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Si l’analyse du « nouveau programme » de lutte contre la pauvreté à partir d’une perspective féministe constitue un objet de recherche important (Beneria 2003; Chant 2003; Craske 2003; Jenson 2010; Kabeer 1994 et 2003; Molyneux 2002; Nussbaum 2002; Razavi 2006), la manière dont les rapports sociaux de sexe sont envisagés dans la théorie et la pratique des programmes de lutte contre la pauvreté en Amérique latine est un objet d’étude déjà plus rare. De plus, quand tel est le cas, les pays pionniers en la matière, le Mexique (Adato et autres 2000; Escobar Latapí et Gonzalez de la Rocha 2004; Luccisano 2004; Molyneux 2007) et le Brésil (Aparecido 2009; Feijoo 2007; Klein 2005; Paz 2010), sont privilégiés.

D’où l’intérêt du présent article qui s’intéresse à deux programmes péruviens de lutte contre la pauvreté dans lesquels les femmes jouent un rôle clé : le Programme national d’aide alimentaire (PRONAA) et le programme d’appui aux plus pauvres – JUNTOS[1].

L’objectif est d’analyser les représentations des rapports sociaux de sexe véhiculées par ces deux programmes sociaux et de déterminer le régime de citoyenneté vers lequel elles tendent. Il ne s’agit donc pas d’évaluer l’efficacité de ces politiques au regard de la réduction de la pauvreté ou des inégalités de genre, ou des deux à la fois, mais d’étudier la manière dont les protagonistes se représentent mutuellement.

Notre recherche se situe dans le cadre théorique de la citoyenneté élaboré par Jenson. Elle définit la citoyenneté par une double relation : celle des membres d’une communauté devant l’autorité politique et celle des rapports entre ces membres en vertu de leur appartenance à cette communauté. Les formes historiques données à ces deux relations constituent un « régime de citoyenneté » (Jenson et Philipps 1996). L’article qui suit veut démontrer, à travers l’analyse des représentations des rapports de sexe véhiculées par les programmes étudiés, que tant les relations entre l’État et les citoyennes que les relations entre les citoyennes elles-mêmes renvoient à une citoyenneté excluante pour les femmes pauvres.

Une analyse historique et une démarche méthodologique qualitative ont été mobilisées pour répondre à ces questions. Des entretiens semi-structurés ont été menés[2] depuis les fonctionnaires en autorité jusqu’aux « bénéficiaires[3] », en passant par des fonctionnaires ainsi que des actrices et des acteurs locaux à Lima et dans la municipalité de San Miguel appartenant au département d’Ayacucho. Remarquons que, dans le cas des organisations de femmes liées à l’alimentation, seuls les discours des dirigeantes[4] des différentes organisations font l’objet de l’analyse, car les discours des femmes de base[5] interviewées ne se différencient pas fondamentalement de ceux de leurs dirigeantes. Il ne s’agit pas d’un échantillon représentatif en fait de dispersion géographique, mais en fait d’entretiens réalisés dans la chaîne de mise en oeuvre d’une politique publique.

La première partie de notre article débute par un retour historique sur l’élaboration et la mise en oeuvre des deux programmes étudiés; vient ensuite l’analyse des discours qui éclaire les représentations sociales construites par les acteurs et les actrices au centre de ces politiques. Le premier ensemble de représentations issu de cette analyse concerne le maternalisme (deuxième partie), tandis que le second a trait à la conflictualité des relations entre les femmes « bénéficiaires » (troisième partie).

L’élaboration et la mise en oeuvre du PRONAA

Le Pérou est un pays où habitent 28 millions de personnes et il est considéré comme appartenant aux pays de revenus moyens. Selon les estimations, à prendre avec précaution au vu des biais dans la construction des indicateurs, la pauvreté s’élevait à 34,8 % en 2009 (Mauro 2010) et l’indicateur de Gini, mesurant les inégalités sociales, se trouvait aux alentours de 0,50 (Campodónico 2010)[6]. La pauvreté est ainsi concentrée dans les parties rurales du pays où elle atteignait 60,0 % de la population qui est à majorité indigène[7]. Plusieurs programmes de lutte contre la pauvreté prétendent faire face aujourd’hui à ces problèmes, dont le PRONAA et le programme JUNTOS.

Les politiques alimentaires et les organisations de femmes liées à l’alimentation

Du premier retour à la démocratie à la période fujimoriste

Le retour à la démocratie en 1980 ne résoudra pas pour autant les problèmes de la pauvreté et de l’exclusion. Les comedores populares[8] autogérées, dont l’objectif est de diminuer les coûts de l’alimentation en les collectivisant, deviennent des éléments vitaux pour la survie d’un nombre considérable de Péruviens et de Péruviennes (Francke et Mendoza 2006).

Les comedores autogérées ont été créées par les femmes de milieux populaires qui y organisent le travail par rotation en échange de rations alimentaires. Celles-ci viennent d’un large réseau de solidarité constitué de l’aile progressiste de l’Église, de certains partis de gauche et d’organisations non gouvernementales (ONG) féministes (Blondet 2004).

En raison de leur succès, ces expériences seront rapidement récupérées par le pouvoir politique. À travers la mise en place de politiques alimentaires, García (1985-1990) crée ses propres clubs de mères à qui est octroyé un subside monétaire. Alors que les comedores autogérées se caractérisent par la solidarité et le travail collectif, les clubs de mères instaurent des politiques alimentaires clientélistes. S’installent alors la superposition et la rivalité entre différentes organisations de femmes de milieux populaires liées à l’alimentation (Blondet et Montero 1995) qui ne font que s’aggraver pendant la présidence de Fujimori.

Rappelons que Fujimori a été élu comme un élément externe (outsider) de la politique dans un climat de perte de représentativité des partis traditionnels, tenus responsables des crises politiques et économiques des années 80 (Tétreault 2006).

Le régime fujimoriste se caractérise par une concentration du pouvoir et l’utilisation des programmes sociaux comme moyens de légitimation clientéliste. Le PRONAA, créé en 1992, illustre ces tendances (Rousseau 2009). Bien qu’il reconnaisse juridiquement toutes les organisations de femmes liées à l’alimentation et leur distribue des aliments, il entraîne un traitement inégal entre les clubs de mères et les comedores autogérées. Les premiers reçoivent en effet aliments et subsides monétaires, héritage de García, alors que les secondes ne reçoivent que des aliments. Les femmes de milieux populaires vont alors se rassembler en deux organisations distinctes et opposées : l’Association des clubs de mères et la Fédération des comedores autogérées (FEMOCCPAALM[9]).

Quelle que soit leur appartenance organisationnelle, en échange d’une aide étatique partielle, toutes les comedores perdent leur autonomie et sont placées directement sous le contrôle de l’État (Burgos-Vigna 2005). Le PRONAA dépend directement du ministère de la Présidence qui l’utilise selon un mode clientéliste et autoritaire dans le but de s’approprier les votes des classes populaires : les aliments s’échangent contre le soutien politique (Blondet et Trivolli 2004). Les dirigeantes des comedores accèdent à l’arène politique par cooptation, ce qui rend leur liberté d’opinion toute relative.

Le soutien à Fujimori commence à s’effriter durant la seconde moitié des années 90 quand la corruption et l’atteinte aux droits de la personne[10] ne peuvent plus être dissimulées. En 2000, Fujimori s’autoexile au Japon et envoie au vice-président de l’époque une télécopie annonçant sa démission…

Un nouveau retour à la démocratie

À partir de 2000, le gouvernement de Toledo (2000-2005) réinstaure la démocratie et réforme les programmes sociaux. Ceux-ci, et les programmes alimentaires en particulier, sont vivement critiqués parce qu’ils n’atteignent pas les « plus pauvres » (Vásquez et Riesco 2000; Portocarrero et Romero 2000; Vásquez 2001). Le « ciblage approprié » devient le maître mot pour résoudre ce problème. Il part du principe que, dans un contexte de ressources publiques rares, l’État doit chercher la plus grande efficience en orientant ses politiques sociales vers les populations qui en ont le plus besoin (Vásquez 2000).

Le gouvernement de García (2006-2011[11]), malgré une campagne électorale en 2006 et un parcours politique plutôt à gauche lors de son premier gouvernement de 1985 à 1990 (Rousseau 2006), suit les mêmes politiques économiques néolibérales que ses prédécesseurs (Francke 2009). Peu d’importance est accordée aux conflits sociaux. La bannière du terrorisme est encore utilisée pour faire la sourde oreille aux demandes sociales ou légitimer leurs répressions (Toche 2008).

Pour leur part, les organisations de femmes liées à l’alimentation demeurent centrales dans la vie quotidienne des classes pauvres. Aujourd’hui, plus ou moins 15 000 comedores populares, dans lesquelles travaillent gratuitement 350 000 femmes, alimentent environ un million de personnes par jour. Elles sont rassemblées autour de quatre organisations. Les deux premières sont « historiques » : la FEMOCCPAALM et l’Association des clubs de mères; les deux autres sont issues du fujimorisme : la Coordinadora de l’Association des clubs de mères, organisation dissidente de la précédente et créée en août 2009, et la Coordinadora des clubs de mères et des comedores populares, créée en 2002.

En 2011, la rivalité entre ces organisations est toujours très présente, pour des raisons tant individuelles ou institutionnelles que partisanes.

L’élaboration et la mise en oeuvre du programme JUNTOS

En 2005, le retour à la démocratie effectué depuis cinq ans s’accompagne d’une croissance économique soutenue mais sans retombée pour les plus pauvres[12]. Devant le malaise social[13] causé par cette situation, le gouvernement considère qu’un programme social est indispensable pour éviter une crise sociale déstabilisatrice pour l’économie (Francke et Mendoza 2006).

La corrélation des analyses de croissance économique sans redistribution et les vertus des programmes de transferts conditionnés mis en oeuvre dans plus de 14 pays latino-américains[14], prônées par les institutions internationales, entraînent l’adoption, en avril 2005, du programme national d’appui direct aux plus pauvres : JUNTOS.

La structure institutionnelle et les objectifs du programme JUNTOS

La volonté interministérielle, gage d’efficacité, et celle de représentation de la société civile, pour éviter la manipulation politique, se reflètent dans la composition institutionnelle du programme JUNTOS et de la présence de son comité directeur.

Sur le terrain, la mise en oeuvre du programme JUNTOS passe par la présence de promotrices et de promoteurs affectés à chaque municipalité. Ces personnes, dont la majorité sont des femmes, constituent la colonne vertébrale du programme en établissant le lien entre la communauté et la centrale du programme JUNTOS et en contrôlant le suivi des conditions.

Enfin, des madres líderes sont élues par l’ensemble des « bénéficiaires » d’une communauté afin de porter leur voix aux instances du programme JUNTOS et d’assurer le respect des conditions (Huber et autres 2009).

Deux grands types d’objectifs sont poursuivis par tous les programmes de transfert conditionné, donc par le programme JUNTOS. À court terme, l’idée est de réduire la pauvreté des familles bénéficiaires grâce à l’augmentation des liquidités dans leurs économies quotidiennes. À long terme, on cherche à rompre le cycle intergénérationnel de la pauvreté grâce au développement du capital humain des générations futures par l’accès à l’éducation, à des soins de santé et à une nutrition de qualité[15]. Les enfants, et non les adultes, en constituent donc le public cible.

Le ciblage des bénéficiaires et les conditions d’accès au JUNTOS

Deux instruments sont présentés comme les plus appropriés pour atteindre les objectifs du programme JUNTOS : le ciblage des bénéficiaires et le respect des conditions d’accès à ce programme.

Comme nous l’avons mentionné plus haut, le ciblage constitue la solution pour atteindre les plus nécessiteux et permettre un combat efficient contre la pauvreté. Les « bénéficiaires » du programme JUNTOS sont sélectionnés en différentes étapes et selon, principalement, des critères techniques de mesure de la pauvreté (Alcázar 2009). Les mères d’enfants âgés de moins de 14 ans[16] reçoivent un subside mensuel de 100 soles[17] et signent un contrat avec les responsables du programme JUNTOS, ce qui les engage à respecter les conditions.

En 2010, l’intervention du programme JUNTOS atteint quasiment un demi-million de foyers répartis dans 646 municipalités[18]. Il dispose d’un budget[19] de plus de 700 millions de soles[20] qui représente 0,59 %[21] du budget total de l’État pour l’année 2006 (Francke et Mendoza 2006 : 411). C’est le programme social le plus important et le plus étendu du Pérou.

Le second instrument, la « conditionnalité », veut répondre aux problèmes d’« assistancialisme » et de paternalisme des programmes sociaux traditionnels, et à leurs corollaires dans le cas des « bénéficiaires » : la passivité et le conformisme. La participation, par la coresponsabilité, est considérée comme le moyen par excellence pour éviter ces travers : le subside de 100 soles n’est transféré que si trois types de conditions sont respectés en matière d’éducation, de santé et de nutrition ainsi que d’identification (Francke et Mendoza 2006). Les conditions concernant la santé et la nutrition sont les plus conséquentes étant donné qu’une série de contrôles médicaux prénataux et postnataux, jusqu’à ce que l’enfant ait 5 ans, doivent être effectués pour recevoir le subside (Arroyo 2010).

Le maternalisme

Cette partie met en perspective les représentations sociales d’actrices et d’acteurs clés qui participent, à différents échelons, aux deux programmes sociaux présentés ci-dessus. La confrontation de ces discours fait émerger une première représentation des rapports sociaux de sexe : les femmes y sont considérées uniquement dans leurs rôles traditionnels liés au travail reproductif. Tant les responsables[22] que les « bénéficiaires » des programmes étudiés se représentent exclusivement les femmes dans leurs rôles de mère et d’épouse, responsable des enfants et de la famille.

Un premier ensemble de discours justifie le transfert du subside aux femmes et non aux hommes. Il oppose très clairement les mères aux pères en associant des vertus aux premières et des vices aux seconds. Les femmes sont considérées comme meilleures administratrices du foyer, alors que les hommes vont dépenser le subside à des fins personnelles ou à des « vices » comme l’alcool. Ce discours est partagé par l’ensemble des actrices et des acteurs. Un des premiers directeurs[23] du programme JUNTOS explique pourquoi les femmes ont été choisies comme cibles :

[Dans] le programme JUNTOS, il est apparu très clairement qu’il fallait donner l’argent aux femmes parce qu’elles savent l’administrer de manière beaucoup plus responsable […] C’est grâce aux femmes que fonctionnent les foyers […] Elles sont travailleuses, bonnes, affectueuses, responsables […] Ce pays est un pays de mères, pas de pères. Beaucoup d’hommes croient qu’ils sont très virils parce qu’ils ont plusieurs foyers. Cela est une irresponsabilité terrible.

Un directeur du PRONAA[24] partage ces représentations :

On travaille surtout avec les mères et peu avec les pères, car au niveau scientifique il est prouvé que travailler avec les mères a plus d’impact sur le bien-être des enfants[25].

Ces représentations sont également véhiculées par les femmes « bénéficiaires » :

La maman est plus responsable dans le foyer, elle sait administrer […] Elle regarde ce qu’il manque à son enfant […] Que ferait le papa? […] Il y a des pères alcooliques, paresseux […] qui ont cinq et six enfants, ils abandonnent les enfants et vont avec une autre femme et avec elle, même chose, ils ont [des enfants] et s’en vont comme ça, ils ne sont pas responsables (Madre lídere A[26]).

Deuxièmement, si les femmes sont au centre des programmes, ceux-ci ne sont pas centrés sur l’amélioration de leur bien-être mais sur celui de leurs enfants. Les femmes constituent des intermédiaires des programmes pour atteindre les enfants, car elles sont considérées comme les plus aptes pour en prendre soin. Elles sont réduites à leur rôle de mère : être femme signifie être mère, et inversement. Leur instrumentalisation est palpable dans l’extrait suivant d’un directeur du PRONAA :

[Tant que] la femme n’a pas accès à l’information, la dénutrition va continuer à être un problème, car c’est la mère qui alimente ses enfants.

Dans le cas du programme JUNTOS, l’une de ses promotrices est tout aussi explicite :

Si [la mère] est bien alimentée, cela va être un bon bébé (Promotrice B[27]).

À nouveau, ce type de représentation est partagé par les femmes « bénéficiaires » qui se considèrent avant tout comme des « mères dévouées ». Les deux citations qui suivent l’illustrent, la première dans le cas du programme JUNTOS et la seconde, dans celui du PRONAA :

Je vais acheter pour mon fils, pour son université, son ordinateur, avec cet argent, j’ai acheté fièrement pour mon fils (Madre lídere A).

Moi, personnellement, je remercie énormément l’organisation et je me sens fière d’avoir permis à mes enfants de s’en sortir, comme mère (D).

Ces discours éclairent le fait que le programme JUNTOS et le PRONAA véhiculent des représentations sociales des femmes exclusivement liées à leur rôle de mère. Celles-ci sont construites tant par les femmes « bénéficiaires », qui identifient leur féminité avant tout avec la maternité, dont la première responsabilité consiste à se sacrifier pour les besoins du foyer et des enfants, que par les responsables des programmes. On assiste donc à une rétroalimentation du stéréotype marianiste (culte de la Vierge Marie), selon lequel la maternité est associée aux vertus morales d’autosacrifice et d’altruisme (Jelin 1990).

Les représentations maternalistes et marianistes renvoient à des liens entre l’État et les citoyennes qui renforcent et instrumentalisent les autoreprésentations de ces dernières en tant que mères. Plutôt que de remettre en question l’inégalité des rapports sociaux de sexe, ces programmes sociaux les approfondissent. Par conséquent, la citoyenneté des femmes pauvres tend à s’affaiblir, car les processus d’individuation sont limités. Nous y reviendrons en conclusion.

Par ailleurs, ces représentations maternalistes rejoignent celles qui sont véhiculées par les programmes caritatifs d’hygiène sociale chers aux « modernistes » du début du XXe siècle. « Moderniser la race » par l’apprentissage de bonnes pratiques alimentaires et éducatives ne semble pas si éloigné des objectifs des programmes étudiés. Comme à cette époque-là, les femmes y occupent aujourd’hui encore une place centrale : cibles ou promotrices des changements des pratiques familiales jugées archaïques, car fondées sur l’ignorance (Molyneux 2000), ce qui contribue à différencier et à opposer les femmes entre elles. Voilà ce que nous aborderons dans la partie qui suit.

Les divisions et les oppositions entre les femmes « bénéficiaires »

Si le PRONAA et le programme JUNTOS ont prioritairement pour objet d’améliorer les conditions de vie des enfants, par l’intermédiaire de leurs mères, ils n’ont pas moins des conséquences sur la manière dont les « bénéficiaires » se représentent les unes les autres.

Les femmes de milieux populaires des organisations liées à l’alimentation s’opposent pour des raisons historiques et partisanes. Comme nous l’avons vu, l’accaparement d’initiatives issues de la société civile par l’État entraîne la création d’organisations de femmes liées à l’alimentation en constante rivalité. Celle-ci s’exprime par leurs positions diamétralement opposées par rapport au fujimorisme.

Alors que la Fédération et l’Association des clubs de mères se distancient et critiquent le régime fujimoriste, la Coordinadora et la Coordinadora de l’Association le légitiment et le soutiennent.

Il existe un sentiment très important au sein des deux dernières organisations selon lequel Fujimori a été un « bon président », car il s’est intéressé aux pauvres :

Aucune organisation ne va nier que la meilleure époque pour les comedores a été l’époque de M. Fujimori (E).

Ce discours est conforté par l’une des dirigeantes de la Coordinadora, qui se déclare ouvertement en faveur du régime fujimoriste en légitimant même les crimes qu’il a commis :

Fujimori a été l’un des présidents qui a respecté les organisations sociales parce que cet homme a lutté […] contre le terrorisme […] Et il n’aurait pas dû [être jugé] pour crimes d’exactions relativement aux droits de la personne, car les garçons tués à la Cantuta[28] avaient fait exploser Tarata à Miraflores, c’étaient des terroristes et ils étaient infiltrés (C).

Par contre, la Fédération des comedores autogérées condamne férocement le régime fujimoriste :

Il y avait une série de problèmes de gouvernabilité et, entre autres, le peu d’ouverture ou même la méconnaissance de la liberté des organisations sociales de la société civile […], ceux et celles qui allaient [à la réunion], on leur augmentait les aliments (B).

La dirigeante de l’Association des clubs de mères critique aussi le régime fujimoriste :

Nous on lui faisait la guerre [à Fujimori] parce qu’il était très manipulateur […] avec la question des aliments (F).

Si les organisations permettent aux femmes de partager des expériences communes, de sortir dans l’espace public, de socialiser leur travail domestique, d’améliorer leur autoestime et leur formation, cela ne va pas plus loin. En effet, les oppositions entre elles, attisées, voire créées par le pouvoir politique, ne permettent pas la construction d’un mouvement social de femmes de milieux populaires, potentiellement capable de remettre en question des rapports sociaux qui les subordonnent en tant que femmes pauvres. Par conséquent, malgré plus de 30 années d’expérience en matière de lutte, les femmes de ces organisations ne sont pas parvenues à se constituer comme actrices sociales et politiques dépassant la simple revendication d’aliments.

Concernant le programme JUNTOS, les relations entre les madres líderes et les « bénéficiaires » sont conflictuelles, alors qu’elles font toutes partie de la même communauté, bénéficient du programme JUNTOS et que les premières sont censées représenter les secondes.

Ainsi, les madres líderes s’approprient et reproduisent le discours coercitif des responsables du programme JUNTOS selon lequel les femmes « bénéficiaires » doivent respecter les conditions pour se « développer » :

Il y a des mères qui ont de huit à dix enfants et sans le programme JUNTOS elles ne les amèneraient pas à l’hôpital… Le programme les oblige : elles doivent éduquer leurs enfants, sinon elles seront punies. Les enfants doivent étudier, sinon ils restent bêtes et ne savent rien… C’est très bien JUNTOS pour moi, très bien (Madre lídere X[29]).

Par ailleurs, les madres líderes sont vues comme peu légitimes par les « bénéficiaires », car elles n’ont pas été élues par l’ensemble de celles-ci, comme le prévoit pourtant le programme JUNTOS :

Comme dans le Sentier, ils ont nommé quelqu’un […] [Les madres líderes] ont été choisies « au doigt », pas de manière démocratique […] C’est pour ça que les bénéficiaires obéissent à la promotrice […] et quand elles disent : « Vous devez apporter chacune 5 soles[30] », les bénéficiaires obéissent (Bénéficiaire C[31]).

La comparaison entre la voie peu démocratique de sélection des madres líderes et les manières d’exercice du pouvoir du Sentier lumineux met en exergue que les « bénéficiaires » se représentent ces processus comme violents et imposés. Par ailleurs, la confusion entre les termes « promotrices » et « madres líderes » montre explicitement que ces dernières sont davantage associées à l’État qu’à la communauté. Elles appartiennent à celle-ci, mais, lorsqu’une parcelle de pouvoir leur est octroyée, elles semblent s’en distancier et développer des relations verticales avec les autres « bénéficiaires ».

Ces représentations de relations conflictuelles et autoritaires sont probantes dans le prochain extrait d’une « bénéficiaire », suspendue au moment où avait lieu l’entretien, qui considère que les madres líderes détiennent un pouvoir discrétionnaire sur les autres « bénéficiaires », ce qui entraîne des abus et interdit tout dialogue :

J’ai réclamé à la présidente[32] […] Je lui ai dit ce que je pensais et on s’est fâchées. Elle a dû s’en plaindre [à la promotrice, car] depuis ils m’ont retirée du programme pendant trois mois injustement […] D’autres [bénéficiaires] qui se sont plaintes ont été suspendues […] Il faut leur obéir pour tout et ne rien réclamer (Bénéficiaire suspendue[33]).

Les oppositions sont telles que les madres líderes instrumentalisent la dépendance au subside des autres « bénéficiaires » afin de poursuivre des stratégies individuelles. De fait, elles sapent tout lien de solidarité entre femmes « bénéficiaires » en faisant fi de leur propre situation socioéconomique, qui n’est pourtant pas éloignée de celles des autres « bénéficiaires » étant donné qu’elles sont « bénéficiaires » elles-mêmes.

Comme aux temps des politiques eugénistes, les femmes se divisent selon leurs rôles dans les programmes sociaux : les « bénéficiaires », qui sont à « moderniser », et les madres líderes, qui sont associées à « l’oeuvre civilisatrice ». Il est étonnant de remarquer à quel point ces dernières s’identifient à des responsables du programme et sont ainsi représentées. Elles apparaissent en effet comme des courroies de transmission à sens unique : elles véhiculent des conditions et des représentations des responsables vers les « bénéficiaires » sans porter toutefois les revendications ou les plaintes de ces dernières en retour.

La concurrence, la différenciation et l’imposition de critères extérieurs participent à la construction de communautés individualisées, où chacun et chacune essaie de se positionner par rapport à l’État afin d’en recevoir le maximum.

Conclusion : des femmes citoyennes?

Nous concluons notre recherche en avançant l’hypothèse que ni le PRONAA ni le programme JUNTOS ne participent à la construction d’une pleine citoyenneté pour les femmes pauvres. Il ne s’agit bien sûr que d’une hypothèse, car seule une analyse des représentations des rapports sociaux de sexe à l’oeuvre dans un plus grand nombre de programmes sociaux permettrait de circonscrire la citoyenneté des femmes pauvres péruviennes.

Une pleine citoyenneté renvoie à des relations entre l’État et les citoyennes et entre celles-ci qui permettent le développement de processus d’individuation et de construction d’une identité collective pour les femmes. Les processus d’individuation concernent la différenciation de l’individu par rapport aux catégories sociales en vue de s’émanciper de toute tutelle – maritale et paternelle dans le cas des femmes – et de s’intégrer en tant que sujet de droit à un ensemble social traversé par des inégalités de pouvoir (Jelin 1996). Ce sont les conditions qui permettent d’être et d’agir en sujet politique, d’acquérir un statut personnel sans devoir se situer comme membre d’une catégorie sociale. Les femmes doivent donc être reconnues et se reconnaître comme sujets en tant que tels et non être définies par leurs rôles assignés, en tant que mère et épouse (Marques-Pereira 2002).

La construction d’une identité collective, quant à elle, a trait à l’élaboration d’une identité plus ample qui génère petit à petit des liens de responsabilité et de solidarité avec les autres individus qui forment la société et y vivent. Il s’agit pour les femmes de ne plus se percevoir exclusivement en fonction des autres, mais de reconnaître et de mettre en évidence les relations de pouvoir asymétriques qui les subordonnent en tant que collectif « femme » (Meynen et Vargas 1994). Cette dynamique entraîne alors une politisation des rapports sociaux de sexe à travers la représentation d’une identité collective de femmes qui deviennent des individus égaux pouvant influer sur l’espace public (Marques-Pereira 1996).

Or, les deux programmes que nous avons étudiés limitent ces deux processus. Premièrement, les relations entre l’État et les citoyennes, analysées à travers l’étude des représentations sociales véhiculées par le PRONAA et le programme JUNTOS, renforcent le maternalisme qui entrave l’individuation des femmes. Loin d’être reconnues comme des individus citoyennes, égales en droits et en devoirs, elles semblent plus que jamais liées à la famille. Elles sont exclues en tant que sujets de droit et incluses en tant qu’objets-intermédiaires de politiques sociales dans leurs rôles reproductifs. Par ailleurs, tant le PRONAA que le programme JUNTOS instrumentalisent ces représentations maternalistes en se fondant sur l’hypothèse que les femmes sont naturellement prédisposées à servir leur famille. Ils s’approprient alors le travail bénévole des femmes, naturalisé et invisibilisé, et entraînent une surcharge de travail pour celles-ci qui accumulent travail productif, reproductif et communautaire.

Deuxièmement, les relations concernant les citoyennes entre elles, que nous avons analysées ici à partir des représentations construites par les « bénéficiaires » des unes et des autres, se caractérisent par des divisions et des conflits qui sapent tout lien de solidarité. À nouveau, ces représentations subissent largement l’influence des programmes étudiés qui tendent à individualiser la responsabilité du bien-être social à seule charge des mères et évincent alors toute possibilité de constitution d’un large mouvement social de femmes de milieux populaires politisant les rapports sociaux de sexe. Même si le PRONAA s’adresse à des femmes organisées, les oppositions entre les organisations ne permettent pas, comme nous l’avons vu, de dépasser la simple revendication d’aliments. De plus, les réformes du PRONAA en faveur d’un plus grand ciblage le rapprochent du programme JUNTOS dans lequel les « bénéficiaires » sont des mères isolées. Les possibilités de créer un acteur collectif capable d’influer sur les rapports de pouvoir sont alors écartées.

Au vu de ces constatations, l’analyse de Molyneux concernant le programme Opportunidades au Mexique semble pouvoir s’appliquer ici : ces programmes entraînent la « retraditionnalisation de la famille, évincent les hommes des tâches domestiques et des responsabilités des enfants et féminisent la responsabilité de la pauvreté » (Molyneux 2007 : 42).

Nos résultats préliminaires peuvent néanmoins être nuancés par la littérature sur la théorie du pouvoir décisionnel des femmes au sein du foyer (Sen 1990; Agarwal 1997; Lundberg et Pollak 1996; Quisumbing et Maluccio 2000), selon laquelle tant le PRONAA et le programme JUNTOS peuvent potentiellement avoir un impact sur les rapports sociaux de sexe inégalitaires au sein des foyers et donc sur la citoyenneté des femmes pauvres. En effet, selon cette littérature, un ensemble complexe de critères influent sur le pouvoir décisionnel des femmes au sein du foyer parmi lesquels on trouve non seulement le revenu (Lundberg et Pollak 1996) ou les ressources acquises en dehors du foyer (Agarwal 1997), mais également un ensemble d’« avoirs qualitatifs », tels que le capital social ou la perception des femmes de leur propre bien-être (Sen 1990). Ainsi, tant le programme JUNTOS – par l’augmentation des revenus des femmes – que le PRONAA – qui se fonde sur des organisations de femmes et donc développe leur capital social – augmenteraient potentiellement le pouvoir de négociation des femmes au sein de leur foyer et pourraient participer à la réduction des inégalités entre les sexes. Malheureusement, les résultats que nous avons obtenus ne nous permettent pas d’infirmer ni de valider cette hypothèse étant donné que notre recherche ne touchait pas les rapports de sexe à l’intérieur du foyer.

Toutefois, l’effet « positif » des programmes peut également être relativisé à partir de la même littérature. En effet, l’importance accordée par Sen (1990 : 126) au « manque de perceptions d’intérêt personnel [des femmes] combiné à leur engagement pour le bien-être de la famille [constituent] des attitudes qui soutiennent les inégalités traditionnelles », confirme les conséquences des autoreprésentations maternalistes des femmes sur leur citoyenneté mises en avant dans notre recherche. De plus, Agarwal (1997 : 32) insiste sur le rôle de l’État qui peut soit « renforcer les biais de genre rétrogrades existant dans les familles et les communautés », soit « formuler des politiques et des programmes en faveur des femmes en améliorant leur accès à des ressources productives, à l’emploi, à l’information, à l’éducation, à la santé, etc. ». Dans le cas des programmes que nous avons étudiés, les représentations construites par l’État, qu’il s’agisse du maternalisme ou de la conflictualité des relations entre « bénéficiaires », se situent davantage dans la première catégorie.

En d’autres mots, ces programmes, s’ils peuvent favoriser les intérêts pratiques[34] des femmes, en diminuant leur dépendance financière dans le cas du programme JUNTOS ou en leur permettant de s’organiser dans le cas du PRONAA, ne permettent pas de servir leurs intérêts stratégiques.