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L’ouvrage de Catherine Fino est tiré d’une thèse de doctorat soutenue à l’Institut Catholique de Paris. Cette recherche croise les disciplines de l’histoire des institutions sanitaires et de la théologie spirituelle sur le terrain de l’éthique théologique. Tout en voulant montrer que la vertu théologale de la charité a déjà été, et peut encore être, inscrite dans des pratiques sociales, C. Fino ouvre une voie épistémologique qui remet en question une partie des thèses historiographiques de Michel Foucault sur l’évolution des mentalités et des pratiques en milieux sanitaires. Elle critique aussi une recherche plus résolument centrée sur son objet, soit la recherche de l’historien québécois François Rousseau sur le monde hospitalier québécois, notamment l’Hôtel-Dieu de Québec. Ne se limitant ni aux perspectives structurales de Foucault qui « dénie[nt] la liberté et la responsabilité au profit des conditionnements du sujet » (p. 399), ni aux thèses de Rousseau qui interprète l’évolution de l’hôpital québécois dans une logique d’effacement de la charité au profit de la médicalisation dans l’évolution des institutions sanitaires, C. Fino identifie trois temps de l’institutionnalisation sanitaire sur le territoire de la ville de Québec (deux de l’époque de la Nouvelle-France et un dernier à cheval entre la fin du xixe et le début du xxe siècles) et les interprète comme autant de moments différents d’une inscription sociale de la charité via la mise sur pied d’une hospitalité multiforme. Ces trois figures de l’hospitalité — l’éphémère Hôtel-Dieu de la réduction jésuite de Sillery (1639-1643) (chapitre 2, p. 97-154) ; l’hôpital colonial de l’Hôtel-Dieu de Québec (1644-1759) (chapitre 3, p. 155-258) ; l’asile-hôpital Saint-Michel-Archange (1893-1939)[9] (chapitre 4, p. 259-394) — sont autant de manifestations d’une charité en acte qui dépasse la seule formation spirituelle des membres des communautés religieuses ayant animé ces lieux aux époques indiquées.

L’étude de Fino s’appuie sur une lecture fine des documents d’archives de chacun des établissements sanitaires étudiés. La méthode sous-tendant l’étude, notamment la critique de l’historiographie structuraliste, est exposée au chapitre premier (p. 27-86). L’A. fait le pari suivant : une lecture théologale des pratiques, ayant pour visée de montrer l’inscription sociale de la vertu de charité, est-elle encore possible après l’historiographie sanitaire de Foucault ? C’est le défi que relève l’A. en privilégiant une « approche herméneutique » (p. 61) des documents consultés pour l’étude, une approche consistant à comprendre les documents consultés en les remettant dans leur contexte et en questionnant tout autant les présupposés du sujet chercheur interprétant lesdits documents. En somme, il s’agit d’un acte d’interprétation compris dans les cadres classiques de l’herméneutique. En bout de ligne, l’A. soutient que « si l’exploration de l’histoire hospitalière parvient à montrer que l’engagement des sujets dans l’expérience théologale, en les transformant et en remodelant leurs agirs, a aussi eu un impact sur l’histoire de leur communauté, et sur les institutions et les pratiques qu’ils ont contribué à mettre en place, ces données peuvent être interprétées comme une véritable inscription de la charité dans l’histoire collective » (p. 66).

Suivent les trois chapitres où C. Fino analyse chacun des trois moments historico-institutionnels déjà mentionnés plus haut. Elle passe en revue les discours, les pratiques et les aménagements de l’espace hospitalier en soulignant comment chacun de ces lieux résulte d’une interprétation in situ, par les acteurs, de l’hospitalité. En raison du type d’argumentation mis en place dans l’exposition des données et des interprétations, il y a une certaine répétition dans la structure de ces chapitres. Ce n’est là cependant que l’inévitable (et très léger) inconvénient de la rigueur analytique et méthodique déployée par C. Fino.

La conclusion générale (p. 395-422) aborde l’inscription de cette recherche dans la tradition de recherche en éthique théologique. C. Fino y montre l’originalité théologique de son approche, et ce en deux temps. Premièrement, elle montre que la recherche théologique du xxe siècle sur la charité s’est limitée à penser la vertu théologale dans une perspective strictement subjective ou, au mieux, à indiquer une dimension sociale de la charité, mais sans opérationnaliser et sans démontrer le geste théologique qu’il faudrait déployer pour démontrer ladite dimension sociale. Deuxièmement, retenant les leçons de sa fréquentation de l’oeuvre de Foucault, elle théorise le geste de reprise des intuitions théologiques dégagées de son étude par l’idée d’une « généalogie reconstructive » (p. 400-405). Ce concept emprunté au théologien D. Müller, mais d’abord théorisé en philosophie morale par Jean-Marc Ferry, est mis en acte par C. Fino pour « tirer la morale de l’histoire » de l’institutionnalisation de la charité via l’hospitalité, et ce en vue de penser les conditions actuelles d’un impact social possible de la charité dans un monde socio-sanitaire idéologiquement et moralement pluriel.

Cet ouvrage intéressera au premier chef les « théologiens moralistes », bien sûr, mais aussi les praticiens de l’histoire des institutions socio-sanitaires en Occident. En effet, on ne saurait comprendre l’ouverture actuelle des institutions socio-sanitaires laïques aux religions et aux spiritualités sans voir comment ces institutions héritent des pratiques qui ont socialement inscrit la charité dans la trame institutionnelle des établissements et furent marquées par ces pratiques. Enfin, il intéressera tout étudiant en éthique théologique tant pour le contenu fort instructif que pour l’analyse d’un geste théologique qui se situe à la frontière de diverses disciplines du savoir, pour la maîtrise dans la mise en oeuvre du geste et, enfin, pour l’avancée des connaissances dans ce domaine de la théologie.