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L’accueil chaleureux réservé aux pièces de Molière par les metteurs en scène, les traducteurs et le public hellénique montre une constance significative depuis le XIXe siècle. Déjà, avant la guerre d’indépendance de 1821, Molière est traduit et représenté dans les communautés grecques. En outre, au cours du XXe siècle, plus de cent cinquante représentations des comédies de Molière ont été montées, dont seulement onze par des troupes françaises[1]. Par ailleurs, à la fin du XXe siècle et au début du XXIe, les metteurs en scène grecs tentent de faire revivre les héros moliéresques de diverses manières et à de nombreux niveaux, sans que les caractères soient « enfermés » dans le contexte du XVIIe siècle. Toutefois, l’objectif de la présente étude n’est pas un retour historique et par conséquent, nous n’analyserons pas en détail l’ensemble des représentations de ces siècles. De l’ensemble des comédies de Molière, nous ferons référence aux représentations de la décennie 1994-2004. L’intérêt de cette décennie réside dans la vie théâtrale riche et composite en raison de l’augmentation progressive des troupes et des spectacles.

À partir de 1995, on dénombre à Athènes plus de théâtres qui jouent en permanence durant l’hiver et hébergent chacun plus d’un groupe théâtral (Mavromoustakos, 2005 : 222). Il est caractéristique que malgré la richesse de l’activité théâtrale multiforme, Molière conserve une place remarquable dans la préférence des troupes et du public, ce que démontre le nombre des représentations de ses oeuvres durant ladite décennie.

Dans la présente étude, nous chercherons à répondre à des questions telles que : qu’est-ce qui intéresse particulièrement les metteurs en scène grecs dans le théâtre de Molière ? quels sont les rapports que les metteurs en scène grecs entretiennent entre le texte et la représentation ? Nous aborderons ces questions à travers les mises en scène de Don Juan effectuées respectivement par Dimitris Potamitis et Vasilis Nikolaïdis en 1994 et en 1997, du Tartuffe de Nikaiti Kontouri en 1995, des Femmes Savantes réalisée par Théodore Abatzis en 2000 et en 2001, du Malade Imaginaire de Vasilis Nikolaïdis en 2003 et de George Dandin d’Ersi Vasilikioti en 2003.

Nous pouvons constater deux grandes tendances dans les comédies de Molière représentées par les troupes helléniques : les représentations d’avant-garde et les classiques. Les mises en scène d’avant-garde se focalisent sur le personnage dramatique et sur la manière dont celui-ci prend conscience de son environnement. L’espace scénique se charge alors d’allusions intellectuelles ; il met en évidence l’ambiguïté et le conflit intérieur du personnage. Dans les mises en scène classiques, l’accent est parfois mis sur la virtuosité, la finesse corporelle des personnages, c’est-à-dire sur le jeu des comédiens qui interprètent les rôles respectifs. De plus, les aspects politiques et idéologiques sont un des traits de ces représentations sur lesquels la mise en scène est axée.

Par ailleurs, le point commun des mises en scène des pièces de Molière effectuées par des troupes grecques, restant très proche du texte de l’auteur, nous amène à classifier ces pièces selon la typologie proposée par Patrice Pavis. Enfin, nous chercherons à montrer de quelle façon le texte moliéresque se transforme en spectacle, c’est-à-dire comment les signes verbaux s’investissent dans des signes non verbaux de la représentation.

Concernant les comédies de Molière, l’approche théâtrale contemporaine s’intéresse à l’interprétation scénique de la synthèse du comique et du tragique, principalement dans les pièces considérées comme « sérieuses ». Par « sérieuses », nous entendons les comédies où les héros et les situations n’ont pas des aspects de pure farce, mais sont au contraire à la frontière du comique et du tragique. Ces pièces admettent diverses implications symboliques et approches en matière de mise en scène. Comment l’intégration du tragique dans le comique est-elle mise en valeur par le style, c’est-à-dire par la synthèse et, par la suite, par la restitution des éléments verbaux et non verbaux ? De quelle façon les deux paramètres aident-ils à articuler dans une esthétique commune l’ensemble des composantes du spectacle et aident-ils à la compréhension, de la part du spectateur, du traitement des sens plus profonds de l’oeuvre, de manière à définir l’intérêt particulier de la pièce ? De plus, les rendus scéniques variés du genre et du style incitent les chercheurs à établir des catégories et à définir le point de vue contemporain de la mise en scène.

Par exemple, si nous comparons les deux représentations de Don Juan, celle de Dimitris Potamitis et de Vasilis Nikolaïdis, nous remarquons que les deux metteurs en scène choisissent un cadre esthétique intemporel qui s’enrichit de diverses façons, en liaison avec le traitement dramaturgique des caractères. L’ensemble des données des représentations ne s’en tient pas à la narration de l’histoire, mais s’ajuste, à chaque fois, au comportement des personnages, tel qu’il est interprété par la mise en scène. Le traitement dramaturgique des personnages, dans les deux spectacles, diffère du point de vue du degré et des nuances du comique.

Pour rechercher le type et les différences les plus subtiles dans la restitution du genre comique, il est indispensable de lier théorie et formation pratique. De cette manière le metteur en scène intègre et valorise les éléments dans l’ensemble des signes de la représentation, tout en gardant la mesure. À noter que le travail de mise en scène d’une oeuvre restitue en partie la conception du monde du metteur en scène et la manière dont il le perçoit. Ceci est confirmé par ailleurs par le fait que le public décèle des similitudes dans différents spectacles d’un même metteur en scène.

Dans sa mise en scène, Dimitri Potamitis intègre des traits qui surgissent du subconscient de Don Juan. Le comique s’accompagne de signes symboliques dénotant la coexistence de l’animalité et des idéaux humains supérieurs. Le miroir déformant exprime les manques affectifs plus profonds de Don Juan, tandis que le maquillage de l’acteur et la scénographie renvoient aux félins.

Figure 1

La mise en scène de Dimitri Potamitis met l’accent sur l’écart entre “ l’être ” et “ le paraître ”. Spectacle offert au Théâtre Expérimental d’Athènes.

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À l’inverse, dans son Don Juan, Vasilis Nikolaïdis a incorporé un choeur, ce qui confère à l’oeuvre un aspect antique, allié à l’esthétique chrétienne. Cette coexistence tient à l’introduction dans le spectacle d’extraits musicaux du Requiem de Mozart. Cette mise en scène souligne la profonde solitude du héros et sa démarche introspective ; cela donne l’impression que l’isolement est, en quelque sorte, un bien, permettant à Don Juan d’affronter ses faiblesses. Toutefois, la vie solitaire du noble témoigne aussi de son sentiment d’insécurité et de sa peur du commerce avec ses semblables. L’approche métaphysique de la mise en scène est étayée par le choix de la musique et par la manière dont celle-ci alterne avec la parole des comédiens. Ainsi, l’un, Potamitis, utilise dans ses mises en scène des traits empruntés au règne animal, visant par là à souligner la coexistence de l’animalité et de l’esprit, du dionysiaque et de l’apollonien. Le second, Nikolaïdis – metteur en scène d’une large culture musicale, qui a monté des spectacles d’opéra – fait figurer des éléments musicaux, prêtant à l’oeuvre des dimensions intertextuelles.

Figure 2

La mise en scène de Don Juan de Vasilis Nikolaïdis souligne l’intertextualité du mythe. Spectacle offert à la cour de l’Université d’Athènes. Photo : Maria Stasinopoulou.

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L’intégration des divers éléments non verbaux vise non seulement à actualiser les comédies classiques, mais également à révéler les aspects interculturels qui suscitent l’intérêt du spectateur grec. Le traitement interculturel n’implique pas nécessairement que soient intégrés dans la mise en scène des éléments de la tradition grecque ; ce qui se faisait dans le passé, quand la communication interculturelle ne présentait pas encore les aspects de la mondialisation. Dans les approches interculturelles contemporaines, le metteur en scène évalue et hiérarchise les thématiques de l’oeuvre qui l’intéressent en premier, puis pour le spectateur. La mise en scène est donc une sorte de médiation esthétique qui s’efforce de transmettre clairement l’idée centrale de la pièce en développant la valeur dramaturgique des personnages. Cette esthétique de seconde lecture, que proposent en l’occurrence Potamitis et Nikolaïdis, stimule le jugement et l’intérêt du public grec. Le spectateur est surpris en prenant conscience des multiples codes de la pièce, ce qui donne une nouvelle dimension à un texte déjà connu.

À propos de la restitution scénique en tant qu’objet d’étude, Pavis propose certaines typologies de mise en scène, partant du principe que l’optique du metteur en scène reste fidèle au texte théâtral. Ce point de départ, à savoir le suivi scrupuleux du texte, amène Pavis à classifier les oeuvres du répertoire classique selon une distinction entre les mises en scène qui suivent le texte à la lettre (reconstitution archéologique) et celles qui présentent la fable en recherchant ses implications contemporaines (l’historicisation). Selon Pavis, la reconstitution archéologique « se préoccupe des seuls détails archéologiques, sans réévaluer le nouveau rapport de cette reconstitution douteuse à l’horizon d’attente du spectateur d’aujourd’hui » ; tandis que l’historicisation « cherche à relativiser la perspective, et à retrouver dans la fable une histoire qui nous concerne directement, en adaptant à nos besoins les situations, les personnages et les conflits » (Pavis. 1996 : 194). Il y a également des représentations qui interviennent sur le texte de manière radicale, c’est-à-dire l’adaptent très librement ou le modernisent (la récupération). En effet, Pavis considère que « ces opérations non seulement modifient la lettre du texte mais font profession de ne pas s’y intéresser en la traitant comme prétexte à variations ou à réécritures, ce qui rend imprévisible et inthéorisable cette pratique de récupération » (ibid, p. 195).

Par ailleurs, Pavis repère les mises en scène qui présentent le maximum d’interprétations que peut permettre le texte (la mise en scène des sens possibles) et celles qui se reportent aux origines les plus profondes du mythe « pour aller directement au coeur de la fable et de son mythe fondateur » (ibid, p. 195).

Selon cette classification, les représentations de l’Étourdi ou les contretemps et de George Dandin, dans les mises en scène respectives de Moudatsakis et de Vassilikioti, suivent fidèlement, dans la mesure du possible, le texte (la reconstitution archéologique), offrant une image théâtrale complète des fondements historiques du genre comique remontant à la commedia dell’arte. Ces deux mises en scène attirent l’attention parce qu’elles donnent une idée de ce que devait être l’interprétation des farces par les gens de théâtre du XVIIe siècle. La traduction de l’Étourdi ou les contretemps par Popie Kontos et celle de George Dandin par Giannis Varvéris et Annita Dékavalla copient les codes linguistiques des simples gens, surprenant agréablement les spectateurs.

Quant aux représentations des Femmes savantes de Théodore Ampatzis, du Tartuffe de Nikaiti Kountouri et de l’École des femmes de Lefteris Vogiatsis, on peut les ranger dans la catégorie qui cherche et met en lumière les traits humains diachroniques (l’historicisation). Ces mises en scène, non seulement relativisent le cadre historique, intégrant l’intrigue dans une dimension intemporelle qui ne renvoie à aucun siècle, mais elles présentent également des prolongements sociologiques. En effet, les femmes savantes sont présentées comme des prétentieuses d’aujourd’hui appartenant au monde des nouveaux riches, et Tartuffe, à la fin de la pièce, non seulement n’est pas puni mais il maintient de bonnes relations avec le pouvoir.

De même, on décèle des symboles fortement connotés de « suspens » dans la mise en scène de l’École des Femmes. La sensation de danger focalise l’attention du spectateur contemporain ; néanmoins le « suspens » n’est pas une esthétique théâtrale suffisante pour mettre en évidence la tension dramatique entre les personnages. C’est pourquoi la représentation est investie d’allusions à l’exploitation de l’homme et surtout à quelque chose de toujours sordide : la pédérastie. L’élément esthétique d’un danger pressant enrichit la morale de cette comédie – à savoir que la nature pourvoit toujours, non seulement au développement physique des espèces, mais aussi à leur évolution intellectuelle. D’ailleurs, Molière lui-même, par le titre de l’École des Femmes, entend faire l’éloge de l’amour et des instincts humains.

Le Don Juan de Nikolaïdis relèverait du type de mise en scène qui se reporte au mythe. Le retour au mythe est souligné par l’ajout d’extraits de l’opéra de Mozart Don Giovanni, ainsi que par l’emploi d’un groupe de femmes qui connote la présentation sur scène de la tragédie. Autrement dit, dans le Don Juan de Nikolaïdis, les allusions intertextuelles relativisent l’importance de la simple narration de l’histoire de la pièce de Molière ; elles intègrent l’intrigue dans un cadre plus large, celui du mythe initial du Don Juan De Tirso de Molina et élèvent le personnage au rang de figure tragique de valeur diachronique. L’intertextualité englobe l’ensemble des allusions signifiantes et thématiques amenées au cours de la représentation et qui sous-entendent l’existence de variantes littéraires et artistiques dérivant du mythe originel de Don Juan. Selon la théorie de l’intertextualité (Julia Kristeva, Semiotica, 1981), un texte est entendu en relation avec les textes précédents qui l’influencent. Certains metteurs en scène introduisent dans l’intrigue de la pièce d’autres textes présentant des dimensions thématiques, explicatives ou parodiques en rapport avec le texte de la représentation.

À l’opposé, la mise en scène de Don Juan par Potamitis met en valeur le maximum des thématiques que le metteur en scène attribue à la comédie de Molière (la mise en scène des sens possibles). Les thèmes n’ont pas un rapport direct avec le héros éponyme ; cependant, le metteur en scène, tout en restant dans le cadre du texte, propose de nouvelles versions. L’interprétation de Sganarelle par Marina Tavoulari en est un exemple caractéristique : le comédien est vêtu comme le personnage de Charlot. Mentionnons également le maquillage particulier et la perruque chez Potamitis qui évoquent un lion. Ces signes distinctifs sont une référence à la distance entre « l’être » et « le paraître », à l’obsession de l’homme contemporain pour l’image qu’il veut donner de lui-même, phénomène caractéristique de la vie sociale de notre époque. Cette mise en scène est de celles qui épuisent tous les sens possibles de l’oeuvre.

Le Malade Imaginaire monté par Vassilis Nikolaïdis présente également une esthétique intéressante. Ce metteur en scène a réalisé une sorte de récupération. Il a légèrement modifié le texte, identifiant le rôle d’Argan à Molière mourant et mettant en lumière la passion et l’abnégation du classique français.

La typologie que nous venons de dresser est une tentative d’application du modèle proposé par Pavis et pourrait éventuellement être remaniée. D’ailleurs, le propre du charme de l’art théâtral c’est précisément la fluidité, le caractère insaisissable de la perception de la représentation par le public ; chaque spectateur appréhendant et interprétant les signes théâtraux en procédant à des associations variées.

Par le terme de théâtralisation, nous entendons la mise en valeur de l’ensemble des éléments verbaux et non verbaux, dans l’objectif de révéler la théâtralité, ce qui présuppose de faire jaillir le maximum de la puissance d’interprétation des comédiens, de l’esthétique de la scénographie, des costumes et de l’éclairage. L’objectif du metteur en scène est de traduire sur scène l’action dramatique, c’est-à-dire la tension progressive qui se développe entre les personnages, de façon à aboutir au dénouement de l’intrigue. L’action dramatique est interprétée par les personnages dramatiques et la rendre sur scène, c’est chercher à ce que l’intérêt du spectateur se maintienne sans faiblir tout au long du spectacle.

Le processus de théâtralisation des personnages dramatiques à travers la mise en scène consiste surtout à porter au jour l’imaginaire qui inclut des aspects fortement symboliques. L’imagination domine dans une représentation parce que, via les symbolismes qu’elle comporte, elle facilite la compréhension par le spectateur de concepts supérieurs. Les paramètres symboliques de la représentation résident essentiellement dans le traitement synthétique du langage des personnages, transformant le texte en spectacle. En d’autres termes, l’imagination est une source inépuisable de création de formes et d’images théâtrales, faisant apparaître les possibilités infinies du langage théâtral. Les éléments symboliques comprennent l’ensemble des signes de la représentation, maintenant l’unité esthétique dans les éléments verbaux et non verbaux. L’imagination investit de manière uniforme l’espace scénique, les costumes, l’interprétation des comédiens et les bruits de la représentation, afin que l’idée centrale de l’oeuvre soit immédiatement perceptible. L’idée centrale est ce que la mise en scène conçoit comme l’intérêt fondamental de l’intrigue.

Les comédies analysées ici ont été présentées soit dans des espaces où « le regard du spectateur était focalisé sur la scène (scène concentrique) », soit dans des lieux où « le spectacle se déroulait sur de nombreux niveaux (scène polycentrique) » (Szabo, 2001 : 101).

La scène de type concentrique correspond à l’espace scénique de l’Étourdi ou les contretemps, du Malade imaginaire et de George Dandin. Pour le Malade Imaginaire, présenté au « Théâtre d’Hérode Atticus », les gradins des spectateurs étaient disposés en amphithéâtre. Pour l’Étourdi et George Dandin, la scène concentrait le regard du spectateur sur un espace scénique en forme de parallélogramme. Les Femmes Savantes ont été présentées dans des lieux transformés en théâtres, l’un, « Analia » était un garage de voitures, l’autre, « Embros », une ancienne imprimerie. L’espace de type polycentrique correspond à la représentation d’« Analia » où l’aire de jeu particulière imposait un déroulement de l’intrigue sur plusieurs niveaux. La scénographie faisait se dérouler les actions des personnages au salon, au jardin ou dans la cuisine de la maison de Philaminte et de Chrysale. Ceci, bien que le texte original de Molière, traduit par Andréas Staikos, ne comporte pas de telles consignes.

L’aménagement de la scénographie et la disposition des comédiens dépend des spécificités de la scène du théâtre. Par exemple, Leftéris Vogiatsis mentionne que « la petite scène du ‘‘ Théâtre de la rue des Cyclades’ ’ le contraint à créer un décor totalement différent, allant jusqu’à démolir des parties de la scène[2] » (Stasinopoulou, 2004 : 56). L’espace limité du « Théâtre de la rue des Cyclades » non seulement n’encourage pas la mise en scène descriptive, mais impose une sorte de mise en scène symbolique où ce qui est mis en lumière, c’est essentiellement le subconscient du personnage. L’aire de jeu de ce théâtre « conduit » la mise en scène vers une sorte d’interprétation épurée ; la gestuelle étant limitée, substantielle, et recherchant la compréhension immédiate du message par le spectateur. Pour la représentation de l’École des Femmes, la scène avait été délimitée par de profondes tranchets dans lesquels les comédiens se promenaient. En général, le rapport entre l’espace et la reconstitution de l’action des personnages influence le jeu dramatique et, par extension, l’optique d’ensemble de la mise en scène. À l’opposé, au théâtre « Analia », l’ampleur de la scène donne la possibilité aux comédiens d’exagérer leurs mouvements, couvrant la plus grande partie de l’espace qui leur est dévolu. L’intensité et l’exagération du jeu corporel des interprètes avaient des caractéristiques expressionnistes.

Figure 3

La mise en scène de l’École des femmes de Leftéris Voyatsis se focalise sur l’élément esthétique du danger pressant. Photographe : Dimitri Ordolis, collaborateur du Théâtre de la rue des Cyclades, Athènes.

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Si l’on compare les deux espaces scéniques, celui du théâtre « Analia » et celui du « Théâtre de la rue des Cyclades », on remarque que l’ample scène du premier impose une action polycentrique, où la mise en scène et la scénographie doivent inventer de multiples lieux où se déroule l’intrigue. Dans ces spectacles, les comédiens, à leur tour, adaptent leur technique de jeu par rapport au volume de l’espace correspondant au personnage qu’ils jouent, de manière à donner de la force à leur interprétation. Cette puissance, d’une part, est représentative du caractère, et d’autre part maintient entière l’attention du spectateur. Observons ici qu’au théâtre, la situation statique du public est contrebalancée par la dynamique de l’interprétation des comédiens, ce qui concourt, entre autres, à maintenir l’intérêt. Par exemple, dans l’Étourdi ou les contretemps et George Dandin, les comédiens incarnent leurs rôles avec une énergie impressionnante qui exige une forme physique exceptionnelle.

La puissance du jeu corporel des interprètes n’est pas celle de la vie de tous les jours, elle s’enrichit au contraire du point de vue conceptuel par des réarrangements métaphoriques. Les comédiens interprétant le sens prêté à leurs paroles, mettent en valeur les éléments verbaux et non verbaux d’une façon telle que le jeu ne correspond pas à la vie quotidienne.

En ce qui concerne la représentation du Malade imaginaire, l’action se limite au centre de la scène, isolant le reste de l’espace du « Théâtre d’Hérode Atticus ». Il s’agit en fait d’une scène dans une autre scène.

La scénographie focalise le regard du spectateur, créant ainsi les conditions pour les comédiens d’une gestuelle tendue et chargée émotionnellement. De plus, cette construction d’une double scène suggère, dès avant le lever de rideau, la dimension de mise en abyme voulue par le metteur en scène. Ce phénomène de « théâtre dans le théâtre » suppose la double narration simultanée de l’intrigue du Malade imaginaire et de la dernière représentation de Molière.

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La mise en scène du Malade imaginaire de Vasilis Nikolaïdis modifie légèrement le texte, identifiant le rôle d’Argan à celui de Molière. Théâtre d’Hérode Atticus. Photographe : Maria Stasinopoulou.

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En outre, cette mise en scène du Malade Imaginaire est un exemple caractéristique du retentissement du point de vue de l’espace scénique sur l’interprétation du comédien. En effet, lors de ce spectacle, Georges Partsalakis joue deux rôles en même temps : celui d’Argan et celui de Molière souffrant. Et son interprétation caractérise bien cette dimension imaginative du langage théâtral. Comme nous l’avons déjà mentionné, la mise en scène avait pour objectif de réaliser une sorte de retour historique sur la dernière représentation que donna Molière devant le public français, peu avant de mourir en 1673. De plus, Partsalakis, en Molière, tire même parti de la maladie de l’auteur, exploitant ses faiblesses dans le rôle d’Argan, de façon à ce que les spectateurs ne se rendent pas compte qu’il est en mauvaise santé. La forte toux et l’affaiblissement de Molière-Argan sont alors perçus par le public comme un commentaire comique du personnage du Malade Imaginaire.

La manière dont Nikolaïdis a valorisé sa mise en scène, dans laquelle Molière se reflète dans Argan et inversement, renforce la dimension dramaturgique de la représentation, suscite l’émotion du spectateur et « stimule » ses sentiments. Il s’agit par conséquent d’une mise en scène métaphorique, fondée sur la perception personnelle et une conception du metteur en scène qui décrit tous les actes symboliques de Molière-Argan sans pour autant recourir à des effets ostentatoires bon marché pour impressionner le spectateur.

Cependant, parfois le comédien pousse délibérément son interprétation, allant au-delà de l’expérience quotidienne. L’exagération peut concerner la gestuelle ou l’énonciation du comédien. À propos des rapports de l’art poétique avec la réalité, Jean Sikoutris commente et note que « la poésie ne se juge pas à l’aune des règles de la logique mais par rapport à la psychologie. La vérité d’un poème n’est pas la vérité objective, c’est le vraisemblable qui convainc et touche[3] » (Aristote, 1997 : 250, note n° 3). On rencontre un exemple caractéristique d’exagération gestuelle dans l’École des Femmes où le comédien interprétant Arnolphe, dans un moment d’intensité émotionnelle, fait plier un réverbère du décor. Cet acte, bien qu’absurde, n’est pas gênant, le spectateur comprenant qu’il reflète la confusion et le désespoir du personnage. Ce geste de Vogiatsis ne correspond pas à la réalité de la vie quotidienne, pas plus qu’il n’exprime les sentiments du comédien qui interprète le rôle d’Arnolphe. Le comédien dépeint pour le spectateur, avec précision et d’une manière intelligible, la situation psychologique du personnage, créant une dynamique de la théâtralité qui se diffuse vers ses co-interprètes, dans l’espace théâtral et vers le public.

Dans la théâtralisation du personnage dramatique, l’imagination intervient également dans les costumes des comédiens. Par exemple, dans George Dandin, le costume de Tassos Perzikianidis qui interprète le rôle éponyme, indique le caractère du personnage. La tenue est outrée, ce qui provoque le rire, tandis que le grand chapeau flottant suit, en quelque sorte, le geste du comédien.

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Tassos Perzikianidis dans le rôle de George Dandin. Théâtre de la colline du Lycabette, Athènes.

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Du reste, à la différence des costumes des autres acteurs, le vêtement de George Dandin ne fait pas référence à son rang social. Par ailleurs, tandis que les habits et les accessoires du couple des De Sotenville, de Clitandre et d’Angélique ressemblent à ceux du XVIIe siècle, la tenue de George Dandin s’en différencie.

Si l’identification historique et sociale de George Dandin a été délibérément évitée, c’est que les concepteurs entendaient traduire la confusion psychologique et sociale du personnage. Les complications viennent de ce qu’il désire contracter un mariage d’intérêt avec une femme de la noblesse, sans tenir compte des conséquences malheureuses de son acte. Grâce à son mariage, il a acquis un titre de noblesse, mais il se trouve malgré tout confronté au mépris et aux railleries de l’entourage. De plus, dans les scènes où George Dandin est désespéré ou furieux, il ne porte pas son pompeux chapeau flottant : le personnage se débarrasse ainsi de ce signe distinctif et apparaît comme un provincial quelconque.

Figure 6

La mise en scène de George Dandin d’Ersi Vasilikiotis accentue les éléments comiques qui renvoient à la commedia dell’arte. Théâtre de la colline du Lycabette, Athènes.

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Les caractéristiques vestimentaires cités sont la preuve que le metteur en scène et la costumière ont fait varier les aspects signifiants de la représentation pour aboutir au résultat souhaité. En général, le costume du comédien désigne à la fois l’époque, la classe sociale et le caractère du personnage. Or, dans la représentation de George Dandin, les costumes des autres personnages indiquent la classe sociale et l’époque, tandis que celui du personnage éponyme suggère la psychologie et la frivolité du caractère. Autrement dit, dans cette représentation, la mise en scène fixe l’habillement à l’intérieur d’un cadre plus large, sans recourir à des choix conventionnels.

D’une manière générale, dans les huit mises en scène des oeuvres de Molière qui ont été analysées, la gestuelle, l’énonciation du discours et les costumes des comédiens constituent un ensemble de signes qui se complètent les uns les autres, un ensemble qui vise à informer le spectateur clairement et immédiatement. Détecter les significations du point de vue de la mise en scène sur tous les plans structurels de la représentation facilite la perception du sens, le spectateur ne perdant pas d’informations importantes. Michel Corvin soutient que, au théâtre, comme dans

toute forme de communication, des bruits perturbent la transmission des messages parlés ou écrits […] et cette perte d’information doit être compensée par la multiplication des agents de transmission pour un même message ; c’est-à-dire par la redondance[4].

Corvin, 1985 :13

De cette façon, l’idée centrale de l’oeuvre, non seulement est facilement saisissable, mais elle est reconstituée de manière cohérente et homogène, étant donné qu’elle contribue à l’unité syntagmatique des signes de la représentation. De plus, la redondance, en quelque sorte, de l’idée centrale dans l’ensemble des signes verbaux et non verbaux, est un facteur d’agencement harmonieux entre les données anciennes et nouvelles de la représentation. En d’autres termes, le processus de la redondance équilibre les informations anciennes et nouvelles qui mettent en oeuvre les mécanismes de la reconnaissance et de la surprise chez le spectateur. De plus, les deux fonctions de la reconnaissance et de la surprise sont des paramètres importants pour gérer l’attention du spectateur, puisqu’il est nécessaire que le public reconnaisse une information qui lui est déjà familière et que, sur cette base, il concentre son attention sur les nouvelles.

En l’occurrence, la reconstitution d’une comédie de Molière attire l’attention du public lorsqu’elle combine l’imagination et la capacité des concepteurs à synthétiser. De son côté, l’imagination aide à intégrer de manière harmonieuse l’idée centrale du metteur en scène dans l’ensemble des signes verbaux et non verbaux, et la capacité à synthétiser rend intelligible l’idée centrale de l’oeuvre, en satisfaisant esthétiquement le spectateur. Pour conclure, en ce qui concerne les optiques de mise en scène et le type de reconstitution d’une oeuvre, la mise en scène recherche l’action à travers l’intrigue, c’est-à-dire à travers la parole des personnages. La traduction, sur scène, de l’action à travers l’interprétation des comédiens suppose le choix d’un cadre à l’intérieur duquel se meut la mise en scène. L’idée centrale choisie doit, d’une part, être en harmonie avec le texte de Molière et, de l’autre, proposer une thématique intéressante pour le spectateur.