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Le droit des rapports collectifs du travail, lorsqu’il s’est définitivement institutionnalisé au Canada au milieu du XXe siècle, assurait l’accès à la syndicalisation, l’encadrait et proposait ainsi une solution à la contradiction entre les intérêts du capital et du travail, inhérente au capitalisme (Kaufman, 2004). On reconnaissait ainsi aux syndicats une fonction de corégulation du milieu de travail, qu’ils partageaient avec les employeurs et l’État. D’importants acquis en résultaient pour les travailleurs syndiqués, constituant ce que Marshall (1964) et Arthurs (1967) désignaient comme la citoyenneté industrielle : protection contre l’arbitraire chez l’employeur, protection contre les risques et l’insécurité économique, participation à la régulation du travail, à la fois localement (négociation de conventions collectives) et à l’échelle sociale (rôle de groupe de pression reconnu aux syndicats en matière de politiques publiques).

Plusieurs auteurs ont formulé un constat pessimiste concernant le recul de la citoyenneté industrielle et des acquis qu’elle procurait, menant à la désuétude du concept lui-même (Arthurs, 1999). Ce pessimisme est alimenté par le plafonnement des effectifs syndicaux, alors que s’accroît le nombre de travailleurs non syndicables (cas des travailleurs indépendants) ou plus difficiles à syndiquer (cas des travailleurs contractuels, sur appel, etc.) en vertu du régime général des rapports collectifs du travail, dans un contexte où le cadre législatif présente un décalage par rapport aux nouveaux modèles organisationnels misant sur la flexibilité du travail (Arthurs, 1999; D’Amours, 2006, 2009; Fudge, 2005). Toutefois, ce constat pessimiste a été élaboré surtout à partir de cas de travailleurs faiblement qualifiés (par exemple, Coutu et Murray, 2010a, 2010b), et en prenant le régime général des rapports collectifs du travail comme cadre normatif.

Dans cet article, nous souhaitons contribuer au renouvellement de la réflexion sur la citoyenneté au travail, en nous appuyant sur une théorie plus large de la citoyenneté sociale (Bosniak, 2003) pour étudier deux groupes de travailleurs (concepteurs de jeux vidéo et artistes interprètes) incombant à une même figure emblématique du marché du travail contemporain, soit le travail du savoir très qualifié, mobile et organisé sous la forme de projets. En effet, le travail du savoir prend de plus en plus d’importance dans les économies développées (Chartrand-Beauregard et Gingras, 2005) et il revêt souvent la forme de projets à courte durée déterminée plutôt qu’une relation d’emploi stable à long terme. À la différence de la division industrielle entre la conception et l’exécution, le travail y mobilise la personne entière du travailleur plutôt que sa seule force de travail, dans un processus créatif d’innovation sur un marché très compétitif où l’apport créateur du travailleur est un atout déterminant. L’importance de cet apport confère à plusieurs travailleurs un atout stratégique, et de ce fait une position très différente de la dépendance économique du citoyen industriel dont la compétence est substituable.

L’article est divisé en six sections. La première est consacrée à l’exposé du cadre d’analyse utilisé pour étudier l’état contemporain de la représentation des intérêts chez des travailleurs du savoir et de leur participation à la régulation de leur travail, à la fois localement et à l’échelle sociale. La deuxième présente la méthode de recherche et les cas à l’étude, alors que les troisième et quatrième sections décrivent respectivement les problèmes et enjeux collectifs identifiés par ces travailleurs, ainsi que les modes de participation à la régulation du travail déployés dans le but de les résoudre. La cinquième section est consacrée à l’analyse comparative de la citoyenneté au travail chez ces deux groupes de travailleurs, à l’aide des dimensions du cadre d’analyse. La discussion met finalement en évidence l’émergence non seulement de nouveaux modes de représentation mais d’un nouveau citoyen au travail, à la recherche de droits et d’avantages différents du citoyen industriel de l’ère fordiste et ceci, dans un espace plus large que celui de l’entreprise.

Cadre théorique pour l’étude de la citoyenneté au travail

Nous ne connaissons de citoyenneté industrielle que celle qui s’acquiert par le régime des rapports collectifs du travail, et le raisonnement en cette matière est prisonnier de catégories qui reflètent l’époque et le contexte de leur émergence, malgré de profonds changements survenus dans le monde du travail. La thèse de la citoyenneté au travail est en quête de reformulation et pour y contribuer, nous emprunterons à Bosniak (2003) trois catégories d’un grand niveau de généralité, qui traversent l’ensemble pourtant très hétérogène des discours sur la citoyenneté et qui s’avèrent très utiles pour comparer des régimes de citoyenneté variant dans le temps ou l’espace :

  • le sujet : celui qu’on reconnaît comme citoyen, ou qui peut revendiquer ce statut; on y trouve les luttes pour devenir des sujets de la citoyenneté au travail et les frontières de l’inclusion et de l’exclusion de la citoyenneté;

  • la substance : les droits et les obligations découlant de la citoyenneté;

  • le domaine : les activités et le territoire au sein desquels on exerce sa citoyenneté.

Appliqué au travailleur typique dont la figure domine la période d’après-guerre, pendant laquelle se développe la thèse de la citoyenneté industrielle, ce cadre permet de dégager les éléments suivants.

Le sujet de la citoyenneté industrielle est le travailleur salarié représenté collectivement par un syndicat. Aux fins de la négociation des conditions de travail, le sujet collectif se substitue au sujet individuel. Il s’agit souvent d’un travailleur stable, à temps complet, lié par contrat à durée indéterminée à un employeur qui échange la stabilité qu’il souhaite dans son effectif contre certains avantages au cours de la négociation collective.

La substance de la citoyenneté industrielle consiste en des conditions de travail uniformes pour tous les membres du syndicat; une convention collective n’est pas un régime minimal susceptible d’être bonifié par des ententes individuelles, même plus favorables (Murray et Verge, 1999 : 46-47). Plusieurs des gains syndicaux acquièrent leur plein potentiel dans la durée; les droits négociés récompensent la fidélité des travailleurs et assurent l’employeur qui achète le travail à un prix plus élevé d’un retour sur son investissement.

Le domaine de la citoyenneté industrielle est limité à l’entreprise, qui évolue dans un cadre de régulation national; les avantages négociés sont limités aux frontières de l’entreprise employeuse et le travailleur qui la quitte cesse d’y avoir accès.

Marshall et Arthurs prévoyaient deux scénarios prospectifs différents de citoyenneté industrielle. Selon Marshall (1964), les travailleurs les plus vulnérables gagnaient avec les rapports collectifs un ensemble de droits protecteurs qui présentaient l’inconvénient d’être réservés aux travailleurs syndiqués, liés à l’employeur et assujettis au pouvoir de négociation local. À terme, l’État devrait selon Marshall prendre en charge la protection universelle de ces droits par des politiques publiques, pour éviter qu’ils ne restent limités aux travailleurs syndiqués. Selon Arthurs (1967), les travailleurs syndiqués gagnaient une fonction officielle et incontournable de corégulation du milieu de travail et un rôle d’organisme de pression auprès de l’État qui leur confère un droit de participer à la vie politique de leur société; aucun système universel de droits protecteurs ne saurait remplacer cette forme de citoyenneté active, de tradition républicaine-aristotélicienne, qui se distingue profondément d’une autre forme plus protectrice, de tradition libéraliste-romaine (Bosniak, 2003) par l’exercice collectif des droits civils (liberté de penser, d’exprimer et de contracter) dans la sphère marchande et privée plutôt que politique.

Ce faisant, Arthurs mettait en évidence que la citoyenneté n’est pas qu’une question de droits définis par des tiers, mais de participation à la définition même des droits. Ces deux scénarios différaient plus profondément en fait par leur définition de la citoyenneté que par les scénarios prospectifs qu’ils prévoyaient pour l’assurer. Dans ce débat, nous posons d’emblée que cette participation à la définition même des droits est un acquis essentiel de la citoyenneté au travail. Les droits syndicaux sont propres à une classe dominée, et leur existence se concilie difficilement avec une conception universelle des droits civils (Fudge, 2010 : 425-428). La participation à la régulation locale (négociation de conventions collectives) et sociale (rôle de groupe de pression reconnu aux syndicats) du travail constituent un acquis citoyen au travail d’un tout autre ordre que la protection contre l’arbitraire chez l’employeur et la protection contre les risques et l’insécurité économique, car même des lois universelles du travail améliorées ne pourraient les remplacer.

Aucun de ces scénarios prospectifs ne s’est matérialisé au XXIe siècle; qui plus est, l’État se désengage en matière de politiques publiques et le taux de syndicalisation plafonne ou baisse. L’évolution de la conjoncture économique du travail affaiblit les deux institutions porteuses de ces deux scénarios caducs des années 60 : l’État comme régulateur des normes juridiques universelles et les syndicats comme instruments de régulation négociée (D’Amours, 2009; Coutu et Murray, 2010b).

Les travailleurs du savoir rassemblés pour une courte durée autour de projets créatifs et très mobiles, ont un intérêt marginal dans le régime des rapports collectifs du travail car le modèle de représentation collective y est attaché à l’employeur. Mais ils ne sont pas a priori dénués d’intérêts collectifs pour autant et usent de modes de représentation des intérêts qui leur sont propres. Ces modes leur donnent-ils accès à une forme de participation à la régulation de leur travail, à la fois localement et à l’échelle sociale, qu’on peut désigner comme une forme de citoyenneté ? Nous utiliserons les trois catégories du sujet, de la substance et du territoire de la citoyenneté pour comparer deux groupes de travailleurs du savoir organisés sous forme de projets, entre eux et au modèle de la citoyenneté industrielle, afin de poser un constat sur la portée de la représentation collective en contexte de projet et de mettre en évidence les remises en cause qui s’imposent dans la notion de citoyenneté au travail.

Méthode

Dans l’économie du savoir, une part croissante de la main-d’oeuvre est embauchée à court terme ou dans des contrats à durée déterminée, dans le cadre d’une organisation du travail par projets, à un point tel que certains observateurs parlent d’une projectification de la société (Cicmil et Hodgson, 2006). Ces travailleurs ne sont pas syndiqués ou difficilement syndicables en vertu du régime général prévu au Code du travail (L.R.Q., c. C-27) (ni organisés sous la forme des professions libérales) et soumis à l’instabilité de la relation d’emploi, dans le cadre de carrières nomades. Ces deux conditions en font des marginaux du régime des rapports collectifs du travail et de la citoyenneté industrielle. Par ailleurs, ils disposent, quoique de manière inégale, d’atouts qui se transigent; ils détiennent des compétences particulières, recherchées par les acheteurs de leur travail, qui investissent beaucoup dans le recrutement; ils ne font pas partie d’un large bassin de main-d’oeuvre substituable, mais au contraire présentent un facteur stratégique de succès. Par prudence, la portée de nos observations se limite pour l’instant à cet univers de projets créatifs.

Nous avons choisi d’étudier deux de ces groupes, appartenant au même secteur du divertissement, mais qui se distinguent par l’état de la concurrence sur leur marché du travail et par les modalités originales de représentation qu’ils ont développées. Les concepteurs de jeux vidéo évoluent sur un marché d’offreurs, propice à la négociation individuelle; pour autant ils ne sont pas absents de toute représentation collective, mais celle-ci est largement informelle. Les artistes interprètes[1], nombreux sur un marché qui requiert sans cesse de nouveaux talents, négocient collectivement des conditions minimales de travail grâce à un régime particulier de rapports collectifs que leurs associations ont revendiqué, mais ce régime autorise la négociation individuelle de conditions supérieures aux minima.

Martine D’Amours a réalisé, entre février 2006 et février 2007, soixante entretiens semi-directifs portant sur les stratégies de gestion du risque des travailleurs indépendants, dont dix avec des artistes. Elle a également étudié, au cours de l’année 2008, la régulation du marché du travail des comédiens, et en particulier le régime de rapports collectifs mis en oeuvre depuis vingt ans dans le secteur artistique, en combinant recension des écrits et entretiens avec une dizaine d’informateurs-clés : artistes interprètes, agents d’artistes et représentants d’associations[2]. Comme les conditions varient entre les divers groupes d’artistes, on se concentrera ici sur le cas des comédiens.

Marie-Josée Legault a interrogé, au cours de l’été 2008, 53 concepteurs salariés qui travaillent dans les grands studios de jeux (en ligne ou de consoles) de Montréal[3] : Ubisoft (28), A2M (Artificial Mind & Movement) (15), EA (Electronic Arts) (3), Gameloft (3). L’échantillon est constitué de producteurs (gestionnaires de projets) ou des producteurs associés, des designers de jeux ou de niveaux, des programmeurs, des designers de son, des artistes 2D ou 3D, des modeleurs et des animateurs; certains sont des chefs d’équipe (leads) ou des employés en fonction de soutien auprès des concepteurs dans chacun de ces métiers[4].

Problèmes et enjeux collectifs des travailleurs en contexte de gestion de projets

Si les concepteurs de jeux vidéo interrogés ont en général un revenu deux fois plus élevé que la moyenne des travailleurs de leur groupe d’âge et de leur niveau de scolarité (Legault et Ouellet, 2011), des travaux antérieurs (Deuze, 2007; Deuze, Bowen Martin et Allen, 2007; Dyer-Witheford et de Peuter, 2006; Legault et Weststar, 2011; Ross, 2009) ont documenté les problèmes qui font partie intégrante de leur expérience de travail : décisions importantes issues de processus discrétionnaires (sans justification, sans représentation de l’employé, sans critères connus) concernant l’établissement des niveaux de rémunération et d’avantages sociaux, l’affectation aux divers projets, l’évaluation de la performance, l’attribution des crédits de contribution au jeu et la reconnaissance de la propriété intellectuelle, l’indemnisation de la formation, le congédiement; heures supplémentaires illimitées et gratuites (Legault et Ouellet, 2011); imposition d’ententes de non-concurrence et de confidentialité ou de non-divulgation et risque de poursuites judiciaires en découlant. Les concepteurs sont en général rémunérés bien au-delà de la moyenne des travailleurs de même scolarité, mais les niveaux varient grandement selon leur contribution estimée au succès commercial des jeux et la participation aux bénéfices commerciaux tirés des ventes est un important enjeu de négociation.

Comme les concepteurs de jeux, les artistes interprètes sont très qualifiés, travaillent dans le cadre de projets et de liens d’emploi éphémères. Dire qu’ils sont mobiles est un euphémisme, car ils réalisent simultanément ou successivement des prestations de courte durée pour plusieurs donneurs d’ouvrage et sont constamment soumis au repêchage, sans aucune garantie de réembauche. En dépit de la conclusion d’ententes collectives dans ce secteur, le revenu moyen des artistes interprètes demeure plus bas que celui des concepteurs de jeux : à titre d’exemple, en 2005, le revenu moyen des acteurs s’élevait à 25 063 $ et celui des actrices, à 19 992 $ (OCCQ, 2010). Il est de surcroît assorti d’importantes inégalités, selon les sous-secteurs et, à l’intérieur d’un même secteur, entre les individus. Ces inégalités concernent le niveau de la rémunération mais aussi l’accès aux contrats, de nombreux artistes n’arrivant pas à vivre exclusivement de leur art et cumulant emplois artistiques et non artistiques (MCC, 2004). Les associations d’artistes sont également préoccupées par le fait que la rémunération moyenne de leurs membres stagne, alors que la reproduction des oeuvres sur de nouveaux supports, notamment numériques, génèrent des revenus importants pour l’industrie.

Objets et modalités de la représentation

Devant ces problèmes, les études de cas ont permis d’inventorier diverses modalités d’action et de représentation, tant individuelles que collectives, qu’utilisent les concepteurs de jeux et les artistes interprètes.

Les concepteurs

L’industrie du jeu vidéo en plein essor est toujours à la recherche de concepteurs dont la créativité permettra d’innover, dans une industrie très compétitive où les échecs sont nombreux. Cette conjoncture entraîne une demande de concepteurs-vedettes qui dépasse l’offre et facilite le placement. La grande mobilité dans l’industrie augmente le pouvoir individuel de négociation des concepteurs, car il est facile de quitter un emploi en cas d’insatisfaction; à la différence des milieux où la main-d’oeuvre est aisément substituable, la menace de départ est ici un important moyen individuel de négociation. La menace peut permettre de gagner des augmentations de salaire, d’obtenir des affectations, d’infléchir certaines décisions, chez son employeur actuel ou chez un nouvel employeur et n’exclut pas, le plus souvent, de revenir un jour chez l’employeur qu’on quitte. Toutefois, cela fonctionne dans l’état actuel de la demande pour la main-d’oeuvre qualifiée; changez cette donne et ce pouvoir s’effondre.

De la même façon, des conflits concernant la propriété intellectuelle et la reconnaissance des crédits ont amené des insatisfaits, au début des années 80, à faire des pressions individuelles en déposant dans le jeu une « signature » donnant accès à une épreuve particulière qui, sous une forme codée (soit un Easter egg), soulignait leur contribution pour protester (Kline, Dyer-Witheford et de Peuter, 2003 : 97). Souscrire à cette forme d’insubordination était une décision individuelle, mais la pratique était concertée et a contribué à faire évoluer la reconnaissance des crédits. Les moyens individuels de réguler les conditions de travail mettent bien en évidence une position d’agent libre ou de consultant que choisissent d’occuper plusieurs des concepteurs, particulièrement les plus appréciés.

Au-delà des modalités individuelles, les concepteurs se sont aussi constitués en acteur collectif pour intervenir dans la régulation de conditions de travail. L’usage du web social leur permet d’obtenir des résultats tangibles. Le cas le plus célèbre est celui de protestations spontanées contre les heures supplémentaires illimitées et gratuites, exprimées dans un blogue (LiveJournal blog) par une « veuve » du travail de son mari (Erin Hoffman). Son premier message, intitulé EA spouse du nom du studio employant son mari, a obtenu un tel succès qu’il a entraîné le dépôt de trois recours collectifs (impliquant Electronic Arts, Vivendi et Sony). Le message a déclenché un mouvement spontané qui a induit un certain réaménagement des pratiques.

Tout comme la mobilité, cette stratégie est tributaire de l’existence d’un marché d’offreurs, soit d’une grande demande pour des compétences rares. Son efficacité n’est pas sans revers. À la suite de la vague de recours collectifs en Californie, EA a décidé de transférer des centaines d’employés de la Californie vers la Floride et le Canada, après avoir été contrainte de les reclasser dans des postes où elle était tenue de payer les heures supplémentaires (Feldman et Thorsen, 2004). Ce type de réplique exerce une pression antisyndicale efficace, car la menace de délocalisation plane constamment.

Erin Hoffman a lancé, à la suite du succès du mouvement EA Spouse, le site GameWatch en 2006, qui joue un rôle de chien de garde de l’industrie et fonctionne sur la base du whistle-blowing. Dans la conjoncture actuelle du recrutement, aucun studio ne veut s’y voir en vedette. La capacité de partager l’information instantanément, internationalement et de coordonner une action collective par les mêmes moyens permet de constituer un répertoire de témoignages et de redoutables dossiers en cas d’action médiatique ou judiciaire[5]. Les réseaux sociaux font tomber deux obstacles importants à l’organisation collective : la circulation limitée de l’information et la contrainte du regroupement physique pour l’expression collective (Shirky, 2008 : 143-160).

Ce sont des mouvements émergents, non permanents, non hiérarchiques, sous l’emprise des acteurs et cela importe beaucoup aux concepteurs, pour qui « un autre type d’action collective est possible ». Les concepteurs ont souvent été socialisés dans des communautés de gamers et de modders, très près du mouvement open source[6], où l’action posée sur un jeu pour le modifier demeure sous l’emprise des participants. Plus près d’un modèle de démocratie de la multitude typique du mouvement altermondialiste, ils rejettent toute hiérarchie de commandement dans l’organisation militante, et préfèrent produire ensemble de l’organisation sociale au sein de coalitions temporaires (Hardt et Negri, 2004 : 336-340; Milton, 2003).

Les concepteurs salariés ne sont pas exclus en principe du droit des rapports collectifs du travail. Ils ne sont cependant pas syndiqués ni organisés de quelque façon au sein d’un groupe destiné à défendre leurs intérêts dans aucun des studios de l’industrie, mais ils peuvent adhérer à une association, telle que l’International Game Developers Association (IGDA), qui joue depuis quelques années un rôle de défense d’intérêts. L’IGDA a d’abord été fondée pour l’amélioration de la performance des concepteurs et non pour leur protection : réseautage, formation, partage de savoir et de ressources. Cependant, depuis un certain nombre d’années, l’association a changé de cap pour jouer un rôle de défense d’intérêts :

  • elle mène des enquêtes internationales en ligne concernant les problèmes portés à son attention; notamment, les heures supplémentaires (IGDA, 2004);

  • elle propose un comité de griefs devant lequel les concepteurs peuvent déposer une plainte lorsque leur employeur contrevient aux recommandations de l’IGDA (reconnaissance des crédits, indemnisation des périodes de non-concurrence, etc.); le concepteur doit accepter de rendre sa plainte publique, ainsi que son nom, dans le site; l’IGDA embauche un enquêteur ad hoc qui remet un rapport dans les 30 jours; les résultats de l’enquête – qu’ils confirment ou infirment la plainte – sont rendus publics dans le site, mais n’ont aucun effet coercitif;

  • elle propose des politiques de qualité de vie, d’indemnisation de la période où le réemploi est interdit par les ententes de non-concurrence, de reconnaissance des crédits de propriété intellectuelle, dont l’adoption est libre, suivant le modèle de la norme ISO; l’employeur peut inclure des dispositions recommandées dans les contrats d’embauche et avoir accès à une accréditation IGDA, qui confère un avantage comparatif en termes de recrutement. En tout temps, l’IGDA peut la retirer si les pratiques ne sont pas conformes aux prétentions de l’employeur.

Cependant, les plus grands studios paient l’adhésion annuelle de leurs employés à l’IGDA, ce qui en confirme le caractère pour l’instant peu menaçant.

Les artistes

À la différence des concepteurs, l’offre de comédiens dépasse la demande et l’exigence permanente de nouveaux talents fait en sorte que la quantité et la qualité des engagements varie considérablement entre les comédiens et, pour un même comédien, au fil du temps. Chaque individu est responsable de la gestion de sa carrière, et le fait habituellement par l’intermédiaire d’un agent d’artistes, qui négocie ses engagements, si possible à des conditions supérieures aux conditions minimales prévues dans les ententes collectives dont nous parlerons plus loin. Dans les faits, cette possibilité de négociation individuelle se concrétise pour une infime minorité de comédiens vedettes et s’accompagne de grandes inégalités, comme en témoigne la polarisation des cachets constatée pendant la période 2001-2006 (Lefebvre et Merrigan, 2007).

L’action collective organisée existe depuis longtemps chez les artistes interprètes (notamment comédiens et musiciens), en réponse aux problèmes de la pauvreté des cachets, de l’arbitraire des employeurs et, à l’époque, de l’absence totale de protection sociale (Auer, 2000). En s’appuyant sur la solidarité de leurs membres, ces associations ont réussi, à partir de la fin des années 1940, à négocier des ententes collectives avec certains donneurs d’ouvrage et ont créé dans les années 1960, des caisses de sécurité sociale alimentées, dans un premier temps, avec les contributions des seuls artistes. Puis, dans les années 1980, elles ont revendiqué et obtenu un régime sectoriel de rapports collectifs du travail, dont le principal effet a été de remplacer la négociation volontaire par la négociation obligatoire.

Adoptée en 1987, la Loi sur le statut professionnel et les conditions d’engagement des artistes de la scène, du disque et du cinéma (L.R.Q., c. S-32.1) confère à l’artiste une identité juridique et fiscale de travailleur autonome, tout en établissant les procédures de reconnaissance des associations d’artistes : une seule association, dont le caractère majoritaire a été constaté par la Commission des relations du travail (CRT), est reconnue pour chaque secteur de négociation; elle devient alors la seule habilitée à conclure des ententes collectives au nom de tous les artistes de ce secteur, membres ou non. Dix-sept associations d’artistes ont été reconnues depuis 1987. Finalement, la loi crée l’obligation pour les producteurs de négocier de bonne foi des ententes collectives avec les associations, prévoit un soutien aux parties si la négociation achoppe (conciliation, médiation, arbitrage obligatoire de la première entente) et encadre l’exercice des moyens de pression économiques (actions concertées, pendant de la grève et du lock-out).

Près de 700 ententes collectives (incluant les renouvellements) ont été conclues en vertu de cette loi depuis son adoption[7]. Dans le cas des comédiens membres de l’UDA par exemple, les ententes codifient la rémunération minimale selon le support (théâtre, cinéma, télévision), la durée de la prestation et l’importance du rôle. Elles codifient également certaines conditions de travail (heures, pauses, temps supplémentaire, modalités de répétition, déplacements, sécurité, etc.) et les droits de suite (rémunération additionnelle pour les reprises, les rediffusions). Elles prévoient la contribution des producteurs à la protection sociale : rentes de retraite, assurances, vacances. Les ententes incluent finalement une procédure de griefs, et certaines contiennent une forme limitée de protection par la Commission de santé et de sécurité du travail (CSST) ou des clauses d’atelier fermé. Inspiré du régime général, le régime de négociation collective des artistes-interprètes s’en distingue de façon importante en ce que l’entente collective porte sur des conditions minimales de travail et de rémunération et prévoit que, selon sa réputation et son degré de « désirabilité », l’artiste peut négocier individuellement des conditions supérieures.

Analyse comparée de la citoyenneté au travail chez les deux groupes étudiés

Dans cette section, nous reprenons les dimensions du cadre théorique exposé en première partie pour analyser le sujet, la substance, les acquis et le domaine de la citoyenneté industrielle chez les travailleurs des deux groupes étudiés.

Le sujet de la citoyenneté

Les concepteurs de jeux vidéo ne sont pas dotés d’un pouvoir formel de corégulation, mais disposent d’un certain pouvoir, d’abord individuel, d’influer sur les décisions qui les concernent en matière de conditions de travail : établissement des niveaux de rémunération et d’avantages sociaux, affectation aux divers projets, indemnisation des périodes de non-concurrence et reconnaissance de la propriété intellectuelle. Leur pouvoir de négociation repose essentiellement sur la demande, dans un marché d’offreurs de travail, pouvoir très vulnérable devant la menace latente de délocalisation par exemple. À titre d’association professionnelle, l’IGDA mise sur le seul intérêt des employeurs à s’autoréguler. Il émerge toutefois un acteur collectif ad hoc, ni institutionnalisé ni structuré, qui parvient à transcender les frontières nationales pour atteindre plus efficacement l’effectif d’un marché international de concepteurs très mobiles au sein d’un réseau d’entreprises multinationales. En l’absence d’un cadre formel pour accommoder les besoins perçus des concepteurs, ils ont conçu un acteur innovateur, approprié pour la structure de l’industrie mais qui demeure en marge de tout encadrement juridique.

Pour contester les heures supplémentaires gratuites et illimitées, les concepteurs se sont dotés de moyens d’action collective originaux (l’usage du web social), qui leur ont donné leurs plus grands succès. Ils comptent parmi les favorisés d’une citoyenneté marchande, avec les importantes limites qui lui sont inhérentes.

Chez les artistes-interprètes, des associations sectorielles ont obtenu un régime des rapports collectifs du travail les autorisant à négocier collectivement des normes minimales de rémunération et de protection sociale, ainsi que certains droits rattachés à la vie de l’oeuvre. Ce faisant, elles ont permis à l’ensemble des artistes assujettis à la loi, qu’ils soient membres ou non-membres d’associations, d’accéder à une forme de citoyenneté au travail dont les travailleurs autonomes sont traditionnellement exclus. Cependant l’acteur individuel peut user de son pouvoir de négociation pour négocier des conditions supérieures selon sa valeur sur un marché, pouvoir qui se vérifie surtout chez les vedettes.

La substance de la citoyenneté

Si, dans les deux groupes étudiés, le sujet de la citoyenneté est à la fois collectif et individuel, c’est que ces travailleurs sont liés par des intérêts communs tout en se distinguant au plan de leur valeur marchande au sein d’un star system. Aussi la substance de la citoyenneté revendiquée est-elle particulière; il s’agit de conditions minimales de travail destinées à limiter l’arbitraire et l’insécurité économique (incluant la protection sociale pour les artistes), associées à des modalités de reconnaissance du mérite individuel et d’une participation à la vie de l’oeuvre.

La structure de la rémunération des artistes-interprètes reflète ce principe : la rémunération minimale est négociée collectivement alors qu’une bonification peut être négociée individuellement en fonction de la notoriété de l’artiste. En outre, les associations négocient traditionnellement une rémunération additionnelle pour les reprises et les droits de suite et cherchent à obtenir pour leurs membres une part des revenus liés à la diffusion et à la reproduction des oeuvres sur un nombre grandissant de supports (CD, et éventuellement Internet, I-Pod) (Lefebvre et Merrigan, 2007).

Les concepteurs de jeux souhaitent améliorer les mêmes conditions que les artistes (notamment des conditions minimales, une protection contre l’arbitraire et la participation aux bénéfices tirés de l’exploitation d’une oeuvre) et qui plus est de la même façon, soit en respectant les écarts de valeur sur le marché des différentes contributions. Ainsi, les concepteurs ne veulent pas d’un système universel et égalitaire de rémunération fondé sur la scolarité et les compétences, s’il exclut toute référence au prestige et à la réputation. Tout en souhaitant une forme de protection contre l’arbitraire, ils préfèrent la négociation individuelle (dans l’état actuel de la demande) à l’égalitarisme syndical traditionnel. D’autres revendications leur sont propres : limitation des heures supplémentaires, protection contre le congédiement arbitraire, attribution des crédits dans les jeux, indemnisation de la formation, encadrement par des ententes types des obligations de confidentialité et de non-concurrence.

Le champ des matières négociables (individuellement chez les concepteurs) s’étend des conditions minimales de rémunération et de protection, passe par la répartition des profits générés par les oeuvres, que seuls les artistes négocient collectivement (sur un nombre limité de supports pour le moment), et va jusqu’à la négociation individuelle de conditions supérieures aux minima. La rémunération chez ces deux groupes se divise en couches superposées dont le principe reçoit l’aval des travailleurs : salaire de base lié à la prestation, prime de mérite variant selon la réputation et participation aux bénéfices. Dans l’économie du divertissement, la participation aux bénéfices et à la carrière de l’oeuvre est un enjeu posé par les créateurs et la reconnaissance du mérite individuel et de la valeur marchande y constitue un gain plutôt qu’une iniquité en matière de rémunération. Il s’agit là d’une importante distinction entre la substance de la citoyenneté au travail dans les milieux contemporains de la création et l’ancien modèle de la citoyenneté industrielle.

Dans les deux groupes, l’affectation aux divers projets est un enjeu important, quoiqu’elle revête des formes légèrement différentes, qui échappent à l’emprise des travailleurs. Les concepteurs de jeux recherchent l’affectation aux projets les plus prestigieux et les plus riches en matière de formation, leur réputation fondant une hiérarchie informelle qui influe sur le processus d’affectation. Le régime de rapports collectifs a donné aux artistes-interprètes un certain nombre de droits qui viennent limiter le pouvoir des donneurs d’ouvrage en matière de conditions minimales de travail et de rémunération. Toutefois, les décisions d’embauche échappent à la négociation collective et dépendent de plusieurs facteurs, notamment des choix des producteurs (et de plus en plus des distributeurs), de l’appariement des mêmes artistes au sein des mêmes équipes (on parle de « familles », notamment au théâtre et au cinéma) et des formes subtiles d’inclusion et d’exclusion au sein des réseaux (Menger, 1997).

Nul doute que l’efficacité du régime applicable aux artistes-interprètes tient à ce qu’il instaure l’obligation de négocier des ententes collectives et cela, pour l’ensemble des producteurs actifs au Québec. Ainsi, dans les secteurs des arts visuels, des métiers d’arts et de la littérature, où une telle obligation n’existe pas, aucune entente collective n’a été conclue depuis 1988. Toutefois, compte tenu de l’arbitraire dans l’attribution des contrats, certaines conditions négociées (par exemple les pauses) sont difficiles à faire appliquer sous la pression des producteurs à diminuer le nombre de jours de location des équipements. En outre, le pouvoir d’influer sur la demande de travail et la qualité des conditions de travail se déplace en amont du processus, vers des acteurs collectifs qui ne sont pas partie à la négociation. Finalement, les artistes n’assument plus entièrement le risque économique de perte du revenu en cas de maladie, maternité ainsi qu’à la retraite, puisqu’ils sont les seuls groupes de travailleurs indépendants dont les donneurs d’ouvrage contribuent à la protection sociale (D’Amours, 2006, 2009). Contrairement à la règle générale donc, la protection sociale est tributaire de l’activité de travail plutôt que de la subordination.

En ce qui concerne la participation à la régulation sociale, les concepteurs interrogés déclarent en grande majorité peu d’intérêt envers la politique en général; leur peu de temps libre passe au travail et à la vie intime : famille, amis. Il ne faut pas s’en étonner, car les préoccupations et les pratiques citoyennes sont inversement proportionnelles aux longues heures de travail (Burke, 2009). En revanche, ils s’engagent nombreux et profondément dans le développement et l’orientation de l’industrie, ou alors dans la contestation de cette orientation. Ils sont nombreux à adhérer à des campagnes ponctuelles autant qu’à des organismes de pression pour influer sur des enjeux idéologiques des jeux : l’influence militaire, la violence et la place des femmes dans les jeux. Leur rôle à cet égard est partiellement organisé à travers l’IGDA, laquelle est peu institutionnalisée à titre de groupe de pression.

Les nouvelles règles législatives ont eu pour effet d’élever les associations d’artistes au rang d’interlocuteurs reconnus, notamment par l’État; pour celles qui l’étaient déjà informellement grâce au nombre de membres ou à leur mobilisation, cette reconnaissance est renforcée. En fait, l’instauration même du régime de rapports collectifs du travail consacre leur reconnaissance, car il reprend un mémoire et un projet de loi déposés en commission parlementaire par l’Union des artistes en 1986. De manière récurrente, les associations d’artistes, tout comme celles représentant les donneurs d’ouvrage, participent à des instances consultatives autour d’enjeux communs à l’ensemble des professions concernées, comme la santé et la sécurité, la fiscalité, la formation professionnelle et la transition de carrière. Ces instances ont permis certaines avancées, notamment des mesures d’étalement du revenu et l’assujettissement des comédiens et des danseurs professionnels à la CSST. Toutefois, cette négociation informelle connaît de sérieuses limites puisque si tout ce qui fait l’objet de consensus est à court ou moyen terme inclus dans la législation, le législateur hésite à trancher sur les matières qui ne font pas consensus.

Le domaine de la citoyenneté

Il varie dans le temps mais son territoire dépasse largement les frontières de l’entreprise. Le régime de négociation collective des artistes s’applique à l’ensemble des prestations de travail réalisées au Québec dans les secteurs assujettis à la loi, peu importe le donneur d’ouvrage. Par ailleurs, il ne s’applique qu’aux épisodes de travail dans les domaines assujettis à l’entente collective et l’artiste n’est sujet de citoyenneté que lorsqu’il exerce son art; les droits ne sont en général pas applicables aux périodes non rémunérées que l’artiste doit impérativement consacrer à la pratique, aux répétitions, aux auditions, à l’exception des périodes de répétition et de pratique qui, dans certains cas, sont matière à indemnisation en cas de blessure ou d’accident. Ses droits deviennent inopérants entre deux contrats artistiques, ou lorsque l’artiste gagne sa vie dans un secteur autre qu’artistique.

Les concepteurs de jeux ne sont en général pas touchés par l’intermittence car leur activité dans l’industrie est constante. Mais le territoire au sein duquel ils exercent leur activité est très vaste du fait de leur mobilité, qui les désintéresse du système de représentation lié à l’employeur. Les artistes interprètes, dans la même situation, ont implanté un régime de négociation sectorielle innovateur qui contourne cet inconvénient sur le territoire québécois. Mais les concepteurs de jeux sont aussi mobiles internationalement, et ainsi échappent à tous les régimes juridiques qui incombent aux États nationaux.

Discussion

À la différence de la protection contre l’arbitraire et le risque économique, prendre part à la corégulation du travail requiert de constituer un acteur collectif et non un simple sujet de droit, interlocuteur légitime dans la mise en place de la régulation du travail. Par effet de généralisation, on présume, un peu facilement sans doute, que les travailleurs non syndiqués ne peuvent de ce fait jouer un rôle d’acteur dans la régulation du travail; ils seraient régulés uniquement de l’extérieur, par les lois du travail lorsqu’elles s’appliquent à eux (établissant les seuils minimaux) et par la loi économique de l’offre et de la demande (régulation du marché). Mais sont-ils tous et pareillement condamnés à l’exclusion de la citoyenneté au travail contemporaine ?

Les deux cas étudiés permettent de constater l’émergence d’un nouveau sujet de la citoyenneté. Ces travailleurs du savoir très qualifiés, organisés sous forme de projets, mobiles tant nationalement qu’internationalement dans le cas des concepteurs et d’un petit nombre de vedettes, sont détenteurs d’un intérêt collectif commun autant que d’un intérêt individuel. Ils ont adopté des modes de représentation à la fois individuels et collectifs, quoique dans des proportions différentes : à dominante individuelle chez les concepteurs, à dominante collective chez les artistes.

Le sujet de la citoyenneté est à la fois collectif et individuel; plus précisément, le sujet collectif ne se substitue pas au sujet individuel. Par ailleurs, le sujet collectif n’est pas nécessairement formel ou permanent dans le temps; s’il a une existence formelle, ce n’est pas nécessairement un syndicat d’entreprise au sens du régime général des rapports collectifs. Dans le cas des artistes, notamment comédiens et musiciens, il s’agit d’associations dont la fondation est antérieure à la création du régime général, à qui la Loi sur le statut professionnel et les conditions d’engagement des artistes de la scène, du disque et du cinéma (L.R.Q., c. S-32.1) a donné le pouvoir de forcer les donneurs d’ouvrage à négocier collectivement. Il faut noter que cette loi a ouvert une brèche dans la règle générale d’exclusion des travailleurs indépendants de la négociation collective des conditions de travail. On peut donc dans leur cas parler d’un nouveau sujet de la citoyenneté au travail, qui en accédant à cette citoyenneté contribue aussi à en élargir la substance.

Par rapport à la citoyenneté industrielle inhérente aux rapports collectifs du travail, la citoyenneté au travail revendiquée par ces deux groupes de travailleurs du savoir revêt une nouvelle substance, soit la répercussion du mérite individuel, de la réputation et de la plus-value apportée dans la rémunération et dans certains avantages. À la différence du citoyen industriel typique, ils revendiquent une part de la plus-value générée par leur contribution intellectuelle, au prorata de leur valeur sur le marché. La rémunération revêt en conséquence plusieurs couches dont certaines sont universelles et minimales, d’autres variables et méritocratiques. Ce système est générateur d’avantages inégaux et revendiqués comme tels. Chose certaine, ils n’ont rien à voir avec l’ancienneté.

Au moment de terminer notre étude, cette citoyenneté a produit un certain nombre d’acquis, qui n’ont toutefois pas l’ampleur ou la pérennité de ceux procurés par la citoyenneté industrielle. Alors que les artistes interprètes ont gagné un pouvoir formel de corégulation des milieux de travail, les concepteurs de jeux participent à la régulation locale de leur travail, quant à certains objets, de façon partielle et conditionnelle à la demande pour leur travail sur le marché. Ils n’y participent pas d’office, mais ad hoc. En d’autres termes, ils ont une citoyenneté de marché, attribuable à leur position stratégique; ce n’est pas une absence de citoyenneté, mais un certain pouvoir d’acteur sans garantie, conjoncturel et aléatoire quant à ses objets. On a vu également que les associations d’artistes, tout comme celles de producteurs, ont été associées par l’État à la régulation plus globale de leur secteur, avec toutefois un certain nombre de limites inhérentes au mode de gouvernance qui a été privilégié.

Enfin, ces sujets mobiles appellent l’exercice de la citoyenneté dans un territoire plus vaste qui soulève l’enjeu de la longévité de la propriété intellectuelle et des droits transportables au cours d’un parcours très mobile, parfois internationalement.

En résumé, la citoyenneté dont il est question dans ces deux milieux se distingue nettement par la coexistence de l’acteur collectif et de l’acteur individuel, au lieu de la traditionnelle substitution de l’un à l’autre, propre aux rapports collectifs du travail. Ce nouveau sujet se prolonge dans une nouvelle substance : la variabilité de la rémunération selon la valeur marchande de l’apport, sur un marché où les offreurs occupent une position stratégique. Enfin, un nouveau territoire de la citoyenneté au travail émerge, car plusieurs régimes d’avantages liés à l’employeur ou à la nation sont plombés dans les milieux du travail par projets, où la mobilité hisse au rang de priorité les droits transportables internationalement et la participation aux bénéfices durant la vie de l’oeuvre, liée au mérite individuel. L’adaptation des modes de représentation à la mobilité des travailleurs est impérieuse et qui plus est possible, comme le démontre le cas des artistes-interprètes. On pourrait qualifier cette citoyenneté d’hybride : industrielle par la négociation de conditions minimales limitant l’arbitraire, marchande par la négociation individuelle au mérite, sociale-démocrate par son aspiration à suivre le travailleur au fil des engagements, donc dans le temps et l’espace. Le tableau 1 résume nos observations.

Tableau 1

La citoyenneté chez les concepteurs de jeux et les artistes-interprètes

La citoyenneté chez les concepteurs de jeux et les artistes-interprètes

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Conclusion

Dans le but de contribuer à renouveler la réflexion sur la citoyenneté au travail, nous avons procédé à l’étude de deux cas de travailleurs du savoir, différents du citoyen industriel classique sous deux aspects principaux. D’une part, concepteurs de jeux vidéo et artistes-interprètes travaillent sur des projets de courte durée et sont constamment soumis au repêchage : le régime d’accréditation lié à l’entreprise est donc peu intéressant pour ces travailleurs très mobiles que favorise ou favoriserait davantage une syndicalisation sectorielle. Par ailleurs leur contribution individuelle au produit est valorisée et les place en position différente du travailleur industriel, dont les compétences sont plus aisément substituables.

Bien que hors du modèle des rapports collectifs garant de la citoyenneté industrielle, dans lequel l’accréditation est rattachée à l’employeur, ces travailleurs ont des intérêts collectifs et se sont donné des modes de représentation collective originaux; toutefois, ce sujet collectif, plus ou moins formel, n’efface pas le sujet individuel. Par rapport à la citoyenneté industrielle des années 60, la substance de la citoyenneté au travail contemporaine chez ces travailleurs qualifiés porte l’empreinte de son époque et de son secteur d’activité (le divertissement). Elle marie des logiques mixtes, confère à tous certains acquis de la citoyenneté industrielle tout en réclamant pour certains des bénéfices liés au marché. Le champ négociable (individuellement chez les concepteurs) s’étend des conditions minimales de rémunération et de protection, passe par la répartition des profits générés par les oeuvres, que seuls les artistes négocient collectivement et jusqu’ici partiellement, et va jusqu’à la négociation individuelle de conditions supérieures aux minima. La rémunération chez ces deux groupes se divise en couches superposées dont le principe reçoit l’aval des travailleurs : salaire de base lié à la prestation, prime de mérite variant selon la réputation et participation aux bénéfices.

Le régime propre aux artistes-interprètes, mais dont l’application est limitée au territoire québécois, permet de conclure des ententes adaptées aux défis que pose le travail de création en contexte de projets éphémères :

  • la multiplication de brefs liens d’emploi, successifs ou simultanés, pour différents donneurs d’ouvrage, qui favorise la négociation sectorielle;

  • l’exigence de la rémunération variable selon le prestige;

  • la participation des travailleurs aux bénéfices sur le marché pendant toute la vie économique de l’oeuvre.

Le déficit de citoyenneté au travail, plus grand chez les concepteurs mais aussi présent chez les artistes, témoigne de politiques publiques indifférentes aux très grands écarts de coût, pour l’employeur, entre différentes formes d’emploi (Carré, 2010), ce qui encourage bien sûr les choix les moins coûteux. Pour favoriser la citoyenneté au travail dans le contexte contemporain, les politiques publiques doivent ainsi mieux tenir compte de relations d’emploi qui empruntent des formes hybrides, alliant souvent une forme entrepreneuriale de prise de risque propre au travailleur indépendant à la dépendance économique du salarié.