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Ressource : « Ce qu’on emploie […] pour se tirer d’embarras » (définition du dictionnaire Petit Larousse). Que dire de plus ? Quoi de plus clair et en même temps de plus vague ? Ainsi formulé, tout finit par être ressource à un moment ou un autre, pour un acteur ou un autre. Le terme semble donc bien loin des concepts précisément circonscrits nécessaires à la recherche scientifique. Pourtant, la littérature scientifique autour de cette notion est abondante, déclinée à l’envi en ressource « naturelle » (Rotillon, 2010), « productive » (Williamson, 1985), « territoriale » (Gumuchian et Pecqueur, 2007) ou bien d’autres encore, et associée à des notions telles que « patrimoine » (Barrère et al., 2005), « externalité » (Stiglitz, 2000) ou « aménité » (OCDE, 1999). Comment renoncer à ce terme insatisfaisant alors qu’il est omniprésent dans la langue courante comme dans la langue savante, en ce qu’il sert à désigner une bonne part des débats actuels qui agitent la société ? Ne serait-ce que pour l’étude des espaces ruraux, tout un ensemble de dynamiques socioéconomiques invite à nous réinterroger sur « ce qui fait ressource ». Qu’il s’agisse d’analyser un regain démographique et le développement d’une économie « résidentielle », un certain engouement pour une « relocalisation » de l’économie, favorable entre autres aux circuits courts agroalimentaires, de nouveaux enjeux pour la production agricole et sa compétitivité à l’échelle internationale, ou encore la croissance ininterrompue d’une demande de loisirs, chaque recherche identifie un renouvellement de ressources particulières. Or, dans la foulée des travaux qui précisent différentes formes de ressources mais tendent à les segmenter, n’y a-t-il pas un enjeu à revenir à une appréhension plus globale de « ce qui fait ressource » en espace rural ?

Nous proposons dans un premier temps d’étayer cette question par une réflexion empirique : retracer les étapes de construction du territoire touristique de Rocamadour permet de voir que ce qui fait ressource aujourd’hui dans cette zone rurale, pour le tourisme, correspond à une combinatoire d’éléments et de processus hétérogènes mais en interaction, mis en place dans la durée. Dans un second temps, nous proposons de reprendre la réflexion théorique sur différentes conceptions des ressources et sur la possibilité des les articuler les unes aux autres, en vue de mieux rendre compte des interactions observées sur le terrain.

L’élaboration des ressources touristiques à Rocamadour

Le département du Lot est loin d’être aussi touristique (11 millions de nuitées en 2009) que le département voisin de la Dordogne (26 millions de nuitées), en dépit de certaines similitudes paysagères et patrimoniales : importantes zones de causse, vallée de la Dordogne parcourant les deux départements, riches héritages préhistoriques et médiévaux. Toutefois, après un fort développement touristique durant les années 1990, le département du Lot connaît aujourd’hui une progression lente mais régulière de sa fréquentation (+ 1,4 million de nuitées entre 1998 et 2009), qui le place en position honorable vis-à-vis d’autres départements ruraux environnants (6,4 millions de nuitées dans le Gers, 8,7 dans le Tarn ou encore 11 en Aveyron) [1].

Le département du Lot abrite un site régulièrement présenté comme l’un des plus importants de France : Rocamadour (figure 1). Cette petite cité médiévale, qui comptait 677 habitants au recensement de 2008, est accrochée à l’une des parois du canyon de l’Alzou. Elle doit son nom à Saint Amadour, venu s’établir en ermite au pied des falaises et dont les restes parfaitement conservés auraient été découverts en 1166. Depuis lors, Rocamadour a progressivement été dotée d’un riche patrimoine architectural et religieux, reconstruit à plusieurs reprises. Dédiée au culte de la Vierge Noire, dont la cloche réputée miraculeuse signalait le sauvetage en mer de marins, Rocamadour fut un lieu de pèlerinage au rayonnement international très important, en particulier durant le haut Moyen Âge, avant que les reliques de Saint Amadour ne soient brûlées par les Huguenots [2] en 1562.

Figure 1

Rocamadour et ses environs : localisation de la zone d’étude

Rocamadour et ses environs : localisation de la zone d’étude
Source : Département du Lot - carte issue du site de la Maison du tourisme Rocamadour-Gramat (www.rocamadour.com/acces.htm)

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Mais pour l’époque actuelle, s’il est parfois écrit que « Rocamadour est le deuxième site le plus visité de France après le Mont Saint Michel » [3], la cité n’apparaît nullement dans le palmarès des 44 lieux les plus visités en France en 2006, tous dépassant nettement les 900 000 visiteurs par an, d’après l’Observatoire National du Tourisme [4]. Or, la fréquentation de Rocamadour a justement été estimée à 900 000 visiteurs en 2004, grâce à une étude coordonnée par le Comité départemental du tourisme (Agence lotoise de développement, 2006 : 120). Si le positionnement de Rocamadour comme l’un des principaux sites de France relève donc largement du mythe, cette cité demeure néanmoins très importante pour le département du Lot, d’autant qu’autour d’elle se sont progressivement développées un grand nombre d’activités touristiques.

Pour retracer les étapes de ce développement, nous nous référons ici à un corpus documentaire : mémoires d’étudiants de l’Université Toulouse 2 – Le Mirail, données du bilan socioéconomique produit régulièrement par l’Agence lotoise de développement, jusqu’à sa dissolution en 2006, inventaire des sites touristiques et données de fréquentation compilées par le Comité départemental du tourisme, revue de presse sur Rocamadour et ses environs, informations sur les sites touristiques fournies par leurs sites internet. Ce corpus est complété par une observation directe des sites touristiques principaux et une enquête téléphonique auprès des responsables, lorsque manquaient des données sur la date de création du site touristique ou sur sa fréquentation. La synthèse de ces éléments vise à faire ressortir quelques points qui interpellent la réflexion théorique sur la notion de ressource.

Rocamadour, d’un lieu de pèlerinage à un territoire touristique

L’essor du romantisme au XIXe siècle va susciter un intérêt nouveau pour les pèlerinages et les lieux au passé glorieux. À la fin de ce siècle, la distinction entre pèlerins et touristes devient difficile à établir à Rocamadour (Chambon, 1986 :90-93), d’autant qu’à cette époque, de nouvelles « curiosités » sont alors aménagées et ouvertes au public : le gouffre de Padirac en 1898, situé à 15 km au nord-est de Rocamadour, les grottes de Lacave, à 10 km au nord-ouest, en 1905 après le creusement d’un tunnel de 400 m, ou encore la grotte des Merveilles en 1921, sur la commune même de Rocamadour. Dans le même temps, les eaux sulfatées sodiques d’Alvignac-Miers, dont les effets sur le système digestif étaient décrits depuis 1624, permettent le développement d’une station thermale, avec l’édification en 1904 d’un « Pavillon des eaux » et d’un grand hôtel en 1920 [5]. Tout au long du XXe siècle, prolongeant cette première étape d’aménagement de sites « naturels », Rocamadour et ses environs vont peu à peu se muer en un véritable territoire touristique, les pôles principaux étant régulièrement enrichis de pôles secondaires. Une deuxième étape, principalement durant les années 1970 et 1980, verra le développement de sites animaliers et de sites de spectacle, tels le Rocher des aigles, la Forêt des singes, le Parc animalier de Gramat ou encore les automates de la Féérie autour du rail. Une troisième étape, principalement durant les années 1990 et 2000, sera davantage tournée vers le développement des parcs à thème (Prehistologia, le Labyrinthe du minotaure) et des activités de pleine nature (sentier d’interprétation du marais de Bonnefont et fermes de découverte) (tableau 1).

Tableau 1

Les sites touristiques entourant Rocamadour – dates de création

Les sites touristiques entourant Rocamadour – dates de création
Sources : Comité départemental du tourisme : l’année touristique 2009 dans le Lot, [En ligne.] http://www.tourisme-lot.com/chiffres.htm. Agence lotoise de développement, Le Lot économique et social 2005-2006, p. 119. Enquête téléphonique auprès de certains responsables de sites.

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Ce développement n’est pas sans vicissitudes. La station thermale d’Alvignac-Miers, fermée en 1981, sera relancée en 1998 par les deux communes et une société privée, après d’importants travaux de réhabilitation. Elle sera à nouveau arrêtée en 2005 et connaît des difficultés depuis lors. La fréquentation des sites les plus importants et les plus anciens tend à faiblir durant les années 2000, qu’il s’agisse par exemple des remparts de Rocamadour, du Rocher des aigles ou de la grotte de Lacave (tableau 2). Les lieux les plus « fragiles » au regard des attentes des visiteurs ferment leurs portes, comme le musée du jouet ancien et le musée d’art sacré de Rocamadour, fermés respectivement en 2004 et 2005. La Féérie autour du rail est détruite par un incendie en 2010. Les aléas du développement touristique peuvent se lire également dans différentes difficultés d’organisation collective, comme en témoignent les vifs conflits qui ont entouré, depuis les années 1950, tous les projets d’aménagement routier de Rocamadour (Chambon, 1986 :101-116, pour la période 1958-1986) ou les contretemps du contrat de station touristique censé fédérer cinq communes au début des années 1990 (Lasfargues, 1998 :64-68) ou encore le refus de Rocamadour, jusqu’en 2009, de rejoindre l’une ou l’autre des Communautés de communes qui l’entouraient.

Tableau 2

Les principaux sites touristiques entourant Rocamadour – fréquentation

Les principaux sites touristiques entourant Rocamadour – fréquentation

* la visite guidée des remparts ne permet de comptabiliser qu’une partie des visiteurs.

nc = non communiqué

Sources : Comité départemental du tourisme : l’année touristique 2009 dans le Lot, [En ligne.] http://www.tourisme-lot.com/chiffres.htm. Agence lotoise de développement, Le Lot économique et social 2005-2006, p. 119 . Enquête téléphonique auprès de certains responsables de sites.

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Toutefois, si la fréquentation d’une bonne part des sites les plus importants a pu faiblir durant ces dernières années (tableau 2), le tourisme continue de progresser sur ce territoire, comme en témoigne par exemple l’augmentation des capacités d’hébergement pour les campings et les hôtels (tableau 3), même après un développement très important des gîtes et chambres d’hôtes durant toutes les années 1990 et sans compter le maintien d’un fort nombre de résidences secondaires. Cette situation à première vue paradoxale s’explique en fait par d’importantes recompositions dans ce qui fonde l’attractivité du territoire. Les sites les plus anciens demeurent les plus fréquentés, mais ne suffisent plus à eux seuls à maintenir la dynamique touristique de ce territoire, voire ne suffisent plus à construire Rocamadour en tant que destination des vacanciers, alors qu’une nouvelle série de sites est créée dès la fin des années 1990, semble-t-il en réponse à de nouvelles attentes, qu’il s’agisse d’un engouement pour les parcs à thème, les fermes pédagogiques ou, surtout, les activités de pleine nature.

Tableau 3

Capacité des communes en hébergement touristique

Capacité des communes en hébergement touristique
Source : INSEE - Capacité des communes en hébergement touristique.

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Le territoire touristique qui s’est ainsi construit au fil des ans correspond à celui de la figure 2, si l’on se fonde sur la concentration particulière en sites touristiques établis à proximité les uns des autres. Il comprend tout le canton de Gramat et cinq communes limitrophes : quatre jouxtant Rocamadour, plus une au nord-est de Gramat, abritant le Marais de Bonnefont. Ce découpage territorial peut bien entendu se discuter, car il n’existe pas de « frontière » évidente dans les pratiques des touristes qui, pour une bonne part, fréquentent aussi d’autres sites plus éloignés, par exemple Martel et Colonges-la-Rouge au nord-ouest, Saint-Céré, la grotte de Presque et les gorges de la Cère au nord-est, ou encore l’ensemble du Parc naturel régional des Causses du Quercy avec entre autres, au sud, Saint-Cirq-Lapopie et la vallée du Lot. Même si le territoire retenu ici reste très éclaté pour ce qui est de l’organisation des pouvoirs publics – il chevauche cinq cantons et autant de Communautés de communes (figure 3) – et même si la commune de Rocamadour a contractualisé seule avec le Conseil général et le Conseil régional, en 2008, pour un plan stratégique de développement [6], quelques avancées semblent obtenues durant les années 2000 en matière d’organisation collective, notamment avec la mise en place d’un office du tourisme commun à Rocamadour, Padirac et Gramat. Cette dernière communauté émergea peu à peu comme troisième pôle important, non seulement par l’ensemble des services de la vie quotidienne qu’elle assure en tant que chef-lieu de canton, mais aussi par sa plus forte mise en valeur touristique.

Figure 2

Rocamadour et ses environs : les sites touristiques en 2009

Rocamadour et ses environs : les sites touristiques en 2009
Sources : CDT46, Maison du tourisme Rocamadour-Padirac-Gramat et enquête téléphonique auprès des sites (www.rocamadour.com/decouvrez.htm)

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Figure 3

Rocamadour et ses environs : les Communautés de communes en 2009

Rocamadour et ses environs : les Communautés de communes en 2009

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La nature des ressources utilisées et les processus de leur construction

Ce rapide historique des principaux sites touristiques concentrés autour de Rocamadour suffit à montrer en quoi ce qui y fait ressource a profondément évolué. Les sites « phares » demeurent, basés sur des ressources exceptionnelles (spécifiques), qu’il s’agisse de particularités géologiques (gouffre et grottes) ou d’un patrimoine historique et architectural (village médiéval). Mais alentour se sont développés des sites basés, eux, sur des ressources relativement courantes (génériques) : une idée (souvent défendue par un porteur de projet passionné), un investisseur (souvent le porteur de projet lui-même) et d’amples terrains disponibles à un prix modeste. La ressource médiocre que représente le foncier du causse pour une valorisation agricole devient ici une ressource très avantageuse pour une valorisation touristique. Ainsi peut se lire la création, par exemple, de la Forêt des singes, celle de Prehistologia ou celle du Labyrinthe du minotaure. En outre, dans ce territoire longtemps consacré à la polyculture et l’élevage au sein de petites exploitations, les externalités de l’agriculture ont été vigoureusement valorisées durant les trois dernières décennies, pour les activités touristiques de plein air. Ici aussi, les « défauts » du causse au regard de la modernisation agricole des années 1960 sont devenus de précieux avantages. Ainsi ont été conçus et balisés de multiples itinéraires de randonnée, sur des chemins à l’origine agricoles, au détour desquels se découvrent des paysages très travaillés, émaillés de multiples abris et murets de pierres sèches. Ainsi également ont été reconvertis de multiples corps de ferme en « gîtes de caractère ». Dans certains cas, des savoir-faire considérés comme traditionnels sont mobilisés comme ressources à la fois pour un développement agricole et pour un développement touristique, par exemple au sein des fermes pédagogiques ou des points de vente de produits « de terroir ».

Ce panorama fait ressortir que l’attractivité de Rocamadour et de ses environs repose aujourd’hui sur une combinaison d’éléments hétérogènes : des ressources spécifiques et génériques, du patrimoine matériel et immatériel, des externalités agricoles, des porteurs de projets et des investisseurs, au fondement d’activités touristiques différentes. Ces éléments hétérogènes ont été mis en synergie au fil du temps : la présence des sites « phares » a constitué un atout de localisation pour l’implantation d’une kyrielle de sites secondaires, assurés d’être à proximité d’un important flux de clientèle touristique ; ces sites, au départ secondaires, sont peu à peu devenus essentiels pour assurer l’attractivité de l’ensemble du territoire touristique.

Il apparaît également que cette évolution est fortement orientée par un changement social. Le tourisme est une construction sociale, tout d’abord inventée dans les pas des anciens pèlerins et sans cesse redéfinie par la suite, entraînant au fur et à mesure une évolution des produits touristiques proposés, donc des ressources mobilisées : les visites guidées offrant des « curiosités » à la contemplation des touristes (Padirac) sont ensuite doublées de spectacles (le Rocher des aigles, la Féerie autour du Rail), puis de parcs à thème (Forêt des singes), puis de sites dans lesquels le visiteur peut jouer un rôle plus actif (sentier d’interprétation du Marais de Bonnefont, ateliers des fermes pédagogiques). Cette mutation a souvent supposé l’imitation d’initiatives développées dans d’autres territoires, tant pour les sites mobilisant des ressources génériques que pour ceux mobilisant des ressources spécifiques. La Forêt des singes ou le Rocher des aigles connaissent ainsi des équivalents en différents points de France, de même que l’histoire de l’aménagement des grottes et du gouffre proches de Rocamadour montre de grandes similitudes avec les choix d’aménagement faits au fil du temps pour d’autres sites souterrains, dans d’autres territoires. Ces similitudes nous amènent à nous interroger finalement sur le caractère unique, totalement spécifique, du produit touristique ainsi élaboré. Plus largement, l’historique du territoire touristique de Rocamadour soulève la question de la banalisation de sites « uniques au monde » dont les équivalents ne cessent de se multiplier, ou de sites « permettant de vivre un moment unique » et formatés partout selon les mêmes recettes, qu’il s’agisse de maisons des abeilles, de fermes pédagogiques ou de « préhistoparcs ». Il est ainsi frappant de constater à quel point des territoires, dotés à première vue de ressources fort différentes, peuvent fournir des réponses voisines à des « tendances de consommation » qui semblent très largement diffusées dans l’ensemble de la société.

Ainsi, comme bien d’autres exemples, celui des activités touristiques à Rocamadour invite à reprendre la réflexion théorique, en particulier quant à la combinatoire d’éléments hétérogènes pour « faire ressource » et quant à l’importance du changement social orientant les porteurs de projets dans la construction des ressources.

Aménités, patrimoine ou externalités : qu’est-ce qui fait ressource en espace rural ?

Les travaux pluridisciplinaires que nous menons depuis plusieurs années au sein du laboratoire Dynamiques rurales, au sujet des aménités et des ressources spécifiques aux espaces ruraux (Coquart et al., 2002 ; Blot et Millian, 2004 ; Olivier et Walet, 2005), nous ont conduits à confronter les démarches et les références théoriques d’économistes et de géographes, ainsi qu’à échanger avec des collègues sociologues, à partir d’études de cas portant sur la valorisation de différents produits agroalimentaires ou touristiques (voir annexe 1). Il en ressort en substance que la ressource n’est pas la même d’un courant de recherche à l’autre, car n’y sont pas étudiées les mêmes problématiques et n’y sont pas associées les mêmes acceptions. Par exemple, adoptant comme programme scientifique de base la question de la répartition de ressources, les économistes ont traditionnellement opté pour la thèse d’un « disponibilisme » des ressources, dont la rareté s’explique par les usages humains et sociaux. Les géographes, pour leur part, cherchent à décrypter la diversité des attributs de l’espace et ses transformations par les activités humaines. Les crises économiques multiples, la prise de conscience mondiale d’un monde limité par ses ressources non renouvelables, tendent à réorienter les travaux sur la nature, les valeurs et les usages sociaux des ressources, ainsi que sur les processus possibles de création de ressources. Il s’agit ici de proposer une lecture des enrichissements mutuels qu’offre un dialogue pluridisciplinaire autour de la notion de ressource.

Cet objectif nous amène d’abord à revenir sur plusieurs conceptualisations de la ressource et à identifier ce que leur apportent des perspectives en termes d’externalités, de patrimoine et d’aménités. Ce faisant, nous soulignerons les éléments qui nous ont paru les plus importants dans les débats sur la nature des ressources. Nous proposerons ensuite d’articuler ces différentes conceptualisations dans un schéma d’ensemble, synthétisant les éléments qui nous ont paru les plus importants concernant les processus de construction des ressources.

Avant de commencer, soulignons que l’exercice souffre bien entendu de limites importantes. Même si elle s’appuie sur différentes activités de recherche, notre expérience est tout à fait limitée, de même que notre revue bibliographique est forcément lacunaire sur un sujet si vaste. Nous espérons cependant que cette proposition prêtera à discussion et fera écho à d’autres réflexions, élaborées à partir d’autres cas ou d’autres lectures.

La nature des ressources : éléments de débat à partir des notions de ressources, externalités, patrimoine et aménités

Les débats sur la nature des ressources sont loin d’être neufs. Le tableau 4 permet d’en rappeler quelques traits marquants, en synthétisant six approches et en les distinguant selon les éléments de définition, les domaines d’application et les processus économiques et sociaux centraux pour chacune d’elles. À partir d’une définition de la ressource comme « richesse potentielle », les travaux les plus anciens ont pu porter principalement sur l’importance économique de ressources considérées comme naturelles. Par exemple, en 1865, William Stanley Jevons analysait le rôle du charbon dans l’économie britannique et le problème de son épuisement à venir (Jevons, The Coal Question, cité par Rotillon, 2010). Dans cette perspective, l’idée de ressource est proche de celle de réserves, de stocks, dans lesquels les hommes peuvent puiser pour développer une activité économique. Il peut s’agir ainsi de ressources en eau, en énergie, en matières premières diverses, inertes ou vivantes, considérées comme renouvelables ou non. La réflexion a ensuite été élargie en ajoutant aux ressources naturelles ce qu’on a qualifié de « ressources humaines » (Hofer et Schendel, 1978), qu’il s’agisse de force de travail, de compétences, de capacité d’innovation ou de capacité d’organisation collective, de même qu’on a pris en compte les ressources financières. La réflexion sur des ressources matérielles est ainsi complétée par une réflexion sur des ressources qualifiées d’immatérielles (Brulhart et al., 2010). Une partie de ces travaux est toutefois restée dans des logiques que nous qualifierons de matérialistes, dans le sens où elles consistent à considérer la ressource avant tout comme un stock à l’instar, par exemple, des réserves de pétrole telles qu’abordées par Rotillon (2010).

Tableau 4

Caractéristiques des notions de ressource, externalités, patrimoine et aménités

Caractéristiques des notions de ressource, externalités, patrimoine et aménités

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Cependant, dans bien des courants de recherche et quelle que soit la discipline, une certaine distance a été prise avec des approches en termes de ressources « naturelles ». Depuis plusieurs décennies est développée l’idée qu’une ressource n’a rien de naturel et qu’il s’agit d’un construit social, comme le résume Raffestin (1980 : 205) : « Il n’y a pas de ressources naturelles, il n’y a que des matières naturelles. » Deffontaines (2001 : 132), par exemple, apporte les précisions suivantes : « Le milieu naturel est constitué d’éléments tels que l’eau, l’air, le sol, la faune, la végétation, le climat. Il n’y a de ressources naturelles dans le milieu qu’au regard des activités humaines. Un élément du milieu naturel devient ressource dès lors qu’il est affecté de propriétés conformes aux exigences des activités et aux besoins de la société. Celle-ci désigne une fonction et définit des normes auxquelles doivent répondre les ressources ». Ceci amène à considérer la ressource non plus comme un stock mais comme un processus de construction sociale, ouvrant la voie à des approches de la ressource que nous qualifierons de cognitivistes, dans le sens où elles sont centrées sur l’activité de conception de la ressource, bien plus que sur ses composantes matérielles. Dans certains travaux, l’importance accordée aux activités de coordination amène à rapprocher les notions de ressource et de capital social, ce dernier étant défini comme « l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à […] l’appartenance à un groupe comme un ensemble d’agents qui ne sont pas seulement dotés de propriétés communes […] mais sont aussi unis par des liaisons permanentes et utiles » (Bourdieu, 1986, cité par Colletis et Pecqueur, 2005 :11).

Dans bien des cas, cette appartenance à un groupe est largement définie par une proximité géographique, ce qui a amené Gumuchian et Pecqueur (2007), avec d’autres, à développer une approche en termes de ressource territoriale. La référence au territoire résume l’idée que la ressource correspond avant tout à un processus de construction collective, inscrit dans une complexité systémique et des temporalités différentielles. Cette approche apporte un autre regard sur la compétitivité des territoires en montrant que l’activation des ressources est un processus de construction des ressources locales dans un contexte économique global (Camagni et al., 2004). Elle vise à apporter un nouveau souffle aux régions en déclin industriel ou « laissées pour compte » dans un régime de croissance productiviste.

Dans d’autres travaux, les approches cognitivistes de la ressource s’appuient sur la notion d’externalités. Cette notion renvoie à l’idée que, dans un système économique, les activités de production et de consommation peuvent avoir des conséquences sur des acteurs extérieurs à ce système. Il peut s’agir d’externalités négatives, par exemple la raréfaction des abeilles en conséquence de l’usage d’un pesticide en agriculture, ou d’externalités positives, par exemple l’augmentation de la production fruitière lorsque davantage de ruches sont implantées à proximité des vergers. La notion d’externalité permet ainsi de ne pas raisonner uniquement en termes de cercle vertueux. La non-prise en compte de ces externalités dans les échanges économiques est considérée comme une défaillance du marché. L’enjeu majeur des politiques économiques est alors d’internaliser ces externalités, c’est-à-dire de leur donner une valeur économique, négative ou positive. Mais l’approche tient principalement à l’évaluation négative ou positive des effets externes. Nos recherches nous ont amenés à constater que des externalités négatives (par exemple l’enclavement de certains territoires) dans un contexte d’industrialisation pouvaient aussi se révéler positives dans un contexte de préservation de l’environnement, par exemple des zones de montagne. Plus encore, ces « renversements » ou polarisations positives ou négatives ne tiennent pas compte des effets de « dépendance du chemin », d’une histoire qui ne s’apparente pas à un projet unique, à un schéma déterministe. De manière générale, les économistes éprouvent des difficultés à considérer les effets cumulatifs en dehors de la notion de capitalisation et d’appropriation, comme l’ont montré Barrère et ses collègues (2005). La ressource dont aucun groupe ou société n’est véritablement propriétaire, par exemple la ressource territoriale, échappe à bien des cadres d’analyse.

Il faut rapprocher ce débat économique de ceux concernant le patrimoine (Pecqueur, 2002), notion empruntée aux sociologues et aux géographes. En mettant l’accent sur des biens, la notion de patrimoine va à l’encontre d’une définition purement cognitive de la ressource. Si le patrimoine ne se raisonne pas en termes de stocks, il correspond néanmoins, pour une bonne part, à des objets et ne peut se limiter uniquement à une réflexion en termes de processus de coordination. La notion de patrimoine, qui met également l’accent sur l’idée de construction culturelle et sur celle de transmission, enrichit la réflexion sur les temporalités : une ressource se construit selon des temps qui ne sont pas seulement ceux d’une activité économique donnée. En outre, elle rend discutable l’opportunité de rendre marchandes les ressources, par exemple d’internaliser les externalités.

Cette acception de la ressource construite appelle une approche complémentaire, celle des aménités. La notion d’aménités met l’accent sur les caractéristiques d’un espace précisément localisé, rappelant qu’une ressource se construit dans un espace toujours particulier ou, qu’à tout le moins, elle est dotée d’une spatialité (Bonnieux et Rainelli, 2000 ; Cemagref, 2002). Il en ressort par exemple que des caractéristiques positives, qui seraient similaires d’un espace à un autre, ne sont pourtant pas équivalentes pour la construction de ressources. Cela dépend largement de leur localisation, par exemple par rapport à des bassins de consommation. La notion d’aménités met également l’accent sur l’idée de reconnaissance, par la société ou un groupe social, du caractère positif de telle ou telle caractéristique territoriale, cette reconnaissance nécessaire à la construction d’une ressource dépassant largement les seuls acteurs d’une activité économique donnée et localisée.

Les notions ainsi abordées permettent d’identifier les différents points du débat sur la nature des ressources : ressources comme stock ou comme processus, matérielles ou cognitives, marchandes ou non marchandes, génériques ou transmises et localisées. Articuler davantage ces notions les unes aux autres permet également d’alimenter la réflexion sur les processus de construction des ressources.

Les processus de construction des ressources : positionnement des notions d’externalités, de patrimoine, d’aménité et de ressource

A l’aide de la figure 4, nous proposons de raisonner sur la pluralité des processus de construction des ressources, qu’ils soient mis de l’avant plutôt par des acteurs locaux ou plutôt par des acteurs extérieurs au territoire local, qu’ils conduisent à l’activation de ressources génériques ou de ressources spécifiques, qu’ils passent ou non par la valorisation d’un patrimoine ou l’incorporation d’aménités dans des produits, par exemple des produits agroalimentaires ou des produits touristiques (Coquart et al., 2002). Ce schéma permet tout d’abord de proposer le croisement de trois lectures, en termes de stratégies d’acteurs, de changement social et de territoire, pour comprendre la construction de la ressource. Le cas de Rocamadour, comme d’autres, permet de voir que les stratégies d’acteurs sont essentielles, notamment celles des porteurs de projet. Qu’il s’agisse d’érudits ou de notables locaux convaincus de la valeur inestimable du patrimoine médiéval ou naturel présent sur leur territoire, ou qu’il s’agisse de Hollandais passionnés d’entomologie et séduits par les aménités locales, tous ces fondateurs de sites touristiques sont insérés dans des systèmes d’acteurs bien plus larges et « orientés » par ces derniers. Une lecture en termes de changement social est tout aussi nécessaire. La mise en tourisme de Rocamadour et ses environs pour la contemplation de sites majestueux, puis pour le spectacle et le divertissement, puis pour les activités de pleine nature montre une évolution dans ce que la société globale définit comme ses besoins et ses valeurs, de même qu’une évolution dans leur traduction localisée, parfois au risque de la banalisation. Enfin, les stratégies d’acteurs et la traduction localisée du changement social ont une certaine spatialité servant de base à des constructions territoriales, ne serait-ce que par la définition d’un positionnement géographique vis-à-vis de « bassins de clientèle » avec lesquels on cherche à établir une proximité, ou vis-à-vis de « territoires concurrents » dont on cherche à se démarquer. Les interactions entre stratégies d’acteurs, changement social et territorialités sont ainsi proposées comme déterminantes pour comprendre le sens des activités de production et de consommation.

Figure 4

Les processus de construction des ressources

Les processus de construction des ressources

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Ces activités « mobilisent » différents éléments matériels et immatériels, si l’on considère ceux-ci comme formant un stock préexistant, selon une approche matérialiste de la ressource. Elles les « activent » si on les considère comme parties prenantes d’une construction sociale, selon une approche cognitiviste de la ressource. Une partie du processus peut consister à définir ce en quoi des éléments matériels et immatériels sont spécifiques, au sein d’un territoire comparé à d’autres. Renforcer ces spécificités (spécification de ressources territoriales) peut être une voie de construction de ressources supplémentaires.

Les activités de production et de consommation ne se limitent pas à activer différents éléments matériels et immatériels en tant que ressources. Elles peuvent aussi, entre autres, se traduire par l’identification de ce en quoi ces éléments présentent un caractère positif – ils sont alors construits en tant qu’aménités – et par le repérage de ce en quoi, éventuellement, ils constituent un héritage transmis par les générations précédentes – ils sont alors inventés en tant que patrimoine. Certaines aménités et certains éléments de patrimoine peuvent faire l’objet d’une sélection et d’une valorisation correspondant à une autre voie d’activation des ressources, qu’il s’agisse d’incorporer ces éléments dans un processus de production de biens ou de services parce qu’ils lui sont indispensables, ou parce qu’ils permettent de différencier les produits ainsi obtenus vis-à-vis de produits considérés comme « standards » (Couzinet et al., 2002). Dans le même temps, les activités de production et de consommation engendrent des externalités, négatives pour certaines catégories d’acteurs, positives pour d’autres. Pour ces derniers, l’internalisation des externalités forme une autre voie de construction de ressources.

Ce travail d’activation de ressources, qu’il passe ou non par la spécification de ressources territoriales, l’invention et la valorisation du patrimoine et des aménités ou encore par l’internalisation d’externalités, ne vaut que s’il est reconnu par la société ou, à tout le moins, par un groupe social. Le processus de reconnaissance est réalisé dans des activités de production et de consommation, par interactions entre des organisations sociales fonctionnant selon différentes temporalités et relevant de différentes échelles, selon les valeurs et représentations du moment (Pouzenc et Pilleboue, 2007).

Il faut ajouter deux points importants dont le schéma présenté ici ne rend pas compte. D’une part, tout autant que l’activation des ressources, les processus à l’oeuvre dans leur dégradation ou leur régression méritent d’être étudiés, comme cela a pu être fait dans d’autres travaux (Kebir, 2006). D’autre part, la combinatoire des processus de construction des ressources évolue au fil du temps, comme le montre l’histoire du tourisme à Rocamadour. La première partie a permis de voir que, dans un territoire rural comportant un lieu de pèlerinage et différentes cavités, la première étape de construction des ressources touristiques a consisté en l’invention et la valorisation d’un patrimoine historique et naturel d’exception. Dans une deuxième étape, au sein d’un territoire productif devenu à la fois agricole et touristique, les processus précédents ont été complétés par la mise à profit d’externalités touristiques (le flux de visiteurs engendré par les sites « pionniers » étant essentiel à l’implantation de sites touristiques « secondaires »), la mobilisation de ressources génériques (notamment le foncier bon marché) et la valorisation d’aménités (cadre de vie perçu comme agréable et « authentique ») pour développer des activités de séjour et de loisirs. Dans une troisième étape, au sein d’un territoire productif alors à dominante touristique et agricole offrant une certaine diversité d’écosystèmes, les processus précédents ont été complétés encore par la mobilisation d’externalités agricoles (par exemple les chemins), la sélection et la conservation de « petit patrimoine » pour développer des activités de pleine nature.

Pour conclure, la synthèse d’observations de terrain et de travaux théoriques nous amène à relever que différentes conceptualisations de la ressource permettent, chacune, de rendre compte d’une partie de la combinatoire d’éléments hétérogènes qui « font ressource » en espace rural. Certains de ces éléments se prêtent plus facilement à une lecture matérialiste de la ressource, d’autres à une lecture cognitiviste, d’autres encore à une approche en termes de ressource territoriale ou d’externalités, d’aménités ou de patrimoine. Chacune de ces approches est « ouverte », évolutive, donc impossible à définir de manière stricte. Chacune d’elle présente également des limites, notamment en étant « enfermée » dans une certaine conception des rapports homme/milieu. Pour prendre quelques exemples lapidaires, une démarche en termes d’externalités invite à raisonner sur leur internalisation, autrement dit sur la mise en marché d’éléments qui, peut-être, ne devraient pas être mis en marché, tandis qu’une démarche en termes d’aménités tire la réflexion vers une approche hédoniste, ne s’intéressant qu’à ce qui est perçu comme positif par une société ou un groupe social. Une démarche en termes de patrimoine peut tirer la réflexion vers une vision survalorisant le passé, de même qu’une réflexion en termes de ressources territoriales peut inviter à survaloriser des facteurs de « développement endogène ». Mais le croisement de ces démarches aide à relativiser les inconvénients de chacune. Les externalités engagent à dépasser l’échelle locale, le patrimoine engage à prendre en compte les différentes temporalités et les enjeux de préservation, tandis que les aménités engagent à étudier un territoire à partir de la manière dont il est perçu.

Surtout, croiser ces approches et en rechercher les articulations permet de mieux prendre en compte les effets de synergie entre différents processus de construction des ressources tels que constatés sur le terrain, par exemple lorsque, dans le cas de Rocamadour, la forte valorisation touristique des externalités agricoles doit beaucoup à la mise en tourisme préalable d’un important patrimoine médiéval et de sites géologiques spécifiques, et qu’aujourd’hui ces activations, en tant que ressources, d’externalités, de patrimoine et de sites spécifiques sont largement dépendantes de l’activation de ressources génériques comme du foncier bon marché et des concepts de parcs à thème.

Articuler ces différentes approches permet aussi de se réinterroger sur l’interaction entre changement social, stratégies d’acteurs et constructions territoriales dans l’élaboration des ressources. À Rocamadour, la question se pose lorsqu’un mouvement de banalisation des produits touristiques, en réponse à une demande sociale globale, entre en contradiction avec des stratégies de construction d’un territoire touristique visant à spécifier ses ressources et à renforcer la cohérence des activités touristiques proposées. À l’heure actuelle, il reste difficile de dire si la spécification de ressources territoriales sera la voie privilégiée à l’avenir au sein de ce territoire, tant les complémentarités de biens et de services et surtout la coordination entre producteurs publics et privés d’un « panier de biens et de services » (Mollard et Pecqueur, 2007) semblent encore en gestation. Mais ceci n’empêche pas, du moins jusqu’ici, une croissance touristique de ce territoire.