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Selon les données statistiques les plus récentes, le taux de présence syndicale dans les milieux de travail québécois avoisine 39,6 p. 100[1]. À cet égard, le Québec occupe le premier rang de toutes les provinces canadiennes. S’il se trouve des personnes pour déplorer cette situation, lesquelles y voient un obstacle à la sacro-sainte croissance économique[2], il n’en demeure pas moins qu’une majorité de la population en emploi ne dispose pas d’une représentation efficace et structurée en milieu de travail. Et, quoi que l’on en dise, l’accès à cette représentation est un moyen d’accéder à une plus grande justice au travail.

De fait, il n’est pas vain de le rappeler, le rapport juridique qui s’établit entre un employeur, fort de ses droits de direction, et une personne salariée repose sur un déséquilibre fondamental, qu’il importe de neutraliser. C’est d’ailleurs la volonté qui animait le sénateur démocrate de l’État de New York, Robert F. Wagner, au moment de jeter les bases d’un régime juridique qui allait ensuite essaimer dans toute l’Amérique du Nord. Inspiré de ce modèle états-unien, le Code du travail[3] du Québec cherche ainsi à « insuffler du droit dans une relation de commande et de subordination[4] ».

C’est le 5 juillet 1935 que le président des États-Unis, Franklin D. Roosevelt, a apposé sa signature au projet de loi Wagner[5]. Pour souligner les 75 ans de l’entrée en vigueur de cette loi qui allait changer radicalement les relations de travail en Amérique du Nord, l’Université Laval a été l’hôte, en juin 2010, d’un important colloque international ayant pour thème « Les systèmes de représentation au travail : à la mesure des réalités contemporaines[6] ? ». Tenu sous l’égide du Centre de recherche interuniversitaire sur la mondialisation et le travail (CRIMT), l’événement a regroupé, pendant trois jours, plus de 350 participants venant d’une douzaine de pays.

Les Cahiers de droit publient, dans le présent numéro, deux textes qui ont animé les discussions lors d’un atelier intitulé « L’accès du salarié à la justice en milieu de travail syndiqué ». Ces textes sont importants parce qu’ils posent un regard à la fois original et critique sur deux institutions fondamentales qui caractérisent le système des rapports collectifs de travail inspiré du modèle Wagner.

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La première de ces institutions réside dans le monopole de représentation que le Code du travail aménage en faveur du syndicat qui obtient l’appui d’une majorité absolue des salariés exerçant une fonction au sein de l’unité de travail ciblée par la démarche de syndicalisation. Une fois accréditée par l’instance juridictionnelle compétente[7], l’association acquiert ainsi le droit exclusif de négocier les conditions de travail de la totalité des salariés qui occupent une fonction dans cette unité, qu’ils aient été partisans de la représentation collective ou s’y soient plutôt opposés. Dès lors, « la présence du syndicat forme écran entre l’employeur et les salariés[8] » et « [l]a négociation individuelle des conditions de travail devient juridiquement impossible[9] ».

Ce système de représentation suppose que les salariés partagent des intérêts communs que le syndicat, une fois titulaire d’un monopole de représentation, pourra efficacement défendre, d’une seule voix, devant l’employeur. Il invite en quelque sorte les salariés à faire fi de leurs intérêts purement individuels au profit de l’intérêt collectif.

Or, si cette forme d’abnégation trouvait une résonance certaine dans les sociétés d’hier, l’époque actuelle n’est résolument plus celle de la prédominance du « nous » sur le « je ». Sous l’influence des chartes des droits notamment[10], nos sociétés carburent maintenant à la valorisation de l’individu, de sa liberté et de son autonomie personnelle[11]. L’affermissement progressif de cette idéologie n’est évidemment pas sans conséquence sur l’acteur syndical.

Dans un essai percutant, le professeur Denis Nadeau, de la section de droit civil de la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa, met bien en relief, à la lumière de la jurisprudence récente, les difficultés que peut poser, sur le plan juridique, l’exercice du monopole de représentation syndicale quand le produit de la négociation collective est contesté, sur une base individuelle, par quelques salariés qui s’estiment victimes de discrimination — et réclament donc réparation — de la part du syndicat. Disant craindre « qu’un tel mouvement […] ne finisse par s’attaquer à la légitimité même de l’organisation des rapports collectifs de travail, dont le monopole de représentation syndicale constitue une des assises fondamentales » (p. 143), le professeur Nadeau sert une vibrante mise en garde contre la tentation de la « représentation alternative », notamment par l’entremise de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, voyant là « un signe de désaveu de l’action syndicale » (p. 150). Il exhorte ainsi les syndicats à délaisser la stratégie « minimaliste » destinée à « éviter les inévitables chocs de valeurs » au profit d’une pleine intégration des droits de la personne « à tous les volets de la vie syndicale, aux négociations de conventions collectives et à l’application de celles-ci » (p. 158). C’est à cette condition exigeante, conclut-il, que le monopole de représentation syndicale parviendra à « traverser les turbulences de notre époque tout en y apportant une contribution significative » (p. 159).

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La seconde institution propre au système de représentation collective établi par la législation du travail est celle de l’arbitrage de griefs. L’on sait que le droit du travail a toujours eu des prétentions autonomistes, par rapport aux autres branches du droit, et elles s’incarnent parfaitement dans cette instance juridictionnelle à nulle autre pareille. Conçu à l’origine comme un tribunal privé essentiellement appelé à appliquer et à interpréter la convention collective négociée par les parties, l’arbitre de griefs dispose aujourd’hui d’une compétence étendue — et exclusive[12] ! — qui l’amène régulièrement à dégager non seulement l’intention des parties mais aussi celle du législateur[13], voire parfois celle du Constituant lui-même[14], en tenant « compte du contexte particulier des relations du travail[15] ». Le forum arbitral s’impose ainsi comme la voie naturelle d’accès à la justice en milieu de travail syndiqué[16].

Cette lecture « libérale[17] » que les tribunaux judiciaires sont parvenus à faire de la compétence de l’arbitre de griefs trouve sa justification dans l’expertise enviable dont il dispose en matière de relations de travail et dans sa capacité à mettre fin aux mésententes ponctuelles naissant entre les parties, selon un processus à la fois accessible, rapide[18], informel et peu coûteux[19].

Le professeur émérite Jean Bernier, du Département des relations industrielles de l’Université Laval, rappelle, avec clairvoyance, que derrière ces vertus que l’on prête à l’arbitre de griefs se cache une réalité qui ne les reflète, hélas, pas toujours. Pour lui, le « déplacement de l’arbitrage de la sphère d’influence des parties, donc privée, vers le domaine public » milite « en faveur d’une réforme importante du régime » (p. 165) où l’initiative des parties, dans le choix de l’arbitre, serait mieux balisée. Les nombreuses pistes de solution qu’il propose, originales et pragmatiques, poursuivent le noble objectif de rendre la justice arbitrale — cette « justice de proximité » — « institutionnellement indépendante » et « professionnellement compétente » (p. 166). Ce faisant, il ouvre un champ de réflexion sur « le statut de l’arbitre et le fonctionnement de cette instance » (p. 181) que le législateur gagnerait peut-être à investir.

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En 2007, lorsqu’elle a enfin reconnu que la liberté constitutionnelle d’association garantie par la Charte canadienne des droits et libertés[20] incluait un certain droit à la négociation collective, la Cour suprême du Canada a rappelé avec éloquence les valeurs que la mise en place d’un système de représentation au travail contribue à promouvoir :

Le droit de négocier collectivement avec l’employeur favorise la dignité humaine, la liberté et l’autonomie des travailleurs en leur donnant l’occasion d’exercer une influence sur l’adoption des règles régissant leur milieu de travail et, de ce fait, d’exercer un certain contrôle sur un aspect d’importance majeure de leur vie, à savoir leur travail.

[…]

En effet, la négociation collective permet aux travailleurs de parvenir à une forme de démocratie et de veiller à la primauté du droit en milieu de travail[21].

Ce sont précisément ces valeurs qui sont à l’origine de la loi Wagner[22] et des systèmes de représentation qu’elle a inspirés, dont celui qui a été instauré par le Code du travail. À cet égard, si « le Code entier est l’expression concrète et le mécanisme législatif de mise en oeuvre de la liberté d’association en milieu de travail au Québec[23] », l’on sait maintenant que le monopole de représentation syndicale qu’il confère, pour sa part, ne jouit pas d’une protection constitutionnelle[24].

Il revient donc au seul législateur de veiller au maintien de l’intégrité du système de représentation et des institutions y afférentes qu’il a mis en place. Or, devant les pressions importantes exercées par les chefs d’entreprise afin d’obtenir des assouplissements au régime actuel des rapports collectifs de travail[25], il est à espérer que les élus demeurent sensibles aux valeurs sous-jacentes à la représentation au travail et à l’importance de dégager un véritable consensus social sur cet enjeu fondamental. En cette matière, faire l’économie… de la démocratie n’est tout simplement pas une option !