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Bien que la question de l’autonomie (organisationnelle, idéologique et financière, envers les partis de gauche d’abord, dont beaucoup de militantes sont issues) ait traversé le mouvement des femmes et féministe depuis ses débuts (Fischer 2005; Gargallo 2004), c’est au début des années 90 qu’apparaît comme tel le courant du féminisme latino-américain et des Caraïbes qui s’est lui-même baptisé « autonome ». Il accompagne et critique avec acuité la mise en place d’un monde d’abord unipolaire après la chute du mur de Berlin, puis l’avancée de la démocratie de marché néolibérale mondiale. Motivée notamment par Chela Sandoval (1991), qui a montré le rôle déterminant des US Third World Feminists dans la création ou le maintien d’une « conscience oppositionnelle », je veux souligner dans le présent texte les apports théoriques et politiques de féministes et de lesbiennes agissant et produisant de la théorie dans le Sud global. En l’occurrence, des « autonomes » qui constituent une composante particulièrement dynamique du mouvement féministe continental mais aussi transnational. Je souhaite également souligner certaines conditions de possibilité de leur réflexion. Dans la perspective du point de vue situé (standpoint epistemology) ou plus précisément ici de ce que bell hooks (1989) nomme « avantage épistémique », même s’il s’agit souvent d’une situation de « non-privilège », trois pistes parcourent le présent texte : 1) l’importance de la dimension collective de la production de théorie; 2) ses liens avec la pratique politique concrète dans les mouvements sociaux; et 3) le poids des positions de nationalité, de classe, de « race », de choix sexuel et de situation migratoire notamment.

Présenter le courant « autonome » est difficile : sa production est dispersée, relativement peu visible et il a été peu documenté jusqu’à présent. Il s’agit d’un courant numériquement minoritaire, composé de petits groupes souvent informels et éphémères, ainsi que d’activistes à titre individuel. Le fait de s’en revendiquer ou non, et d’être reconnue comme en faisant partie, constitue un enjeu important, car les autonomes ont souvent été diabolisées par d’autres tendances voyant leur hégémonie menacée par l’ouverture de débats. De plus, il ne s’agit nullement d’un courant unifié – en vingt ans d’existence, certaines l’ont quitté avec fracas, tandis que d’autres ont repris une partie de ses analyses, parfois après l’avoir hautement décrié. Son histoire est heurtée, polémique : faute de place dans le présent texte, je ne pourrai évidemment pas rendre justice à sa complexité, encore moins à la diversité de l’ensemble du mouvement féministe continental, ni aux importantes évolutions du contexte économique et politique. Plus modestement, je ferai une tentative de reconstitution et d’interprétation très partielle, parmi bien d’autres possibles, de l’histoire et de la réflexion du courant autonome, autour de certains moments clés et de plusieurs instances ou initiatives qui me semblent significatives. Le fil conducteur en sera la remise en cause de la doxa hégémonique, principalement concernant la coopération au développement et le concept de genre.

Je me baserai sur les publications des autonomes, ainsi que sur les observations, les discussions et les entretiens que j’ai réalisés depuis le début des années 90, vivant d’abord au Salvador puis au Mexique, participant activement à différents groupes et rencontres, et me considérant depuis lors proche de l’autonomie latino-américaine et caribéenne. Préciser d’où l’on parle est encore souvent vu par les positivistes comme l’aveu d’un regrettable militantisme et d’un parti pris non scientifique. Au contraire, je revendique la rigueur intellectuelle du point de vue situé qui se reconnaît comme tel. Or, je suis Française et vis aujourd’hui en France, je travaille depuis des années pour une institution (l’université) : ma situation sociologique et mes positions politiques ne sont pas exemptes de contradictions. Ces contradictions montrent, me semble-t-il, que l’autonomie latino-américaine et des Caraïbes n’est pas le manichéisme que l’on présente parfois, qui séparerait brutalement le monde entre des féministes « pures » et d’autres « vendues au système ». De plus, mon objectif n’est ni de vanter les mérites des autonomes ni d’en établir la critique, mais simplement de présenter au public francophone certaines voix contre-hégémoniques qui, depuis presque vingt ans, invitent à rompre les digues de la routine intellectuelle et de la pensée dominante.

Dans un premier temps, je reviendrai sur la période de Pékin et la première critique autonome du « développement » préconisé par l’Organisation des Nations unies (ONU). Je mettrai ensuite en évidence le rôle des rencontres continentales – féministes et surtout lesbiennes –, ainsi que de la critique du néolibéralisme, dans la ré-articulation de l’autonomie autour des perspectives décoloniales. Enfin, on verra ce qu’apportent aujourd’hui les critiques autonomes à la compréhension majoritaire du genre.

Vingt ans d’histoire

Les années Pékin et la critique du « développement » selon l’ONU

Au début des années 90, le mouvement féministe continental s’est considérablement développé, spécialisé en réseaux et en grandes organisations non gouvernementales (ONG), professionnalisé et institutionnalisé. C’est en réaction à cette tendance hégémonique qui ne jure que par la « participation » à toutes les institutions et rencontres étatiques et internationales possibles, notamment au processus onusien de Pékin, qu’apparaissent les premières voix dissidentes, lors de la VIe Rencontre féministe continentale de 1993 (Falquet 1994 et 1998). Elles réclament l’ouverture d’un débat sur les stratégies du mouvement.

En 1993, le groupe des Cómplices, composé de cinq féministes « historiques » de différents pays[1], organise un atelier particulièrement rententissant pour présenter son ouvrage collectif Geste pour une culture tendancieusement différente (Bedregal et autres 1993). Réfugiée depuis des années au Mexique, la Bolivienne-Chilienne Ximena Bedregal[2] s’y oppose à celles qui, posant les femmes comme victimes et luttant pour des changements légaux, soutiennent la « politique du possible ». Critiquant ce qu’elle nomme « cette démocratie », elle affirme qu’il ne faut pas renoncer à imaginer un autre monde, un thème développé avec force par l’Italo-Mexicaine Francesca Gargallo[3] dans son texte intitulé « L’urgence d’une utopie ». Prenant acte de la fin du socialisme, Gargallo propose de chercher des solutions de rechange à partir des femmes et d’un féminisme clairement antiraciste. L’ensemble de leur position est résumée par la Chilienne Margarita Pisano[4], pour qui on assiste à la victoire du patriarcat – elle publiera en 2001 un livre intitulé Le triomphe de la masculinité. Animant un groupe symboliquement baptisé le Movimiento de mujeres del afuera [Mouvement des femmes du dehors], elle préconise une stratégie délibérée de non-participation à « cette culture » profondément patriarcale – l’univers des ONG, du gouvernement, des institutions internationales et de l’université – qui précipite le monde vers l’anéantissement matériel et civilisationnel. Pour elle, ce n’est qu’en se tenant soigneusement au-dehors que des « femmes pensantes » peuvent commencer à élaborer de réelles solutions alternatives.

Lors de la rencontre de 1993, deux autres sensibilités convergent dans la critique des stratégies des « institutionnelles ». D’abord, un ensemble de femmes issues de la gauche révolutionnaire armée sont profondément méfiantes envers des gouvernements dictatoriaux ou assassins et critiques de l’impérialisme nord-américain. Parmi elles, un groupe d’anciennes guérillères centraméricaines et de réfugiées-exilées au Mexique formeront le noyau du groupe des Próximas, très proche des Cómplices. Se réunissant plus de dix fois en dix ans entre le Mexique et l’Amérique centrale, les Próximas n’écriront ni n’agiront jamais comme telles, mais seront actives dans l’élaboration et la diffusion de la réflexion autonome. Ensuite, un courant plus anarchiste, dont les représentantes les plus connues sont le groupe bolivien des Mujeres Creando. Le groupe vient alors de se former – il s’agit de militantes plus jeunes, dans la vingtaine, certaines métisses, d’autres, indiennes. Les trois fondatrices vivent en communauté, ont ouvert un café communautaire dans leur quartier, la Carcajada [l’éclat de rire] et ont publié un petit livre sur le racisme et la vie des jeunes travailleuses domestiques Indiennes ayant émigré de l’intérieur du pays (Paredes et Galindo 1992). Le groupe signe quantité de graffitis critiquant le « mensonge démocratique » tout autant que le populisme de gauche, le racisme et le machisme. Elles s’appuient aussi sur la poésie et l’intervention de rue théâtralisée, et revendiquent fièrement l’héritage de sagesse et de résistance quotidienne et collective des femmes indiennes et populaires.

En 1994, les Mujeres Creando produisent avec des travailleuses domestiques, des paysannes, des syndicalistes et des habitantes de El Alto[5] un texte au vitriol d’une vingtaine de pages, Dignité et autonomie (MCFAL s. d.), où elles démystifient sans précautions oratoires le « développement » préconisé par les institutions internationales. S’inscrivant dans ce qu’elles nomment les thèses des années 70, elles affirment d’abord que « le modèle capitaliste de société qui est à la base de toutes les propositions de développement, non seulement ne s’applique pas à nos sociétés latino-américaines, mais nous enfonce chaque fois davantage dans la dépendance et le colonialisme » (MCFAL s. d. : 32). Elles critiquent vigoureusement la « démocratie formelle », l’État paternaliste, clientéliste et son « bras social », qui « fonctionne fondamentalement avec des financements externes, n’a pas d’incidence sur le budget global de la nation et n’est qu’un superappareil de communication sans caractère opérationnel mais bel et bien normatif et de propagande gouvernementale. Le cas le plus exemplaire en est le Sous-secrétariat de genre » (MCFAL s. d. : 34).

Pour les Mujeres Creando, sauf exception, les ONG, elles aussi paternalistes et clientélistes, sont les pompières du système, qui redistribuent chichement des miettes à quelques bénéficiaires tout en rémunérant grassement les expertes et les experts en genre, que le document accuse d’avoir dérobé les savoirs et les paroles des femmes et des féministes pour les mettre au service de l’ordre dominant. Enfin, elles affirment ceci (MCFAL s. d. : 46) :

[La] coopération a pour objectif de faire circuler l’excédent matériel et humain d’une manière “rationnelle” qui n’influe pas sur l’ordre actuel des choses. C’est ainsi que fonctionnent les agences de coopération des gouvernements, fondamentalement : elles nous donnent leurs miettes, et encore avec des conditions. Même si cela constitue un palliatif pour certains secteurs de la population, cela cache une fonction de soupape de sécurité d’une situation insupportable et qui peut éclater au visage des usuriers : donner un petit quelque chose ne va pas changer substantiellement la situation et ils peuvent même être proposés pour le “prix Nobel” de la paix[6].

Les Mujeres Creando poursuivent : « Dans la pratique, [la coopération] a participé à accroître le racisme, l’exploitation, les haines entre les peuples et le statu quo. D’un côté, on promeut l’impunité et l’arrogance des “coopérants” et les impositions de la coopération, de l’autre on fomente le servilisme de nos peuples » (MCFAL s. d. : 46). Pour elles, le développement durable [sostenible] est un mythe : « le développement, c’est pour les capitalistes et la mission de nos peuples, c’est de les soutenir » (MCFAL s. d. : 48). Elles ajoutent que « les ONG n’ont aucun intérêt à en finir avec la pauvreté de leurs bénéficiaires, puisque cela signifierait perdre leur poste de travail. Nous voyons les ONG comme les technocrates de la pauvreté de genre » (MCFAL s. d. : 48). Enfin, elles réclament « [de] réorienter le financement externe dans les réseaux de solidarité vers les mouvements de femmes, sans la médiation des ONG ni des gouvernements […] d’investir dans la récupération de la terre, le développement de la production alimentaire et la médecine naturelle. D’articuler la lutte internationaliste des femmes autour des mouvements et non des centres de pouvoir comme l’ONU » (MCFAL s. d. : 51).

Si les principales analyses autonomes du « développement » ont donc été formulées avant Pékin, c’est lors de la VIIe Rencontre féministe continentale de 1996, au Chili, que le courant autonome s’affirme véritablement comme tel en décidant de tenir des rencontres continentales spécifiques – sans cesser de participer aux autres (Varias Autoras 1997b; Falquet 1998). Lors de leur première rencontre, organisée en 1998 à Sorata par les Mujeres Creando, un conflit très marqué amène plusieurs des Cómplices et des Próximas à quitter les lieux avec fracas. L’enjeu de fond est de savoir si l’autonomie est une « tendance », avec des fondatrices plus légitimes que d’autres, ou un « mouvement », ouvert à toutes sortes d’apports et d’alliances (MCFAL s. d.). Bedregal et surtout Pisano se montreront dès lors très critiques des autres autonomes. À la suite à cet épisode particulièrement vif, les autonomes ne parviendront jamais à reconstruire leur unité, ni lors d’un atelier spécifique pendant la VIIIe Rencontre féministe tenue en République dominicaine en 1999, ni à l’occasion de la deuxième rencontre autonome de 2001 en Uruguay, qui ne parvient guère à rassembler les autonomes au-delà de l’échelle régionale.

Le nouveau millénaire : divisions, recompositions et importance du lesbianisme-féministe

Au début des années 2000, l’échec de Pékin est devenu patent (Druelle 2004) et les institutions internationales reformulent leur discours sur le genre autour de la lutte contre la pauvreté (Prévost 2011). Paradoxalement, alors que les faits semblent leur donner raison, les autonomes ont presque disparu. D’abord, elles n’ont plus vraiment d’adversaire, car les « institutionnelles » adoptent un profil bas : les financements s’étant en partie taris, beaucoup d’ONG reprennent à leur compte certains discours des autonomes. Simultanément, l’hostilité de la part de plusieurs agences financières et des groupes dominants, conduisant à des difficultés professionnelles pour certaines, ainsi que les conflits internes et personnels, les ont éprouvées. Certaines autonomes émigrent à l’intérieur du continent, cherchant d’autres horizons. Cependant, la plupart poursuivent leur engagement à l’échelle locale.

Ainsi, les Mujeres Creando participent à une importante lutte contre une mesure phare de Pékin : le microcrédit pour les femmes. En 2001, une marche de l’organisation des personnes endettées converge vers La Paz, exigeant l’effacement de leurs dettes[7]. Les Mujeres Creando s’engagent avec enthousiasme à leur côté, participant à « une mobilisation de plus de cent jours, réunissant plus de 15 000 victimes d’usure bancaire et d’organisations non gouvernementales (ONG) accordant des microcrédits – à des taux d’intérêt supérieurs à 70 % » (Imhoff et Quiros 2009). La lutte n’aboutit pas, mais les Mujeres Creando publient en 2009 un livre très documenté sur le microcrédit, de Graciela Toro, ex-ministre du Développement et de la Planification du gouvernement Morales, au titre évocateur : La pauvreté, un grand business.

Sur le plan théorique, certaines anciennes Próximas pensent qu’il est nécessaire d’approfondir les réflexions autonomes, qui paraissent parfois un luxe élitiste et abstrait, en y intégrant les luttes concrètes contre le racisme et l’appauvrissement draconien de la majorité des femmes par l’économie néolibérale. Ainsi en 2005, paraît simultanément en espagnol et en français un numéro spécial de Nouvelles Questions féministes, intitulé Féminismes dissidents en Amérique latine, réunissant des articles de féministes et de lesbiennes principalement Afrodescendantes et Amérindiennes – dont plusieurs sont aussi engagées dans d’autres luttes (indiennes, noires, syndicat des travailleuses domestiques, contre la militarisation, etc.). Au cours des années suivantes, c’est par rapport à l’articulation sexe-classe-« race » et à la critique du néolibéralisme militarisé et du (néo)colonialisme, que l’autonomie va se réorganiser.

Enfin, c’est autour d’activistes lesbiennes féministes que le courant autonome réapparaît, en portant le débat d’abord dans les rencontres lesbiennes, puis féministes. Ainsi, lors de la VIe Rencontre lesbienne continentale en 2004, au Mexique, le groupe Lesbianas feministas en colectivo dénonce la cherté de l’inscription, l’ouverture sans consultation de la rencontre aux trans (M to F) et l’intromission de la politique politicienne (une députée lesbienne tentant de prendre le contrôle de la rencontre pour alimenter sa propre carrière). On retrouve là plusieurs revendications autonomes importantes : l’indépendance à l’égard des partis politiques, la volonté de choisir les espaces où s’unir ou non aux éventuels alliés de sexe masculin, et la critique de l’argent-roi qui permet ou interdit la participation politique. Pendant la rencontre, trois « Non grata[8] », comme elles se baptisent elles-mêmes, réalisent des interventions artistiques et politiques, tout en animant un espace de discussion permanent particulièrement fréquenté. La rencontre suivante tenue en 2007, au Chili, est organisée par plusieurs groupes autonomes chiliens qui lui donnent pour thème : « Penser les autonomies à partir d’une rébellion complice ». Pour la féministe et lesbienne afrodescendante Ochy Curiel[9], le féminisme lesbien « [ne doit] pas se fixer sur une politique pure et simple de la sexualité » (Curiel 2007 : 2). Cette rencontre, commencée par un hommage aux victimes de la torture pinochettiste, s’achève par une manifestation haute en couleurs qui affirme des positions lesbiennes-féministes contre le racisme et le capitalisme, ainsi résumées par Curiel (2007 : 3) : « un NON en lettres de feu à l’hétérosexualité obligatoire, un NON à la guerre, un NON aux multinationales, un NON aux fémicides et à toute expression de n’importe quel système d’oppression qui touche les femmes et l’humanité ».

L’autonomie aujourd’hui

Les rencontres féministes continentales et le renouveau

Après le semi-échec de la rencontre féministe autonome continentale tenue en Uruguay en 2001, les deux rencontres féministes « générales », d’abord en 2002 au Costa Rica, intitulée « Résistance active face à la globalisation néolibérale », puis en 2005 au Brésil, « La radicalisation de la démocratie et la radicalisation du féminisme » semblent reprendre certains discours des autonomes. Cependant, ces dernières y participent sans réussir à rouvrir véritablement les débats. Ainsi, au Costa Rica, c’est depuis les marges que certaines analysent comment l’argent de la coopération apparemment consacré aux femmes du continent servait finalement à faire tourner l’industrie occidentale du tourisme. En effet, des dizaines de milliers de dollars ont été versés à la chaîne hôtelière espagnole qui hébergeait l’événement, au lieu par exemple d’acheter un terrain sur lesquelles les femmes pourraient camper et s’organiser à leur guise, sans mobiliser de main-d’oeuvre servile ni être entourées d’hommes occidentaux venus pratiquer le tourisme sexuel, comme en République dominicaine en 1999.

C’est la XIe Rencontre tenue en 2009, à Mexico, qui marque le retour d’une véritable contestation autonome. Rappelons que le féminisme mexicain s’est considérablement institutionnalisé sous l’effet d’un certain nombre de politiques publiques « de genre », notamment dans la capitale, passée « à gauche » en 2000 (Caulier 2009; Falquet 2010). Le budget de la rencontre féministe, réalisée dans un ancien et prestigieux couvent du centre de la capitale, se compte en centaines de milliers de dollars, alors même que le pays est plongé dans une crise économique sans précédent et que la violence, féminicide notamment, fait rage. Les organisatrices ont décidé d’ouvrir la rencontre aux trans (M to F), bien que le débat n’ait pas été tranché dans les rencontres précédentes. Un petit groupe d’autonomes propose alors in extremis d’organiser une rencontre alternative juste avant l’évènement. Finalement, avec à peine 5 000 dollars, obtenus non pas de la coopération internationale mais de fonds de femmes, 200 féministes de tout le continent se retrouvent dans un local syndical qu’elles nettoient et installent elles-mêmes. À l’issue de cette rencontre autonome, certaines décident de participer à la rencontre « officielle », mais en réalisant une action politico-artistique collective[10]. Elles apparaissent nues, le corps peint de lettres formant le mot « autonomie », en lisant une déclaration qui réaffirme leurs positions (Declaración de las autónomas 2009) :

Dans notre généalogie, nous recueillons toutes les formes de résistance active de nos ancêtres indiennes et afrodescendantes, l’héritage du féminisme radical des années 60, les premières expériences des groupes d’auto-conscience, les pratiques d’affidamento et la reconnaissance de l’autorité créatrice entre femmes des féministes italiennes de la différence, l’héritage du féminisme situé, décentré et antiraciste du mouvement de femmes latinas, chicanas et de couleur aux États-Unis, qui a des ramifications en Amérique latine et aux Caraïbes, les apports des lesbiennes-féministes en lutte contre le régime de l’hétérosexualité obligatoire qui opprime toutes les femmes, la reconnaissance des femmes comme catégorie politique et non pas naturelle, comme nous l’ont enseigné les féministes matérialistes, et bien plus près, nous sommes les héritières de cette fraction de la génération de féministes des années 60 qui, à la fin des années 80, a refusé d’abandonner ses aspirations de transformation radicale et a annoncé les dangers du nouveau pacte entre une partie importante du féminisme et la coopération internationale, le système des Nations-Unies, l’État et ses institutions.

Une critique de l’économie néolibérale

C’est aussi autour d’une critique de l’économie néolibérale, qui provoque une véritable recolonisation du continent, que se réorganise l’autonomie, en phase avec de nombreux mouvements sociaux, depuis les néozapatistes du Mexique jusqu’aux organisations des forums sociaux mondiaux. Les autonomes retrouvent sur ce terrain de nombreuses femmes et féministes des organisations de gauche et des secteurs populaires, et parfois même les ONG les plus institutionnalisées. Au Salvador par exemple, comme dans la plupart des pays de l’Amérique centrale, une vaste coalition d’ONG féministes, la Concertación Feminista Prudencia Ayala, s’oppose aux traités de libre-échange (http://lasprudencias.blogspot.com/) :

Les pays impérialistes et les entreprises transnationales exercent leur domination à travers des traités de libre-échange et ont imposé leur mégaprojet d’investissements par l’entremise de l’extorsion de nos territoires, par la force, la manipulation des médias, le criminalisation de la contestation sociale et la militarisation comme mécanismes de domination, jusqu’à en arriver à l’occupation militaire mise en place à travers le Plan Colombie, l’Initiative de Mérida et les plans d’installation de bases militaires au Costa Rica et au Panama.

Devant ce qu’elle qualifie d’invasion, la Prudencia a participé à huit forums méso-américains contre l’avancée néolibérale de 2001 à 2010.

La ligne de critique des autonomes est cependant différente : elles continuent à insister sur la responsabilité des ONG et de la coopération internationale. Ainsi, dans le premier numéro de Mujer Pública, la revue internationale du nouveau groupe Mujeres Creando[11], on lit ce qui suit (Sor Iracunda 2009 : 130) :

[Au moment de la crise de l’automne 2008], tout le monde a vu le “roi-marché” nu, avec ses parties honteuses à l’air, vulnérable, dés-autorisé par l’évidence, pourtant, on a à peine entendu les ONG ou le monde de la coopération dénoncer cette folie […] Ils n’ont même pas osé demander que 0,7 % de ces montagnes d’argent offertes aux banques soit consacré au développement des pays appauvris.

L’auteure introduit ensuite une importante distinction entre coopération et développement (Sor Iracunda 2009 : 130) :

Les ONG […] ont abandonné le débat sur le développement et se sont limitées au débat sur la coopération au développement, qui est un débat mineur, de détail, instrumental. Elles posent le développement comme un problème technique, dépolitisant les conflits et la vie sociale. C’est ainsi que les gouvernements et les responsables de l’économie ont dilué et dévié le débat de fond sur le modèle économique et social. Le secteur de la coopération […] est devenu un moyen efficace de distraire des causes de la pauvreté et du sous-développement.

Puis Sor Iracunda ajoute (2009 : 131) :

Les ONG ne contrôlent qu’une petite partie de l’aide au développement, mais remplissent un rôle fondamental : elles légitiment socialement le modèle, elles sont complices [Elles se chargent de] capter et de “domestiquer” la capacité de mobilisation sociale des secteurs progressistes, dans les pays du Nord et dans les pays du Sud. Cela inclut aussi bien les gauchistes recyclés que les dirigeants communautaires de base, et des personnes lambda jusqu’aux professionnels.

Pour faire bonne mesure, Sor Iracunda affirme ceci (2009 : 132) :

La dépendance financière élevée des ONG par rapport aux gouvernements et de plus en plus, par rapport aux entreprises donnantes, contredit leurs proclamations d’indépendance. Elles contribuent à la privatisation de services publics qui sont de la compétence des gouvernements du Sud (éducation, santé, eau…) à travers des programmes de coopération exécutés par des ONG mais dont les objectifs et les lignes directrices ont été fixés d’avance, en général par la Banque mondiale, en rapport avec les Objectifs du millénaire, la Déclaration de Paris sur l’efficacité de l’aide au développement et autres instruments similaires promus par la Banque mondiale.

Enfin, Sor Iracunda souligne la déconnexion des ONG des réalités des pays où elles travaillent (2009 : 132) : « Le type de présence et d’action des ONG – dont l’“unité de mesure” est le “projet” – est inapproprié pour garantir des changements, qui ne peuvent avoir lieu qu’à moyen ou à long terme. D’autant plus que leur présence, en général, n’est pas articulée autour des processus de changement structurel, de fond, de normes, de lois, de budget… qui existent dans les pays. »

Pour un féminisme décolonisé et contre-hégémonique

Alors que les Cómplices manifestaient une forte proximité avec le féminisme de la différence italien et que les Mujeres Creando s’ancrent dans l’anarchisme, un des derniers-nés des groupes autonomes, à caractère transnational, revendique une pensée décoloniale et précisément issue du continent. Le Groupe latino-américain d’étude, de formation et d’action féministe (GLEFAS) est un « espace collectif régional » créé en 2008 par « des activistes et des penseuses féministes critiques[12] », tout particulièrement deux lesbiennes féministes dominicaines très engagées dans l’autonomie, mais aussi dans l’antiracisme, soit Ochy Curiel, installée aujourd’hui en Colombie, et Yuderkys Espinosa Miñoso[13], vivant en Argentine. La brochure de présentation du GLEFAS parue en 2008 explique : « Nous sommes préoccupées par les effets de la mondialisation, ainsi que par la revitalisalisation du patriarcat, des régimes d’hétérosexualité et du racisme. Notre projet répond à la nécessité de rendre visibles et de fortifier de nouvelles propositions de transformation et de transgression qui sont en marche sur le continent. ». Le GLEFAS est très attaché à la formation comme instrument politique : « Notre stratégie de renforcement des activismes du sous-continent consiste en une offre de formation permanente. Nous croyons à la démocratisation de la connaissance et à la création d’espaces d’analyse et de rétroalimentation ». Ainsi, en plus de ses nombreuses formations en ligne ou présentielles, le GLEFAS a organisé en 2009 un premier colloque international à Buenos Aires, réunissant universitaires et activistes pour « penser la praxis et la théorie féministe à partir de voix non hégémoniques et minoritaires [et] produire un regard critique sur le féminisme, ses projets, ses stratégies et ses catégories d’analyse, pour les insérer dans le nécessaire processus de revitalisation et de renforcement d’une proposition féministe propre » (Espinosa Miñoso 2010 : 6-7).

Le GLEFAS est aujourd’hui l’un des principaux promoteurs des perspectives théoriques décoloniales, actuellement en vogue dans les universités, notamment du Nord. Cependant, une de ses fondatrices souligne ceci : « On trouve les premières expériences décoloniales dans le féminisme, de la part de féministes racialisées, de lesbiennes, de femmes du “Tiers Monde” […] Et ce n’est pas par hasard » (Curiel 2010 : 70). Et Curiel ajoute (2010 : 72) :

[Pendant] les années 70 et 80, les Afrolatinas et les Caribéennes, les femmes populaires et de nombreuses lesbiennes latino-américaines ont mis en question le sujet du féminisme, vu comme “la Femme” de classe moyenne, métisse, hétérosexuelle. Cependant, leurs analyses étaient limitées dans la mesure où elles basaient leur théorie et leurs pratiques politiques sur “la différence” et l’identité […] ce moment était nécessaire, mais il n’est pas suffisant.

Revenant sur l’histoire de l’autonomie, Curiel rappelle ce qui suit (2010 : 73) :

Des expériences comme celle des Cómplices, des Próximas, des Chinchetas, Mujeres Creando, Mujeres rebeldes, Lesbianas feministas en colectivo, le Movimiento de mujeres del afuera avec ses différences évidentes, de la République dominicaine à l’Argentine, ont proposé un féminisme excentrique, du dehors, de la frontière, communautaire, à partir des marges comme possibles espaces de construction politique, de l’action collective autogestionnaire et autonome, produisant de la théorie propre et une pensée décolonisatrice devant l’eurocentrisme et les théories et les perspectives de genre plus conservatrices, mettant en cause profondément la relation savoir-pouvoir et la dépendance envers les institutions.

Le GLEFAS, qui affirme dans sa brochure parue en 2008 « un regard qui se veut décolonisateur et qui promeut l’articulation entre le féminisme et d’autres propositions émancipatrices », apparaît aujourd’hui comme un important ferment de pensée alternative et le possible pivot de nouvelles alliances au sein du mouvement féministe comme avec d’autres mouvements sociaux. Il souhaite en tout cas contribuer à l’articulation d’un « féminisme contre-hégémonique » continental – thème qui a fait l’objet de son deuxième colloque international, réalisé en mars 2011 en Colombie avec plusieurs centaines de participantes.

La critique autonome du genre

La critique du genre comme outil de dépolitisation du féminisme constitue probablement l’un des éléments les plus intéressants de l’analyse autonome. Elle s’articule en deux temps : établir un rapport entre le concept de genre et les politiques néolibérales; critiquer le genre comme concept réducteur qui néglige d’autres rapports sociaux.

Le genre néolibéral

Sur le continent, le genre a d’abord été adopté avec enthousiasme comme un outil « révolutionnaire » permettant d’échapper au naturalisme, avant d’apparaître comme un facteur de dépolitisation du mouvement féministe. Employé pour éviter le terme « féministe », réputé effrayer les bailleurs de fonds, ou comme synonyme à la mode du mot « femme », pour susciter les financements, c’est le caractère flou du genre qui est généralement critiqué.

Pourtant, certaines analyses vont plus loin. Ainsi, par la voix de la féministe et lesbienne indienne Julieta Paredes, le collectif bolivien Comunidad Mujeres Creando affirme ceci (Paredes 2010a : 19-20) :

[Dans] son sens politique, [le genre] constitue une catégorie relationnelle qui dénonce et dévoile la subordination imposée aux femmes par le système patriarcal […] Cet instrument si important […] a été dépouillé de sa force révolutionnaire, à tel point qu’il a servi aux femmes de la classe moyenne latino-américaine pour imposer les politiques publiques néolibérales. En Bolivie, le féminisme occidental est arrivé dans les bagages du néolibéralisme. Au début, ces nouvelles féministes boliviennes faisaient une confusion et utilisèrent ce qu’elles appellent « perspective de genre » et « focus de genre » […] Mais c’est précisément durant ces premières années que la classe et l’origine ethnique pèsent davantage sur ces féministes blanches de classe moyenne et supérieure, et elles commencent à limiter la force politique du concept de genre, en le transformant en équité de genre, un concept postmoderne, superficiel et purement descriptif des rôles.

Paredes ajoute (2010a : 21) :

L’équité de genre a représenté le virage néolibéral des ONG de femmes, qui se sont transformées en technocrates de genre, confondant la dénonciation du genre et l’équité de genre, le tout dans une stratégie vidant les concepts de leur sens. Elles ont opté pour des stratégies privées et de “comportement décent” fort éloignées des mobilisations de rue des femmes pour faire pression sur l’État et sur les gouvernements néolibéraux. Les négociations ont commencé à avoir lieu dans les lobbys, c’est-à-dire dans les salles d’attente ou les antichambres des lieux de réunion et de convention des politiques et des gouvernements. Entre deux cafés, ces personnes ont décidé du sort de longues années de résistance à la dictature et de nos luttes révolutionnaires.

Le début de l’analyse de Paredes est classique : le genre, concept subversif à ses débuts, a été confondu et transformé en « équité de genre » par des femmes nouvellement venues au féminisme durant la période d’« ONGisation » du mouvement, qui correspond à la période néolibérale et à l’emprise néocoloniale « occidentale » des institutions internationales et des agences financières. Cependant, Paredes introduit une dimension supplémentaire : les positions et les intérêts de classe et de « race » des femmes qui portent ces projets. Ces femmes orientent le mouvement vers des objectifs qui paraissent aux yeux de Paredes non seulement « inoffensifs » pour le système, mais carrément absurdes, comme l’« équité de genre » (Paredes 2010a : 20-21) :

Le genre possède la même valeur politique que la classe : il n’y aura jamais d’équité (d’égalité) de classe, parce que les classes sociales se fondent sur et trouvent leur origine dans l’exploitation d’une classe par l’autre : les bourgeois sont bourgeois parce qu’ils exploitent les prolétaires. C’est la même chose avec le genre : il n’y aura jamais d’équité de genre entendue comme égalité, parce que le genre masculin se construit aux dépens du genre féminin. La lutte a donc pour objectif de dépasser le genre en tant que construction historique injuste.

En somme, selon Paredes, ces femmes blanches ou métisses et de classe sociale relativement privilégiée fourvoient le mouvement. Reste à savoir si c’est par erreur, ou parce qu’elles n’ont pas de réelle urgence à changer la société, ou encore parce qu’elles ont, au fond, plutôt intérêt à maintenir un certain statu quo.

L’imbrication des rapports sociaux et des alliances

Les dénonciations du caractère « bourgeois » d’une partie du mouvement féministe et du racisme en son sein ne sont pas nouvelles[14]. Ce qu’apportent aujourd’hui certaines autonomes, en revanche, est une réflexion sur l’imbrication, dans le mouvement et hors celui-ci, des trois grands rapports sociaux de pouvoir – de sexe, de classe et de « race ». Surtout, elles posent de façon originale la question des effets théoriques et organisationnels concrets de cette imbrication.

D’abord, certaines autonomes revendiquent des bases communautaires pour le féminisme. Ainsi, Paredes définit le « féminisme communautaire » de Comunidad Mujeres Creando (2010a : 28) :

En Occident, le féminisme a signifié pour les femmes se positionner comme individus par rapport aux hommes […] mais ici, en Bolivie, nous ne pouvons pas comprendre cela à l’intérieur de nos formes de vie qui possèdent une forte dimension communautaire, c’est pourquoi comme féministes boliviennes, nous avons décidé de faire notre propre féminisme […] Nous ne voulons pas nous penser par rapport aux hommes, mais nous penser femmes et hommes en rapport à la communauté[15].

Cependant, il ne s’agit pas de communautés « traditionnelles » et encore moins « traditionalistes » – Paredes n’idéalise nullement les communautés indiennes, mais parle plutôt de « toutes les communautés de notre société : urbaines, rurales, religieuses, sportives, culturelles, politiques, de lutte, territoriales, éducatives, de temps libre, d’amitié, de quartier, générationnelles, sexuelles, agricoles, affectives, universitaires, etc. Comprenons que tout groupe humain peut constituer et construire des communautés. Il s’agit d’une proposition alternative à la société individualiste » (Paredes 2010a : 31). Enfin, la « communauté » ne doit nullement masquer les antagonismes, notamment entre femmes : « on réduit le patriarcat à la seule oppression des hommes sur les femmes, à partir de l’idée que tous les hommes sont pareils et toutes les femmes aussi, masquant les rapports de classe entre femmes, les rapports racistes entre femmes, les rapports lesbophobes, coloniaux et impérialistes entre femmes » (Paredes 2010b : 118).

Le « féminisme communautaire » que propose aujourd’hui Paredes possède une triple spécificité. D’abord, contrairement aux théoriciennes « classiques » de l’imbrication, elle pense que le concept de patriarcat synthétise aussi les analyses du racisme, du capitalisme et de l’hétérosexualité : « Le patriarcat est un système d’oppressions. Comme concept, il explique à partir des femmes toutes les oppressions que souffre l’humanité » (Paredes 2010b : 118). Elle ajoute : « Notre féminisme est « dépatriarcalisateur ». C’est pourquoi il est décolonisateur, « déshétérosexualisateur », antimachiste, anticlassiste et antiraciste. » Ensuite, et en conséquence, Paredes pose le féminisme (communautaire) comme une solution globale pour l’ensemble de l’humanité (Paredes 2010b : 118) :

Notre féminisme cherche à comprendre nos peuples à travers nos corps, cherche avec les hommes de nos peuples et de nos communautés le bien-vivre en communautés avec l’humanité et avec la nature […] Comme c’est une proposition pour toute la communauté et pour tout notre peuple, elle montre aussi le chemin de l’alliance avec d’autres femmes non féministes et avec les hommes qui désirent aussi ces révolutions.

Ce qui pose bien sûr la question des alliances de manière très différente. Enfin, ce projet global qui part des femmes, mais va bien au-delà, poursuit davantage que de simples réformes : « les réformes sociales ne nous suffisent pas, nous voulons en finir avec l’État, que nous considérons comme un reste de la bourgeoisie républicaine. Nous voulons en finir avec l’État et construire la Communauté de communautés, comme une autre manière de chercher l’organisation et le bien-vivre de l’humanité entière » (Paredes 2010b : 120).

Pour conclure, il faut d’abord répéter que les féministes autonomes latino-américaines et des Caraïbes ont développé à partir de leur propre réalité, depuis une vingtaine d’années, des analyses pionnières et particulièrement importantes pour une pensée et une action alternative, non seulement à partir des femmes et sur leur continent, mais de portée beaucoup plus vaste. Si elles critiquent fortement le néolibéralisme occidental (néo)colonial, et tout particulièrement la mondialisation véhiculée par les institutions internationales et leurs politiques de « genre », elles ne rejettent pas en bloc le « monde occidental », les « femmes du Nord » ou les ONG, pas plus qu’elles n’idéalisent les cultures « traditionnelles » amérindiennes ou afro.

Il faut rappeler ensuite que les autonomes, très diverses et parfois opposées, ont connu des hauts et des bas et traversé de nombreux conflits. Elles ne représentent qu’une fraction du mouvement féministe, assez étroite et relativement peu visible. Cependant, leurs analyses possèdent un fort impact, jusque chez les « féministes institutionnelles » et à plus forte raison parmi d’autres secteurs du mouvement féministe et du mouvement des femmes, notamment ceux qui participent aux diverses luttes populaires du continent. Leur appel au débat réel dans le mouvement et leur capacité à provoquer la réflexion constituent probablement leur apport principal.

La force et l’originalité de leurs analyses tiennent notamment à leurs positions sociologiques et politiques. On l’a vu, c’est notamment un mélange entre une certaine précarité personnelle et professionnelle (liée à la position de sexe, classe, « race », nationalité et sexualité), ainsi que l’ancrage dans une histoire longue de résistances collectives amérindiennes, noires ou populaires, ainsi que dans un ensemble de pratiques politiques au sein du féminisme et dans d’autres mouvements sociaux, qui produit la conscience particulière des autonomes. Plus particulièrement, elle explique tout autant une certaine « radicalité » dans l’analyse qu’une profonde réflexion sur les alliances qu’il convient de construire entre femmes et en dehors du groupe des femmes, et, surtout, la volonté d’imaginer un autre monde, au-delà du modèle néolibéral dur, mais aussi des politiques publiques « genrées » d’une social-démocratie de plus en plus néolibérale elle aussi.

Enfin, sur le plan théorique, parmi les nombreux apports des autonomes, il faut souligner leur critique du concept de genre dominant, sur lequel se basent de plus en plus le « développement » et les politiques publiques. Si elle n’est pas entièrement nouvelle, cette critique constitue l’aboutissement d’un cheminement spécifique qui apporte des éléments particulièrement importants. On peut les synthétiser ainsi : 1) tiré vers la psychologie, l’individuel, le « micro », le concept de genre efface la plupart du temps la question des rapports de pouvoir structurels; 2) c’est parce que le genre se réfère à une femme abstraite, géographiquement et historiquement décontextualisée, qu’il est devenu un instrument si efficace pour la standardisation et la massification des politiques « de genre et développement »; 3) unidimensionnel, il ne permet guère de penser l’imbrication des rapports sociaux – au mieux, il amène à penser la superposition des identités; 4) il brouille les stratégies : d’une part, il oriente vers des alliances sous l’angle de la remise en cause des normes de genre, sans poser la question des rapports de pouvoir de sexe; d’autre part, il détourne des alliances avec d’autres groupes partageant des luttes antiracistes et/ou de classe; et 5) c’est pourquoi il s’agit d’un concept réducteur et dépolitisant qui convient parfaitement au modèle néolibéral.