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En 1970, à la suite d’un voyage au Japon, Roland Barthes écrit un livre bref mais magnifiquement illustré intitulé L’Empire des signes. Dans ce recueil d’impressions sémiologiques sur le « Japon » – Barthes annonce qu’il écrit sur un « peuple fictif » (2002 : 351) –, il propose, parmi tant d’autres choses, un aperçu de quelques stratégies du bouddhisme zen. Cet ouvrage est important, car c’est la première fois qu’un sémiologue d’envergure témoigne de son intérêt envers le bouddhisme [2]. La reconstruction barthésienne de la sémiologie du zen a exercé une influence prépondérante de plusieurs manières : elle a attiré l’attention des sémiologues du monde entier sur l’existence de paradigmes sémiotiques autres – en particulier sur celui que constitue au Japon le bouddhisme zen – ; elle a jeté pour plusieurs sémiologues japonais les bases de la compréhension de leur propre civilisation (voir Ikegami, 1991) ; elle a aussi cimenté des idées sur le zen et sur le bouddhisme en général auprès des intellectuels occidentaux qui y voient une forme de mysticisme éloignée de toute compréhension et discussion rationnelles. Ainsi, le rejet barthésien de la signification et son accent sur le signifiant se sont révélés être des manières de lancer une mode – et sans doute aussi une nouvelle forme de rectitude politique – en formulant autrement les stéréotypes établis sur les civilisations orientales, avec leur nébulosité, leur formalisme, leur souci des rituels, leur irrationalité, etc.

Dans cet article, plutôt que traiter de l’interprétation occidentale des principes sémiologiques du bouddhisme, je vais circonscrire un petit nombre de questions et de méthodologies explicitement sémiotiques de par leur nature et leur contenu, telles qu’on les a développées au sein de la tradition bouddhiste. J’ai conscience du fait que l’expression « sémiotique bouddhiste » réfère de façon quelque peu ambiguë à la fois à la « sémiotique qui s’est développée au sein de la tradition bouddhiste » et à « l’étude sémiotique du bouddhisme ». Je l’emploierai néanmoins au cours de cet article, car je pense que les deux acceptions de l’expression ne sont pas nécessairement en opposition. En fait, l’étude sémiotique du bouddhisme – qui en tant qu’entreprise sémiotique se doit de tenir compte des principes et des développements des disciplines sémiotiques contemporaines – devrait nécessairement employer des outils conceptuels tirés de la tradition bouddhiste elle-même, après les avoir élucidés et recontextualisés.

Dans cet article, après avoir identifié la nature orientaliste des travaux de Barthes, je vais présenter un aperçu des questions sémiotiques traitées par la réflexion bouddhiste, à commencer par le rôle de la sémiotique dans la doctrine bouddhiste du salut, avant de continuer par l’étude d’autres thèmes plus spécifiques (l’épistémologie, la réalité et sa représentation). Je discuterai alors d’un cas particulier des doctrines reliées à la question sémiotique, tiré de la tradition tantrique du bouddhisme japonais. En conclusion, je suggérerai quelques directions de recherche supplémentaires.

Avant de commencer, cependant, une précision importante est nécessaire. Le bouddhisme est une tradition vaste et fluide qui embrasse vingt-cinq siècles sur tout le continent asiatique et, depuis maintenant plus de cent ans, à travers le monde entier. Il ne s’agit pas d’un système intellectuel et religieux unifié ; il est entré en interaction fertile avec les civilisations dans lesquelles il s’est répandu, y compris l’Inde, la Chine, le Tibet, le Japon, la Corée et toute l’Asie du Sud-Est. Pour toutes ces raisons, il est quasiment impossible de décrire une « sémiotique bouddhiste » normative. Je me contenterai donc d’indiquer un petit nombre de domaines (il en existe bien d’autres), en particulier en provenance du bouddhisme mahāyāna (la tradition theravāda exigerait un traitement différent), qui sont plus ou moins communs à plusieurs civilisations bouddhistes, sinon à toutes.

L’orientalisme barthésien

Le traitement que réserve Barthes au bouddhisme zen est fortement teinté d’orientalisme. Évidemment pas par la variété impérialiste et dégradante de l’orientalisme qu’a stigmatisée Edward W. Said, mais par un orientalisme bienveillant, qui adopte une fascination profonde pour la différence culturelle et qui recherche activement les différences altératrices dans le but de déployer une autre théorie et une autre pratique culturelles. Barthes propose que le bouddhisme zen, dont il fait le parangon de la culture japonaise et aussi, pourrait-on dire, de l’ensemble de la tradition bouddhiste, a conçu une sémiotique particulière, une sémiotique exclusivement attentive au signifiant et qui a donc volontairement laissé de côté, voire totalement effacé, le signifié. Barthes définit « l’esprit du zen » (2002 : 415) comme cette attitude japonaise particulière « où s’opère un certain ébranlement de la personne » qui « opère un vide de parole », qui produit « l’exemption de tout sens » (ibid. : 352). Le zen, selon lui, ne possède ni centre ni profondeur : tout y est pure surface, trait distinctif improductif qui ne désigne aucun sens, surtout parce que ce qui constitue, toujours selon Barthes, le Sens central de la métaphysique occidentale, c’est-à-dire Dieu, en est absent. Par conséquent, la culture du zen met l’accent sur les surfaces, les formes, l’étiquette, les rituels – un jeu formel dénué de contenu et des surfaces dénuées de profondeur. Ce système religieux et intellectuel dépourvu de sens est paradoxalement le paradis du sémiologue.

Barthes, toutefois, ne propose pas une interprétation du bouddhisme zen qui brille par son originalité. Bien au contraire, il recycle tout bonnement, sur un mode (post-)sémiotique, les interprétations modernistes du bouddhisme zen avancées entre autres par D.T. Suzuki, A. Watts et les beatniks. Pour dire les choses autrement, l’originalité de Barthes consiste à jeter sur ces représentations modernistes une patine sémiotique. Il est difficile de déterminer si la trajectoire intellectuelle de Barthes lui-même, qui va s’éloignant de la sémiologie dans ses travaux postérieurs à L’Empire des signes, a été inspirée par une telle connaissance du modernisme zen [3] ; ou bien si ses propres thèses post-sémiotiques trouvent un écho dans la rhétorique du modernisme zen. Il n’en reste pas moins que ce qui est intéressant à remarquer est le fait que D.T. Suzuki ait déjà signalé, certes sous forme implicite, l’existence de questions sémiotiques dans la pratique et la pensée zen. Sans jamais recourir au terme de « sémiotique » ni à sa terminologie reconnue, Suzuki a confusément indiqué que le discours et la pratique zen visent à surmonter les restrictions de la langue ordinaire et de la signification en général par la mise en place de stratégies particulières, telles que le recours au paradoxe, le défi lancé à la conceptualisation par l’opposition terme à terme, l’exploitation de la contradiction (une sorte de déconstruction avant la lettre), la répétition (afin d’empêcher la production de la signification) et diverses autres méthodes performatives comme l’exclamation, les pratiques corporelles, etc. (Suzuki, 1972 et 1996).

Bien avant Suzuki, Arthur Schopenhauer avait déjà ouvert la voie à l’attitude de Barthes, quoique d’une façon un peu brouillonne, en définissant les enjeux fondamentaux d’une entreprise sémiotique censément bouddhiste, à savoir le rôle de l’intentionnalité (la « volonté ») et le statut des signes (la « représentation ») – ou plutôt, s’il faut être précis, l’exigence qui nous est faite de dompter notre volonté pour en arriver à surmonter les représentations et à atteindre la réalité authentique (le salut) [4].

Quelques questions de sémiotique générale dans le bouddhisme

Malheureusement, Barthes n’était pas bouddhologue et ne pouvait s’appuyer que sur ce qui était disponible en traduction à son époque. En outre, il faut se rappeler que la plupart des bouddhologues de l’époque (tout comme ceux d’aujourd’hui…) n’avaient pas encore un intérêt explicite envers les questions sémiotiques. Il n’est donc pas surprenant que les vues de Barthes sur le zen aient été quasiment ignorées par les bouddhologues. Quoi qu’il en soit, depuis les années 1970, l’intérêt sémiotique pour le bouddhisme s’est significativement accru, et plusieurs travaux d’érudition de premier plan ont été publiés, avec le résultat que le paysage des études sémiotiques bouddhistes s’est doté de contours de plus en plus nets qui définissent un champ de recherche stimulant. Parmi les auteurs importants qui ont signé des travaux au sujet du bouddhisme plus ou moins explicitement inspirés par des considérations sémiotiques et qui ont traité de questions directement utiles à la compréhension du bouddhisme en termes sémiotiques, il faut noter les contributions particulièrement fondatrices de Stanley Tambiah, Bernard Faure, Allan Grapard, David Eckel, Donald Swearer, Alexander Piatigorsky, Youxuan Wang, Mario D’Amato, José Cabezon, Charles Orzech, Richard Payne, Varela, Thompson et Rosch, Ryuichi Abé et Steven Heine ; parmi les travaux sur la textualité bouddhiste, notons Susan Klein et son livre sur les interprétations allégoriques et Charlotte Eubanks pour le statut et la fonction des textes du bouddhisme [5].

Les préoccupations sémiotiques s’enracinent profondément dans les enseignements bouddhistes qui remontent à ses débuts. Premièrement, on rencontre l’idée, répandue dans la réflexion de l’Inde ancienne, que le monde n’est pas ce qu’il semble, mais qu’il est recouvert par un voile d’illusion (māyā), qu’il convient de lever si l’on veut regarder le monde tel qu’il est. Cette situation provoque le besoin de mieux et plus exactement comprendre le soi et la réalité – non comme une simple quête épistémologique, mais du fait d’un rapport direct avec la sotériologie. Ainsi, pour le bouddhisme, la sémiotique possède une pertinence directe pour le salut – un point essentiel que même les bouddhologues sous-estiment souvent.

Deuxièmement, le Bouddha a explicitement refusé de nommer son successeur à la tête de la communauté monastique bouddhiste à sa mort, avec pour résultat qu’on s’est longuement et continûment efforcé d’identifier ce que le Bouddha a « vraiment » dit (et voulu dire) et ce que le Bouddha aurait dit ou pensé devant chaque nouveau défi. En d’autres termes, la forme décentralisée et anti-autoritaire choisie par la plupart des traditions bouddhistes à la suite de la mort du Bouddha historique a présidé à l’émergence d’une activité interprétative incessante – un facteur déterminant du développement des rituels et des doctrines du bouddhisme. Cette copieuse activité d’exégèse a donné lieu à des discussions explicitement sémiotiques, par exemple sur la distinction entre le sens littéral et le sens étendu des expressions (à rapprocher de la distinction entre dénotation et connotation).

Troisièmement, le bouddhisme mahāyāna, lui aussi dans le but d’expliquer et de systématiser le large éventail des positions attribuées au Bouddha selon le corpus croissant des écrits, a adopté la notion d’upāya ou « moyens habiles » (voir Pye, 2003). Selon cette notion, le Bouddha a prêché des doctrines différentes à divers auditoires selon l’intérêt et la capacité de compréhension de chacun d’entre eux. Autrement dit, les textes bouddhistes sont explicitement relationnels et déterminés par le contexte, ce qui soulève le problème, d’une part, de la reconstruction du contexte de production ou d’énonciation « original » (dans le but de mieux comprendre le texte) et, d’autre part, de la mise en relation des doctrines diverses (et parfois contradictoires) qu’on trouve dans les textes pour en tirer un récit unifié.

Quatrièmement, la diffusion du bouddhisme dans de nombreux pays étrangers a exigé le recours à la traduction. En fait, la traduction vers le chinois et le tibétain d’une quantité gigantesque de textes bouddhistes en provenance d’Inde et d’Asie centrale constitue peut-être la plus ample tentative de traduction jamais entreprise dans les cultures pré-modernes. Ce phénomène a aussi guidé les questions sémiotiques, telles que les pratiques et théories de la traduction, la production de dictionnaires (sanscrit-tibétain, sanscrit-chinois et sanscrit-chinois-japonais), de grammaires, la prise en compte explicite et théoriquement informée des différences culturelles et linguistiques ; dans un tel contexte, la reconnaissance de la distinction entre le signifiant (le texte sanscrit) et le signifié (le sens identifié, interprété, et ensuite traduit en chinois ou en tibétain) s’est faite encore plus visiblement.

Cinquièmement, le discours d’exégèse qui a commencé en Inde s’est poursuivi dans d’autres pays, souvent à la faveur de l’influence des systèmes philosophiques et religieux extérieurs (en Asie de l’Est, le confucianisme, le taoïsme, le shintoïsme et le chamanisme ont joué un rôle capital). Dans le cas du Japon, par exemple, cet état de fait voulait dire qu’un érudit agissant comme interprète des textes bouddhistes devait posséder des connaissances de base en sanscrit, une bonne maîtrise du chinois et la capacité de traduire et de re-sémiotiser en japonais, sur la base des expressions et imageries locales, des concepts originalement exprimés dans des langues étrangères – ce qui a encore augmenté la complexité sémiotique des doctrines bouddhistes et la conscience qu’en avaient leurs exégètes.

En d’autres termes, nous pourrions dire que la doctrine du salut bouddhiste se rattache directement à des questions et à des pratiques sémiotiques, telles que les relations entre le monde, l’esprit et le langage (et l’expression en général) ; la réalité et ses représentations ; les signifiants, les signifiés et leurs référents ; et, en dernier ressort, la nature du langage et des systèmes de signes dans leur généralité. Plus particulièrement, il est possible de cerner dans le bouddhisme deux attitudes de base envers les langages et les signes. Selon la première, la langue ordinaire, conçue comme arbitraire et conventionnelle, ne peut qu’être source d’erreur et se montrer incapable de représenter la réalité telle qu’elle est ; elle est par conséquent dénuée d’utilité (voire délétère) lorsqu’il s’agit d’atteindre le salut. Selon une autre attitude, cependant, il existe une langue non ordinaire, « authentique », parfaitement adaptée à la re-présentation du monde et qui conduit les êtres vers l’éveil spirituel. Cette langue est celle que parle le Bouddha : du fait de son statut ontologique et épistémologique, les paroles du Bouddha sont, croit-on, dotées d’un pouvoir magique et thaumaturgique.

Cette dernière attitude a encouragé les exégètes bouddhistes à se mettre en quête de l’identification et de la compréhension d’une telle « langue authentique » et des signes absolus qui s’y rattachent – c’est-à-dire des signes vus comme non arbitraires, motivés, et en relation directe avec les objets/concepts qu’ils désignent. Cette quête a pris de nombreuses formes, mais deux paradigmes sont certainement les plus pertinents pour le sémioticien. D’une part, le bouddhisme zen a mis l’accent sur l’idée d’une transmission directe et immédiate « d’esprit à esprit » entre le Bouddha et les patriarches, puis les maîtres, jusqu’aux disciples d’aujourd’hui. Cette notion requiert le perfectionnement de stratégies discursives et performatives particulières, comme les illustre le kōan, et va de pair avec leur mise en application (par le paradoxe, la répétition, le dérangement de la pensée logique, l’action rituelle), afin d’essayer de rompre le joug de la langue ordinaire et de faire agir des visions différentes du soi et de la réalité. D’autre part, le bouddhisme tantrique a postulé le mantra (la parole sacrée) comme étant la langue vraie et absolue ; dans cette langue, l’intention du Bouddha prononçant le mantra, son signifiant, son signifié, son référent et sa valeur performative sont supposés tous entrer en résonance. Si le zen vise ainsi à la raréfaction des signes dans une tentative de lever le voile qui recouvre le Réel, le bouddhisme tantrique fait quant à lui proliférer les systèmes sémiotiques en créant des textes complexes, polysémiques (dont le meilleur exemple serait le mandala), dans le but de re-représenter la réalité « telle qu’elle est », sous toutes les coutures de sa complexité bigarrée.

Il convient de souligner que ces deux paradigmes sont davantage des tendances conceptuelles abstraites que des « écoles » séparées et clairement définies. Ainsi, on rencontre tant dans le zen que dans le bouddhisme tantrique des attitudes ambivalentes devant les représentations du sacré (images, icônes, textes, reliques). Certains auteurs les traitent comme des indicateurs pointant vers autre chose, une chose qui ne saurait s’exprimer directement ; d’autres les traitent comme des présences et des incarnations du sacré douées d’agentivité autonome et de pouvoir salvifique [6]. Les doctrines de la présence inaliénable du sacré dans les artefacts spécifiques, évidemment importée d’une conception sémiotique reposant sur la motivation, ont été avancées et étendues dans des visions des signes du sacré comme mandalas et microcosmes. Selon ces thèses, les représentations spécifiques (mantras, mandalas, icônes) seraient des condensations de l’univers tout entier ; l’interaction rituelle avec ces représentations spécifiques conduirait à l’éveil spirituel. En même temps, l’univers tout entier est imaginé comme un texte signifiant – par un pansémiotisme mystique, mais aussi lucidement contrôlé, qui échappe encore à l’approche sémiotique occidentale [7].

L’épistémologie bouddhiste

Ainsi que la discussion précédente le montre très clairement, l’épistémologie (l’acquisition d’une connaissance authentique du soi et du verbe) est une question centrale pour le bouddhisme. Le modèle épistémologique de base consiste en une circulation entre le physique (rūpa) et le mental (nāma), au moyen de la perception (vedanā), de l’idéation (saṃjñā) et de la volition (saṃskāra). Ce sont les cinq agrégats (skhanda) qui constituent tous les êtres doués de sensibilité (y compris les être humains). Cette doctrine visait à expliquer le principe bouddhiste fondamental de l’inexistence du soi (anātman), qui exclut l’existence du soi substantiel (à savoir de l’âme). Le bouddhisme mahāyāna a développé cette théorie plus avant, selon deux axes : soit en niant l’existence autonome et substantielle des cinq agrégats, soit en mettant l’accent sur le rôle de l’esprit.

Selon la première de ces deux interprétations, avancée par l’école Mādhyamaka qui prend sa source auprès de Nāgārjuna (iie et iiie siècles de notre ère), la vacuité (śūnyatā) est la condition essentielle de toute chose et de tout être. Dans ce contexte, le śūnyatā est un concept à la fois ontologique et épistémologique. Ontologiquement parlant, le śūnyatā renvoie au fait que rien n’a d’existence autonome, puisque tout est le résultat d’une combinaison de facteurs de causalité. Sur le plan épistémologique, le śūnyatā renvoie au fait que, puisque tout est relationnel, la tâche du langage est de décrire à la fois le manque d’autonomie et le caractère essentiellement relationnel des choses.

Selon l’interprétation qui met l’accent sur le rôle de l’esprit, qu’a développée l’école Yogācāra (aussi connue sous le nom de vijñaptimātratā, « l’esprit-seulement »), originalement établie par Asaṇga (ive siècle de notre ère) et Vasubandhu (ive-ve siècles), toutes les choses telles que nous les percevons et comprenons (nous y compris) sont le produit d’activités mentales d’articulation d’un substrat sous-jacent. Ce substrat, quoiqu’il demeure insaisissable, se définit comme l’ordre de la vacuité (śūnyatā), comme ce qui existe tel qu’il est (tathatā). Il importe de noter l’acception ici différente de śūnyatā et l’accent mis différemment sur l’idéation.

Les deux écoles partagent toutefois une compréhension nominaliste du langage en tant qu’outil fondamental pour créer la réalité telle que nous la comprenons. Puisque les êtres doués de sensibilité ne sont, par définition, pas éveillés spirituellement (du moins pas avant leur exposition au bouddhisme), leur compréhension du monde est fausse (ou, pour le moins, partielle) ; le langage (ainsi que l’appareillage conceptuel qu’il mobilise), lorsqu’il articule (en discriminant) la réalité en entités discrètes, donne aux êtres humains une perception erronée de l’autonomie et de l’objectalité des choses. Puisque les sujets connaissants comprennent que les objets existent indépendamment d’eux-mêmes, et que les sujets se comprennent aussi eux-mêmes comme indépendants et autonomes, il s’agit là du point d’origine d’une ignorance fondamentale, qui à son tour provoque le désir des choses, la frustration et la souffrance – les principales causes de la renaissance. Une des méthodes employées par la sotériologie bouddhiste consiste précisément à rendre les individus conscients de leur compréhension fondamentalement erronée de la réalité, par une reformulation complète du rôle du langage et de son rapport à la réalité.

La réalité et sa représentation

Ainsi que nous l’avons vu, de nombreux penseurs bouddhistes voient le langage comme le moyen d’articuler/créer le monde en imposant des catégorisations et des concepts à une réalité indifférenciée. Dans ce sens, la langue ordinaire se rapporte intimement au non-éveil (à l’ignorance et à la souffrance) et il faut passer outre. Plusieurs stratégies ont été conçues à travers les époques par diverses écoles du bouddhisme afin de fournir une représentation plus fidèle de la réalité après l’éveil – et aussi pour guider la progression sotériologique.

  1. La terminologie spécialisée. Un usage généreux de terminologie spécialisée est commun à toutes les écoles, afin de défamiliariser les usagers de la langue ordinaire et de la perception de la réalité à laquelle elle donne naissance. (En fait, l’usage excessif de jargon est désormais un obstacle important à la compréhension du bouddhisme par le grand public, même dans les pays traditionnellement bouddhistes de l’Asie.)

  2. Les effets d’étrangeté. Le sentiment d’étrangeté semble être l’un des premiers effets visés par de nombreux écrits bouddhistes, tels que les soutras Prajñāpāramitā, avec leur paradoxisme et leur dissolution discursive, le Sūtra du Lotus et le Sūtra de Vimālakirti avec leur imagerie visuelle renversante, l’Avataṃsaka Sūtra (Soutra de lornementation fleurie des bouddhas), avec sa perception surprenante de la réalité.

  3. La relativisation de la langue ordinaire. Elle s’effectue par de multiples négations (mādhyamaka ; śūnyatā), des paradoxes (le zen), la prolifération de la signification (le bouddhisme tantrique) ou la réduction aux formules de dévotion (le bouddhisme de la Terre pure).

  4. Les explications détaillées de la nature relationnelle de la réalité. Elles s’étendent des douze maillons de la coproduction conditionnée jusqu’aux phénoménologies complexes de l’abhidharma et celles de l’école Yogācāra. Une telle compréhension de la nature relationnelle du tout est appelée à donner lieu à une compréhension différente – et peut-être aussi à des représentations différentes – des choses.

  5. Les doctrines de la langue absolue. Le bouddhisme tantrique a développé des notions de l’Inde ancienne portant sur le son du cosmos en une doctrine sophistiquée au sujet du mantra comme langue absolue et dépourvue de conditionnements extérieurs, ainsi que des problèmes et des limites que nous avons relevés en parlant de la langue ordinaire.

  6. Les doctrines de la nature non arbitraire et motivée du langage et des signes. Ces théories se sont développées tout particulièrement au sein de la tradition tantrique. Il s’agit d’un élément important qui mérite une attention plus poussée dans la mesure où il se rapporte à plusieurs stratégies sémiotiques, comme les isotopies sémantiques, l’emploi de figures de rhétorique (la métonymie plus que la métaphore) et la production de textes polysémiques.

  7. L’usage très répandu des rituels. Ceux-ci impliquent normalement la symbolisation multi-symbolique (des manières de faire passer une représentation complexe de la réalité par des formes que la langue ordinaire ou les terminologies bouddhistes plus spécifiques ne sauraient proposer).

  8. La textualitéet les stratégies interprétatives. Comme on le sait, le bouddhisme a donné naissance à travers les siècles à une quantité étonnante de textes de diverses natures et en plusieurs langues. On sait moins, cependant, que le bouddhisme a aussi développé des doctrines sur la textualité (la nature, le rôle et le fonctionnement des textes), ainsi que des méthodes et des stratégies pour la production et l’exégèse des textes, qui sont reliées à une philosophie de l’enseignement et à des méthodologies éducatives. Les Écritures ont été analysées sur plusieurs plans – par de complexes discussions de leurs titres, le commentaire mot à mot, le résumé par chapitre, l’exégèse synthétique, les lectures intertextuelles dans lesquelles les citations sur des sujets proches étaient collationnées de sources différentes, les lectures allégoriques ou figuratives (les textes du mahāyāna lus sur le mode ésotérique contre les textes séculiers lus comme des figurations de vérités religieuses bouddhistes [voir Klein, 2002]).

  9. La dimension non herméneutique. Le bouddhisme a accordé une attention particulière à cet aspect fuyant des textes. Par exemple, les textes bouddhistes, en dépit de leurs significations et contenus narratifs complexes, de leur imagerie subtile, sont normalement utilisés de nombreuses manières qui font l’économie de leur sens (leur dimension herméneutique) ; ils sont vénérés, copiés et psalmodiés (d’ailleurs sans que les mots recopiés soient toujours compris), décorés de bouddhas d’or, retranscrits sur le roc, exposés au vent (comme dans les roues de prière tibétaines). Cette dimension non herméneutique pose des défis intéressants au sémioticien car, malgré le nom, une production de sens en résulte ; pourtant, il est significatif que le sens écrit de textes entiers passe au second plan, en faveur de significations différentes qui ne reposent pas directement sur l’expression linguistique [8].

Un exemple d’intervention sémiotique bouddhiste : une définition du non-dualisme

Dans cette section, je vais présenter un exemple de stratégie sémiotique bouddhiste pour donner forme au concept insaisissable de non-dualisme sur la base de la tradition Shingon, la version japonaise du bouddhisme tantrique.

Le non-dualisme est un des concepts clés du bouddhisme mahāyāna et il a été élaboré en détail par la tradition tantrique. Le non-dualisme (en sanscrit advāya, en japonais funi, littéralement « non-deux ») fait référence à la condition épistémologique de la réalité authentique, telle qu’elle existe en soi au-delà de (et préalablement à) l’articulation du langage et de la conceptualisation que les êtres humains y appliquent [9]. Le but du travail sur soi bouddhiste est de surmonter une telle vision « dualiste » et d’atteindre le non-dualisme – une appréciation de la condition d’origine des choses. Certains kōan zen, comme ceux qui ont fasciné Barthes, s’essaient à ce but en entravant, relativisant et court-circuitant la pensée discursive. Le bouddhisme tantrique, au contraire, dynamite les catégories duelles en une prolifération de la signification. Le moine érudit japonais Kakuban (1095-1143) a signé un petit traité sur la structure double du mandala, dans lequel il tente de montrer que cette structure double est en fait une formation non duelle ; dans cet ouvrage, il définit le non-dualisme en explorant de façon créative à la fois l’appareillage conceptuel du bouddhisme tantrique (l’ordre du contenu) et la forme des caractères chinois par lesquels les concepts principaux sont exprimés (l’ordre de l’expression), dans le but de démontrer les similarités entre les deux ordres. Pour des raisons d’espace, je me limiterai aux points centraux de la discussion que livre Kakuban [10].

D’abord, Kakuban discute le fait que le caractère chinois liang, ryō en japonais, qui signifie ordinairement « paire », « ensemble de deux éléments », et qui s’emploie pour désigner le mandala en deux parties, est en fait doté d’une extension sémantique bien plus grande. Il poursuit alors par l’analyse de chacune des significations ésotériques qu’il a découvertes en imaginant la « paire » comme une « unité » formée de deux parties – c’est-à-dire que chaque « paire » est à la fois « une » et « deux ». In fine, le caractère chinois représente bien le « non-dualisme » (la « paire » signifiant simultanément « un » et « deux », il s’agit d’une expression que connote le « non-deux ») ; il signifie aussi « non comptable » et « sans nombre » (puisque « un » signifie la « totalité » et que la totalité se compose d’éléments innombrables). Ensuite, la combinaison de ces nouveaux sens entre en jeu, en tant que « simultanément un et multiple » (la « paire » comme « unité » – « un » – et comme « sans nombre » – « multiple ») et « simultanément non-un et non-multiple » (la « paire » comme « deux » – « multiple » et « un » – « non-multiple »). Enfin, Kakuban insiste sur le fait que le caractère ryō (« paire ») subsume en même temps tous les sens précédents, et renvoie ainsi à la totalité (à la fois celle de la signification et celle des êtres), vue comme entité unifiée et aussi comme multiplicité (où il voit un « cercle parfait », c’est-à-dire le mandala, qui entoure tout) ; mais cela est en fait le sens de l’univers tel qu’il est représenté par le mandala bipartite. Autrement dit, un objet sacré (le mandala) dessine parfaitement les contours de la réalité qu’il représente non seulement par sa forme mais aussi par ses noms et ses attributs verbaux.

Tentons de reformuler la discussion qui précède en termes plus sémiotiques.

Kakuban envisage le non-dualisme comme un sens profond (jigi) corrélatif du sens superficiel (jisō) de « deux » – dans ce cas exprimé par le caractère ryō, « paire, ensemble de deux éléments ». Pour représenter un concept récalcitrant à la formalisation tel que le « non-deux », Kakuban commence par établir l’axe sémantique /[un] versus [sans nombre]/ et analyse ses deux pôles. À partir de la première opposition sémantique, reformulée comme /[un] versus [multiple]/, Kakuban construit un carré sémiotique qui comporte un axe relatif de méta-termes (/[non-un] versus [non-multiple]/). On trouve ainsi quatre termes (un tétralemme) dans leurs trois relations logiques fondamentales : contrariété, contradiction, implication. Jusque-là, Kakuban suit la logique mahāyāna classique de Nāgārjuna. Cependant, il existe une différence importante. La tradition du Mādhyamika a recours au carré sémiotique dans le but de nier chacun de ses termes l’un après l’autre : ainsi, il parvient à montrer les interrelations de causalité entre toutes choses et, en même temps, l’impossibilité d’une pensée discursive et d’une langue qui puisse représenter positivement de telles relations mutuelles [11]. Kakuban, cependant, adopte une autre procédure. Loin de nier les termes de son carré sémiotique, il finit par les affirmer tous, y compris les méta-termes. Tandis que le premier axe se compose de la relation /[un] versus [multiple]/, le deuxième axe fait se connecter la méta-relation /[un et multiple] versus [non-un et non-multiple]/ que crée la fusion des deux rapports entre les termes contraires dans le premier tétralemme (c’est-à-dire /[un] versus [multiple]/ et /[non-un] versus [non-multiple]/). Ensuite, Kakuban ajoute un niveau de sens supplémentaire en unissant encore les deux relations de son carré méta-sémiotique ; la plénitude du sens est atteinte dans la partie finale de son texte, où il parle de cercle parfait et de totalité, deux synonymes de « mandala ». À cette étape, la nature absolue du terme « deux » est expliquée : il est décrit (par le terme ryō) comme coextensif de l’espace sémiotique du tétralemme – ou, autrement dit, du topos particulier d’où jaillit la signification. De la sorte, le « deux » est doté de qualités et de pouvoirs infinis, est parfait en tant que cercle qui contient tout, un mandala à part entière. À ce point, il n’y a rien à rajouter, puisque Kakuban a atteint la source de la signification même, le stade de l’inaccessibilité (fukatoku) de la signification ; et pourtant, en même temps, on peut tout dire au sujet du mandala comme totalisation de la réalité. Autrement dit, l’inaccessibilité rend le concept auquel il s’applique non pas « vide » (comme dans le mādhyamaka de Nāgārjuna), mais absolu comme somme des éléments de la réalité hors de tout conditionnement. De cette manière, Kakuban aide l’ascète à se rendre compte, par le truchement des procédures sémiotiques, de la valeur absolue de chaque phénomène – et du mandala en particulier. Il convient de noter que chaque unité sémiotique est une multiplicité irréductible d’objets et de significations, et que tel semble être le paradigme fondamental de la sémiotique et de l’ontologie du bouddhisme tantrique.

Figure 1

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Nous pourrions aussi faire observer que, dans la discussion ci-dessus, nous avons entr’aperçu les opérations sur le langage et sur les signes que le bouddhisme tantrique pratique afin de les « re-motiver », c’est-à-dire afin de surmonter leur arbitraire par la découverte d’une relation « naturelle » particulière entre l’expression, la signification et l’objet référentiel. La re-motivation s’accomplit par la réorganisation de la structure sémantique de chaque expression, ce qui rend cette expression « identique » à sa signification. De ce fait, le symbole tantrique devient une sorte de fac-similé de son objet et la pratique dans laquelle il prend place est jugée identique à son but.

Conclusions

Étant donné l’intérêt croissant qu’exercent les questions sémiotiques parmi les chercheurs qui travaillent sur le bouddhisme, il est temps de mettre sur pied, de manière systématique, une étude de la sémiotique des civilisations bouddhistes, c’est-à-dire de leur épistémè générale ou de leurs attitudes sémiotiques fondamentales. Cela faciliterait à son tour les études de sujets sémiotiques plus spécifiques, tels que l’allégorèse ; la structure métaphorique des textes, des rituels et des artéfacts ; la textualité ; l’analyse textuelle ; la rhétorique générale ; les théories et pratiques de traduction ; et la signification de la dimension non herméneutique. Une étude systématique de la sémiotique bouddhiste pourrait même se révéler un soutien important pour la re-formulation et la re-conceptualisation de quelques doctrines bouddhistes pour les bouddhistes occidentaux d’aujourd’hui. Du côté de la sémiotique des cultures, la recherche sur la prise en compte des spécificités linguistiques et culturelles et sur la compréhension de soi en termes culturels dans les cultures historiquement bouddhistes pourrait aussi profiter d’une approche sémiotique systématique. En particulier, je voudrais suggérer de possibles thèmes qui se regrouperaient sous ce genre de recherche : les projets examinant, avec des outils sémiotiques, le rôle de la langue et de la culture sanscrites (que l’on nomme « indianisation ») dans l’Asie du Sud-Est et d’autres aires de l’Asie. Tout cela constituerait un projet de sémiotique des cultures plus vaste qui traiterait les épistémès différentes dans des cultures diverses. Le bouddhisme jouit d’une importance particulière à cet égard, du fait de son appareillage sémiotique sophistiqué, mais aussi parce qu’il embrasse de nombreuses civilisations et exige des discussions critiques avec des systèmes religieux et philosophiques importants. Bien entendu, il serait nécessaire que les sémioticiens et les savants qui s’intéressent au bouddhisme collaborent étroitement pour mettre en place des directions de recherche communes. L’obstacle évident devant ces entreprises de recherche possibles est celui de la terminologie : le projet d’une sémiotique bouddhiste aurait recours à un jargon spécialisé en provenance à la fois du bouddhisme et de la sémiotique, ce qui le rendrait inabordable à plus qu’une poignée d’initiés… Un effort interprétatif sérieux visant à une pertinence culturellement plus grande exigerait une sorte de « dé-spécialisation » et de « dé-jargonisation » des études bouddhistes et de la sémiotique. Sur le plan mondial, les deux disciplines sont trop capitales pour qu’on les abandonne aux seuls sémioticiens ou aux seuls bouddhologues…