s’est toujours remise en question et a toujours réussi à se repositionner. Lorsque j’ai débuté mes études au début des années 1990, l’anthropologie vivait une crise au niveau de la remise en question de l’écriture. L’objet anthropologique nous échappait de plus en plus et le sujet ne savait plus où se situer. D’un sujet observant objectivement l’objet d’étude, l’anthropologue s’est transformé en objet s’analysant et s’étudiant lui-même subjectivement sur le terrain et dans le texte. En regardant par-dessus l’épaule de son interlocuteur, l’ethnographe adopte la réflexivité au détriment du point de vue autochtone. L’anthropologie vivait aussi une crise épistémologique : d’un côté on nous enseignait les classiques, Malinowski et ses « Argonautes » demeurant le modèle de l’anthropologie de terrain, et de l’autre on nous initiait au panopticum de Jeremy Bentham revisité par Michel Foucault, au cyborg de Donna Harraway et à l’hybride sociotechnique de Bruno Latour, bref, à une anthropologie théorique et conceptuelle sans terrain ni engagement.

Cet écart épistémologique est magistralement abordé dans Designs for Anthropology of the Contemporary (Rabinow et al. 2008), un ouvrage constitué d’une série d’entretiens sur l’avenir de la discipline entre Paul Rabinow et Georges Marcus dirigés par James Faubion et Tobias Rees. La question posée est la suivante : doit-on construire des ponts entre l’anthropologie classique héritée du colonialisme et l’anthropologie du contemporain ? Et si oui, comment ? D’un côté, Rabinow, hypermoderne, n’hésite pas à faire table rase d’une anthropologie inadaptée aux nouvelles problématiques et propose de nouveaux outils épistémologiques pour l’étude du « terrain multi-site ici et maintenant » (here and now multi-sited fieldword). À l’opposé, Marcus, nostalgique, s’agrippe fermement aux concepts traditionnels de l’anthropologie classique malinowskienne avec son terrain prolongé, l’apprentissage de la langue et l’observation participante dans un site unique chez un « Autre » de préférence « éloigné et intemporel » (far away and timeless).

Tout au long de l’ouvrage, Rabinow exhorte Marcus à identifier et expliquer clairement la nostalgie et la peur qu’il ressent face à l’abandon des concepts de culture, d’observation participante, d’ethnographie et de terrain. De son côté, Marcus accuse Rabinow de promouvoir de façon provocante un nouveau paradigme pour une pratique alternative de la recherche anthropologique en sacrifiant « les concepts sacrés que sont le terrain, l’ethnographie, la culture et le point de vue indigène » (Rabinow et al. 2008 : 7)[5]. Bien qu’il s’agisse d’une figure de style, l’utilisation du mot « sacré » est signifiante. Qualifier des idées et des objets de sacrés permet de justifier par la foi seule des discours et des pratiques qui reposent sur l’ontologie. La dimension transcendante évoquée nous dégage alors de l’effort de faire la preuve rationnelle de l’adéquation des pratiques et des discours en cause. C’est également une menace voilée : sans ces éléments, la discipline est (con)damnée, et seul le « sacré » peut lui offrir la rédemption souhaitée. L’anthropologie serait-elle une religion dont les sacrements et les rituels sont le terrain, l’ethnographie, la culture, et le point de vue autochtone ?

Épistémologiquement, l’anthropologie est passée de l’étude des « primitifs » figés dans le temps (évolutionnisme, fonctionnalisme, structuralisme, symbolisme interprétatif), à celle de phénomènes contemporains situés dans l’histoire (théorie critique, théorie de la pratique, déconstructivisme), puis aux biosciences, à la biosécurité et aux nanotechnologies (remaking ontologique). Méthodologiquement, elle est passée des concepts classiques de culture et d’observation participante à ceux de nominalistique[6], de contemporanéité, d’assemblage[7], de dispositifs (apparatuses), de problématisation, d’équipement, d’événement, d’atemporel (untimely) et d’actuel (Rabinow et al. 2008 : 6, 49). La problématique développée dans Designs for Anthropology of the Contemporary est avant tout disciplinaire et épistémologique. Il s’agit de trouver une façon de continuer à enseigner et à produire des données ethnographiques valables dans le monde contemporain et à adapter le terrain et la formation académique à l’étude de ces nouvelles problématiques. Le contemporain, comme l’explique Rabinow, est un terme technique qui permet de décomposer les phénomènes émergents, comme la biologie synthétique, en différents éléments qui sont assemblés dans une forme constitutive du phénomène en question. Ainsi, ces phénomènes sont contemporains les uns des autres et le but de l’anthropologie du contemporain est « de choisir ou de trouver un champ ou un site approprié qui permet de documenter et d’analyser ces assemblages au moment de leur émergence, de les nommer, de montrer la variété de leurs effets et de les rendre disponibles à la réflexion critique » (Rabinow et al. 2008 : 58)[8].

Le terrain comme source principale des données empiriques est ce qui distingue l’anthropologie culturelle des autres disciplines des sciences sociales et des humanités. Mais en raison de l’émergence de nouveaux paradigmes et de la diminution des terrains traditionnels en milieu autochtone, le terrain est-il encore essentiel ? Existe-t-il une pratique autre qui pourrait être caractéristique de la discipline ? Il ne s’agit pas uniquement de savoir comment on forme un anthropologue, il faut aussi savoir qui est formé par la discipline. Selon Rabinow (Rabinow et al. 2008), l’élite des étudiants états-uniens en anthropologie n’est plus intéressée à l’Autre culturel, ni même à la romance des endroits exotiques. Ce qui l’intéresse, ce sont les études postcoloniales, l’implication humanitaire avec les ONG, la finance, les médias et les sciences et technologies (biosciences, biosécurité, nanotechnologies). Au Canada, selon mes propres observations, nous pouvons ajouter l’altermondialisation, le développement durable et le commerce équitable ainsi que l’engagement social auprès des populations du tiers et du quart monde.

Mais que devient l’anthropologie lorsqu’elle cesse d’étudier la culture ou la société pour s’intéresser aux processus et aux événements contemporains ? Les principaux problèmes auxquels se heurte l’étude du contemporain sont l’inadéquation des concepts anthropologiques traditionnels et le peu de portée des travaux académiques qui en sont issus. Pour Rees, le défi consiste à créer un espace et des conditions pour que ces travaux soient reconnus en continuité avec l’anthropologie classique :

Ainsi, la tâche consiste à rattacher de nouvelles formes et de nouveaux concepts à la mise en scène traditionnelle du terrain. L’accent mis sur le terrain pourrait alors créer un pont entre ce que nous appelons l’épistémologique et l’ontologique.

Rees dans Rabinow et al. 2008 : 49[9]

Selon Marcus, c’est ici que l’épistémologie devient utile : il faut promouvoir à la fois un travail axé sur le terrain et la rencontre, et un travail axé sur les objets, les rationalités et les institutions. Mais, dans ce contexte, qu’arrive-t-il du « point de vue autochtone » ? Pour Marcus, la réponse est simple : quel que soit le site, le terrain ne peut réellement fonctionner que sous sa forme traditionnelle qui consiste à entrer dans un autre milieu de vie et à instaurer avec l’« Autre » des relations vers des buts mutuellement orientés (Marcus dans Rabinow et al. 2008 : 66). Marcus et Rabinow s’entendent sur le fait que si le terrain est à la source du savoir anthropologique, les nouveaux terrains ne sont cependant plus centrés sur les individus, la société ou la culture, mais sur des processus temporels, comme l’émergence de nouvelles formes de rationalité, d’assemblage et d’institution. Quels seront alors les impacts sur la qualité des données ethnologiques recueillies et sur la production d’ethnographies ? C’est ici qu’entre en jeu le concept de design studio proposé par Rabinow. Ce concept, qui fait référence au studio de design en architecture et aux laboratoires scientifiques, est un espace institutionnel où l’on peut réunir les préoccupations épistémologies et ontologiques tout en y intégrant l’enseignement de la discipline, le travail conceptuel et la recherche. C’est un espace qui permet de familiariser l’étudiant avec la littérature, de lui enseigner la façon de développer un design de recherche et son éventuelle textualisation[10].

Le défi consiste à s’intégrer à un milieu étranger, à s’y soumettre, à s’y immerger et à se laisser guider par celui-ci, tout en demeurant attentif à l’émergence progressive d’un thème auquel donnent lieu des rencontres fortuites, des événements passagers et des observations anecdotiques.

Rabinow et al. 2008 : 116[11]

Le terrain en tant qu’espace de rencontre, qu’il soit réalisé dans un laboratoire ou dans une communauté autre, demeure encore au coeur du projet anthropologique. Qu’il soit agréable ou non à l’aspirant anthropologue, c’est le terrain qui confirmera, dans le sens religieux du terme même, son statut professionnel. C’est une initiation physiologique et psychologique à l’altérité culturelle. Le terrain est aussi un révélateur du caractère de chacun : l’un s’accroche à la méthode comme un naufragé à son radeau, un autre se fait indigène (going native) au point de devenir le grand prêtre d’une tribu océanienne ; l’un est perdu sur le terrain, l’autre rêve déjà de coiffer le casque des ONG. Mais l’anthropologue sur le terrain n’est anthropologue que pour lui-même. La plupart des gens ne savent pas ce qu’est un anthropologue : « Vous déterrez des ossements ? You analyze human remains ? ». Souvent instrumentalisé malgré lui, il demeure un personnage curieux, dans les deux sens du terme, un corps étranger qui fera son temps chez l’hôte. C’est pourtant cet espace de rencontre qui produit le savoir ethnographique. Pour Daniel (1984), il ne s’agit pas d’imposer nos catégories (approche étic) ou de les supprimer pour les remplacer par celles de nos hôtes (approche émic), mais bien de les confronter en nous engageant dans un processus dialogique de construction et d’interprétation de la culture. Ce processus dialogique inclut également les relations sociales qui transforment ou non le rôle, le statut et l’identité de l’anthropologue sur le terrain. Ces expériences de terrain donnent lieu à des relations complexes d’intersubjectivité où l’agencéité[12] du chercheur et de l’hôte doit être constamment (re)négociée. Ce terrain, l’ai-je apprécié à sa juste valeur ? Cette pratique ardue comporte trop de temps morts, d’imprévus et d’effets indésirables pour me passionner. Dans ses moments faibles, c’est l’ennui total, dans ses moments forts, je préfère observer de loin en imposant le moins possible ma présence car j’ai toujours peur d’être englué dans cette toile de résistances et de rares solidarités dont je ne connais ni le fil ni la trame. Attirance et résistance : que vont-ils faire de moi ?

L’identité du chercheur transformée sur le terrain

Malgré sa richesse relative sur le plan littéraire et psychologique, une part importante du journal de terrain ne me fut d’aucune utilité scientifique. Ces résidus impubliables correspondent à ce que j’appelle « les silences de l’ethnographie » : c’est ce que l’on cache, nos idées avortées, nos questionnements sans réponse, la partie politiquement incorrecte de notre expérience – trop souvent des trésors inexploités. Les exemples qui suivent, tirés de mes journaux de terrain, montrent comment j’ai été transformé et instrumentalisé par mes hôtes, non seulement en tant qu’anthropologue, mais en tant qu’individu, dans le cadre des trois types de terrain que j’ai expérimentés (Gagnon 1999, 2000, 2003, 2007). Le premier type consiste en trois terrains de quelques semaines au sanctuaire de pèlerinage de Sainte-Anne-de-Beaupré près de la ville de Québec, dont deux en compagnie de pèlerins mamit innuat. Le second type comprend deux terrains, l’un de deux mois, l’autre d’une semaine, à Unamen Shipu, une communauté amérindienne isolée de la Basse-Côte-Nord du Québec ; et le troisième, de quelques terrains de courte durée dans des communautés métisses au Manitoba et en Saskatchewan. Les deux premiers types de terrain n’ont pas provoqué d’effets importants sur les groupes et les communautés rencontrées, mais ils en ont eu de sérieux sur le chercheur. Le troisième type, qui en est un d’engagement communautaire involontaire, a produit des effets imprévisibles autant pour les communautés que pour le chercheur en raison du caractère hautement politisé et judiciarisé des questions touchant à l’identité métisse au Canada.

Quel que soit le type de terrain effectué, dès notre arrivée il nous faut rapidement établir une relation de confiance mutuelle avec nos interlocuteurs et également réaliser que, dans la rencontre, nous devenons, autant nos hôtes que nous, des acteurs qui jouons des rôles. Mais ces jeux de rôle sont des jeux sérieux, dans le sens des « serious games » d’Ortner (2006 : 129-130) : le jeu est orienté vers des buts et des projets mutuels impliquant l’action intentionnalisée. Voyons maintenant quelques exemples de jeux de rôle auxquels j’ai été convié.

Lors de mes terrains à Unamen Shipu, j’ai été malgré moi associé au monde des femmes et pris à la fois pour le futur curé de la paroisse et pour un policier en civil. Concernant le monde des femmes, je suis à ma connaissance le seul anthropologue mâle à avoir travaillé avec des femmes innues. Je passe mes journées avec les femmes, les aînés et les enfants sur le campement pendant que les hommes sont partis à la chasse et à la pêche sans m’inviter. Pour les aînés, je suis le futur curé de la paroisse et cette identification à un religieux me poursuivra tout au long de mes quatre terrains avec les Mamit Innuat[13]. À Sainte-Anne-de-Beaupré, en 2000 et 2001, on demandera à mon interprète et à un anthropologue présent sur les lieux : « quel est ce prêtre qui accompagne les Innus ? ». Pour les jeunes et pour ceux qui vendent de l’alcool et des stupéfiants sur la réserve, je suis un agent double qui travaille pour la police (GRC, CIA, SQ, FBI, etc., tout y passe). Des jeunes me demandent même de voir mon badge de policier. Mon soi-disant intérêt pour l’étude de leurs pratiques religieuses ne serait qu’une couverture pour faire mon enquête. Cette méprise fait autant l’affaire des membres du conseil de bande, qui font courir la rumeur d’une visite d’un agent de la police en civil, que des membres de la pastorale en raison des effets bénéfiques de cette méprise sur mon identité : la vente d’alcool, qui est illégale, a cessé durant mon séjour et les jeunes me regardent avec méfiance. Ma présence ne pouvait donc s’expliquer qu’en vertu d’un des deux seuls espaces identitaires rendus disponibles par les membres de la communauté : flic ou curé !

Flic ou curé ? Un peu des deux, mais pas anthropologue, à moins que ce ne soit la même chose ? Je deviens un agent double à l’identité trouble, c’est une question de discipline et d’autorité. Pour ce qui est du rôle, il m’est accordé selon la génération intéressée. Des aînés me demandent de rester et de devenir leur curé tandis que les jeunes et les trafiquants d’alcool et de drogue attendent mon départ avec impatience. « Tu travailles pour la police ? ». « Si tu t’intéresses à sainte Anne, pourquoi viens-tu ici ? Pourquoi ne vas-tu pas dans son pays, là-bas ? ». Ils savent que je cherche quelque chose. Par l’enquête, l’anthropologie devient une discipline policière qui catégorise, classe, analyse et interprète les habitudes des gens, leurs pratiques, leurs idées, même leurs rêves. L’enquêteur veut savoir, il a besoin d’informateurs, il suit des pistes, questionne les gens, cherche des indices, observe, participe, épie et prend des notes afin de résoudre le problème… un vrai Sherlock Holmes des sciences sociales ! Comment les communautés autochtones peuvent-elles endurer d’être étudiées à ce point ? Il y a une saturation évidente dans plusieurs communautés qui en viennent de plus en plus à imposer leur discipline, depuis l’octroi du permis de recherche et d’accès au terrain jusqu’au contenu de la thèse. Leur pouvoir s’accroît sur l’anthropologue dont ils dirigent, jusqu’à un certain point, la destinée[14]. Ces méprises sur mon identité et sur mes intentions ont eu un impact très négatif sur mon terrain car tous mes gestes, déplacements et visites ont été interprétés par les membres de la communauté selon l’un ou l’autre des schémas. Néanmoins, plusieurs individus et membres de leurs familles qui ont participé aux entrevues connaissaient les vraies raisons de ma présence. Et vers la fin de mon terrain, des membres du Conseil de bande et de l’Assemblée Mamu Pakatatau Mamit m’ont demandé d’entreprendre une recherche ethnohistorique sur l’ancienne mission catholique de Musquaro située un peu à l’ouest d’Unamen Shipu (Gagnon 2000).

Il n’empêche que ma présence sur le terrain a un impact dont je ne peux prévoir les conséquences ; par exemple, durant la pratique la plus importante du pèlerinage amérindien à Sainte-Anne-de-Beaupré en juillet 2000. Depuis le matin, je fais attention à ne pas perdre de vue celui qui sera l’officiant du chemin de croix que les Innus appellent la « prière », mais c’est mon interprète que je perds : elle disparaît mystérieusement avant le début de la cérémonie. Je suis donc seul avec l’officiant, sa femme et un aîné pendant la prière à laquelle devaient participer plus de deux cents Innus de toutes les communautés du Québec et du Labrador, ainsi qu’une cinquantaine de Malécites, d’Algonquins, de Micmacs et d’Attikameks. L’officiant a-t-il peur d’être mis en scène par la présence de l’anthropologue ? Est-ce du respect commandé par un rituel qui ne doit pas être observé mais vécu ? Après la cérémonie, dans l’après-midi, tous ceux qui croisent l’officiant lui demandent : « Quand vas-tu faire ta prière ? ». Silence ; il ne dit mot, il évite leurs regards. On n’insiste pas. Ce respect du silence et du non dit ne lasse pas d’étonner. Non seulement on ne peut contraindre les gens des communautés étudiées à faire quelque chose, mais encore on ne peut les contraindre à parler ni à s’expliquer. Il n’y aura pas de chemin de croix pour les Indiens cette année. L’officiant n’a pas voulu jouer le jeu car je n’avais pas le bon rôle avec ma caméra et mon magnétophone. Je ne devais pas jouer à l’anthropologue. Ils n’étaient pas des objets d’étude.

Je n’ai pas tenu compte du type d’apprentissage expérientiel autochtone : on apprend en imitant, sans poser de questions. L’officiant n’avait rien à m’expliquer de ce qu’il faisait, c’était à moi d’en faire l’expérience afin de comprendre[15]. J’ai été transformé en individu et ils ont fait la « prière » pour moi seul, privant ainsi les autres du rituel. Une fois que j’ai retrouvé mon interprète par hasard dans la basilique en soirée, j’ai exigé des explications de sa part : « Pourquoi étais-tu absente ? Pourquoi étions-nous seulement quatre ? Qu’est-ce qui s’est passé ? ». J’ai alors commis l’erreur de lui rappeler qu’elle était rémunérée comme une professionnelle. Stupeur. Elle saisit immédiatement la perche que je lui tends involontairement : « Vous, les Blancs, me répond-elle, c’est toujours une question d’argent ! ». Je perds une alliée. Cette interprète avec laquelle je travaillais depuis plus de deux ans coupera tous les ponts par la suite.

Plus récemment, mes terrains et recherches avec les Métis de l’Ouest canadien, un milieu très politisé et peu habitué à accueillir des anthropologues (je suis un des premiers), m’ont placé dans une double position d’invisibilité et d’autorité. D’un côté, les associations officielles des Métis de l’Ouest, qui se considèrent comme les seuls « vrais Métis » sur la planète, m’ont ignoré en raison de mon intérêt pour les communautés métisses canadiennes françaises, qu’elles jugent assimilées, et pour les communautés métisses non reconnues de l’Est canadien qu’elles voient comme des opportunistes (Gagnon 2009a, 2009b). De l’autre côté, pendant que des individus de ces communautés métisses non reconnues me voyaient comme le porte-drapeau de leur cause sur la scène publique et devant les tribunaux, le gouvernement canadien me demandait de collaborer pour contrer les revendications des Métis ! Ainsi, la possibilité de jouer à l’agent double se présente-t-elle réellement. Voilà que l’identité trouble se manifeste à nouveau. Qui suis-je, et qui dois-je être ? Un porte-drapeau ? Un collaborateur ? Un chercheur qui s’isole de plus en plus dans sa tour d’ivoire ? Les études métisses représentent un milieu de recherche où il est présentement impossible de répondre aux attentes d’une communauté sans en offusquer une autre. Après la publication d’un article sur les langues métisses (Gagnon et Gagné 2009), un membre d’une communauté métisse francophone avec qui j’ai d’excellents liens depuis plusieurs années me dit : « Ton article sur notre langue nous nuit »[16]. C’est donc une question d’authenticité linguistique reliée à un sentiment d’appartenance qui me fait perdre un ami !

Nous arrivons sur le terrain avec nos questions et nous tissons des relations sans nous douter que notre identité et notre rôle seront instrumentalisés (mais n’est-ce pas ce que nous faisons justement avec eux ?). Dans le cas de mes terrains chez les Mamit Innuat, la cause des malentendus sur mon identité n’est pas due à un manque de clarté dans la présentation de mon projet à la population mais bien à la réponse qu’ils ont eux-mêmes apportée à leurs besoins en m’insérant dans les deux espaces vacants disponibles. Je n’avais aucun pouvoir sur cette situation ; il n’y avait aucun espace de négociation, aucun autre choix possible. Avec les Métis, c’est une question d’utilité sociale : qui dois-je servir ? Les communautés ? Oui, mais lesquelles ? Elles s’excluent l’une l’autre. Les gouvernements ? Non, ce n’est pas mon rôle de « collaborer » avec le gouvernement. J’ai ici le choix des rôles : porte-drapeau ou collaborateur, mais je n’en accepte aucun. Ce relations interculturelles, ne l’oublions pas, visent la production du savoir anthropologique et c’est pour cette raison, comme nous allons le voir, que la compréhension des ontologies en présence demeure un élément essentiel à la compréhension de ces relations.

Ontologies et rencontres interculturelles

L’ontologie est la forme et la nature de la réalité et ce que nous pouvons connaître à ce sujet. Elle est indissociable de l’épistémologie – qui est la nature de la relation entre le sujet qui peut connaître et ce qui peut être connu – et la méthodologie – qui est l’ensemble des outils qui nous permettent de connaître ce que nous croyons pouvoir connaître. Cette définition, la plus satisfaisante que j’ai trouvée, est celle de Guba et Lincoln (1994 : 107-108). Ces trois concepts constituent la matière idéelle des paradigmes qui forment notre vision du monde et qui permettent d’en définir la nature, la place qu’y occupe l’individu, ainsi que l’éventail des relations possibles entre ce monde et ses parties. Les paradigmes sont donc le produit de postulats ontologiques, épistémologiques et méthodologiques et ils forment le cadre fondamental de la production des savoirs, des pratiques qui s’y insèrent, de nos expériences et de notre identité, bref, de notre « être au monde ».

Mon premier contact expérientiel avec l’ontologie chamanique mamit innuat a eu lieu à Unamen Shipu en 1999. Je me promenais dans un boisé à l’est du village lorsque j’ai vu des sacs à déchets accrochés aux branches des arbres. Ma première réaction a été de me demander pourquoi ils disposaient ainsi de leurs ordures. J’ai ensuite pensé à la pratique cynégétique algonquienne qui consiste à disposer des ossements de gibier. Cent quarante-cinq ans auparavant, en 1854, le père Durocher, un missionnaire oblat, rencontre des Naskapis venus se convertir à Musquaro et s’étonne du « respect religieux qu’ils ont pour les ossements de certaines bêtes fauves » qui ne doivent pas être donnés aux chiens et qui sont suspendus aux arbres ou jetés à la rivière (Durocher 1855 : 63). Cette pratique n’est qu’un des nombreux exemples de la persistance contemporaine de l’ontologie chamanique algonquienne qui divise le monde selon deux pôles complémentaires : Assi et Nipi[17].

L’ontologie algonquienne fait de l’être humain le responsable de l’équilibre sociocosmique et son épistémologie met en relation l’environnement, le monde des esprits, le monde des êtres non-humains et celui des humains dans la préservation de cet équilibre précaire. Il s’agit de maintenir une distance idéale entre Assi et Nipi par une série d’injonctions rituelles et de pratiques quotidiennes. La méthodologie inclut la force d’action par la pensée et les outils qui permettent le contact entre les humains et les entités non-humaines : entre autres, la tente tremblante, la scapulomancie, la divination, le makushan et le teuiakan (la danse rituelle et le chant au tambour qui l’accompagne). Cette ontologie, en tant que système de connaissance et d’explication du monde, a été magistralement décrite par Rémi Savard (1974, 1985) dans une perspective structurale. Malheureusement, et malgré les très nombreuses études sur la cosmologie des peuples algonquiens, trop peu d’anthropologues en ont tenu compte, à l’exception de Peter Armitage (1992), de l’auteur (Gagnon 2003, 2007) et, dans une certaine mesure, de Tanner (1979).

Lorsque l’on aborde la dimension ontologique, il faut faire preuve de prudence dans l’interprétation des données. L’anthropologie est une science et un art. Qui dit science, dit méthode, qui dit art, dit création, et le lien entre les deux est l’imagination. Quelle place donner à l’imagination dans la méthode ? Quel est son lien avec la collecte, l’analyse et l’interprétation des données ? Est-ce que j’ai découvert quelque chose ou inventé un phénomène qui n’existe pas vraiment pour les Mamit Innuat ? Ces autels domestiques et ces pèlerinages dédiés à sainte Anne reflètent-ils vraiment l’importance du rôle des femmes dans la résolution des problèmes sociaux ? Sainte Anne est-elle la remplaçante femelle d’un Mishtapeu[18] impuissant à régler les problèmes sociaux vécus sur le littoral depuis le processus de sédentarisation des années 1950 ?

C’est une phrase entendue à la dérobée : « Je vais voir la grotte » (c’est ainsi que les Mamit Innuat désignent la basilique de Sainte-Anne-de-Beaupré), qui m’a interpelé. Tout comme la Vierge est apparue à Lourdes dans une grotte, tout comme on met sa statue dans une niche (et même une baignoire relevée à la verticale), j’ai pensé à l’analyse structurale qu’a fait Savard (1974, 1985) de la mythologie innue et comparé le personnage masculin de Mishtapeu au personnage féminin de Memekueshishkueu[19] en me demandant si sainte Anne n’était pas la variante catholique de Memekueshishkueu, seule maîtresse des animaux, à ma connaissance, dans un « panthéon » exclusivement mâle (Gagnon 2007). Comme l’explique si bien Bernadette Bucher :

L’ethnologue n’observe pas passivement des structures objectives. Pour les saisir, il doit faire subir diverses opérations ou manipulations à des portions ou des éléments de mythes, de rites ou de systèmes de filiation ou d’alliance. L’analyse structurale prend ainsi un caractère de méthode expérimentale qu’on lui dénie parfois.

Bucher 2004 : 229

À quoi servent nos découvertes ? Je me vois difficilement retourner chez mes hôtes et leur expliquer qu’en même temps qu’ils ont inversé leur cycle annuel de subsistance dans les années 1950, ils ont inversé leur cosmologie pour l’adapter à la vie sédentaire et aux problèmes vécus sur le littoral. Un autre anthropologue serait-il arrivé aux mêmes conclusions ? J’en doute. À moins qu’il ne se soit aussi intéressé à l’ontologie dans une perspective structurale. Le terrain ne disait rien d’explicite à ce sujet. Mes hôtes faisaient ce qui était adéquat selon les circonstances, comme me l’avait dit soeur Armande Dumas à mon arrivée à Unamen Shipu en 1999, en parlant de leurs pèlerinages : « Vous verrez, monsieur Gagnon, c’est une chose toute simple ».

Mais quelles sont les relations entre les concepts d’ontologie et de culture ? La culture émerge-t-elle de l’ontologie où est-ce le contraire ? Comment s’influencent-elles l’une l’autre ? D’une part, nous avons le point de vue de Guba et Lincoln (1994) selon lequel l’ontologie forme une triade cognitive avec l’épistémologie et la méthodologie dans la constitution des paradigmes en tant que visions du monde d’une culture donnée, bien que des paradigmes rivaux peuvent exister à l’intérieur d’une même culture. Dans ce contexte, les ontologies sont une des composantes de la culture. Mais un point de vue différent nous est offert dans l’introduction de Figured Worlds, Ontological Obstacles in Intercultural Relations de Clammer, Poirier et Schwimmer (2004). Pour ces auteurs, le concept d’ontologie ne se définit pas uniquement comme un système cognitif mais il implique la façon d’être au monde et sa définition par les pratiques-intégration :

En bref, une ontologie – le monde figuré dans lequel les pratiques prennent forme – constitue le cadre le plus grand ou le plus fondamental dans lequel la culture prend forme. Il est à la mode aujourd’hui de considérer l’objectif premier de la discipline, dans un monde postcolonial, comme étant le rétablissement du savoir autochtone. Mais aucune ontologie n’est simplement un système de connaissances ; elle est aussi, comme le terme le suggère, une description d’une manière d’être dans le monde et une définition par la pratique (et non seulement par la connaissance) de ce qu’est ce monde et de la façon dont il est constitué.

Clammer et al. 2004 : 4[20]

L’ontologie devient ainsi le cadre fondamental dans lequel les cultures sont formées[21]. À titre d’exemple, les auteurs soulignent les implications idéelles de la nature, du soi, du corps, du genre, et des relations entre le corps et l’esprit dans deux types de conceptions ontologiques opposées : une vision cosmocentrique (autochtone) et une vision anthropocentrique (occidentale) de la place de l’humain dans l’univers. Ces conceptions idéelles sont étroitement reliées aux idées de santé, de guérison, de religion, d’identité, de nourriture, d’esthétique, de symbolisme et d’architecture. Dans le contexte des relations entre les États et leurs peuples autochtones, les deux ontologies en présence s’ignorent et souvent se méprisent mutuellement ; et cette ignorance pousse à juger l’ontologie de l’Autre comme étant fausse et devant être corrigée, ce qui peut mener à de graves erreurs. Les auteurs reconnaissent que les obstacles ontologiques et l’incompréhension qui en découle ont causé énormément de tort aux populations autochtones en matière de santé, d’éducation, de développement économique, d’autonomie politique et de négociation juridique. Une explication de la culture et des relations interculturelles ne peut donc ignorer la question des ontologies, et une méthodologie de leur explication constitue, selon les auteurs, un des projets les plus importants pour l’anthropologie dans un monde multiculturel complexe (Clammer et al. 2004).

Mais qu’en est-il de notre propre ontologie ? Si l’ontologie autochtone possède une dimension holistique de l’environnement qui agit à toutes les étapes de la construction culturelle et individuelle, ce que Holland et al. (1998) appellent « figured worlds », du côté occidental on retrouve une conception qui implique une connaissance issue d’une âme intérieure et une identité abstraite, non-contextuelle et indépendante (Clammer et al. 2004). Cette indépendance (somme toute relative) est selon moi représentative de l’incorporation fondamentale des concepts de discipline et d’obéissance à l’autorité : pour qu’une discipline s’exerce, il faut un sujet libre sur lequel l’appliquer. Il faut aussi tenir compte du fait que l’ontologie algonquienne n’est pas issue de deux millénaires de discipline judéo-chrétienne majorée de trois siècles de logique cartésienne, mais de 10 000 ans (au moins) de techniques de survie en forêt qui ont fait leurs preuves.

Les concepts de Dasein (être-là), de Throwness (lancée orientée) et de Das Man (qui nous sommes dans le mimétisme ambiant) développés par Heidegger (Winograd et Flores 1986) nous fournissent quelques éléments de réflexion sur la façon dont l’ontologie occidentale constitue les individus. Nous voyons le monde selon une orientation rationnelle et dualiste en situant d’un côté le monde objectif de la réalité physique, et de l’autre le monde subjectif de la pensée individuelle. Pour Heidegger, la séparation de l’objet et du sujet est une négation de notre unité fondamentale « d’être dans le monde » (Dasein) car le sujet n’existe pas sans l’objet. Dans une perspective cognitiviste, le monde n’est qu’interprétation et il n’existe aucun point de vue neutre d’où l’observer objectivement puisque nous sommes dans ce monde. Nous sommes également sur une lancée orientée (Throwness) qui se manifeste dans chaque instant de la vie quotidienne. Nous sommes continuellement dans l’action et ne pouvons revenir sur nos pas ; les conséquences de nos actions sont imprévisibles ; nous n’avons pas de représentation stable de la situation ; et chaque représentation est une interprétation. La connaissance et l’identité seraient donc le résultat d’une interprétation qui n’est ni subjective ni objective mais qui dépend de notre insertion dans une culture (Das Man) à laquelle nous participons individuellement et collectivement dans un cadre partagé de pratiques et de croyances[22]. Mes expériences de terrain sont le résultat du contact vécu et partagé avec mes interlocuteurs, du contact intersubjectif de deux ontologies qui ont peu de points en commun (à l’exception, heureusement, du sens de l’humour !). C’est dans ce maelstrom issu de la rencontre d’ontologies distinctes – le monde des Blancs et celui des Indiens, comme ils le disent eux-mêmes – que j’ai été lancé, et la possibilité de gérer mon identité (relationnelle et holistique pour eux, indépendante et fixée par la discipline pour moi) m’échappait complètement.

L’ontologie des peuples autochtones est l’aspect de leur culture que nous n’avons pas encore étudié, et j’ai remarqué lors de mes terrains qu’eux-mêmes ne sont pas vraiment intéressés à la partager (pour eux, c’est une question d’essentialisme, et comme je suis un Blanc, je ne peux comprendre leur ontologie à moins d’en faire l’expérience). Malgré tout, la question de l’ontologie demeure une dimension essentielle de la recherche sur le terrain et en partenariat, car la relation dialogique entre le chercheur (figure d’autorité) et ses hôtes (soumis à la question) est déterminée par des ontologies où la discipline est tout autre, particulièrement en milieu amérindien où l’individu n’est pas soumis à l’obéissance ni à l’autorité.

Afin de développer cette relation à l’ontologie, Clammer et al. (2004 : 17-18), inspirés par Bird-David (1999) et Holland et al. (1998), nous proposent une nouvelle sous-discipline en anthropologie, appelée anthropologie ontologique (ontological anthropology) dont l’une des quatre branches s’intéresse à « la construction des mondes figurés ». C’est une méthode basée sur trois principes épistémologiques selon lesquels : 1) les personnes sont constitutives de relations (elles sont dividuelles) ; 2) l’environnement inclut les relations avec la famille, les plantes, les animaux, les ancêtres, le territoire, la nourriture et le pouvoir externe ; 3) les performances religieuses et magiques et les divertissements, en tant qu’expériences sociales, servent à éduquer et à reproduire des « super-personnes » en tant que personnes dividuelles. Par la pratique de cette méthode de terrain, les données ontologiques s’accumulent donc petit à petit pendant que le chercheur participe aux expériences sociales.

Discussion

Nous avons présenté deux tendances qui démontrent l’importance du terrain pour l’avenir de l’anthropologie. La première, représentée par Rabinow et Marcus, se concentre sur son rôle de médiateur entre l’anthropologie traditionnelle et l’anthropologie du contemporain. La seconde, représentée par Clammer, Poirier et Schwimmer (2004 : 3), montre comment le terrain peut renouveler l’anthropologie traditionnelle en devenant plus sensible à l’ontologie, à un point tel que ce concept d’ontologie serait plus utile, en tant que « highest-level conception », que les « lower-level concepts » que sont l’ethnicité et l’identité pour expliquer les conflits entre les États et leurs nations autochtones dans un monde pluraliste. D’accord, mais pourquoi ne pas les réunir ? Cela permettrait d’opérationnaliser le concept d’ontologie dans le cadre de l’étude des revendications identitaires et territoriales des Métis du Canada.

Reconnus comme peuples autochtones par la Constitution canadienne de 1982, les Métis ne bénéficient pas des mêmes droits que les Amérindiens et les Inuit. Pour plusieurs, ces revendications relèvent d’un essentialisme à l’oeuvre dans la reconstruction d’une identité ethnique qui ne saurait être authentique parce que métissée. Un jugement qui fait étrangement penser à la « limpiza del sangre » si chère aux Espagnols de l’époque coloniale. Qu’est-ce qu’une culture authentique ? La culture huronne-wendat est-elle « authentique » ? La culture québécoise l’est-elle ?[23] Quels sont les critères qui déterminent cette authenticité ? Quelle méthode permet de l’évaluer ? Quelle culture n’invente ni ne reconstruit constamment son histoire ? C’est peut-être pour cela que l’anthropologie persiste dans l’étude des peuples du quart monde et des cultures far away and timeless. La question d’authenticité est ainsi évitée. En un sens, tout comme les langues[24], aucune culture n’est authentique car elle est constituée d’emprunts à d’autres cultures ; elles sont cependant toutes adéquates. Mais, n’en déplaise aux anti-communautaristes et aux universalistes, le concept d’identité, qu’elle soit ethnique ou culturelle, demeure essentiel à la compréhension des enjeux culturels et des revendications identitaires des minorités ethniques dans un monde de plus en plus globalisé.

Cette question d’authenticité se pose particulièrement en études métisses. Comment définir ce qu’est une communauté métisse au-delà des critères juridiques à la mode ? Il y a quelques décennies, Nathan Wachtel (1971, 1974) a développé une grille d’analyse pour l’étude de l’acculturation, un concept aujourd’hui tombé en désuétude qui permet de « distinguer les phénomènes d’interaction qui résultent du contact de deux cultures » en situation coloniale (Wachtel 1974 : 174). Cette grille se base sur trois typologies qui tiennent compte des sociétés en présence ; des modalités du contact ; et des résultats produits par les processus d’acculturation, soit l’intégration (incorporation d’éléments étrangers dans le système indigène), soit l’assimilation (la société se dissout dans la culture occidentale). Entre ces pôles (intégration et assimilation), Wachtel reconnaît deux types intermédiaires, le syncrétisme qui fusionne des éléments des deux cultures, et la disjonction qui résulte en une acculturation limitée à un domaine particulier. Nous avons donc une séquence de quatre processus d’acculturation (intégration, assimilation, syncrétisme, disjonction) qui sont en liaison avec les types de modélisation de contact et des sociétés en présence. Cette grille a été appliquée par Wachtel à l’étude des Indiens du Pérou mais elle se montre particulièrement intéressante en études métisses une fois le concept d’acculturation remplacé par celui de métissage et le concept d’ethnogenèse introduit. Wachtel souligne que ces typologies menacent de produire une généralisation abusive ou, inversement, une dilution dans « l’infinie diversité des cultures » (Wachtel 1974 : 176). À trop vouloir distinguer, on en arrive à un type de métissage par individu. C’est pourquoi l’élément « culture » doit être associé à la typologie. Son caractère vague, fluide et polysémique nous permet d’échapper à la catégorisation sans fin qui guette l’analyse des modalités de métissage.

Tout cela m’amène, en terminant, à soulever une question : existe-t-il une ontologie métisse ? Quelle que soit la réponse, je crois qu’il est temps de soulever la question de l’agent biculturel dans la résolution des conflits entre les États et leurs populations autochtones. Qu’ils soient d’Asie, d’Océanie, d’Afrique, d’Europe ou des Amériques, les Métis[25] et les individus métissés possèdent, mais dans des parts inégales, des éléments de l’ontologie autochtone et occidentale. Au Canada, leur implication en politique démontre clairement qu’ils sont capables de jouer sur les deux plans ontologiques, mais la force d’inertie de l’épistémologie les empêche de réclamer cette dualité ontologique (ils sont autochtones avant tout et ne doivent surtout pas « penser comme les Blancs »). Comment les inciter à reconnaître cette dualité complémentaire ou à tout le moins à rapprocher les ontologies en présence ? Je crois que le terrain, comme lieu de pratique des relations dialogiques, peut faire le pont entre les ontologies à condition que l’on tienne compte de l’agencéité des individus en tant qu’acteurs sociaux, c’est-à-dire de leurs projets, de leurs intentions et de leur capacité d’action dans des mondes figurés.