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Introduction

En 1875, afin de capturer l’essence de la maxime « le tout est plus que la somme des parties », maxime inspirée notamment de l’étude de la composition des causes de John Stuart Mill[1], le penseur britannique George Henri Lewes introduit le concept d’émergence dans le monde philosophique. Ce concept, issu du latin emergere (sortir de), et suggérant « la discontinuité apparente et la continuité réelle[2] » — à la manière de l’iceberg émergeant des eaux — constitue la pierre de touche d’une philosophie naturelle nouvelle, marquée par un idéal revendiqué de conciliation entre les deux positions antithétiques que constituent, d’une part, le matérialisme moniste hérité de la doctrine atomiste démocritéenne et, d’autre part, les différentes déclinaisons d’un dualisme des substances d’inspiration platonicienne. En se revendiquant ainsi comme les défenseurs d’une voie médiane conciliatrice entre monisme et dualisme radicaux, les représentants de l’« émergentisme britannique »[3] inscrivent au coeur de leur philosophie une tension fondamentale. Il s’agit en effet pour les émergentistes, en continuité avec les travaux des spiritualistes français, de proposer la thématisation d’une certaine créativité naturelle sans pour autant sacrifier à l’idéal de scientificité des théories matérialistes ; il s’agit, donc, d’élaborer une philosophie naturelle en phase avec les présuppositions monistes et déterministes de la science moderne sans toutefois « désenchanter » le monde, en préservant ce qui, en lui, nous apparaît comme nouveau, inédit, surprenant, ou insaisissable.

Cette tension constante, corrélative de la position médiane défendue par les premiers émergentistes, se cristallise, au tournant du xxe siècle, dans divers avatars. Par exemple, en biologie, les émergentistes entendent se positionner, par l’entremise de l’idée d’« émergence de la vie », entre le dualisme vitaliste postulant l’existence d’un élan vital ou d’une entéléchie comme principes du vivant, et les positions mécanistes monistes héritées en droite ligne du concept cartésien d’« animal machine ». Dans le domaine des sciences de l’esprit, l’idée de l’« émergence de la conscience » autorise la prise de position intermédiaire entre le dualisme cartésien, fondé sur l’existence d’une res cogitans distincte et irréductible à la res extensa, et un monisme de type spinoziste cristallisé dans divers programmes de recherche en neurophysiologie (tels que, par exemple, la phrénologie de Gall)[4]. Sur ces différents terrains empiriques, comme sur d’autres d’ailleurs, les émergentistes entendent tirer le meilleur des positions opposées dont ils tentent de constituer la médiation ; ils entendent allier scientificité (par l’adhésion à une forme — encore à élucider — de « monisme minimal ») à la sauvegarde d’une certaine forme d’autonomie des propriétés naturelles complexes (comme la vie et la conscience) au regard de l’impérialisme des sciences physiques (par l’adhésion à une forme — également à préciser — de « dualisme minimal »). La question surgit aussitôt : comment une telle position — à la fois moniste et dualiste — peut-elle s’avérer consistante ? Quelle est la nature de la « discontinuité (apparente) » et de la « continuité (réelle) » en jeu dans l’émergence de propriétés naturelles telles que la vie ou la conscience ?

L’objectif essentiel de ce texte consiste en la formulation de deux pistes de réponse distinctes à ces interrogations interdépendantes, par l’entremise d’une élucidation des différentes tonalités sémantiques des concepts de « monisme », de « dualisme », de « réductionnisme » et d’« émergence ».

À ces deux pistes de réponse seront associées deux conceptualisations contrastées de l’émergence, relatives à deux formes d’émergentisme qu’il est important de bien distinguer. Les deux « stratégies » émergentistes ici présentées sont malheureusement fréquemment confondues dans la littérature, avec la fâcheuse conséquence d’un obscurcissement conceptuel souvent préjudiciable.

Monisme — dualisme : trois sortes de tension

Afin de comprendre comment l’émergentisme, dans ses ambitions médiatrices, permet de concilier de manière cohérente monisme et dualisme, il est intéressant de distinguer trois sortes de tension possibles entre ces positions opposées : celle qui concerne les substances, celle qui a trait aux propriétés, et celle qui concerne les prédicats[5]. Cette distinction, bien qu’assez vague et méritant de ce fait quelques raffinements, a le mérite de conduire à la mise en évidence de deux stratégies différentes de conceptualisation de l’émergence entendue comme « discontinuité sur fond de continuité ». D’autres catégorisations plus courantes sont bien souvent aveugles à cette potentielle équivocité de l’émergence. En guise d’exemple, contentons-nous d’évoquer la distinction classique entre réductionnisme ontologique et réductionnisme épistémologique qui autorise la formulation d’un unique émergentisme conciliateur (adhésion au réductionnisme ontologique et rejet du réductionnisme épistémologique) comme voie moyenne cohérente entre les extrêmes classiques radicalement réductionnistes et anti-réductionnistes[6].

Le niveau des substances

D’une manière devenue aujourd’hui classique et presque consensuelle, la nature dans son ensemble peut être conçue sur le modèle pyramidal d’une stratification de niveaux compositionnels de complexité ou d’organisation croissante[7]. À une telle image, dont il est possible de trouver dans la littérature des versions de plus en plus raffinées[8], il est possible de faire correspondre deux axes de pensée opposés. On peut adhérer à l’idée selon laquelle cette hiérarchisation compositionnelle des étants naturels est purement continue ; chaque niveau particulier regroupe des unités structurelles qui, en s’agrégeant, donnent naissance aux entités peuplant le niveau directement supérieur de la hiérarchisation (une agrégation de particules élémentaires constitue un atome ; un regroupement d’atomes, une molécule, etc.). Dans une telle perspective, il n’y a pas de place dans l’ontologie du monde étudié par la science pour des entités non naturelles ou non physiques (non constituées ultimement de particules élémentaires). Une telle position peut être qualifiée de « monisme des substances » : il n’existe qu’un type d’ingrédient naturel, qu’une substance et, dans le contexte qui nous occupe, cette substance s’identifie à la matière[9]. À l’inverse, on peut concevoir la hiérarchisation compositionnelle des étants naturels comme comportant des discontinuités, des « points de saut ». Dans une telle optique, il existe des entités naturelles non exclusivement composées des particules élémentaires de la physique (une illustration paradigmatique consisterait ici en un organisme vivant qui, dans une perspective vitaliste, serait constitué de particules physiques et d’un « souffle vital » non physique). Une telle posture constitue une version de dualisme (ou pluralisme) des substances : il existe plusieurs ingrédients fondamentaux et mutuellement irréductibles qui participent à l’ontologie du monde.

Le niveau des propriétés

À cette première hiérarchie compositionnelle il est possible de faire correspondre une stratification analogue hiérarchisant les propriétés causales manifestées par les systèmes naturels. Les différents échelons d’une telle hiérarchisation se coordonnent par l’entremise de la relation compositionnelle de réalisation, dont on peut proposer une brève caractérisation comme suit : une propriété P2 de deuxième ordre est réalisée par une propriété P1 de premier ordre si l’existence de P1 est constitutivement suffisante pour l’existence de P2[10]. En tenant pour acquis le principe physicaliste de l’« héritabilité des pouvoirs causaux »[11], il s’ensuit du fait que P2 est réalisée par P1 que P2 est causalement dépendante de P1, c.-à-d. que les pouvoirs causaux associés à P2 ne sont que le résultat d’une combinaison particulière des pouvoirs causaux associés à P1.

À nouveau, deux conceptions peuvent être soigneusement distinguées. Il est possible d’adhérer à l’idée selon laquelle la hiérarchisation des propriétés naturelles est, de part en part, continue. Cela implique que toute propriété naturelle est ultimement réalisée par les propriétés élémentaires de la physique, c.-à-d. que les dispositions causales associées à toute propriété naturelle ne sont fondamentalement que le résultat de combinaisons complexes de capacités associées aux propriétés « d’ordre zéro » (ou propriétés « auto-réalisées », qui ne nécessitent l’instanciation d’aucune autre propriété pour s’instancier — telles, par exemple, le spin, la masse, l’énergie, etc.). Il n’existe, dans une telle optique qualifiée de « monisme des propriétés », qu’un seul type de propriétés « authentiquement » causales (les propriétés physiques élémentaires), les autres propriétés naturelles d’ordre supérieur se réalisant par elles ultimement. À l’inverse, on peut défendre un « dualisme (ou pluralisme) des propriétés » en considérant que la hiérarchie des propriétés naturelles manifeste une ou plusieurs discontinuités. Dans une telle optique, il existerait des propriétés naturelles manifestant des pouvoirs causaux qui transcendent toute combinaison particulière de pouvoirs causaux associés aux propriétés physiques élémentaires. De telles propriétés, non réalisées par le physique, constitueraient le lieu d’un nouveau régime causal dissocié du régime physique classique.

Le niveau des prédicats

Outre les deux premiers niveaux de compréhension de la tension entre monisme et dualisme, relativement à la constitution des substances et à la réalisation des propriétés causales, il est possible de définir une troisième hiérarchisation relative aux prédicats du langage employés pour référer aux propriétés naturelles (et conçus comme unités élémentaires des théories scientifiques, dans une optique purement syntaxique). Contrairement aux deux premières hiérarchies proposées qui, dans une perspective réaliste critique, participent du domaine de l’ontologie et de la constitution concrète des étants naturels, cette troisième stratification s’inscrit dans une dimension proprement épistémologique, relative à nos modalités représentationnelles des systèmes naturels. À la relation de composition ontologique des propriétés causales (la réalisation) se substitue ici une relation de composition épistémique des prédicats qui y réfèrent au sein des propositions de la science (constitutives des théories). Cette relation entre prédicats d’ordres successifs peut être (grossièrement) conçue comme interdéfinissabilité. Par suite, si tous les prédicats d’ordre n peuvent être définis à l’aide de combinaisons logiques de prédicats d’ordre n*<n, les propositions invoquant des prédicats d’ordre n sont dérivables logiquement d’un ensemble de propositions contenant des prédicats d’ordre n*<n[12].

Il est à nouveau possible de dissocier deux positions antagonistes. D’une part, on peut adhérer à l’idée moniste selon laquelle tous les prédicats de la science sont définissables en termes de prédicats de premier ordre, ou prédicats de genres naturels physiques (par extension, toute proposition de la science est déductible des lois scientifiques fondamentales, faisant office d’axiomes du langage scientifique. Dans cette optique, la hiérarchie des prédicats est continue). D’autre part, on peut adhérer à l’idée d’une échelle conceptuelle discontinue (dualisme ou pluralisme des prédicats) ; on peut concevoir le fait qu’il existe des prédicats qui ne peuvent se définir par l’entremise de prédicats de genres naturels physiques (et, par extension, qu’il existe des propositions scientifiques non déductibles des lois scientifiques fondamentales)[13].

Deux stratégies pour l’émergentisme

Variétés de pluralisme

En tenant pour acquis certains rapports d’implication entre les positions définies ci-dessus — à savoir : le monisme des prédicats implique le monisme des propriétés, qui implique le monisme des substances et, par contraposition, le dualisme des substances implique le dualisme des propriétés, qui implique le dualisme des prédicats — il est possible de définir quatre postures métaphysiques distinctes rationnellement défendables : (A) le monisme des prédicats (et donc des propriétés et des substances) ; (B) le monisme des propriétés conjoint au dualisme des prédicats ; (C) le monisme des substances conjoint au dualisme des propriétés, (D) le dualisme des substances (et donc des propriétés et des prédicats)[14].

Parmi ces quatre positions philosophiques, nous pouvons d’emblée écarter les deux extrêmes — (A) et (D) — qui ne peuvent par principe constituer des lieux possibles pour une thématisation intéressante ou non triviale de l’émergence, en phase avec les intuitions véhiculées par l’étymologie même du concept et l’idéal médiateur qui l’accompagne. En effet, la position (A) ne ménage aucune place pour une éventuelle forme de discontinuité (substantielle, causale ou représentationnelle). Relativement à la terminologie que nous évoquions précédemment, la position (A) s’avère ontologiquement et épistémologiquement réductionniste. La position (D), quant à elle, constitue la négation de toute forme de continuité (substantielle, causale ou représentationnelle) ; elle constitue une position ontologiquement et épistémologiquement antiréductionniste.

Il reste dès lors les deux positions intermédiaires — (B) et (C) — qui pourraient convenir aux émergentistes dans leur recherche d’une conciliation possible entre monisme et dualisme, entre idéal de scientificité et d’autonomie. Ces deux positions permettent de définir deux concepts d’émergence distincts, conférant tous deux un sens fécond et non trivial à la maxime classique : « Le tout est plus que la somme des parties », en cohérence avec l’idée d’une « discontinuité apparente et d’une continuité réelle » : l’émergence représentationnelle ou explicative (correspondant à la position [B]) et l’émergence causale ou constitutive (correspondant à la position [C])[15].

Émergences représentationnelle et causale

Les considérations qui viennent d’être développées nous autorisent à présent à proposer une réponse à la question de la consistance de la position émergentiste, que nous pouvons exprimer à nouveau sous la forme : comment est-il possible de défendre une position intermédiaire entre monisme et dualisme, entre idéal de rigueur scientifique et volonté de sauvegarder l’autonomie de certains phénomènes naturels (comme la vie ou la conscience) ? Deux réponses s’avèrent envisageables, eu égard aux concepts distincts d’émergence représentationnelle et d’émergence causale.

  • L’émergence représentationnelle constitue le concept médiateur entre le monisme des propriétés et le dualisme des prédicats. Affirmer qu’il existe des entités représentationnellement émergentes, c’est adhérer à une forme de monisme causal en phase avec les présuppositions fondamentales de la science moderne tout en acceptant l’autonomie, de type explicative, de certaines entités naturelles. L’émergence représentationnelle traduit ainsi un idéal de continuité causale réelle et de discontinuité explicative apparente, où les épithètes « réelle » et « apparente » sont à concevoir comme relatives, respectivement, à la réalité — ontologique, pourrait-on dire — et à la nature subjective ou relative de nos modalités représentationnelles de cette réalité. Dans cette perspective, la nature est foncièrement unitaire (monisme des substances et des propriétés causales) mais la science (nos descriptions de cette nature) est plurielle (pluralisme des prédicats). « Le tout est plus que la somme des parties » est à interpréter dans ce contexte comme : « Le comportement du tout, bien que causalement déterminé par celui de ses parties, n’est pas nécessairement explicable et prédictible sur la base d’une connaissance, fût-elle complète, du comportement des parties. » Notons ici que sont traditionnellement distingués divers degrés d’émergence représentationnelle, dont les deux plus courants et usités consistent dans les émergences représentationnelles faible et forte. Cette distinction s’associe à la nature de l’inexplicabilité (et de l’imprédictibilité) en jeu — selon que celle-ci est purement pratique ou relative (liée par exemple aux limitations contingentes des capacités de nos meilleurs instruments), ou de principe ou absolue (non liée à la finitude de nos instruments et capacités cognitives)[16].

  • L’émergence causale constitue le concept médiateur entre le monisme des substances et le dualisme des propriétés. Affirmer qu’il existe des entités causalement émergentes, c’est adhérer à l’idée selon laquelle la nature n’est constituée que d’un seul ingrédient (dans le cas qui nous occupe, la matière ; il n’existe donc pas d’entité magique, mystique, dite surnaturelle, entendue au sens d’immatérielle), mais est le théâtre de régimes causaux fondamentaux et distincts qui régissent la succession des événements dans le temps. L’émergence causale capture ainsi l’idée d’une continuité matérielle réelle et d’une discontinuité causale apparente, où l’épithète « apparente » nous mène ici, dans la perspective d’un réalisme causal, à une certaine difficulté d’interprétation, sur laquelle nous ne nous attardons pas ici[17]. Dans cette perspective, la nature n’est pas foncièrement unitaire (monisme des substances, mais pluralisme des propriétés) et, corrélativement, nous ne pouvons la décrire que de manière plurielle (pluralisme des prédicats). « Le tout est plus que la somme des parties » est à comprendre ici dans le sens : « Le tout, bien que n’étant que l’agrégat de ses parties, manifeste un comportement qui ne consiste pas en une combinaison, aussi complexe soit-elle, des comportements de ses parties. »

Définitions eu égard à une topologie de la causation

Existe-t-il des systèmes naturels concrets (des molécules, des cellules, des cerveaux, des sociétés, etc.) qui manifestent l’une ou l’autre des deux formes d’émergence que nous venons de décrire ? Pouvons-nous raisonnablement affirmer que la vie ou la conscience constituent des entités représentationnellement émergentes (c.-à-d. qu’on ne peut expliquer la vie ou la conscience en des termes purement physiques) ou causalement émergentes (c.-à-d. que la vie ou la conscience peuvent être associées à des pouvoirs causaux nouveaux qui transcendent la causation physique) ? Afin de répondre à ces interrogations — qui nous poussent à tester les concepts d’émergence représentationnelle et d’émergence causale sur le terrain empirique — il est indispensable de proposer une définition plus précise des deux concepts, définition qui fait transparaître explicitement la frontière qui les sépare. Ainsi, nous pouvons introduire[18] :

  • Une propriété P est représentationnellement émergente si et seulement si (1) P est réalisée par un ensemble de propriétés de base Bi et si (2) P influence sa propre base de réalisation Bi en constituant la condition de possibilité de l’action sur Bi d’un mécanisme de contrainte descendante.

La première condition définitoire de l’émergence représentationnelle constitue, comme nous l’avons vu, le réquisit d’un monisme causal minimal. P est une propriété nouvelle qui s’identifie à une combinaison de propriétés causales sous-jacentes pré-existantes (les Bi). La deuxième condition garantit l’irréductibilité explicative de P : les propriétés Bi ne peuvent suffire à expliquer P dans le cas où l’existence même de P s’accompagne d’une mise en relation des Bi avec un faisceau de contraintes qui, en influençant les Bi, possède un poids épistémologique dont on ne peut faire l’économie pour expliquer P. Ces contraintes peuvent être de deux types : externes, lorsque, par P, le système portant P s’ouvre à un environnement qui interagit avec les Bi[19] ; internes, lorsque, par P, le système devient le théâtre de mécanismes de rétroaction qui influencent le comportement des Bi[20]. Le concept de contrainte descendante traduit l’idée essentielle selon laquelle, dans un système naturel, un poids épistémologique doit être accordé aux constituants du système et à leurs capacités propres, mais aussi au mode d’organisation de ces constituants qui les contraint (par exemple en activant des dispositions causales jusqu’alors latentes).

  • Une propriété P est causalement émergente si et seulement si (1) P est instanciée dans un système S exclusivement constitué de particules physiques et si (2) P constitue une nouvelle propriété qui agit causalement sur les constituants de S (causation descendante).

Le premier réquisit de l’émergence causale constitue, comme nous l’avons déjà précisé, la condition minimale du monisme des substances. La propriété P n’est attachée à aucune entité immatérielle sur laquelle la science n’aurait pas de prise. La deuxième condition constitue quant à elle l’homologue positif de l’irréductibilité causale ; l’avènement au monde de la propriété P marque l’apparition d’un nouveau régime causal qui ne se réduit pas au régime causal physique classique. En particulier — et en ceci les émergentistes entendent éviter les écueils des théories parallélistes — la propriété émergente P peut interagir causalement, de manière directe et interne, avec sa propre base d’émergence. Cette idée est capturée par l’entremise du concept de causation descendante, dont l’un des plus grands défenseurs, souvent considéré comme le successeur des émergentistes britanniques, n’est autre que le médecin nobélisé Roger Sperry[21].

La ligne de partage

Les considérations précédentes nous conduisent naturellement à identifier la ligne de démarcation autorisant la distinction entre émergence représentationnelle et émergence causale. La démarcation ressortit au contraste qu’il y a lieu d’opérer entre contrainte descendante et causation descendante. Sans entrer ici dans le détail de considérations techniques relatives à la problématique philosophique de la causalité qui nous mèneraient bien au-delà des ambitions de cet article, nous pouvons nous contenter de développer les considérations suivantes :

  • La causation est traditionnellement conçue — et ce depuis que la science moderne a explicitement embrassé l’héritage atomiste de l’école de Démocrite — sur le mode de la causalité efficiente. Elle s’associe ainsi à l’idée d’une séquence temporelle entre deux événements (cause et effet) qui, selon la théorie adoptée, se succèdent régulièrement, échangent une marque, sont les lieux de transfert d’une certaine quantité physique, etc. L’image d’Épinal associée à cette idée consiste en la bille de billard en mouvement qui, en frappant une autre bille — jusqu’alors immobile — cause la mise en mouvement de celle-ci (par exemple, dans l’optique d’une théorie du transfert, la relation ici en question est causale, car la cause putative [première bille] transfère une certaine quantité [ici l’impulsion ou l’énergie cinétique] à son effet [seconde bille]). Dans une telle perspective, la causation descendante s’associe à l’idée selon laquelle les propriétés émergentes d’un système agissent de manière efficiente sur leur propre base d’émergence.

Ce concept de causation descendante est doublement problématique. D’une part, malgré les diverses tentatives des défenseurs de ce concept d’en prodiguer un support empirique concret, aucun mécanisme réaliste de causation descendante n’a pu, à ce jour, être mis en évidence de manière précise[22]. D’autre part, la cohérence philosophique du concept de causation descendante est elle-même questionnable. La raison essentielle en est certainement que l’idée de causation descendante s’associe à une forme de circularité particulièrement gênante[23].

  • La contrainte est à concevoir, non sur le mode de la cause efficiente qui « pousse » ou qui « modifie », mais sur le mode de la « cause formelle » ou « fonctionnelle », qui procède par sélection et activation de dispositions ou capacités toujours-déjà présentes au système — en latence. La contrainte descendante associée à une propriété représentationnellement émergente P correspond ainsi — non pas à un mécanisme modificateur ou altérateur — mais à un mécanisme révélateur de capacités contenues dans les constituants du système manifestant P.

À l’inverse de la causation descendante, le concept de contrainte descendante n’est pas foncièrement problématique. Divers exemples illustratifs ont déjà été esquissés (issus essentiellement des sciences de la complexité, relatives aux phénomènes dits « auto-organisés »), qui constituent une assise empirique stable à même de fournir une justification rationnelle au concept d’émergence représentationnelle. En outre, la contrainte descendante est tout à fait compatible avec le physicalisme contemporain.

Si l’on prend au sérieux les précédentes considérations qui, de manière concise, mettent en évidence le fait que, dans les systèmes naturels, « les propriétés d’ordre supérieur agissent par l’activation sélective de pouvoirs physiques et non par leur altération[24] », il ressort que, des deux positions émergentistes (B) et (C) décrites plus haut, seule la position (B) — le monisme des propriétés conjoint au pluralisme des prédicats — s’avère à la fois philosophiquement cohérente et scientifiquement pertinente. Les présupposés physicalistes de la science moderne (comme par exemple le principe de complétude du monde physique) ne tolèrent en effet pas l’idée de l’émergence d’un nouveau régime causal irréductible à la causation en jeu aux niveaux les plus élémentaires de la matière. En acceptant de jouer le jeu de la conciliation avec une forme de dualisme, la seule concession que la science moderne physicaliste semble autoriser est celle associée à l’idée d’une émergence représentationnelle, traduisant l’existence de propriétés, comme la vie ou la conscience, capables d’émerger d’un substrat naturel en révélant sous un nouveau jour ce qui, de toute éternité, était déjà contenu, de manière immanente, dans ce substrat. Si discontinuité il doit exister, celle-ci ne peut être, sous le regard de la science, qu’épistémologique, c.-à-d. relative à nos représentations de la nature, et non ontologique, entendue comme une rupture dans la manière dont se composent entre eux les pouvoirs causaux naturels.

Conclusion

À l’inverse de catégorisations classiques — comme celle entre réductionnisme épistémologique et réductionnisme ontologique que nous avons évoquée dans cet article — la distinction de Robinson entre ce qui concerne les substances, les propriétés et les prédicats, relativement à la tension entre monisme et dualisme, nous a autorisé à distinguer deux stratégies possibles et distinctes de conceptualisation non triviale de l’émergence. Ces deux stratégies, associées aux concepts d’émergence représentationnelle et d’émergence causale, s’avèrent compatibles avec les ambitions médiatrices des premiers émergentistes, dans leur volonté de proposer une solution de remplacement positive aux opposés classiques que sont le monisme et le dualisme radicaux. Bien que les concepts d’émergence représentationnelle et d’émergence causale soient a priori consistants, il s’avère que seul le plus faible d’entre eux — l’émergence représentationnelle — semble compatible avec les exigences physicalistes des sciences naturelles contemporaines. La raison en est sans doute, comme nous l’avons évoqué, que le réquisit définitionnel de l’émergence causale, la causation descendante, constitue un concept fortement chargé métaphysiquement et qui ne possède pas à ce jour d’exemplification empirique satisfaisante.