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There is nothing so powerful as the truth, and often nothing so strange.

Daniel Webster, vers 1830 [1]

Les vingt dernières années ont vu apparaître un renouveau de l’intérêt pour la question de la fiction, demeurée lettre ouverte depuis ses considérations sémantiques et logiques des années 1980-1990 [2]. Ces réflexions ont eu tendance à se déployer le long de deux axes, que l’on pourrait qualifier de poétique et de pragmatique [3]. C’est sur l’axe pragmatique que je tenterai la présente lecture, en prenant pour modèle une posture visant à comprendre comment la fiction, en tant que valeur et en tant que construction imaginaire, est produite au sein de pratiques de lecture ou de spectature encadrées.

Contrairement à une idée reçue, une fiction n’est pas obligée de se dénoncer comme fiction ; en revanche, elle doit être annoncée comme fiction, la fonction de cette annonce étant d’instituer le cadre pragmatique qui délimite l’espace de jeu à l’intérieur duquel le simulacre peut opérer.

Schaeffer, 1999 : 162

La fiction est donc produite sans intention de duper et reçue au sein d’une pratique éditoriale et sociale où elle est mise en contexte et reconnue pour ce qu’elle est, ne serait-ce qu’à travers les différents dispositifs éditoriaux que Genette regroupait sous le terme de paratexte (1987) : la mention « Roman » sur la couverture d’un livre, par exemple, me place immédiatement, lecteur, dans une réceptivité particulière qui est la conditio sine qua non d’un exercice sain de la fiction.

Schaeffer abordait courageusement, dans Pourquoi la fiction ?, la question de la fictionnalité des personnages virtuels et reconnaissait, avec clairvoyance, leur capacité à réarranger « jusqu’à un certain point les relations traditionnelles entre la fiction et les autres formes d’interaction avec la réalité » (1999 : 9). Parole de sage et non de prophète, sa réflexion restait évidemment muette sur les formes discursives particulières de l’ère numérique qui se sont développées depuis : blogues et réseaux sociaux, créations collectives et multiplateformes, campagnes de marketing viral, images et vidéos partagées, etc. Autant de formats qui amènent à mon sens, lorsqu’on les plie au jeu de la fiction, une déstabilisation du fameux cadre pragmatique posé par Schaeffer. Il semble en effet que les créateurs soient tentés aujourd’hui de repousser et de différer les opérations de cadrage nécessaires à l’attribution de la fictionnalité en tant que valeur. Le maintien d’un flou entre discours factuels et fictionnels, ou entre formes fictives et documentaires, constitue un trait marquant des esthétiques numériques contemporaines. La réception d’oeuvres fictionnelles limites s’effectue souvent désormais sur la construction progressive d’un cadre pragmatique plutôt que sur son établissement inaugural. Faisant l’expérience d’une fiction, on peut mettre longtemps à comprendre dans quelle proportion et suivant quelle logique il faut associer les propositions d’un texte à un monde fictionnel et à son propre univers de référence, voire se tromper complètement.

Une pragmatique de la fiction contemporaine doit donc composer avec ces flottements axiologiques des discours et tenter, par des moyens parfois audacieux, de se mettre au diapason des cas limites qui fourmillent dans la culture numérique. Je tenterai, dans la série de notes qui suit, d’opérer une réflexion à rebours sur la fiction à partir d’une oeuvre remarquable pour sa posture écartelée entre le cinéma d’imagination et le film documentaire, en me situant tour à tour en dedans et en dehors de l’univers qu’elle construit et en analysant la réflexion qui y est proposée sur ce grand envers de la fiction que sont aujourd’hui les théories conspirationnistes.

L’objectif général ici sera donc de tracer l’origine et d’interroger la prospérité actuelle d’une modalité fondamentale de la fiction : le faux document.

Note 1

Faux et usages du faux

Le numérique produit, entre autres bouleversements, une déstabilisation de la valeur documentaire ainsi qu’une dispersion tous azimuts des pratiques de la fiction. Un tel énoncé, banal en apparence, pourrait nous emporter dans des développements importants dont j’essayerai ici de faire l’économie en le décomposant le plus simplement possible, quitte à lancer l’argument de façon abrupte.

Pour David Levy, dans Scrolling Forward: Making Sense of Documents in the Digital Age (2001), un document est un contenu médiatique dont on fait valoir, à travers une pratique sociale et sémiotique régulée, la valeur de témoignage et celle de preuve. L’acte de vente d’une maison, par exemple, témoigne de et prouve, d’un seul trait pour ainsi dire, la passation d’une propriété X des mains d’icelui à untel. La ratification d’un tel acte s’effectue en présence d’un tiers et s’inscrit dans le cadre d’un appareil juridique plus vaste visant à faire respecter l’observation de tels contrats. L’acte de le rédiger et de le signer représente à lui seul la matérialisation de pratiques verbales correspondant à ce que Austin, dans sa première théorie des actes de langage (1970), nommait un performatif, soit, grossièrement, un énoncé qui permet d’accomplir une action et d’ajuster le monde aux mots (« Par la présente, je cède… »). Aussi, historiquement, des pratiques manuscrites se sont-elles imposées au détriment de pratiques orales, où la valeur documentaire en germe était accordée à la parole donnée ou à la poignée de main.

Depuis aussi longtemps que les documents existent, la fiction a eu tendance à détourner à son profit leur apparence et leur format. Le développement actuel des médias numériques et la grande convergence, économique et culturelle, qu’il encourage s’accompagnent d’une prolifération sans précédent de faux documents [4] ; j’entends par là un texte qui, à travers différentes stratégies éditoriales ou formelles, tente de déguiser, à un quelconque degré, sa qualité de récit de fiction sous les oripeaux du document historique ou factuel. J’oserais même dire que le parasitage de la forme documentaire semble le moyen privilégié par la fiction afin d’investir des formats nouveaux.

J’en prendrai pour cas de figure ce curieux objet cinématographique qu’est le projet Nothing So Strange de Brian Flemming (2002). Il est formé d’un montage final de 82 minutes disponible en DVD, de dizaines d’heures de métrage disponible en code source libre (open source) sous licence Creative Commons [5] et de toute une constellation de sites Web et de forums réalisés autour du film. Nothing So Strange est, au dire de son dossier de presse, un documentaire issu d’un univers parallèle et, pour le magazine Variety : le « prototype du film idéal pour l’ère numérique » [6]. Comme plusieurs hybrides entre les cinémas documentaire et de fiction, à commencer par le F is for Fake d’Orson Welles (1974), Nothing So Strange prend son propre statut trouble pour sujet en détaillant les tribulations d’un groupe d’activistes, avides de vérité mais tentés par le mensonge, qui vise à faire la lumière sur l’un des événements historiques les plus importants à n’être pas survenu au cours des 25 dernières années : l’assassinat du magnat de l’informatique Bill Gates.

Note 2 [en fiction]

Cultures de la convergence/des convergences de la conspiration

Figure 1

Le garde du corps Wayne Hill et Bill Gates, quelques secondes après les coups de feu.

Le garde du corps Wayne Hill et Bill Gates, quelques secondes après les coups de feu.

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Cette image est issue de la vidéo captée par Abraham Altgens, sans doute le document d’archive audiovisuel le plus important du xxe siècle, tout juste derrière le film tourné par Abraham Zapruder lors de l’assassinat du président Kennedy [7], le 22 novembre 1963. On peut y voir William H. Gates III étendu par terre, mort, et son garde du corps Wayne Hill pointant le toit de l’hôtel Park Plaza.

Rappelons les faits. Le 2 décembre 1999, Bill Gates est attendu au parc MacArthur de Los Angeles. Dans le cadre de ses activités philanthropiques, il doit remettre un chèque d’un million de dollars à la fondation Literacy for Life. Alors qu’il s’avance sur l’estrade, Gates est atteint d’une balle à l’épaule, puis d’une balle à la tête. Des témoins remarquent la présence d’un tireur embusqué sur le toit de l’hôtel Park Plaza, un homme de race noire, vêtu d’une casquette rouge. La police encercle et fouille l’hôtel. Quelques minutes plus tard, dans le sous-sol obscur de l’immeuble, l’officier en formation Jacob Powell se trouve en face du suspect, qui tient dans ses mains une carabine Mauser de calibre 7 mm. Après avoir intimé à l’individu de se rendre, Powell tire sur lui à quatre reprises. Atteint à la tête et aux hanches, le suspect meurt 90 minutes plus tard à l’hôpital County-USC. Il est identifié comme étant Alek J. Hidell : un jeune Afro-Américain connu des autorités pour ses affiliations avec des groupes radicaux d’extrême gauche. La culpabilité de Hidell est réaffirmée quelques mois plus tard, à la publication du rapport Garcetti [8], produit par le procureur général de Los Angeles. Le rapport statue que Hidell est bien le meurtrier de Gates et que la décision de faire feu prise par l’officier Powell était légitime et conforme aux politiques du Département de police de Los Angeles. Le rapport statue également que Alek J. Hidell a agi seul.

À côté des reportages complaisants qui ont circulé depuis dix ans sur le milliardaire lui-même, de même que des portraits souvent typés de son assassin présumé Alek J. Hidell qu’ont produits les médias, Nothing So Strange se signale par sa volonté de scruter l’impact de la tragédie sur l’imaginaire collectif américain. À cette fin, le film brosse le portrait d’un groupe d’activistes contestant la version officielle de l’attentat, Citizens for Truth, qui décrit sa posture ainsi :

Citizens for Truth croit que les véritables circonstances de l’assassinat de Bill Gates restent à élucider. Le manque de preuves et la faible coopération des autorités soulèvent différentes questions relatives à cette affaire prétendument classée. Pourquoi n’a-t-on trouvé aucune empreinte digitale sur l’arme présumée de l’attentat ? Qui était l’homme que l’on a vu courir sur la 6e avenue quelques minutes après le meurtre ? Pourquoi une partie importante du rapport officiel, incluant le rapport d’autopsie et plusieurs photographies, est-elle encore sous scellés plus d’un an après le crime ? Pourquoi l’officier qui a abattu l’assassin présumé n’a-t-il jamais accordé d’entrevue publique ? Ces questions et d’autres invitent à penser que le « dernier grand crime du xxe siècle », pour reprendre l’expression utilisée dans les médias, n’est peut-être pas l’assassinat de Gates comme tel, mais bien l’incompétence crasse des autorités chargées de l’affaire et, peut-être, le camouflage d’une conspiration de grande envergure. [9]

En choisissant d’examiner les démarches de ce groupe fondé par Deborah Meagher et David James, le cinéaste Brian Flemming s’autorise un regard neuf sur les événements du 2 décembre 1999. Il offre dans le processus une perspective fascinante sur la problématique contemporaine des groupes conspirationnistes, en deçà de laquelle est lisible un commentaire sur sa propre pratique : celle d’un documentariste héritier du cinéma direct à l’heure de la révolution numérique.

Comme beaucoup de sous-cultures ayant émergé des franges de la culture populaire au xxe siècle, le conspirationnisme est profondément bouleversé, depuis une quinzaine d’années, par l’avènement d’Internet. Comme les communautés d’admirateurs, les tenants de théories du complot ont trouvé dans le cyberespace un moyen particulièrement efficace de diffusion et de recrutement, à grande échelle et en temps réel [10]. La pensée conspirationniste participe en ce sens d’une culture de la convergence telle que l’a décrite Henry Jenkins (2006a et 2006b).

Jenkins distingue deux grandes formes de convergence culturelle : celle des conglomérats médiatiques et des institutions, d’un côté (qu’il nomme « convergence corporative »), et celle des consommateurs maîtrisant les outils médiatiques, de l’autre (la convergence grassroots – de la base) (2006b : 155). Il serait tentant, partant de là, d’en arriver à une vision manichéenne situant les méchants d’un côté et les bons de l’autre, en plaçant Citizens for Truth (qui se décrit justement comme une organisation grassroots) dans le second camp. À côté du Goliath que représentent les médias officiels, le bureau du procureur et le Service de police de Los Angeles, le groupe de pression inventif et fauché fait un David bien sympathique. Le film de Flemming ne s’intéresse pas trop, cependant, aux échanges entre les belligérants. La caméra suit pas à pas les membres du groupe et finit par montrer l’aspect nietzschéen de la lutte entreprise par James, Meagher et compagnie : la difficulté de combattre des monstres sans devenir soi-même un monstre, ou, dans ce cas précis, le défi de déboulonner un mythe sans recourir soi-même à la duperie, à la mystification ou au mensonge.

Des critiques comme Daniel Pipes (1992 ; 2004) et Michael Barkun (2003) ont justement souligné le côté ridicule, mais aussi dangereux, des théories du complot. Pour eux, à l’heure de la révolution numérique, c’est la paranoïa elle-même qui se met à la convergence. Pour Daniel Pipes (2004), les conspirationnistes ont été traditionnellement divisés en deux factions distinctes. D’un côté, les « mécontents politiques » : représentants des minorités, membres de l’extrême droite et de l’extrême gauche et autres militants marginaux, qui possèdent une sensibilité politique mais ne disposent pas, en règle générale, de l’attention du grand public. De l’autre, les « culturellement suspicieux », des passionnés de l’assassinat de Kennedy jusqu’aux ufologues, qui sont dépourvus d’agenda politique mais jouissent en revanche d’une grande popularité. Dans son essai, A Culture of Conspiracy : Apocalyptic Visions in Contemporary America (2003), Michael Barkun explique que les théories du complot contemporaines se signalent par une tendance à l’hybridation de ces deux postures. Depuis les années 1980, par exemple, toutes les idées relatives à un Grand Ordre Mondial Invisible propre à la pensée d’extrême droite se sont frayé un chemin dans la littérature sur les ovnis (ibid. : 83). Aussi, pour paraphraser Pipes (2004), imaginer le monde sous la coupe des francs-maçons est une vision un peu démodée ; l’imaginer régi par une cabale de francs-maçons, d’Illuminati de Bavière et d’extraterrestres sionistes est tout à fait tendance.

À côté de ces manifestations exacerbées, il existe un conspirationnisme de la base auquel correspond Citizens for Truth. Des critiques plus sympathiques comme le psychologue Floyd Rudmin ont remarqué que l’épithète « conspirationniste » joue aujourd’hui un rôle de stigmatisation dévolu en d’autres époques aux termes « hérétique », « sorcière » ou « communiste » (2003). Je dirais à sa suite que, dans la pensée conspirationniste, s’exercent deux réflexes que l’on aurait tort de vouloir écraser de conserve. Le premier est psychologique et consiste à pratiquer en groupe une paranoïa domestique, bénigne, que le commentateur politique H. L. Mencken décrivait avec aplomb :

C’est une conviction profonde chez tout imbécile de se croire victime d’une mystérieuse conspiration cherchant à le dépouiller de ses droits communs et de ses justes mérites. Pour tous ses échecs à évoluer dans le monde, son incapacité congénitale et sa sottise, il blâme les loups-garous qui conspirent à Wall Street ou dans tout autre repaire d’infamie. [11]

[1936] 2006 : 22 ; nt

Le second réflexe est celui d’un soupçon herméneutique. Il relève d’une volonté tout à fait justifiable de dépasser les apparences, de creuser sous la surface des médias mainstream et des versions officielles de l’histoire. Sans ce réflexe, le cambriolage à l’hôtel Watergate n’aurait sans doute jamais quitté la rubrique des faits divers. Sans ce réflexe, peut-être penserait-on toujours que la Maison Blanche n’avait rien à voir dans le renversement du régime Allende au Chili. Il est bon de se le rappeler : sans complots, il n’existerait pas de théories du complot.

Tout groupe de pression comme Citizens for Truth cherche, à la base, à pratiquer le soupçon sans verser dans la paranoïa. Cette attitude d’un conspirationnisme herméneutique est qualifiée par Rudmin de « déconstructionnisme historique naïf ».

Le conspirationnisme est un « déconstructionnisme historique » parce qu’il se rebelle contre les explications officielles, contre le journalisme orthodoxe et l’histoire orthodoxe. Le conspirationnisme est radicalement empirique : les faits tangibles constituent son objet, particulièrement ceux que les versions officielles ont tendance à écarter. Les théories du complot pensent que l’histoire est écrite par des êtres humains agissant comme tel, des gens qui coopèrent, intriguent, trichent, mentent et recherchent le pouvoir. Aussi, le conspirationnisme ne s’intéresse pas à des forces impersonnelles comme la géopolitique, l’économie de marché, la mondialisation, l’évolution sociale, ni à aucune autre explication abstraite des mouvements de l’histoire humaine. [12]

2003 : en ligne ; nt

Défendre une telle position n’est pas facile parce que, comme on va le voir, les ennemis du conspirationnisme grassroots, eux aussi, convergent.

Note 3

La querelle des documents

Faisons un pas en avant : si un document est, comme l’a écrit Levy, à la fois témoignage et preuve, la valeur documentaire se constitue lorsqu’un objet médiatique est considéré prouver l’effectivité ou la véracité de ce dont il témoigne. Dans le cas d’un acte légal, on aura tendance à officialiser la simple feuille de papier sur laquelle sont inscrites certaines informations à l’aide de sceaux ou de signatures qui viennent en fait singulariser le document. Bien entendu, le numérique institue une ère où la singularisation de l’objet médiatique est problématique.

Un constat, donc : comme beaucoup de faux documents contemporains, Nothing So Strange est le fruit d’une époque où l’on a tendance à oublier que la valeur documentaire d’un écrit, comme d’une photographie ou d’une pellicule filmique, est produite au sein d’une pratique sémiotique.

La valeur documentaire est toujours d’abord pragmatique et jamais véritablement ontologique. En elle-même, une photo ne prouve rien. On peut prouver qu’un cliché n’a pas fait l’objet de retouches, on ne peut guère prouver que l’événement ayant produit cette empreinte lumineuse n’a pas lui-même fait l’objet d’une mise en scène. Tel cliché perdure en tant que document historique tant et aussi longtemps que personne n’en contredit l’authenticité, faute de quoi il serait soumis au soupçon critique ou conspirationniste, voire, à terme, au discrédit qui frappe aujourd’hui tous les clichés du monstre du Loch Ness pris dans la foulée de la photographie truquée du docteur Wilson [13].

Figure 2

La fameuse « photo du chirurgien » qui porta l’existence de Nessie à l’attention du public mondial en 1934.

La fameuse « photo du chirurgien » qui porta l’existence de Nessie à l’attention du public mondial en 1934.

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La précision me paraît importante en ce qu’il semble tentant aujourd’hui d’interroger la valeur documentaire qu’il est possible d’attribuer à un reportage en ligne ou à une nouvelle sur blogue, à une photographie numérique ou à une vidéo sur YouTube, comme si leur contrepartie imprimée, argentique ou télévisuelle possédait en sa matérialité même un pouvoir d’attestation dont les médias numériques seraient à jamais privés [14]. Or, bien sûr, on ne peut perdre ce que l’on ne possédait pas à l’origine. Notre époque n’est donc pas celle d’une lutte entre l’analogique documentant et le numérique documenteur, ni celle d’une apocalypse documentaire où les nouveaux médias emporteraient dans leur valse triomphante toute capacité à faire porter sur un témoignage la valeur de preuve ; notre époque est celle d’une transition culturelle où l’apparition d’une variété de nouveaux supports, dont nous n’avons pas apprivoisé tous les usages, vient mettre à nu et dénaturaliser les médiations inhérentes à la constitution de n’importe quel document. La photo numérique doit non pas nous rendre nostalgiques, à terme, de la stabilité et de la fiabilité ontologique de la photographique argentique, mais nous faire (re) prendre conscience de la friabilité de tout cliché, de la possibilité de le manipuler, de le faire mentir, de l’altérer.

Note 4 [En fiction]

Que la vérité soit faite

Un exemple frappant d’une telle querelle des documents survient lorsque Deborah Meagher et Mark Anderson sont invités à l’émission de débat City Beat afin d’affronter les intellectuels Veronika Warren et Gerald MacAdams.

Warren et MacAdams sont les auteurs d’un livre où sont analysées les racines politiques de l’attentat commis contre Bills Gates : The First Shot of the Class War: Alek J. Hidell and the Assassination of Bill Gates (2000). Pour eux, Hidell était une armée révolutionnaire d’un seul homme et un martyr des classes déshéritées aux États-Unis. Le débat télévisé tourne autour de l’interprétation de deux documents : le journal personnel de Hidell tel qu’il fut rendu public par la commission Garcetti et la photo du tireur embusqué sur le toit de l’hôtel Park Plaza (prise par Ibrahim Bothun juste après que le deuxième coup ait été tiré sur William Gates III).

Dans le premier cas, on est en face d’un différend herméneutique irréconciliable : lisant le document selon des optiques et des agendas radicalement opposés, Citizens for Truth et les auteurs de The First Shot of the Class War retiennent du journal des passages aux antipodes. Pour chaque extrait du journal que cite Mark Anderson où Alek J. Hidell apparaît comme un jeune homme relativement pacifiste et posé, Warren et MacAdams lui en opposent un autre où le découragement de Hidell le pousse à contempler la possibilité d’une lutte armée : « Ce dont nous avons réellement besoin, c’est d’une guerre des classes… Qui tirera le premier coup ? » [15] lit Warren. Et comme le journal ne contient aucun passage où Hidell s’inculperait ou se disculperait clairement de l’attentat, lorsque Citizens for Truth et les coauteurs s’affrontent sur un même passage, le différend ne fait que s’accentuer. La dernière entrée du journal de Hidell – « Tout est fini. Fondu au noir » [16] –, datée du premier décembre 1999 (la veille de l’assassinat), vaut comme une preuve accablante aux yeux de Warren et MacAdams, alors que pour les membres de Citizens for Truth, ces quelques mots, pris en dehors de la certitude que Hidell est le meurtrier, peuvent signifier n’importe quoi.

Dans le cas de la photographie de Bothun, les membres de Citizens for Truth y vont d’une stratégie audacieuse.

Figure 3

La photo originale d’Ibrahim Bothun, montrant une silhouette sur le toit de l'hôtel Park Plaza.

La photo originale d’Ibrahim Bothun, montrant une silhouette sur le toit de l'hôtel Park Plaza.

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On se souviendra que la photographie de Bothun, doublée du témoignage de l’opérateur de machinerie lourde Enrique de Valle, a permis à la police d’identifier la silhouette captée sur le toit de l’immeuble comme appartenant à un homme de race noire [17]. C’est un élément important du réquisitoire de la police de Los Angeles afin de relier l’homme aperçu sur le toit, l’arme du crime et le jeune Afro-Américain abattu dans le sous-sol de l’immeuble. Un réseau ténu qui ne contient pas beaucoup d’autres preuves, et toutes circonstancielles : il y avait des douilles de carabine sur le toit où le tireur a été aperçu, mais aucune empreinte digitale sur l’arme du crime que personne d’autre que Powell, l’officier qui a abattu Hidell, n’a vu en la possession de ce dernier.

En tenant compte des conditions météorologiques de la journée et de l’heure où Gates a été abattu, de même que de la distance qui séparerait les témoins au niveau de la rue du toit de l’hôtel, Meagher, James, Flaherty et Anderson ont produit plusieurs photos qui prouvent, à mon sens, qu’il était rigoureusement impossible pour un témoin d’identifier, à contre-jour, l’ethnicité du tireur embusqué sur le toit de l’hôtel.

Figure 4

Une réplique du cliché de Bothun produite dans des conditions équivalentes par les membres de Citizens for Truth.

Une réplique du cliché de Bothun produite dans des conditions équivalentes par les membres de Citizens for Truth.

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Anderson montre ce cliché qui présente trois personnes, caucasienne, hispanique et afro-américaine dans un ordre non spécifié, à Warren et MacAdams, provoquant le seul moment du débat où MacAdams semble désarçonné. Celui-ci s’empresse toutefois de rejeter l’argument d’Anderson, en tournant en dérision le document sur lequel il s’appuie : « Ceci n’est pas pertinent. C’est une photographie mise en scène, selon vos conditions et au moment de votre choix » [18].

Trois éléments sont pour moi notables dans cette séquence.

On constate d’abord un esprit partisan, dont MacAdams et Warren se rendent coupables par association. En voulant promouvoir leur version orientée du crime de Hidell, ils sont obligés d’avaliser la version des événements douteuse défendue par la police de Los Angeles, laquelle a été l’une des forces de l’ordre les plus racistes, répressives et corrompues du xxe siècle.

On voit ensuite une résistance médiatique et institutionnelle à l’effort grassroots de Citizens for Truth. Dans cette lutte perdue de Meagher et Anderson contre MacAdams et Warren, il y a, à mon sens, la condamnation des nouveaux médias par les anciens, telle qu’on la voyait s’exercer plus haut. C’est la presse qui met en question la crédibilité des blogues, l’édition traditionnelle qui doute de la qualité de la littérature électronique, ou encore les tenants de la pellicule argentique qui déplorent la dissolution de l’ontologie bazinienne du film dans le numérique ; toutes ces fratries semblant oublier volontiers que la valeur documentaire qui est prêtée à leurs objets n’est pas inscrite à même la matière, mais entretenue au confluent de diverses médiations, sémiotiques et techniques.

On perçoit finalement qu’au sein de cette querelle se jouent deux conceptions opposées de l’histoire, l’une orientée vers l’individu, l’autre vers l’abstraction théorique. MacAdams et Warren veulent faire de Hidell un symptôme d’un malaise social et le signe avant-coureur d’un grand soulèvement prolétaire. Meagher et Anderson veulent le resituer à son histoire, à son individualité. Ils sont naïfs, peut-être, mais possèdent une honnêteté que MacAdams et Warren n’ont pas nécessairement. Meagher et Anderson voudraient prouver l’innocence de Hidell, mais pas à tout prix : ils exigent, avant tout, que l’hypothèse de son innocence soit examinée avec sérieux [19] ; à l’inverse, parce qu’ils utilisent Hidell, en tant qu’assassin, comme argument, MacAdams et Warren se montrent très peu réceptifs à toute remise en question de sa culpabilité. À Deborah Meagher qui leur reproche de vouloir, comme les médias officiels, clore l’affaire à tout prix, Veronika Warren rétorque :

Ce que je veux, c’est que l’Amérique soit consciente du fait qu’à moins que l’on ne fasse quelque chose à propos des classes sociales, de la discrimination et des luttes de classes, il pourrait y avoir un autre assassinat [20] [et son coauteur MacAdams de surenchérir :] Des centaines d’autres ! 

Ici se déploie assez nettement ce qui, pour le cinéaste documentaire, vaut comme une parenté d’esprit avec le petit groupe d’activistes : dans cette volonté de situer l’histoire à hauteur d’homme, le conspirationnisme rejoint l’esprit du cinéma direct. Pierre Perreault, justement, a écrit :

Je sais très bien que l’avènement des sociologues a contribué à abolir cette notion désuète de l’INDIVIDU: l’individu n’existe plus en dehors de la société et sauf pour ceux qui étudient dans la brousse les êtres primitifs. Et pourtant, je pense le cinéma incapable d’abstraction… il doit appréhender le singulier.

Cité dans Marsolais, 1997 : 325

Chaque faction dans ce débat tire le document vers elle, en ses deux fonctions principales : celle d’information ou de témoignage, et celle de preuve. Les membres Citizens for Truth conçoivent les documents dans une logique de prolifération et de divulgation. Ils veulent plus d’informations. MacAdams et Warren, à l’inverse, s’appuient sur une conception normative du document en tant que preuve et utilisent de façon extrêmement discriminante ses modalités traditionnelles d’attestation: ceci n’a pas été dit sous serment, cela n’est pas pertinent, ceci n’est pas un document officiel, cela n’a pas d’importance.

Les membres de Citizens for Truth perdent lamentablement ce débat non parce qu’ils ont tort dans l’absolu, mais parce qu’ils maîtrisent moins bien que leurs adversaires les armes rhétoriques exigées par l’exercice. S’énervant contre une Veronika Warren manifestement plus en contrôle qu’elle, Deborah Meagher va commencer une phrase en disant « you people… ». Warren, qui est Afro-Américaine, saute aussitôt sur l’occasion afin d’accuser Meagher de racisme, l’expression « you people » pour désigner le peuple Noir étant jugée offensante. L’accusation, ici, est un peu forte : Meagher fait très évidemment référence au duo Warren-MacAdams, un duo mixte (MacAdams est blanc) et elle est elle-même accompagnée pour ce débat de Mark Anderson, qui est Noir. Pour son plus grand malheur, Meagher s’emporte, prenant à témoin son collaborateur et l’animateur de l’émission, elle s’exclame (et se passe pour l’occasion de traduction) : « I cannot believe this bitch is calling me a racist ! ».

Suite à cette débandade, qui peut être vue comme le triomphe de la figure mythique d’Alek J. Hidell inventée par Warren et MacAdams sur l’hypothèse de travail avancée par Citizens for Truth, le groupe cède à la tentation du mythe et abandonne Hidell au profit du mystérieux « Running Man » [21]. Les membres s’activent bientôt à l’organisation du premier colloque international consacré à l’assassinat de Bill Gates. À la veille de l’événement, le cofondateur de Citizens for Truth, David James, fait une déclaration : il est en contact avec Julia Serrano qui a accepté de venir parler au colloque. Julia Serrano est cette jeune femme qui avait affirmé aux médias avoir entendu le Running Man dire « We Shot Him! » en traversant le 6e avenue. La jeune femme avait par la suite modifié son témoignage, après un interrogatoire musclé avec les enquêteurs de la police de Los Angeles, déclarant désormais avoir entendu l’homme dire « They shot him! ». Cette annonce est pour James une façon de redorer son blason ; son autorité est à ce stade contestée par les autres membres, de plus en plus troublés par son agressivité et ses stratégies militantes discutables.

D’une certaine façon, cette démarche trahit l’esprit initial de Citizens for Truth, lequel visait non pas à opposer à la version officielle de l’assassinat une version alternative percutante, mais à forcer les autorités à rendre publics les documents entourant l’affaire. En se mettant à documenter la figure d’un énigmatique Running Man, le groupe troque son ennemi réel, la Police et le procureur général de Los Angeles, pour un adversaire vaporeux : Eux, Ils. Le « We » prononcé par le Running Man devient pour certains représentants de Citizens for Truth l’ennemi invisible de la paranoïa conspirationniste. Eux, ce sont les Juifs dans la sempiternelle pensée antisémite et toutes leurs figures de substitution : les communistes du maccarthysme, les capitalistes sous Staline ou les Illimunati extraterrestres des syncrétismes contemporains.

Le jour de la conférence, Julia Serrano ne se présente pas. Un journaliste du L. A. Times vient avertir Deborah Meagher : Julia Serrano lui a révélé que David James avait offert de l’argent en échange de son témoignage. Confronté à cette révélation, James tente en vain de se justifier. Le groupe vote à la hâte son exclusion et implose devant public alors que James quitte la salle, en hurlant à l’injustice et au complot. L’une de ses dernières phrases devant l’assemblée : « Peu importe ce que j’ai fait. La vérité reste la vérité ! » [22].

Ceci n’est bien sûr qu’une autre façon de dire « la fin justifie les moyens » et c’est là précisément que James se trompe : dans un monde sans fin, les moyens sont tout. Ou plutôt : dans un monde où aucune vérité immédiate n’est accessible – j’entends par là, une vérité non médiatisée –, la vérité ne peut s’entendre que comme une construction dialogique. Contrairement à ce que dirait le cynique ou l’extrémiste, que la vérité soit construction n’implique pas qu’elle puisse se faire n’importe comment, elle nécessite une éthique/herméneutique de la médiation qui examine sa matière et ses sources et fait communiquer entre elles les deux fonctions du document. C’est ici à mon sens que la question de la valeur documentaire finit par coïncider avec celle de la valeur du documentaire. Comme l’écrivait Gilles Marsolais, « le but n’est pas d’apporter LA vérité, mais de poser le problème de la vérité » (1997 : 219).

Brian Flemming réitère pour le cinéma direct une leçon que les membres de Citizens for Truth viennent d’apprendre à leurs dépens. Nous ne disposons jamais pour déboulonner les mythes que des moyens mêmes qui servent à les édifier, mais il n’y a pas pire façon de combattre un mensonge que de lui en opposer un autre. Comme le disait cette fois Chris Marker, dans Le Joli Mai : « la vérité n’est peut-être pas le but, elle est peut-être la route » (1963). David James, lui, a préféré un autre chemin. Il a fondé en 2003 Citizens for Action. C’est d’une ironie cruelle pour lui, mais rassurante pour nous : le site du groupe, citizensforaction.org, demeure à ce jour en construction.

Note 5

La fiction 2.0

Ceci est un moment aussi opportun qu’un autre pour rappeler que Bill Gates est vivant et en bonne santé, et effectuer un second constat : une époque d’instabilité de la valeur documentaire est propice à la prolifération de la fiction et, plus particulièrement, de la fiction en ses formes les plus radicales.

Il y aurait tout un argument historique à monter ici, suivant lequel les périodes de mutations médiatiques et culturelles sont favorables à l’éclosion de manifestations agressives de la fiction : canulars, faux documents, mystifications diverses, etc. On a tendance à oublier que des textes aussi importants pour la littérature et pour sa modernité que le Don Quichotte de Cervantès, le Candide de Voltaire, les Voyages de Gulliver de Swift et le Robinson Crusoë de Defoe ont été présentés initialement comme des manuscrits trouvés ou des témoignages véridiques. Ceux-là ont accompagné l’adoption progressive de l’imprimé, comme le développement de la presse populaire au xixe siècle a produit les canards et leur actualité criminelle à la véracité douteuse, de même que la publication de certains textes de fiction en tant que fait divers [23]. L’invention de la photographie s’est accompagnée dès les commencements d’images truquées d’ectoplasmes et de spectres. L’implantation de la radiophonie généra très tôt des canulars de grande envergure comme l’adaptation de War of the Worlds sous forme de bulletin de nouvelles par Orson Welles en 1938 et le moins connu Broadcasting from the Barricades réalisé en Angleterre par Ronald Knox en 1926 [24], canulars qui eurent leurs équivalents télévisuels dès les années 1970 [25]. Le cinéma, lui, installa très tôt une tradition d’hybridation de ses formes documentaire et de fiction : que l’on pense à l’inclusion de séquences documentaires dans le cinéma de fiction, qui court des films de Robert Flaherty comme Nanook (1922) et L’Homme d’Aran (1934) jusqu’aux films de cannibales italiens des années 1970, en passant par la pratique du cinéma direct aux États-Unis, en France et au Québec dès la fin des années 1950. Le cinéma contemporain semble marqué, lui, par un flirt avec les stratégies du faux document et du métrage retrouvé [26], ainsi que par la tentation de prolonger les univers de fiction sur Internet, à travers la pratique de marketing viral dont les artisans de The Blair Witch Project (1999) et de Nothing So Strange font désormais figure de pionniers.

Selon des modalités bien particulières, il est vrai, Nothing So Strange est un film de fiction, tourné selon l’esthétique du cinéma documentaire et du direct en particulier. Il repose sur une « fréquentation préalable » (Marsolais, 1997 : 347 et suiv.) par Flemming de véritables groupes conspirationnistes et sur la « mise en situation » (ibid.) de comédiens non professionnels qui ont improvisé situations et répliques et sur l’emploi d’outils de saisie d’images et de sons allégés, ici la caméra DV.

Ce qui m’intéresse encore davantage : le film a développé un ensemble de techniques que Flemming regroupe sous la bannière de « reality-hacking », soit le piratage de réalité. L’univers dépeint se veut un véritable roman à clé sur le conspirationnisme politique américain. Citizens for Truth emprunte son nom à l’association Citizens for Truth about the Kennedy Assassination (CTKA) ; Alek J. Hidell était un pseudonyme employé par Lee Harvey Oswald sur divers faux papiers ; Abraham Altgens emprunte son prénom à Abraham Zapruder et son patronyme à Ike Altgens, photographe de l’Associated Press qui se trouvait sur Dealy Plaza au moment du crime ; la sceptique Veronika Warren porte le même nom que Earl Warren, juge qui a présidé la très critiquée commission Warren statuant sur la seule culpabilité de Lee Harvey Oswald ; Julia Serrano est l’homonyme de Sandy Serrano, une aide de campagne de Robert Kennedy qui a affirmé avoir aperçu une jeune femme fuir la scène de l’assassinat en criant « We shot him! We shot him! ».

À ce détournement patronymique se superpose un détournement d’événements réels au profit de l’univers diégétique du film. Par exemple, une scène majeure de Nothing So Strange a été tournée par Flemming se faisant passer pour un caméraman de la télévision, lors de véritables audiences publiques de la police de Los Angeles, où David James, le personnage, fait une intervention remarquée, met la foule derrière lui en vilipendant le véritable procureur Gil Garcetti et exige la vérité en hurlant, avant d’être expulsé de la salle.

Figure 5

David James, acteur et personnage du film, s’exprimant lors de véritables audiences publiques.

David James, acteur et personnage du film, s’exprimant lors de véritables audiences publiques.

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La convention démocrate de juillet 2000 a aussi été piratée, les membres de Citizens for Truth s’étant associés à cinq autres groupes de pression, réels ceux-là, afin de manifester devant le Staple Center. Avec l’aide d’Haxan, la compagnie derrière la production de TheBlair Witch Project, les artisans de Nothing So Strange ont construit autour du film toute une constellation de sites Web issus du même univers parallèle. Et les admirateurs ont emboîté le pas, piratant la réalité à leur tour en réalisant des montages alternatifs des métrages de Flemming et en écrivant leurs commentaires critiques sur l’assassinat de Bill Gates.

Cet essaimage fait de Nothing So Strange non seulement une réflexion à rebours sur le documentaire, mais une réflexion participative sur la fiction, qui elle aussi voit dans le numérique ses statuts chambardés et devient une sorte d’enquête sur preuve ou, à l’inverse, de contrefaçon. À côté de la traditionnelle « suspension volontaire d’incrédulité » de Coleridge, qui fonde notre rapport usuel à la fiction, s’impose aujourd’hui ce que Genette appelait, dans Métalepse, une « simulation ludique de crédulité » (2004 : 25). Un rapport à la fiction qui n’est en rien nouveau, mais qui est devenu prépondérant dans certaines manifestations contemporaines de la culture populaire.

On s’est beaucoup désolé dans la presse, en 1999, que David Icke, un conspirationniste britannique, ait reçu une ovation debout après une conférence fleuve donnée devant des étudiants de l’Université de Toronto. Ce qu’on a oublié de se demander, à mon sens, c’est combien d’auditeurs étaient là, un sourire psychotronique au coin des lèvres, pour s’entendre dire que le monde est contrôlé par une race de reptiliens humanoïdes, qui compte parmi ses descendants les plus illustres la famille Bush, la Reine Élisabeth II et le chanteur country Kris Kristofferson. Personnellement, je l’ignore. Quant à savoir combien sont crédules parmi les artisans, professionnels et amateurs, de l’univers fictionnel en expansion de Nothing So Strange, j’ai ma réponse : aucun. Et pourtant le rhizome, sans cesse, se déploie.

Il y a là un rapport particulier au faux document, à la fiction et à la croyance, qu’il conviendrait pour moi d’interroger à partir de cette image emblématique de la culture geek :

Figure 6

La fameuse affiche « I Want to Believe », aperçue pour la première fois dans le bureau de l’agent Fox Mulder, dans la télésérie The X-Files.

La fameuse affiche « I Want to Believe », aperçue pour la première fois dans le bureau de l’agent Fox Mulder, dans la télésérie The X-Files.

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* Tous les documents en ligne cités dans cet article ont été consultés le 2 février 2011.