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Au moment de l’adoption de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés[1] en juin 2001, le gouvernement fédéral a modifié son programme d’immigration pour axer la sélection des futurs résidents permanents sur la base de leur qualification professionnelle et technique. L’enjeu économique était de taille : il fallait mettre en place les jalons pour développer l’économie du savoir. Un de ces jalons est l’accès à un bassin de ressources humaines qualifiées, notamment dans le secteur des sciences et de la technologie.

Le problème notoire qui se pose est le suivant. Les immigrants faisant une demande d’immigration au Canada en vertu de la catégorie « Immigrants économiques — Travailleurs qualifiés » doivent faire la preuve de leur qualification pour être sélectionnés. Parfois un diplôme suffit, mais pour l’immigrant qui exerce une profession ou un métier réglementé au Canada, le fait d’avoir étudié dans un autre pays ne suffit pas. Il faut aussi obtenir un permis d’exercice (sous une forme ou sous une autre) délivré par un ordre professionnel ou par une association de métier. Afin de protéger le public contre des personnes n’ayant pas les compétences requises pour exercer un métier, tel un électricien, ou une profession, comme la médecine, la majorité des pays développés ont mis en place des systèmes réglementaires ayant pour fonction la vérification et la surveillance des compétences des individus autorisés à exercer un métier ou une profession sur leur territoire.

Ces immigrants, en particulier ceux qui exercent une profession ou un métier réglementé, font donc face à plusieurs barrières érigées ou autorisées par l’État au nom de la protection du public. Toutefois, dans une perspective juridique, la question essentielle est de savoir si ces systèmes réglementaires qui entravent l’accès aux différents métiers et professions sont conformes à la Charte canadienne des droits et libertés[2]. Ce texte constitutionnel prépondérant s’applique à l’action gouvernementale − soit aux rapports entre l’État et l’individu[3]. Nous analysons partiellement cette question dans la partie 2 de notre texte. En effet, nous n’examinerons pas de manière exhaustive tous les fondements d’ordre constitutionnel qui pourraient être invoqués à l’encontre de ces systèmes réglementaires en vigueur au Canada, notamment le droit à l’égalité, lequel suppose que soit interdite, en matière d’accès au travail, toute discrimination fondée sur l’origine nationale (art. 15 (1) de la Charte canadienne)[4]. Nous nous limiterons plutôt au seul examen de la portée et des limites du « droit de gagner sa vie dans toute province », qui est explicitement protégé par l’article 6 (2) (b) de la Charte canadienne. Trois raisons motivent ce choix. La première est que nous voulions d’abord comprendre le champ d’application de l’article 6 (2) (b), puisqu’il fait explicitement référence à la question de la mobilité des travailleurs. La deuxième est que nous voulions vérifier dans quelle mesure la jurisprudence portant sur l’article 6 (2) (b) faisait référence à l’idée d’égalité de sorte qu’il soit possible, dans des études ultérieures, de tisser des liens entre les deux articles. Enfin, une analyse nuancée de l’article 15 de la Charte canadienne exige un travail de longue haleine que les auteurs souhaitent entreprendre dès qu’ils auront obtenu des fonds pour la réaliser.

Bien que plusieurs auteurs soient catégoriques sur la non-existence d’un quelconque « droit au travail » enchâssé dans cette disposition constitutionnelle[5], ils en reconnaissent malgré tout la vaste portée et le potentiel considérable[6]. Ils parlent même d’un « volcan dormant » qui se cacherait derrière celle-ci[7]. D’autres rappellent que, dans l’arrêt Lavoie c. Canada[8], les juges de la Cour suprême du Canada ont déclaré que l’emploi était un aspect suffisamment important dans la vie d’une personne pour mériter une protection constitutionnelle[9].

Il est certes ardu de mesurer avec précision l’impact de ces multiples prophéties doctrinales relativement au sujet qui nous préoccupe. Cependant, nous croyons que dans sa jurisprudence la Cour suprême pose actuellement les jalons qui siéront à la réflexion future. Un point semble certain : les tribunaux canadiens, et ultimement la Cour suprême, seront tôt ou tard saisis de notre question de recherche dans le contexte d’une contestation constitutionnelle fondée sur la Charte canadienne, probablement sous l’angle de l’article 6 (2) (b) comme nous le verrons dans la partie 2 de notre texte.

Les systèmes réglementaires qui régissent les professions et les métiers au Canada seraient donc actuellement sous haute surveillance, et les risques qu’ils soient en tout ou en partie déclarés invalides ne peuvent être négligés. Avant d’aborder cette question, nous voulons cependant situer le contexte juridique. La partie 1 de notre texte rappelle les principales règles gouvernant les systèmes juridiques canadiens relatifs à la sélection des personnes faisant partie de la catégorie « Immigrants économiques — Travailleurs qualifiés », ainsi que celles qui régissent les professionnels et les gens de métier au Québec[10].

1 La réglementation des travailleurs qualifiés exerçant une profession

Selon l’article 95 de la Loi constitutionnelle de 1867[11], l’immigration est une compétence concurrente. Dans la jurisprudence, il est néanmoins reconnu que le gouvernement fédéral exerce en cette matière un pouvoir prépondérant. Toutefois, les tribunaux ont interprété de façon évolutive cette compétence depuis 1867, en appliquant la « théorie de l’occupation du champ » au début du siècle dernier[12] et, plus tard, au début des années 90, la théorie contemporaine de la contradiction expresse[13]. Or, il est maintenant acquis que les provinces disposent d’un certain droit de regard sur la sélection des immigrants économiques (en fait, seul le Québec peut véritablement choisir ses immigrants), bien que la responsabilité de définir les grandes orientations politiques des programmes migratoires incombe toujours, sur le plan constitutionnel, au gouvernement fédéral[14].

Une fois sélectionné et autorisé à entrer sur le territoire canadien, l’étranger voit son statut changer : d’immigrant, il devient « résident permanent » et peut alors s’établir dans la province de son choix, conformément à l’article 6 (2) (a) de la Charte canadienne. Par ailleurs, la question de l’établissement des résidents permanents relève de la compétence exclusive des provinces en vertu de l’article 92 (13) de la Loi constitutionnelle de 1867. Ainsi, tout ce qui se rapporte aux « droits civils » attribués à une personne, dont les questions relatives au « droit au travail » et au « droit du travail », est principalement régi par les provinces.

En vertu des règles de l’immigration, les travailleurs qualifiés sont sélectionnés sur la base de leurs connaissances et de leurs compétences acquises dans leur État d’origine ou dans tout pays autre que le Canada (1.1). Pour le processus migratoire, les diplômes et les permis d’exercice d’une profession ou d’un métier attestent la qualification professionnelle obtenue à l’étranger. Toutefois, la situation est différente pour le processus d’établissement dans une province. En effet, même si le résident permanent est bien établi dans une province canadienne, sa qualification professionnelle ne sera pas automatiquement reconnue par les autorités réglementaires provinciales régissant les ordres professionnels et les associations de métier. Elle sera évaluée au cas par cas par l’ordre ou l’association de métier auquel il souhaite appartenir (1.2).

1.1 La sélection des travailleurs qualifiés

Au Canada, la sélection d’un étranger dans la catégorie « Immigrants économiques — Travailleurs qualifiés » doit se faire à partir d’une grille de sélection comprenant plusieurs critères, de même qu’un système de notation. Il existe trois systèmes à cet égard : les deux qui ont été institués respectivement par les autorités fédérale et québécoise ; et, enfin, celui qui a été créé par les autres provinces en vertu du Programme des candidats des provinces. Nous ne décrirons dans cette section que les règles générales des systèmes fédéral et québécois, notre but étant ici de mettre en évidence leurs principales caractéristiques et quelques similitudes et différences qui caractérisent ces deux régimes.

Un travailleur est dit « qualifié » lorsqu’il a accumulé au moins une année d’expérience continue de travail rémunéré à temps plein correspondant à une activité liée aux niveaux de compétences O, A ou B de la Classification nationale des professions[15]. Ces niveaux de compétence requièrent un diplôme universitaire ou collégial. Le niveau O comprend les cadres d’entreprise et les gestionnaires. Le niveau A inclut les professions exigeant généralement l’obtention d’un diplôme universitaire, alors que le niveau B se réfère aux métiers spécialisés et aux techniques exigeant des études qui équivalent au diplôme d’études collégiales. Pour ces deux derniers niveaux, il existe une forte proportion d’immigrants qui exercent des professions ou des métiers réglementés par des ordres ou des organismes de réglementation canadiens.

En vertu de l’article 12 (2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés[16], les travailleurs qualifiés peuvent éventuellement obtenir leur statut de résident permanent du fait « de leur capacité à réussir leur établissement économique au Canada ». Les articles 76 et suivants du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés[17] prescrivent les critères de sélection applicables en pareilles circonstances : les études, la connaissance des langues officielles, l’expérience, l’âge, l’existence d’un emploi réservé et la capacité d’adaptation. Pour chaque critère, un nombre maximal de points peut être accordé. Depuis le 18 septembre 2003, la note de passage est fixée à 67 points (sur un total possible de 96 points)[18].

Avant de pouvoir être admis au Canada dans la catégorie des travailleurs qualifiés du Québec, un individu doit d’abord demander au gouvernement provincial de lui délivrer un certificat de sélection du Québec (CSQ). Le gouvernement du Québec offre trois programmes distincts pour les travailleurs qualifiés : 1) le Programme d’offre d’emploi validée ; 2) le Programme de professions en demande ; et 3) le Programme de mobilité et d’insertion professionnelle. Pour être admissible au Programme d’offre d’emploi validée, un individu doit d’abord recevoir une offre officielle d’emploi de la part d’un employeur québécois, mais ce dernier doit être en mesure de démontrer qu’il n’arrive pas à pourvoir au poste vacant avec un résident du Québec. Pour le Programme de professions en demande, l’individu doit exercer une profession incluse dans la liste énumérant celles qui sont le plus en demande, posséder au moins six mois d’expérience dans ce domaine et disposer du revenu vital minimal requis lui permettant de subvenir à ses besoins pendant trois mois. Pour le Programme de mobilité et d’insertion professionnelle, un individu ou bien son époux ou son épouse (ou encore son conjoint ou sa conjointe de fait) doit justifier une certaine habileté à s’adapter facilement aux changements du marché du travail québécois. Le gouvernement québécois insiste tout particulièrement sur la sélection des personnes qui exercent une profession ou un métier très en demande sur son territoire.

La mise en oeuvre de ces divers programmes applicables aux travailleurs qualifiés se reflète dans les critères de sélection contenus dans la législation québécoise. Le Règlement sur la pondération applicable à la sélection des ressortissants étrangers[19] prescrit les critères de sélection et les points attribués pour chacun d’eux[20]. La grille de sélection québécoise comporte essentiellement les mêmes critères de sélection que ceux qui sont prescrits par le gouvernement fédéral, à l’exception de deux, propres à la grille québécoise (enfants et caractéristiques des époux). L’élément qui distingue essentiellement les deux régimes est le nombre de points accordés pour chaque critère et le seuil de passage. Dans l’ensemble, la grille québécoise est moins sévère que la grille fédérale[21].

Figure

Critères de sélection (maximum de points accordés selon chacun des critères des grilles fédérale et québécoise)

Critères de sélection (maximum de points accordés selon chacun des critères des grilles fédérale et québécoise)

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Les deux ordres de gouvernement, fédéral et québécois, insistent tout particulièrement sur le critère des études et de la formation terminée par l’immigrant. Par exemple, un médecin qui a été formé à l’étranger et qui désire s’établir au Québec en déposant une demande d’immigration dans la catégorie « Travailleurs qualifiés » pourra obtenir jusqu’à un total de 28 points en vertu de la grille de sélection québécoise, ce qui représente un peu plus que la moitié des points exigés (le seuil de passage est fixé à 55 points sur 107 au total pour un candidat sans époux ni conjoint de fait et à 63 points sur un total de 123 pour un candidat avec un époux ou un conjoint de fait). Quant à la grille de sélection fédérale, les études et la formation y comptent pour 25 points, soit un peu plus du tiers des points exigés pour le seuil de passage (67 points).

Qu’un immigrant ait été sélectionné par le gouvernement fédéral ou québécois (ou par une autre province en vertu de l’un des programmes de candidats des provinces), il pourra éventuellement s’établir dans la province de son choix, puisque ce droit constitutionnel lui est reconnu par l’article 6 (2) (a) de la Charte canadienne. Peu importe l’endroit où il choisira de s’établir au Canada, l’immigrant devra respecter les exigences provinciales et se soumettre à une évaluation de la qualification professionnelle acquise dans son pays. La procédure de reconnaissance des compétences d’un futur résident permanent n’est pas enclenchée avant l’arrivée du candidat, mais seulement a posteriori, c’est-à-dire une fois qu’il s’est établi dans une province[22].

1.2 L’évaluation des connaissances et des compétences par les autorités réglementaires provinciales

Plusieurs barrières limitent l’accès à l’exercice d’une profession de toute personne vivant sur le territoire canadien. Les deux plus importantes sont l’obtention d’un diplôme reconnu dans la province où la personne souhaite exercer sa profession et l’obligation de faire un stage ou d’accomplir un nombre déterminé d’heures de travail dans un domaine désigné avant d’obtenir un permis d’exercice. Lorsqu’une personne a étudié dans une province et y a satisfait à toutes les conditions d’obtention du permis d’exercice d’une profession, toutes ces barrières sont évidemment levées.

Tel n’est pas le cas pour les personnes ayant étudié et obtenu leur permis d’exercice d’une profession dans une autre province canadienne que celle où elles veulent pratiquer ou encore à l’extérieur du Canada. Dans ce dernier cas, qui nous intéresse plus précisément dans notre étude, la procédure de reconnaissance de la qualification professionnelle est généralement plus complexe. Lorsque ces personnes arrivent au pays et qu’elles veulent y exercer un métier ou une profession réglementée, elles doivent soumettre leur dossier à l’autorité réglementaire compétente aux fins d’évaluation. Celle-ci évaluera leurs diplômes en vue de déterminer si les connaissances acquises à l’étranger sont équivalentes à celles qui doivent l’être au Canada pour obtenir le même diplôme. Lorsque l’autorité réglementaire juge que tel n’est pas le cas, elle peut exiger des candidats qu’ils complètent tout ou partie de leur formation de base en s’inscrivant à des cours dans une institution agréée. L’autorité réglementaire évaluera aussi les compétences pratiques des candidats et leur imposera diverses conditions avant de leur délivrer un permis d’exercice de la profession. À titre d’exemple, pour les avocats étrangers (venant d’un pays autre que la France[23]), le Barreau du Québec peut exiger que le candidat réussisse tout ou partie du baccalauréat en droit, qu’il assiste à des cours donnés par l’École du Barreau et réussisse les examens en conséquence et, enfin, qu’il fasse un stage de six mois supervisé par un avocat en exercice. Ce parcours, qui permettra éventuellement au juriste diplômé ailleurs qu’au Canada (ou en France) d’être inscrit au tableau de l’Ordre du Barreau du Québec et ainsi d’exercer la profession d’avocat, peut s’échelonner sur une période comprise entre une et trois années, laquelle s’ajoute à la formation déjà acquise par le candidat à l’étranger.

Au Québec, comme dans les autres provinces canadiennes, l’exercice d’un travail est réglementé par des systèmes juridiques distincts. Les professions sont régies par les ordres professionnels, institués par le Code des professions[24]. Les métiers, quant à eux, sont réglementés par plusieurs systèmes disparates ; nous n’exposons ici que le régime applicable aux métiers de l’industrie de la construction[25].

1.2.1 Le système réglementaire régissant les professions

Les corporations professionnelles — nom anciennement donné aux ordres professionnels — ont été formées au Québec vers le milieu du xixe siècle. Les premières corporations à voir le jour ont été celles des notaires, des médecins et des avocats[26]. Une réforme majeure du système professionnel a eu lieu en 1994, à la suite de laquelle le Code des professions a été adopté par l’Assemblée nationale du Québec. Il s’agit en quelque sorte de la loi fondamentale du système professionnel québécois : c’est elle, en effet, qui institue les ordres professionnels et qui détermine leurs pouvoirs et les fonctions qui leur sont attribués[27]. Depuis l’entrée en vigueur du Code, pas moins de 46 ordres professionnels ont été constitués[28].

Bien que le souci de protéger le public contre les charlatans se soit profilé derrière la création des corporations professionnelles[29], cette mission fondamentale n’a reçu une consécration législative que lors de la réforme de 1994. Concrètement, l’État exige que les membres de chaque ordre professionnel contrôlent l’exercice de leur profession[30]. Ils ont compétence exclusive pour déterminer les conditions d’admission aux pratiques professionnelles, exercer la surveillance par des inspections, enquêter à la suite de plaintes alléguant une violation des lois et règlements et sanctionner leur non-observance par quiconque. Les ordres professionnels sont en l’occurrence les intervenants de première ligne. Ce sont eux qui adoptent les règlements relatifs au contrôle du titre et du droit d’exercice de la profession, y compris les questions relatives à l’évaluation des équivalences (le diplôme et la formation reçue par le candidat). Ainsi, les individus ayant étudié à l’étranger ou y ayant exercé une profession doivent s’adresser à l’ordre compétent pour obtenir une évaluation de leur dossier et éventuellement accéder à la même profession sur le territoire québécois au moyen de la délivrance d’un permis d’exercice.

Le processus d’évaluation des compétences et de la qualification professionnelle au Canada est reconnu pour être long, complexe et coûteux. D’autant qu’il mène à des résultats insatisfaisants. Par exemple, au Québec, 60 p. 100 des demandes formulées par des résidents permanents mènent à des décisions où la reconnaissance des acquis est complètement refusée (20 p. 100) ou acceptée à certaines conditions (40 p. 100)[31]. Or, les conséquences de ces décisions sur les résidents permanents peuvent être de plusieurs ordres[32] : psychologiques[33], financières[34] ou encore liées à la déqualification professionnelle[35]. D’ailleurs, le taux de chômage chez les immigrants est globalement plus élevé, tout particulièrement en période de crise économique, comme celle que nous vivons actuellement[36], ce qui en fait une catégorie de travailleurs sous-représentée sur le marché du travail[37], notamment au Canada[38].

1.2.2 Les métiers de l’industrie de la construction

Les métiers de l’industrie de la construction[39] sont parmi les plus réglementés au Québec[40]. Et le processus de certification obligatoire applicable à toute cette industrie est complexe. Pour les 26 métiers de la construction et pour les 40 occupations qui font partie de cette industrie, l’accréditation est obligatoire. Un individu ne possédant pas une telle accréditation n’est pas habilité à exercer son métier dans la province. Les métiers visés sont désignés par règlement, alors que les occupations (activités de chantiers en soutien aux métiers de l’industrie de la construction) le sont par voie de conventions collectives[41]. L’accréditation est délivrée par la Commission de la construction du Québec (CCQ), organisme tripartite financé en grande partie par l’industrie. La CCQ relève du ministère du Travail, qui est responsable de la surveillance et de la réglementation des divers métiers de la construction au Québec[42].

Cela dit, un étranger souhaitant travailler dans l’industrie de la construction doit s’en remettre à la CCQ et passer par le processus de reconnaissance professionnelle. D’ailleurs, c’est la CCQ qui est chargée de mettre en place les dispositifs d’évaluation de la qualification professionnelle. D’abord, outre qu’il doit obtenir l’accréditation requise, tout travailleur de la construction, étranger ou non, doit être membre d’un des cinq syndicats reconnus par la Loi sur les relations du travail, la formation professionnelle et la gestion de la main-d’oeuvre dans l’industrie de la construction[43].

De plus, le gouvernement du Québec a imposé à toutes les entreprises de la construction des critères d’embauche pour la main-d’oeuvre qu’elles souhaitent recruter. Elles doivent en effet embaucher des individus possédant la qualification professionnelle nécessaire à l’exercice du métier, selon le jugement de la CCQ. Les certificats de compétence professionnelle attestent qu’un travailleur possède bel et bien la qualification professionnelle requise pour exercer un métier. Ils sont obtenus sur la base de la formation suivie par le candidat ou de son expérience professionnelle. Il existe en fait trois catégories de certificats de compétence : le certificat de compétence apprenti (CCA), le certificat de compétence compagnon (CCC) et le certificat de compétence occupation (CCO) pour les occupations définies par convention collective. Les deux premiers s’acquièrent en fonction du nombre d’heures d’apprentissage dans un milieu de travail. Chaque période d’apprentissage est fixée à 2 000 heures, mais chaque métier requiert un régime d’apprentissage différent pour un maximum de cinq périodes d’apprentissage. Par exemple, pour exercer le métier d’électricien, il faut effectuer quatre périodes d’apprentissage, soit 8 000 heures[44].

Si le résident permanent (ou le travailleur temporaire) possède une expérience pertinente en cours d’emploi, elle pourra lui être utile en vue de diminuer la durée de l’apprentissage du métier au Québec ou pour lui permettre, dans certains cas, d’être immédiatement admis à l’examen de qualification provinciale[45]. Cependant, les travailleurs étrangers devront fournir de nombreux documents afin d’obtenir la reconnaissance de leur qualification, tels les originaux ou les copies certifiées conformes et traduits (traduction officielle) dans l’une des deux langues officielles, le cas échéant, du carnet d’apprenti obtenu hors du Québec, des déclarations de revenu et des relevés de paie. Ils doivent aussi fournir toutes les informations concernant l’employeur à l’étranger ainsi que celles qui sont liées à l’emploi en question[46]. Ainsi, les travailleurs étrangers doivent entreprendre plusieurs démarches avant d’exercer un métier au Québec, et ce, même s’ils ont exercé un métier de la construction pendant plusieurs années avant d’immigrer au Canada. Ils devront notamment prouver le nombre d’heures de travail effectuées à l’étranger, une preuve qui, pour plusieurs, peut être difficile à obtenir.

Les résidents permanents (et les travailleurs temporaires[47]) travaillant dans l’industrie de la construction (métier ou occupation) font donc face à divers obstacles lorsqu’ils désirent travailler sur le territoire québécois. Les processus de reconnaissance de la qualification professionnelle exigent de la part du travailleur « résident permanent » un investissement considérable en fait d’énergie, de temps et d’argent. Il faut aussi prendre en considération que le nouvel arrivant et les membres de sa famille doivent faire d’immenses efforts pour s’intégrer pleinement à leur nouvel environnement social et culturel, tout en subvenant à leurs besoins. À cet égard, selon Statistique Canada, les résidents permanents éprouvent des difficultés financières importantes, notamment durant les cinq premières années de leur arrivée au Canada[48]. En conséquence, plusieurs individus remettent même en question le bien-fondé de leur projet d’immigration et quittent le Canada…

Ces quelques constats suffisent pour mieux comprendre les nombreuses récriminations formulées par les résidents permanents, lesquelles ne sont pas propres au Québec, bien au contraire, puisqu’elles existent dans toutes les provinces canadiennes. Pour l’heure cependant, aucune plainte n’a fait l’objet d’un jugement rendu par un tribunal influent au Canada, telle que la Cour suprême. Ce qui n’est pas sans nous étonner, dans la mesure où les problèmes vécus par les immigrants professionnels sont connus depuis longtemps. Cependant, ce qui a surtout piqué notre curiosité est le fait qu’aucun nouvel arrivant n’a cru bon d’invoquer son « droit de gagner sa vie dans toute province » en guise de base à un recours judiciaire, alors que ce droit lui est pourtant garanti constitutionnellement par la Charte canadienne.

2 Le droit de gagner sa vie au Québec au sens de la Charte canadienne des droits et libertés

Une fois sélectionné, un travailleur qualifié est autorisé à entrer au Canada à titre de résident permanent, ce qui lui confère la possibilité de revendiquer le « droit de gagner sa vie dans toute province » reconnu à l’article 6 (2) (b) de la Charte canadienne[49].

Pour la Cour suprême, cette disposition constitutionnelle enchâsse un droit fondamental de la personne : pouvoir gagner sa vie est en effet une « question d’accomplissement de soi et de survie[50] ». D’ailleurs, comme le souligne avec raison la Cour suprême, les instruments internationaux liant le Canada « reconnaissent la liberté de circulation et d’établissement[51] », tout comme, plus généralement, le « droit au travail », qui comprend, selon l’article 6 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, « le droit qu’a toute personne […] de gagner sa vie par un travail librement choisi ou accepté[52] ». Aussi, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, traité également ratifié par le Canada, prévoit que « [q]uiconque se trouve légalement sur le territoire d’un État a le droit d’y circuler librement et d’y choisir librement sa résidence[53] ». Bien que ces instruments n’aient pas été « incorporés » officiellement par voie de législation, il est dorénavant acquis qu’ils constituent une « source persuasive » d’interprétation du droit positif canadien et, plus particulièrement, de la Charte canadienne[54].

Cela dit, la violation de l’article 6 (2) (b) de la Charte canadienne n’exige pas nécessairement qu’une personne soit complètement et effectivement privée de son gagne-pain quotidien : « Il suffit qu’elle soit défavorisée dans l’exercice de sa profession ou de son métier[55]. » En ce sens, la « liberté d’établissement » protégée par l’article 6 (2) révèle un intérêt pour la dignité de l’individu. La position largement dominante de la jurisprudence à cet égard précise toutefois que cette protection constitutionnelle ne crée pas pour autant un droit particulier au travail[56] ni un droit absolu au travail[57]. L’article 6 (2) (b) de la Charte canadienne est directement lié à l’exercice de la liberté de circulation et, corrélativement, de la liberté d’établissement. En somme, le paragraphe (2) (b) ne peut être dissocié de la nature et de la spécificité des droits accordés plus généralement par l’article 6 de la Charte canadienne.

Qu’est-ce à dire de la portée de l’article 6 (2) (b) de la Charte canadienne ? Il empêche certes les législateurs et les gouvernements d’imposer des obstacles indus à la mobilité interprovinciale. Plus concrètement, selon l’entendement de la Cour suprême, l’article 6 se rapporte à un attribut essentiel de la personnalité et garantit que « le choix de l’endroit où gagner sa vie ne sera pas entravé au moyen d’un traitement inégal, fondé sur le lieu de résidence[58] ». Toutefois, comme le rappelle la Cour suprême, « [c]ette protection de l’accès au travail ne s’envisage donc pas de façon absolue ou indépendante[59] », puisqu’elle est subordonnée à l’article 6 (3) (a) de la Charte canadienne qui prévoit ceci : « Restriction − Les droits mentionnés au paragraphe (2) sont subordonnés : a) aux lois et usages d’application générale en vigueur dans une province donnée, s’ils n’établissent entre les personnes aucune distinction fondée principalement sur la province de résidence antérieure ou actuelle. »

D’aucuns faisaient remarquer que l’article 6 de la Charte canadienne « n’a pas fait l’objet d’un traitement jurisprudentiel ou doctrinal d’abondance comparable à la plupart des droits fondamentaux et des libertés essentielles protégés par la Charte[60] ». Ce constat est encore plus vrai lorsqu’il s’agit de repérer la jurisprudence de la Cour suprême traitant de ce rapport de subordination entre les articles 6 (2) (b) et 6 (3) (a) de la Charte canadienne. Cette jurisprudence se limite dans les faits essentiellement à trois arrêts. Par ordre chronologique, il s’agit des arrêts Skapinker[61], Black[62] et Office canadien de commercialisation des oeufs[63]. Ces trois arrêts témoignent d’une évolution marquée dans la pensée des juges de la Cour suprême à l’égard de cette disposition constitutionnelle. En effet, dans le dernier arrêt en liste, rendu en 1998, Office canadien de commercialisation des oeufs, la Cour suprême a fortement nuancé ou implicitement renversé certains principes d’analyse qui avaient été posés dans les arrêts Skapinker et Black, rendus quelque dix années plus tôt.

Deux questions seront analysées dans la seconde partie de notre texte. La première consiste à préciser les conditions d’application des articles 6 (2) (b) et 6 (3) (a) de la Charte canadienne : en d’autres termes, comment ces articles ont-ils été interprétés et appliqués par la Cour suprême ? La seconde question est liée à leur champ d’application : est-il possible d’invoquer ces articles lorsque la qualification professionnelle du nouvel arrivant n’a pas été préalablement reconnue dans une province canadienne ?

2.1 Les conditions d’application des articles 6 (2) (b) et 6 (3) (a) de la Charte canadienne

Dans l’arrêt Office canadien de commercialisation des oeufs, la Cour suprême insiste tout d’abord sur le fait que les articles 6 (2) (b) et 6 (3) (a) de la Charte canadienne doivent être lus conjointement[64]. En effet, il s’agit d’un seul et même droit, en l’occurrence celui de gagner sa vie dans une province, droit par ailleurs subordonné « aux lois et usages d’application générale en vigueur dans une province donnée, s’ils n’établissent entre les personnes aucune distinction fondée principalement sur la province de résidence antérieure ou actuelle[65] ». L’argument va comme suit[66] :

p1 : L’al. 6 (2) (b) protège le droit de gagner sa vie dans toute province.

p2 : Ce droit est subordonné aux restrictions édictées dans les lois et usages d’application générale dans la province.

p3 : Les lois d’application générale dans la province comportent des restrictions valides, si et seulement si, elles n’établissent pas de distinctions fondées principalement sur la province de résidence.

Conclusion : Si une loi ou un usage d’application générale établit une distinction fondée principalement sur la province de résidence, la restriction au droit de gagner sa vie est invalide : la violation de l’al. 6 (2) (b) est par conséquent établie.

Une province peut donc défendre avec succès une mesure discriminatoire édictée par une loi régissant, par exemple, les conditions d’accès et d’exercice d’une profession ou d’un métier. Toutefois, l’article 6 (3) (a) comporte deux conditions explicites dans son texte : d’une part, seule une loi d’application générale peut restreindre le droit de gagner sa vie dans toute province ; d’autre part, les distinctions apportées par cette même loi ne peuvent être fondéesprincipalement sur la province de résidence.

Or, dans ses arrêts, la Cour suprême n’a jamais expliqué la manière dont il serait possible de distinguer les lois d’« application générale » de celles qui sont d’application particulière. Du reste, la jurisprudence de la Cour suprême est un peu confuse en ce qui a trait à la qualification des lois professionnelles. Dans l’arrêt Black, il s’agissait de deux règlements adoptés par le Barreau de l’Alberta, l’un interdisant à ses membres qui résident ordinairement dans cette province de s’associer avec d’autres qui n’y sont pas des membres actifs et qui y résident ordinairement, l’autre interdisant aux membres du Barreau de cette province de s’associer à plus d’un cabinet d’avocats. La Cour suprême a qualifié les dispositions en cause de « lois d’application générale[67] », ce qui l’a amenée à conclure que celles-ci ne pouvaient légalement restreindre le droit reconnu à un professionnel (un avocat autorisé à pratiquer dans une province) de gagner sa vie dans une autre province. Pour une majorité de juges de la Cour suprême, le « droit de gagner sa vie » inclut celui de choisir librement et d’exercer le métier ou la profession « tout en étant assujetti aux mêmes conditions que les résidents[68] ». Il y aurait alors atteinte à ce droit dès qu’une personne est défavorisée dans l’exercice de son métier ou de sa profession même si des emplois lui sont toujours accessibles. La preuve que cette personne a été complètement privée de ce droit par une mesure législative ou un acte gouvernemental quelconque n’est pas exigée[69]. Les règlements en cause violaient donc l’article 6 (2) (b) de la Charte canadienne. Qui plus est, ils établissaient une « distinction fondée principalement sur la province de résidence antérieure ou actuelle[70] ». Et même si nous admettions que leur objectif était légitime — la nécessité de contrôler la profession était invoquée par le gouvernement —, les règlements ne pouvaient se justifier en vertu de l’article premier de la Charte canadienne[71].

Dans l’arrêt Office canadien de commercialisation des oeufs, la Cour suprême ne s’est pas prononcée sur la portée générale ou particulière du système réglementaire en litige (celui-ci imposait des conditions d’accès au marché pour la commercialisation des oeufs dans une province). Cependant, plusieurs remarques générales ont été faites par les juges concernant les systèmes réglementaires applicables aux différentes professions, remarques qui pourraient laisser croire que la Cour suprême est plutôt d’avis que ces systèmes sont institués par des lois d’application générale. À notre avis, ce constat peut difficilement être attaqué, et c’est pourquoi il n’y a pas lieu de poursuivre la discussion à ce sujet…

En définitive, la véritable question qu’il convient de se poser — celle qui est au coeur de l’article 6 (3) (a) de la Charte canadienne et de l’arrêt Office canadien de commercialisation des oeufs — est la suivante : un système réglementaire fixant dans une province donnée les conditions d’accès aux professions et aux métiers établit-il des distinctions qui sont principalement fondées sur la province de résidence ? Sur ce point, la Cour suprême a énoncé les quatre principes suivants.

Principe no 1

La Cour suprême reconnaît qu’il existe une certaine tension entre les objets et le texte même des articles 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867[72] et l’article 6 de la Charte canadienne. Les articles 91 et 92 autorisent en effet les entités de la fédération canadienne « à réglementer tout genre d’activité économique défini par type d’activité[73] ». Ainsi, plusieurs lois provinciales fixent les conditions propres à l’exercice d’activités commerciales précises, et celles-ci « ne s’appliquent que dans la province où elles ont été adoptées[74] ». Pour la Cour suprême, ce « type de législation économique, de même que l’établissement de régimes de réglementation divergents dans les provinces, est indubitablement autorisé par la Constitution[75] ». En d’autres termes, les systèmes réglementaires provinciaux, qui pourraient être attaqués et ainsi faire l’objet d’un examen judiciaire en vertu des articles 6 (2) (b) et 6 (3) (a) de la Charte canadienne, seraient a priori valides, et ce, bien que ceux-ci divergent d’une province à l’autre. Toutefois, ces systèmes ne peuvent imposer des règles limitant l’accès aux marchés en se fondant principalement sur le lieu de résidence d’un citoyen canadien ou d’un résident permanent. Par conséquent, les libertés fondamentales garanties par l’article 6 de la Charte canadienne n’ont pas préséance sur le partage des compétences législatives. En fait, l’article 6 interdit « une réglementation du commerce qui serait [principalement] reliée, en droit et en fait, à l’existence des frontières provinciales[76] ».

Principe no 2

Le droit pour tout citoyen canadien ou résident permanent de gagner sa vie dans toute province est subordonné aux restrictions édictées dans les lois et usages d’application générale dans la province. À ce sujet, la Cour suprême rappelle le jugement Mia[77] rendu par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique qui a confirmé la règle selon laquelle « [l]e droit de gagner sa vie selon la profession ou le métier de son choix [reconnu à l’article 6 de la Charte canadienne] doit demeurer un droit viable et les provinces ne peuvent le rendre pratiquement sans effet et essentiellement illusoire[78] ». La question de savoir si une distinction porte atteinte à la viabilité « du droit de gagner sa vie dans une province » dépend entièrement de la raison pour laquelle la distinction est qualifiée de dominante, comme l’indique le mot principalement[79]. Ainsi, l’emploi explicite de ce terme à l’article 6 (3) (a) de la Charte canadienne laisse entendre, dit la Cour suprême, qu’il faut apprécier les objets et les effets de la réglementation en cause en vue de déterminer s’il existe des raisons valables et objectives pour limiter l’application d’un régime législatif à une seule province ou à certaines régions du Canada[80]. Lorsque ces raisons sont jugées valables, elles l’emportent « sur un effet discriminatoire lié au lieu de résidence au sens de l’art. 6 de la Charte[81] ».

Principe no 3

L’évaluation du caractère viable des distinctions (l’acceptabilité des raisons invoquées par le gouvernement) doit être faite à la suite d’un examen des effets pratiques (réels ou prévus) de l’application du texte législatif, examen qui servira à déterminer ce qui constitue le motif principal de la distinction[82]. Faisant référence aux lois régissant les professions, la Cour suprême précise que l’examen des effets pratiques des objets législatifs « comme l’expertise et la compétence des membres de la profession juridique, l’assurance responsabilité, la discipline et le maintien d’un code de déontologie [est] indispensable pour [évaluer] si la distinction en cause [est] fondée principalement sur le lieu de résidence[83] ».

Principe no 4

Enfin, une analyse judiciaire effectuée sous l’angle des articles 6 (2) (b) et 6 (3) (a) de la Charte canadienne ne doit pas tenir compte de l’ampleur de la restriction sur la liberté d’établissement. Cette analyse doit plutôt être faite en vertu de l’article premier, une fois qu’il aura été établi que l’article 6 a été violé, c’est-à-dire lorsqu’il aura été prouvé que la restriction apportée au droit de gagner sa vie dans une province est principalement fondée sur le lieu de résidence (le tribunal conclura en ce sens que la restriction porte atteinte à la viabilité de ce droit)[84].

2.2 Le champ d’application des articles 6 (2) (b) et 6 (3) (a) de la Charte canadienne

En ce qui a trait au champ d’application des articles 6 (2) (b) et 6 (3) (a) de la Charte canadienne, nous sommes d’avis que la jurisprudence de la Cour suprême est ambiguë sur une question fondamentale liée à notre propos. Nous savons que l’article 6 peut être invoqué lorsqu’un individu exerce déjà son métier ou sa profession dans une province et qu’il conteste les barrières imposées par le gouvernement entravant l’accès à ce métier ou à cette profession dans une autre province. Toutefois, il faut se demander si les mêmes dispositions constitutionnelles peuvent trouver application lorsqu’un résident permanent cherche à exercer sa profession ou son métier dans la province où il a choisi de s’établir au Canada, alors qu’il n’est encore membre d’aucun ordre professionnel ni association de métier reconnus dans l’une ou l’autre des provinces canadiennes. En d’autres termes, un tribunal pourrait-il examiner la conformité avec les articles 6 (2) (b) et 6 (3) (a) de la Charte canadienne des motifs invoqués par une autorité provinciale pour justifier sa décision à l’effet de ne pas reconnaître la qualification professionnelle obtenue à l’étranger par un résident permanent[85] ?

À noter que la Cour suprême n’a jamais été saisie de cette question et que, du reste, les trois arrêts précités n’y apportent aucune réponse claire.

Par exemple, dans l’arrêt Black, la Cour suprême a précisé que l’article 6 (2) (b) de la Charte canadienne pouvait s’appliquer indépendamment de la présence physique ou non de l’individu dans la province où il gagne sa vie (art. 6 (2) (a))[86]. Plus tard, évidemment, la Cour suprême a affirmé dans l’arrêt Office canadien de commercialisation des oeufs, que l’article 6 (2) (b) repose sur le principe d’égalité (du fait qu’il prohibe toutes les distinctions fondées sur le lieu de résidence). Toutefois, jamais n’a-t-elle encore déterminé si, par extension, cette prohibition pouvait faire l’économie de l’article 15 (1) de la Charte canadienne (qui interdit explicitement les discriminations fondées sur la nationalité). Autrement dit, le lieu de résidence inclut-il l’idée même du lieu de résidence initial ou l’origine nationale[87] ?

Dans l’arrêt Skapinker, la Cour suprême a insisté sur le fait que, pour être juste, une interprétation de l’article 6 (2) de la Charte canadienne devait en pratique se baser sur le principe de la mobilité : « Les deux droits (à l’al. a) et à l’al. b)) se rapportent au déplacement dans une autre province, soit pour y établir sa résidence, soit pour y travailler sans y établir sa résidence[88] », écrit-elle. Dans l’arrêt Office canadien de commercialisation des oeufs, la Cour suprême précise cette idée en ajoutant un exercice de comparaison à la méthode d’analyse qu’elle y a mise au point. Ainsi, pour déterminer si la raison invoquée par le gouvernement au soutien de la restriction est valide, il faut « comparer les résidents de la province d’origine qui tentent de gagner leur vie dans une province de destination, avec les résidents de la province de destination qui gagnent également leur vie dans cette province[89] ». Ces quelques lignes laissent croire, à première vue, que les articles 6 (2) (b) et 6 (3) (a) de la Charte canadienne s’appliquent uniquement lorsque le résident permanent est déjà autorisé à exercer sa profession ou son métier dans une province et qu’il cherche à se voir reconnaître le même droit dans une autre province. En revanche, un peu plus loin, la Cour suprême écrit ce qui suit — toujours dans l’arrêt Office canadien de commercialisation des oeufs —, et là réside toute l’ambiguïté :

Le groupe de référence dont il convient de se servir pour apprécier l’incidence discriminatoire de la mesure législative est non pas celui des producteurs d’oeufs établis dans la province de destination qui cherchent à y commercialiser leurs oeufs, mais plutôt celui des nouveaux producteurs d’oeufs dans la province de destination qui n’ont pas de quota et qui cherchent à y commercialiser leurs oeufs. Il s’agit du seul moyen convenable d’apprécier l’importance du lieu de résidence des producteurs dans l’application du régime de commercialisation des oeufs[90].

Pour la Cour suprême, il importerait donc strictement d’examiner les restrictions imposées dans une province et leurs effets pratiques sur la capacité d’un individu de faire son entrée dans un marché donné, quelle que soit son origine. Bref, seule la province de destination d’où provient la classification discriminatoire nuisant à la capacité du travailleur de gagner sa vie serait véritablement pertinente. Il pourrait alors être envisagé de comparer l’effet d’une restriction entre deux groupes de référence vivant dans la même province, soit les personnes ayant étudié (ou ayant pratiqué une profession) dans un pays étranger, et ce, par rapport aux personnes ayant étudié (ou ayant pratiqué une profession) dans une province canadienne. Cet exercice de comparaison trouverait sa justification dans le texte même de l’article 6 (3) (a) de la Charte canadienne qui n’autorise « aucune distinction fondée principalement sur la province de résidence antérieure ou actuelle » (l’italique est de nous). Enfin, la Cour suprême semble s’être gardée ouverte une porte distincte pour juger d’éventuels litiges, puisqu’elle écrit que « le groupe de référence approprié dépendra de la nature du gagne-pain qui est assujetti à des restrictions[91] »…

Pour résumer notre propos, nous croyons que le champ d’application des articles 6 (2) (b) et 6 (3) (a) de la Charte canadienne n’est pas encore nettement déterminé. Ce qui est certain, toutefois, c’est que, pour être en mesure d’attaquer sur le plan constitutionnel des restrictions apportées par un système réglementaire provincial à son droit de gagner sa vie dans toute province, le nouvel arrivant qui possède le statut de résident permanent devra fournir une preuve à deux volets : 1) démontrer prima facie que l’effet principal de la mesure législative ou réglementaire contestée en l’espèce est l’édiction d’une barrière formelle (ou protectionniste) qui l’empêche de facto d’exercer sa profession ou son métier dans une province ; 2) démontrer selon la prépondérance des probabilités que les raisons qui sous-tendent ladite mesure législative ne sont pas valables en ce qu’elles ne servent pas principalement — mais plutôt accessoirement ou marginalement — à protéger le public. La preuve selon laquelle un système réglementaire viole le droit d’un citoyen ou d’un résident permanent de gagner sa vie dans toute province requiert en effet qu’il soit notamment tenu compte de l’obligation cardinale imposée aux ordres professionnels et aux associations de métier qui est de protéger le public de manière appropriée. Cela signifie que, dans une analyse sous l’angle de l’article 6 (2) (b) de la Charte canadienne, un exercice d’équilibrage entre les droits individuels et les droits collectifs doit être effectué par le juge. Si la personne qui conteste le système réglementaire parvient à faire la preuve, selon la prépondérance des probabilités, que cet équilibre est rompu, le juge pourra alors conclure qu’il y a violation du droit de gagner sa vie dans une province. Par contre, l’autorité publique aura l’occasion de défendre son système réglementaire en tentant de convaincre le juge que celui-ci pose des limites raisonnables à ce droit, et ce, dans une société libre et démocratique ; pareille démonstration devra se faire au moyen de l’article premier de la Charte canadienne[92].

La jurisprudence relative aux articles 6 (2) (b) et 6 (3) (a) de la Charte canadienne est évolutive, et il apparaît possible d’envisager leur application dans le contexte qui nous occupe. Toutefois, précisons que l’objet de ces dispositions constitutionnelles n’est pas d’uniformiser les normes qui régissent l’accès aux différents métiers et professions dans chaque province, mais plutôt d’assurer la liberté des citoyens canadiens et des résidents permanents de gagner leur vie dans la province de leur choix sans faire l’objet d’une restriction principalement fondée sur le lieu de résidence[93]. Il s’agit en l’occurrence de permettre à ces personnes de circuler librement sur le territoire canadien et d’y gagner leur vie, sous réserve de l’application des dispositions législatives et réglementaires provinciales servant à assurer la protection du public. Ces mesures destinées à protéger le public n’ont donc pas à être uniformes d’une province à l’autre : l’atteinte d’objectifs fort louables, tels que l’harmonisation ou la reconnaissance mutuelle de la qualification professionnelle, peut très bien suffire à assurer un équilibre entre, d’une part, ce droit fondamental reconnu à tout travailleur (citoyen canadien ou résident permanent), soit de pouvoir gagner sa vie dans toutes les provinces canadiennes (article 6 (2) (b) de la Charte canadienne), et, d’autre part, la compétence dont disposent les provinces, soit de réglementer les métiers et les professions (article 92.13 de la Loi constitutionnelle de 1867). Cependant, les provinces doivent fournir des raisons valables pour adopter des règles qui limitent l’accès à ces métiers et professions, comme, en particulier, la protection du public (article 6 (3) (a) de la Charte canadienne).

Conclusion

Les recherches actuelles montrent que les immigrants qui exercent une profession ou un métier réglementé par les provinces doivent surmonter une quantité non négligeable de difficultés et d’embûches avant de pouvoir obtenir le permis leur donnant accès à un travail qui correspond à leur qualification professionnelle. Or, plusieurs renoncent avant même d’avoir entrepris le processus de reconnaissance, alors que d’autres abandonnent en cours de route… Pour certains, ce sont les coûts afférents à toutes ces démarches qui les arrêtent ; pour d’autres, c’est le découragement d’avoir à faire face à tant d’obstacles jugés quasi insurmontables… Dans la mesure où, au Canada, le principal programme migratoire menant à la résidence permanente est axé sur la sélection des immigrants qualifiés, il faut, en toute conscience s’interroger, sur le caractère juste et équitable des divers systèmes réglementaires mis en place dans les provinces canadiennes[94]. Cette réflexion s’impose d’autant plus que la problématique énoncée plus haut s’étend maintenant aux travailleurs qualifiés temporaires[95].

En définitive, les articles 6 (2) (b) et 6 (3) (a) de la Charte canadienne et la jurisprudence correspondante rendue par la Cour suprême peuvent être compris comme une invitation lancée aux gouvernements afin qu’ils réfléchissent sur les raisons qui motivent les normes substantielles et les divers processus limitant l’accès aux professions et aux métiers. Pour qu’elles soient jugées valables, nous avons vu que les limites d’accès posées par les systèmes réglementaires provinciaux doivent servir essentiellement à protéger le public. Ainsi, toute mesure provinciale ayant des visées singulièrement protectionnistes pourrait être contraire à la Charte canadienne parce que cette mesure violerait le droit de tout résident permanent de pouvoir gagner sa vie dans toute province. Autrement dit, s’il était démontré que les différences constatées entre les exigences relatives à la reconnaissance professionnelle d’une province touchant les titres de compétence, l’éducation, la formation, l’expérience, les méthodes d’examen ou d’évaluation et celles de toute autre province ne sont que purement formelles, elles violeraient l’article 6. Dans l’état actuel de la jurisprudence, il faut néanmoins admettre que nous ne savons pas encore avec certitude si l’article 6 serait applicable aux nouveaux arrivants qui voudraient remettre en cause tout ou partie de ces systèmes régissant les professions et les métiers au Canada. Qui plus est, la Cour suprême n’a toujours pas posé de cadre d’analyse satisfaisant qui permettrait de distinguer les raisons valables (principales) des raisons non valables (accessoires) justifiant les distinctions d’accès à l’exercice des professions et des métiers entre les provinces. Il s’agit là d’un exercice pour le moins périlleux, d’autant que la Cour suprême se contente pour le moment de construire le droit de manière inductive plutôt que déductive. À cet égard, les juristes universitaires apporteraient une contribution non négligeable s’ils arrivaient, à l’aide de recherches empiriques et jurisprudentielles comparatives, à dégager et à proposer un cadre d’analyse utile pour les tribunaux judiciaires[96].

Or, même si nous postulions que des raisons valables existent (car il ne s’agit pas ici de proposer une réflexion dénuée de toute nuance), il resterait que tous ces faits juridiques récents exigeraient de mener une réflexion en profondeur sur les systèmes réglementaires institués et raffinés au fil des ans. Loin de proposer le démantèlement de ces systèmes réglementaires, nous croyons qu’il faudra néanmoins, dans les années qui suivent, s’interroger sur le nouvel équilibre qui devra être fait entre l’obligation de protéger le public (qui est une préoccupation réelle) et le droit d’une personne (et non plus le privilège) d’exercer sa profession ou son métier lorsqu’elle possède, de facto, la qualification professionnelle pour ce faire… Pour les travailleurs qualifiés qui sont de nouveaux arrivants, c’est une question, nous semble-t-il, de dignité humaine, de justice et d’intégration sociales, bref, de respect du « droit au travail »[97].