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La science géographique présuppose que le monde soit compris géographiquement, que l’homme se sente et se sache lié à la Terre comme un être appelé à se réaliser en sa condition terrestre.

Dardel, L’Homme et la Terre : nature de la réalité géographique.

Introduction

Nous avons ailleurs présenté le contexte socioculturel qui a mené à l’avènement de la géographie culturelle au Québec (Bédard, 2007). Une géographie culturelle à peu près inexistante avant que la mutation culturelle de la société québécoise lors des années 1960, plus communément appelée Révolution tranquille, ne provoque en quelque sorte sa naissance. Une géographie culturelle québécoise que nous disions distincte en ceci qu’elle s’intéresse depuis à explorer les rapports complexes que les Québécois entretiennent avec leurs territoires et de leurs paysages. Une démarche qui, sous de multiples formes, s’emploie à promouvoir une culture québécoise, plurielle et singulière, autre que canadienne-française. Tout cela somme toute parce que, dans l’effervescence d’une société anxieuse de prendre sa destinée en main (Bouchard, 1999), cette géographie désire contribuer à une construction socioculturelle durable et à notre image (Bélanger, 1977). Une géographie culturelle québécoise dont les principaux acteurs, formés pour la plupart aux États-Unis, participaient pleinement à l’essor de la nouvelle géographie culturelle pour laquelle le territoire est une construction sociale [1]. En guise de conclusion, nous exprimions le désir de voir si d’autres écoles nationales, voire certains géographes, plus particulièrement en Europe, avaient pu avoir quelque influence sur le cours de la géographie culturelle québécoise.

C’est pour répondre en partie à ce souhait que nous chercherons ici à voir dans quelle mesure la géographie culturelle québécoise est en résonance avec l’oeuvre d’Éric Dardel (1899-1967). Un géographe français plus ou moins reconnu de son vivant et dont la principale réalisation, L’Homme et la terre – Nature de la réalité géographique (1990) [1952], a, postulons-nous, une influence notable sur la géographie culturelle au Québec. S’agit-il cependant d’un impact direct ou d’une concordance alors que ce livre a été remis au goût du jour par le géographe américain J. Nicholas Entrikin, en 1976 et s’agit-il donc du prolongement de l’influence de l’école étasunienne [2] ? S’il demeure ardu de mesurer l’incidence effective de Dardel vu le petit nombre de citations et de renvois en bonne et due forme qui y sont faits, il nous est apparu utile d’illustrer en quoi la géographie québécoise rejoint la pensée de Dardel et, surtout, de démontrer comment la lecture de cet ouvrage peut nous permettre de mieux comprendre la géographie culturelle québécoise et, ce faisant, le Québec et ses habitants [3].

Nous demeurons en effet convaincu que ce livre a probablement eu un impact appréciable sur la connaissance et la pratique de la géographie québécoise, plus spécialement lorsque celle-ci est culturelle ou épistémologique. Les idées de Dardel, la force de ses convictions et de ses intuitions, ont ceci de remarquable, tenterons-nous de démontrer, qu’elles peuvent contribuer 1) à l’explication de l’appropriation, par le Québec, de son territoire, et ce, grâce à la prise de conscience, au su des rapports des Québécois avec ce même territoire, de l’originalité de leur géographie, physique et humaine, puis 2) à l’affirmation d’une géographie culturelle québécoise distincte.

Cette thèse ne nous semble pas trop hasardeuse, ne serait-ce qu’à la suite des efforts de Raffestin (1987, 1989) et de Lévy (1992) qui ont tenté de faire valoir l’originalité de cet auteur, de partager son questionnement et son amour de la géographie, que ce soit par leur enseignement auprès de plus jeunes générations de géographes, dont nous sommes [4], ou par le truchement d’écrits, publiés notamment dans les Cahiers de géographie du Québec. Ne serait-ce, encore et surtout, qu’en vertu d’une intuition étayée à partir d’oeuvres de Bélanger, Bureau, Dorion, Hamelin, Louder, Morrissette, Morrisonneau et Waddell. Aussi nous proposons-nous ici davantage de construire des hypothèses que de démontrer des thèses, d’esquisser pourquoi et comment certains concepts introduits par Dardel, comme « géographicité » et « territorialité », ont depuis marqué la destinée et le rôle de la géographie culturelle québécoise [5]. Nous nous y prendrons en trois temps : nous préciserons d’abord pourquoi il nous semble fécond de nous référer à ce livre de Dardel pour analyser l’évolution de la géographie culturelle au Québec ; nous illustrerons ensuite comment les idées et thèses de Dardel nous permettent de mieux saisir la prise de possession en trois temps du territoire québécois puis comment elles nous permettent de saisir l’avènement d’une géographie culturelle québécoise autonome.

De l’utilité de L’Homme et la Terre comme révélateur de la géographie culturelle québécoise

L’Homme et la Terre de Dardel propose, en moins de 132 pages, une réflexion originale sur l’objet et le rôle de la géographie. Au terme d’une déconstruction des six dimensions spatiales [6] auxquelles la géographie se frotterait, notamment dans sa résultante paysage, puis au terme d’une relecture des cinq relations-types [7] à notre environnement qui ont conditionné, depuis notre venue, les rapports que nous entretenons avec la terre, l’auteur élabore ainsi rien de moins qu’une sociologie de la géographie qui, selon Raffestin (1987), en appelle non seulement à une perspective globale en géographie, mais aussi à géographicité de l’homme comme mode d’être de son existence et de son destin. Autrement dit, en illustrant l’ampleur et la mouvance de l’objet de la géographie, et donc, à sa suite, la complexité de son rôle, Dardel cherche à approfondir la relation fondatrice de l’homme à son milieu de vie. Sa territorialité dirions-nous aujourd’hui, pour mieux comprendre sa place, illustrant l’importance du sens qui se dégage du lieu que nous habitons, attendu que celui-ci nous habite en retour.

Cela dit, et même si certains, comme l’économiste français Perroux, ont été sensibles à la pertinence de ce message – « votre ouvrage nous aide à redécouvrir les communications et les participations fondamentales qui ont lancé la géographie de plein vent à l’aventure, et qui ont soutenu la recherche objective des géographes scientifiques qui n’ont jamais perdu le sens de la poésie » (Pinchemel, 1990 : 180) –, ce livre n’a guère suscité de réactions lors de sa parution en France, en 1952. Or, comment aurait-il pu en être autrement car, « formé au paradigme du voir, il a été écrit au moment où triomphait celui de l’organiser alors qu’il postulait celui de l’exister » (Raffestin, 1987 : 472) ? Anticipant de plus de 20 ans l’évolution de la géographie, ce livre est à toutes fins utiles passé inaperçu en cette époque où, assoiffée de modernité pour se faire reconnaître, la géographie de tout l’Occident, et donc celle du Québec, avait goulûment embrassé le positivisme, l’économisme et les méthodes quantitatives alors portés aux nues.

Ce n’est qu’avec la montée en puissance d’un courant humaniste largement anglo-saxon (Buttimer, 1976, 1979 et 1983 ; Relph, 1976 et 1997 ; Tuan, 1971, 1977 et 1989) – mettant en cause l’idéologisme d’une vision purement organisationnelle et fonctionnaliste, puis davantage intéressée par les aspects subjectifs et symboliques de la relation qui unit l’homme à la terre – et avec l’emploi qu’en a fait, disions-nous, Entrikin dans un article publié en 1976, qu’on a redécouvert l’oeuvre de Dardel. Une redécouverte particulièrement importante pour deux raisons. D’une part, l’originalité et la force des idées de Dardel ont, selon nous, permis de pénétrer plus aisément l’économie interne de l’appropriation de son territoire et l’adaptation – ou serait-ce l’adoption ? – d’un mode de vie et d’aménagement à l’échelle de sa vastitude et en concordance avec sa diversité géographique. D’autre part, elles ont permis de contextualiser et d’expliquer l’affirmation d’une géographie aux modes de réflexion et d’analyse à la hauteur des défis posés par ce même territoire et sa récente survenue [8]. Tant et si bien que l’oeuvre de Dardel, parmi d’autres, chercherons-nous maintenant à illustrer, a pu nourrir la géographie québécoise, si ce n’est nous fournir une clé d’interprétation quant à l’appropriation du Québec par les Québécois et quant à l’affirmation d’une géographie québécoise distincte par l’ambition et la verve de son discours.

L’appropriation en trois temps du territoire québécois

Cette appropriation du territoire québécois, aux dires de Dardel et au su des géographes québécois oeuvrant dans le champ de la géographie culturelle (Bédard, 2007), s’effectue de trois manières congruentes en vertu de trois objectifs distincts. Il lui faut permettre 1) la territorialisation de l’espace québécois, 2) de même que la prise de conscience de sa vastitude et de sa diversité aussi bien culturelle que naturelle au moyen 3) d’un discours géographique intégrateur qui, pour illustrer la complexité des relations que nous entretenons avec notre territoire, emprunte souvent une forme littéraire, proche de la poésie.

La territorialisation de l’espace québécois

Selon Dardel, « la géographie autorise une phénoménologie de l’espace », soit la création d’un espace concret à notre dimension, c’est-à-dire d’un territoire « qui se donne et répond, […] généreux et vivant devant nous » (Dardel, 1990 [1952] :35). C’est ce que font de bien des façons Bélanger (1977, 1996), Bureau (1984, 1991, 1997), Hamelin (1980), Morrisset (1983, 1985) et Morrisonneau (1978), par exemple, lorsqu’ils en appellent à une appropriation du Québec comme entité géoculturelle distincte. Une appropriation qu’ils disent possible en vertu de la territorialisation de ce qui n’était jusqu’alors qu’un espace plus ou moins connu, plus ou moins habité ; qu’un espace indifférencié à l’échelle du Canada, voire du Canada français ; qu’une abstraction sans réelle épaisseur ou tessiture autre qu’une historicité dont on voulait se démarquer. C’est-à-dire en vertu de la prise de conscience et de la revendication d’un territoire de lisibilité où sustenter un imaginaire proprement québécois, si ce n’est en la pratique de la vertu géosymbolique de son territoire. Et il n’en va pas autrement encore pour Dorion lorsqu’il cherche, avec la Commission de toponymie qu’il a longtemps présidée, à nommer les lieux québécois de la façon la plus juste et la plus évocatrice qui soit pour tout un chacun, ou encore lorsque, analysant le contentieux de 75 ans sur la frontière entre le Labrador et le Québec, il déplore l’absence d’une conscience géographique la plus élémentaire chez les juristes et politiciens qui ont présidé à son tracé et à ceux qui, depuis, le reconduisent [9] (1963, 1980, 2006).

Cette quête d’appropriation explore donc la relation essentielle qui se noue entre l’homme et son territoire, soit la relation d’« amour au sol natal » (Dardel, 1990 [1952] : 2), d’appartenance au lieu qui non seulement nous a vu naître mais qui, en partie, nous a conçu. En évoquant de mille et une façons cette relation de sens qui alimente notre territorialité, car c’est bien de cela qu’il est ici question, les géographes culturels québécois, par le truchement d’écrits sur le Nord, les Autochtones, les minorités allophones, le Saint-Laurent, etc., s’efforcent de nous faire sentir davantage comme les habitants de ce territoire, de nous le faire reconnaître comme le seul endroit où nous puissions aussi bien être. C’est dire combien cette appropriation du Québec peut nourrir notre identification au territoire, comment elle s’apparente à un « grand principe d’unité » (Ibid. : 77), à un être-de qui, situant, qualifie et distingue. En effet, « la disposition topographique des habitudes, des allées et des places ne fait pas qu’inscrire sur le sol la parole du mythe, renouvelée par les rites » (Ibid. : 84), elle produit aussi un effet de sens qui « fixe en quelque sorte le lieu de son existence » (Ibid. : 19). Elle témoigne donc d’un mode de territorialisation de notre habitat qui illustre toute l’importance des rapports identitaires et identificatoires que nous entretenons à l’égard de notre milieu de vie.

Or, ce milieu de vie n’est pas que territoire, tant et si bien que son appropriation n’est pas qu’idée et territorialité. Elle est encore source de convivialité, modulée par l’acceptation et la pratique de l’immensité du territoire et de la rigueur de ses éléments naturels, de même que par celles de la variété de ses environnements naturels et construits, voire celles de la perception de ses habitants, façonnée qu’est cette dernière par leurs visions du monde et par leurs moyens techniques pour s’accommoder de leur milieu de vie.

La prise de conscience de la diversité du milieu québécois

En effet, pour Dardel, la géographie est encore la prise de conscience des choses de la Terre, « profondément rivée au réel » (p. 123), la prise de conscience notamment des oppositions fondatrices entre l’habité et le non-habité, entre le Nord et le Sud. Une pluralité que les géographes culturels québécois se sont eux aussi bien gardés « de décomposer, d’isoler et d’abstraire » (Ibid. : 122) pour plutôt la parcourir allégrement, analysant la charge sémantique de la géographie physique et humaine du Québec alors qu’ils ré-investissent sa dialogique plaine laurentienne/Québec des plateaux et montagnes, heartland/hinterland, centre/périphéries, francophones/anglophones, etc. Cela leur permet, par exemple, de considérer tout autrement le peuplement du Québec (Courville, 2000 ; St-Hilaire, 1996, pour qui celui-ci s’apparente à la succession utopie-mythe-utopie) et de la francophonie nord-américaine (Waddell et Caldwel, 1982 ; Louder et Waddell, 1983 ; Louder, 1996 ; Waddell et Morrisset, 2000 ; Louder et al., 2001 ; ), les rapports entre autochtones et allochtones (Hamelin, 1956 ; Morrisset, 1981, 1985 ; Morrissonneau, 1973, 1978), etc.

En prenant ainsi la mesure de la diversité de notre milieu de vie et de l’importance du regard qu’on porte sur lui, Bélanger, Bureau et les autres géographes québécois ciblés ici, à l’image de Dardel, étoffent l’appropriation du territoire québécois à celle de toute sa géographie physique et humaine. Un milieu québécois qui n’est pas simple réservoir inépuisable de ressources naturelles, ou simple reproduction ad libidum du mode de vie et de pensée des Montréalais à l’échelle de tout le Québec, chaque région présentant nombre de caractéristiques culturelles et environnementales qui la distinguent à coup sûr. Le Nunavik n’est pas la Côte-Nord, pas plus que l’Estrie n’est la Gaspésie. Explorant la relation particulière qu’il y a au Québec entre l’individu et son habitat, les géographes culturels québécois cherchent à se donner les moyens nécessaires pour mettre en valeur les particularismes de l’habiter québécois. Cela, afin d’investiguer les tenants et aboutissants de la relation existentielle qui se noue entre les Québécois, puis entre les Québécois et leur territoire, afin de rendre compte de la « géographicité de l’homme comme mode de son existence et de son destin » (Dardel, 1990 [1952] : 2). Somme toute, les géographes culturels québécois s’emploient donc, par cette « géographisation », à faire prendre conscience des conditions et contraintes, plurielles et variables, du milieu des Québécois pour les aider à plus aisément s’y réaliser, s’y projeter, s’y identifier en vertu d’une geste paysagère et aménagiste où peut se dessiner la singularité des liens que nous entretenons avec lui, un milieu ici décliné aux multiples échelles que tous habitent simultanément.

De l’importance de l’irrationnel et de l’esthétique

La géographie n’implique pas seulement une reconnaissance de la réalité terrestre en sa matérialité, elle se conquiert tout autant comme technique d’irréalisation, sur la réalité elle-même.

Dardel, L’Homme et la Terre : nature de la réalité géographique.

Cette double conscientisation territoriale et géographique demeure toutefois ardue, notamment parce que le vocabulaire et la logique argumentative scientifiques peinent à y parvenir. Et il en est ainsi car, selon Dardel, l’objet de la géographie « reste, dans une certaine mesure, inaccessible parce que le réel dont elle émerge ne peut être entièrement objectivé » (p. 124), indicible qu’il nous est pour une bonne part. C’est pourquoi, poursuit l’auteur, la géographie doit s’intéresser à autre chose qu’aux faits et faire valoir la géographicité des perceptions et des représentations, et donc des symboles et des valeurs qui animent et signifient également nos relations au territoire et à notre milieu de vie. Un paysage n’est-il pas, par exemple, tout autant l’expression de notre rationalité et des moyens de notre existence que la mise en chair de notre « intimité substantielle » (Ibid. : 20), c’est-à-dire de notre irrationalité et des ambitions de notre essence ?

Attendu que l’appréhension esthétique est consubstantielle à notre relation à la terre (Raffestin, 1987), Dardel s’est par conséquent employé à comprendre l’écriture géographique, fût-elle naturelle ou anthropique, et à la rendre de toutes les façons possibles pour ainsi tenter d’illustrer la richesse du lien qui nous lie à la terre. On note une sensibilité similaire chez les géographes culturels québécois pour qui l’appropriation du territoire et de la géographie du Québec ici recherchée ne peut faire l’économie des métaphores et autres représentations symboliques que nous nous donnons pour vivre au Québec, par le Québec, pour le Québec. Et si certains, dont Louder, Morisset, Morrisonneau et Waddell (Bouvet et El Omari, 2003), se sont intéressés, à titre d’objet d’étude, aux divers rendus esthétiques – peinture, littérature, chansons, etc., nobles ou populaires – de l’une ou l’autre facette de la géographie physique ou humaine du Québec, d’autres, et plus spécialement Bureau (1984, 1991, 1997, 1999, 2001, 2004, 2009) ou Morisset (1985), ont cherché à y parvenir en vertu d’une expression plus littéraire ou poétique de leurs cogitations.

… à celle d’une forme littéraire

Il s’agit là cependant d’un risque car, précise Dardel, « l’écriture, en devenant plus littéraire, perd en fermeté » (p. 4). D’un beau risque, toutefois, car l’expression géographique gagne alors « en intensité expressive, par le frémissement d’existence que lui donne » (Ibid.) la plus grande transparence obtenue. Mais si, en devenant davantage poétique, la réflexion géographique peut mieux parvenir à rendre l’esprit de la lettre du lieu étudié, elle peut également desservir son propos si l’écrit rebute par sa forme. La facture littéraire et les nombreuses références poétiques (Fantaisie du soir d’Hoelderlin, Prométhée enchaîné de Shelley) et philosophiques (Bachelard, Berkeley, Lévinas, etc.) de L’Homme et la Terre sont ainsi sans nul doute en partie responsables du faible accueil qui a été fait au livre lors de sa publication, peu rompus qu’étaient les géographes d’alors à pareille recherche de sens par l’allégorie.

Cela dit, lorsque « le langage du géographe sans effort devient celui du poète, […] il parle sans peine à l’imagination, bien mieux sans doute que le discours objectif du savant, parce qu’il transcrit fidèlement » toute la charge de signifiance de « l’écriture tracée sur le sol » (Ibid. : 3). Signalons ce passage, à titre d’exemple de cette puissance évocatrice :

Quels qu’en fussent les mobiles et les azimuts, il y eut toujours dans l’errance le plaisir de faire durer le temps, le désir d’une sage lenteur qui permettrait la décantation de l’âme et le réenchantement de l’espace et du temps. La beauté de la terre ne se livre qu’à ceux dont le pas sait goûter sans hâte le frisson du temps.

Bureau, 1991 : 229

Et ce sont ces images et métaphores, semblent nous dire Dardel, Bureau et plusieurs autres, qui seules peuvent préserver les rapports essentiels et existentiels que nous avons avec le territoire et sa géographie. Qui seules peuvent espérer recréer, en partie et bien imparfaitement, le plaisir de la découverte, ce moment premier où l’on constate non seulement que l’autre existe, entendre ici le territoire et sa diversité géographique, mais que son existence est consubstantielle à la nôtre. Et ce plaisir, plus proche dès lors de la communion, voire de la transcendance, n’émane-t-il pas de la capacité de ces images et métaphores à « nous livrer corps et âme à la présence des choses » (Bureau, 2009 : 195) ? Un peu comme nous y incitait Proust (1973) lorsqu’il soulignait que la principale fonction de l’art est de nous aider à saisir le Réel dans toute sa démesure pour retrouver l’essence des choses et le vrai sens de l’existence ?

L’affirmation d’une géographie culturelle québécoise distincte

Si les géographes culturels québécois ont permis l’appropriation du territoire et de la géographie du Québec comme objet, ils ont aussi largement contribué à l’avènement et à l’affirmation d’une géographie culturelle québécoise distincte à titre de sujet. Nous voulons dire, en cela, d’une pensée et d’un discours géographiques typiquement québécois, certes en vertu du rôle socioterritorial de cette géographie, mais encore compte tenu de son ambition épistémologique générale et des moyens retenus pour faire sa place au firmament de la géographie d’ici et d’ailleurs. Et il n’en est pas ainsi parce que les géographes québécois oeuvrant dans le champ culturel l’ont planifié à dessein, mais bien plutôt parce que, au fil des années et de la diffusion de leurs travaux, une voix autre s’est fait entendre, proche de l’esprit et du souffle de L’Homme et la Terre de Dardel.

En effet, la géographie culturelle québécoise, compte tenu de son objet et de sa jeunesse institutionnelle, semble en quelque sorte avoir fait sienne la thèse de Dardel selon laquelle « la géographie présuppose et consacre une liberté. L’existence, en choisissant sa géographie, exprime souvent le plus profond d’elle-même » (p. 130). Tant et si bien que la géographie culturelle québécoise a poursuivi d’entrée de jeu une réflexion ample, libre de toute filiation idéologique ou nationale, empruntant ici une idée, là un outil. Une pensée complexe et globale qui apparaît à ses auteurs être la seule voie possible pour embrasser la vastitude et la diversité de la géographie et du territoire québécois et, donc, pour essayer de comprendre la géographicité de nos relations de l’une et à l’autre. Cela s’est traduit par une production tous azimuts, bien évidemment, mais qui seule pouvait ainsi s’employer, et nous paraphrasons Jacob (1992), à la déconstruction du sens du lieu :

  • pour abstraire le fondamental du formel,

  • pour dégager le mécanisme de l’ornemental,

  • et pour prendre conscience, d’une part, des significations, des opérations cognitives et des contraintes fondamentales mises en oeuvre par le simple fait d’être, en un lieu, et, d’autre part, des enjeux épistémologiques et ontologiques interpellés, eux, par le simple fait d’être différente au sein de la discipline géographique québécoise, canadienne ou autre.

Il en résulte une production qui, en cela toujours au diapason de Dardel, se distingue encore en ceci qu’elle est beaucoup plus intéressée à connaître qu’à faire.

Conclusion

En en appelant à une géographie originale comme objet et comme sujet, la géographie culturelle québécoise s’évertue à protéger, à aménager et à mettre en valeur, « par la poésie ou simplement par une pensée affranchie, la source où se retrempe sans cesse notre connaissance du monde extérieur » (Dardel, 1990 [1952] : 133). « Éveil de l’homme au monde » et à l’« éveil du monde en l’homme » (Besse, 1990 : 175) alors qu’elle s’intéresse à nos rapports existentiels et essentiels au territoire québécois et à ses géographies physique et humaine, la géographie culturelle québécoise s’emploie en effet, tel que souhaité par Dardel, à (ré)enchanter le Québec. Elle s’emploie du coup à nourrir et à structurer l’imaginaire québécois pour retrouver toute la démesure du sens du lieu, qu’il s’agisse du sens accordé au lieu ou du sens qui émane dudit lieu.

Au sortir de cette réflexion où nous avons cherché à connaître davantage les ambitions et les moyens de la géographie culturelle québécoise par le truchement de L’Homme et la Terre, diverses constatations communes s’imposent. Tous deux s’emploient en effet inexorablement à illustrer :

  • la portée et la nature des perceptions et des valeurs qui guident nos façons de faire, de penser et de dire le lieu que nous habitons,

  • l’importance fondatrice et hautement signifiante de nos relations au territoire, à ses géographies et à ses habitants,

  • que la géographie culturelle, comme démarche cognitive, est d’abord et avant tout interpellée par l’appropriation toujours à (par)faire des lieux, et en quoi cette ambition concourt à l’affirmation d’une pensée géographie distincte,

  • enfin qu’on pourrait difficilement se passer d’une telle conscience géographique tant celle-ci, contribuant à la définition d’une identité – individuelle et collective – spécifique et évolutive, nous permet de mieux être parmi notre milieu naturel et notre milieu construit, donc de mieux y être pour, somme toute, mieux en être.

Terminons cette brève analyse avec une citation de Besse qui, extraite de son commentaire lors de la réédition de cette oeuvre de Dardel en 1990, en résume fort bien l’importance pour toute réflexion quant à la géographicité de notre présence sur terre et de notre âme.

Que la Terre soit présentée comme une possibilité essentielle du destin humain par Dardel, que la géographie soit l’inévitable intermédiaire entre humanité et elle-même dans sa tâche d’exister historiquement, signifie alors précisément ceci : que le monde humain se dresse sans recours dans la contingence de ses choix, que la géographie n’a d’autres vocations que celle qui consiste à rappeler infatigablement aux hommes que la contingence irrémédiable des situations qu’ils se donnent et leur irréversible responsabilité devant ce fait. À cet égard, la géographie engage un monde. Car la géographie, c’est l’existence même.

Besse, 1990 : 157