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En septembre 2005, le Magazine littéraire choisit de faire la recension conjointe de deux romans, Falaises d’Olivier Adam et Sweet home d’Arnaud Cathrine. Plus que leurs similitudes, comme leur âge, l’un né en 1974, l’autre en 1973, leur maison d’édition, de taille moyenne, L’Olivier pour l’un, Verticales pour l’autre, le fait qu’ils écrivent tous les deux également pour la jeunesse à L’École des loisirs ou qu’ils se soient fait connaître par un recueil de nouvelles, ce sont les affinités de leurs romans parus le même automne qui sont frappantes : « Si la rentrée littéraire était un arbre généalogique, les nouveaux livres de ces auteurs s’enracineraient à la même branche. Une branche sur le point de rompre, mortellement suspendue à une falaise escarpée, qu’elle se situe à Etretat ou Bénerville. Falaises et Sweet home sont en effet lestés par le poids d’un même sujet, poids lourd[1] s’il en est : une cellule familiale éventrée par le suicide de la mère, signe d’un monde effondré, d’une société fragmentée, d’une paternité désintégrée[2]. »

Plus que leur argument similaire, c’est leur forme qui nous a semblé significative. Deux romans, revendiqués comme tels par leurs auteurs, qui sont écrits à la manière d’une autobiographie. Comme si cette importance croissante des écrits de soi, ce succès également croissant des écrits intimes auprès des lecteurs, entraînaient une contamination de la fiction par l’autobiographie. La base de la fiction est conservée, il s’agit bien d’un récit d’événements fictifs, cependant il montre la plupart des caractéristiques d’une autobiographie. Il ne s’agit pas ici de se lancer dans une réflexion sur les genres, pour savoir si nous avons affaire à des romans, à des romans autobiographiques ou à des autofictions, ces concepts nous serviront plutôt à définir ce que ces romans ne sont pas, mais de montrer comment le genre autobiographique imprègne le roman dans une sorte de forme hybride, qui pourrait être proprement contemporaine.

Quelles sont les caractéristiques de cette forme hybride que nous nommerons ici « prose autobiographique » ? Les choix énonciatifs et narratifs, tout comme les thèmes privilégiés — l’enfance, la mort, le deuil — posent la geste autobiographique. Des narrateurs écrivains, double des auteurs, parachèvent cette ressemblance en permettant une réflexion sur l’écriture et le travail de deuil qu’elle incarne.

À la manière de l’autobiographie

Si Philippe Lejeune définit l’autobiographie comme un « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité[3] », nous pouvons dire que les récits qui nous occupent correspondent à cette définition, exception faite qu’ils ne sont pas le fait d’une personne réelle, mais d’un narrateur inventé. Différence fondamentale, qui exclut définitivement ces écrits du champ des écrits autobiographiques au sens large.

Des récits à la première personne du singulier

Ce narrateur fictif s’exprime à la première personne, dont on connaît l’effet de proximité et d’intimité qu’elle produit immédiatement sur le lecteur. Dans Falaises, le narrateur indique dès les premières pages qu’il a trente et un ans. Il se nomme Olivier — son prénom apparaît une fois — et il écrit des livres qui ressemblent à ceux qu’écrit Olivier Adam. Pour un peu, on pourrait penser à une autofiction, une identité assumée pour une histoire fictive. Cependant, l’auteur n’a jamais invité à lire son récit de cette manière[4]. Nous pouvons donc nous contenter de dire que ce narrateur a des points communs avec l’auteur, mais ce qui l’en différencie fondamentalement, c’est que sa mère ne s’est pas suicidée, détail qui n’en est pas un au regard du sujet. La littérature autobiographique du deuil invente rarement ses morts, et lorsqu’un auteur se lance dans le récit de mort d’un proche, il ne « joue » pas avec ce personnage, mais relate une expérience vécue.

Chez Arnaud Cathrine, ce n’est pas un « Je », mais trois « Je » qui vont tour à tour évoquer la mort de la mère. Le roman est divisé en quatre parties : « Le livre de Lily, Été 1983 » a pour narratrice Lily, dix-huit ans alors ; « Le livre de Vincent, Été 1990 », a pour narrateur Vincent, frère jumeau de Lily ; « Le livre de Martin, Été 2003 » est celui du jeune frère, Martin, quinze ans de moins que les deux autres et enfin l’épilogue est raconté par Vincent. Trois voix donc, pour raconter la mort de la mère et la vie après cette mort. Vincent a la particularité d’être écrivain, et c’est donc à lui que revient cet épilogue, comme si c’était le plus à même d’assumer l’histoire de la famille tout entière. On remarque l’utilisation du terme « livre » pour désigner les différentes parties du récit : livre écrit par ou destiné à, l’ambiguïté est là pour les livres de Lily et Martin, qui ne sont pas écrivains.

Des récits rétrospectifs

Il s’agit bien dans les deux cas de récits rétrospectifs. Falaises s’ouvre sur un présent : le narrateur est dans un hôtel à Étretat avec sa compagne Claire et sa fille Chloë. Sa mère est morte vingt ans plus tôt, il regarde les falaises d’où elle s’est jetée. La remémoration débute alors : elle couvre une partie de l’enfance, la mort de la mère, son adolescence, son départ du domicile paternel à dix-sept ans, sa vie à Paris puis en Bretagne, jusqu’au moment qui ouvre le premier chapitre. C’est un récit qui privilégie l’enfance et l’adolescence, car même si quelques va-et-vient sont faits entre ce moment de remémoration et le passé lui-même, ce dernier est privilégié. Dans Sweet home, chaque narrateur s’exprime à un moment différent. Lily raconte le début de l’été 1983, été où la mère s’est suicidée. Son récit s’arrête une semaine avant cette mort. Elle fait également retour sur le passé de sa famille, sur sa composition, sur les liens qui unissent ses membres. Vincent, sept ans plus tard, revient sur l’été 1983. Il y raconte le drame, et c’est la première occurrence du récit de la mort à proprement parler, ainsi que les années qui ont suivi en établissant des liens entre l’adulte qu’il est devenu et l’enfance passée. Le livre de Martin raconte sa vie en 2003, il a alors vingt-trois ans, et notamment la maladie de Nathan (ami du même âge que les jumeaux), hospitalisé dans le coma, mais le retour sur le passé est constant. L’épilogue se déroule en 2003.

On peut donc parler de récits qui privilégient la formation de l’identité, l’histoire de la personnalité — comment devient-on qui l’on est — et plus particulièrement ici, la période couvrant l’enfance à l’âge adulte, car le dernier chapitre nous présente des êtres qui sont devenus des adultes[5], au sens où ils semblent avoir atteint un point d’équilibre. Le dernier chapitre de Sweet home marque l’entrée dans une forme de maturité pour les trois narrateurs. C’est le cas aussi du narrateur de Falaises qui, auprès de sa compagne et surtout de sa fille, trouve une forme de renaissance. Il le précise dès le début du récit : « J’ai trente et un ans et ma vie commence[6]. »

La quête d’un sens

Ces récits ont pour fil directeur la quête d’un sens, comme un récit autobiographique classique : sens rétrospectif que l’on confère à sa vie, nécessité d’introduire une cohérence dans ce que l’on a vécu, de faire des liens, de réparer les lignes brisées de la vie. Pour le narrateur de Falaises, il faut retrouver cette enfance enfouie dans les sables de sa mémoire et essayer de comprendre comment sa mère a pu se suicider. Quête ainsi résumée quand le narrateur évoque son incapacité à prendre le téléphone pour appeler son père : « il me semblait parfois que c’était là le sens caché de ma vie, fuir mon père et chercher sans fin ma mère enfuie » (F, 190). De la même manière, les narrateurs de Sweet home cherchent la réponse à « Pourquoi ma mère s’est tuée ? », interrogation doublée d’une autre formulée par Martin : « Pourquoi ça n’a pas marché chez nous ? […] On aurait pu très bien se débrouiller sans maman[7] » (SH, 188). Question à laquelle Martin n’obtiendra jamais de réponse, alors que tout le monde la connaît : le lourd secret de cette famille, à savoir que Martin n’est pas le fils du père, mais celui de Remo, frère du père, également amoureux de la mère.

Ainsi ces récits ne sont pas des autobiographies, le pacte autobiographique en étant absent. Il ne s’agit pas non plus de romans autobiographiques dans la mesure où rien ne permet de savoir si les événements racontés renvoient à l’enfance des auteurs, la matière du récit n’est pas autobiographique[8]. L’autofiction pourrait éventuellement convenir à Falaises dans la mesure où d’un point de vue énonciatif le narrateur pourrait être l’auteur, mais là encore, l’auteur n’a rien dit sur ce point. De plus, l’autofiction est un genre tourné vers l’avenir, l’auteur/narrateur/personnage imagine des événements qui pourraient lui arriver ; or ce récit est tourné vers le passé, et donc vers ce qui est advenu et non vers ce qui pourrait advenir. Nous avons donc affaire à des romans écrits à la manière autobiographique[9].

Au-delà de ces choix narratifs et énonciatifs qui miment ceux de la démarche autobiographique, les thèmes abordés sont également les thèmes classiques de l’autobiographie : l’enfance et l’adolescence — notamment les liens avec les parents et les frères et soeurs —, mais aussi la mort, souvent à l’origine même de l’écriture autobiographique. La matière de l’autobiographie vient se joindre à la manière de l’autobiographie.

La matière de l’autobiographie

L’autobiographie entretient de liens privilégiés avec la mort. Comme l’explique Jacques Lecarme, « [p]ersonne n’écrirait son autobiographie s’il n’avait pas découvert concrètement son caractère mortel : la mort d’un père, d’une mère, d’un frère peut provoquer un portrait du disparu qui tournera à l’autoportrait. Biographie et autobiographie sont intimement liées dans ces textes de deuil et de réparation[10] ».

La mort comme événement et comme perte

La mort de la mère est l’événement crucial autour duquel s’organisent les récits. Comme dans un récit autobiographique consacré à la mort d’un proche, les moments qui précèdent l’instant fatal sont détaillés, le moment de la mort est raconté, puis ce qu’il advient de « celui qui reste ».

Le narrateur de Falaises décrit les circonstances exactes de la mort de sa mère. La description court sur quelques pages, très lente, mimant le caractère inéluctable de l’issue, et mêlant aux faits des indications sur les lieux et surtout le temps, couleur du ciel, luminosité, saison, associant étroitement l’événement aux éléments :

De la troisième nuit, je garde l’image précise et pourtant reconstituée du corps de ma mère chutant dans la nuit. […] Sous la lune absente, ma mère a quitté le lit où ronflait mon père. Doucement, elle a tourné la clé. Elle a longé la grande plage et nous ne l’avons pas vue. Elle allait pieds nus, transparente et vêtue d’une longue chemise, ainsi qu’elle se promenait parfois dans les rues du quartier où nous vivions. […] Le sentier grimpait raide et obscur, ma mère avançait à tâtons, des pierres affleuraient et bientôt sur ses jambes du sang, des écorchures et de la terre. À deux pas du vide, elle s’est penchée sur les eaux noires, la mer épaisse en bas des rochers sombres, gris anthracite à cette heure. Le printemps finissait et ma mère a fait un pas de plus, son corps comme un pantin de caoutchouc s’est échoué à marée basse, crâne et corps fracassés au pied des falaises, couverts de sable noir, de cailloux minuscules, de coquillages et de mica.

F, 28-29

Description rapide de cet instant mortel, du passage du vivant « mère » au corps mort : elle devient un corps semblable à un pantin, image qui suggère la chute et la vie qui la quitte avant d’être un cadavre, crâne et corps fracassés. L’enterrement est raconté quelques pages plus loin : « Je n’ai jamais cru que ce long cercueil de bois verni ait un jour contenu le corps disloqué de ma mère. Je n’y crois toujours pas » (F, 51), début d’un déni de la mort qui perdurera longtemps.

Dans Sweet home, le récit du suicide de la mère est différé au « Livre de Vincent », puis repris dans « Le Livre de Martin ». Cependant, Lily raconte un épisode qui a eu lieu quelques jours avant le suicide. La mère s’est enfuie le soir de la maison de vacances de la Viguière :

Et c’est comme si j’avais compris. À cet instant précis, quelqu’un en moi s’est dit : trop tard. La poitrine battante, je me suis précipitée à l’arrière de la maison et j’ai pris Martin dans mes bras. […] Nous avons progressé sur le sentier qui longe le vide et les rochers en contrebas. J’avais le souffle court mais j’ai marché de plus belle, tirant Martin qui avait du mal à suivre mon rythme. C’est là que j’ai aperçu sa silhouette. Figée au-dessus de l’abîme. […] Elle avait un pied à moitié dans le vide et me fixait avec des yeux détruits. […] Martin a hurlé de toutes ses forces : « Maman ». Elle a relevé les yeux droit devant elle, inflexible, contemplant la mer étale. Je lui ai tendu la main. Elle l’a observée puis elle a baissé la tête vers les vagues qui battaient contre les roches juste en bas. J’ai gardé la main tendue. J’ai fermé les yeux. C’est alors que j’ai senti ses doigts saisir les miens.

SH, 71-73

C’est Vincent qui raconte la mort de la mère, plus rapidement que ne l’est racontée cette tentative :

En rentrant de la plage, ma soeur avait vu l’ambulance garée devant la maison. Il devait être deux heures du matin. Elle avait tout de suite compris et nous avait rejoints dans la chambre de maman. Elle avait tenu sa main jusqu’au dernier moment, lui parlant avec obstination, comme dans l’espoir qu’elle finisse par prononcer ne serait-ce que quelques mots. Mais il était trop tard. Maman avait avalé des médicaments à haute dose en fin de matinée. La « fatigue » constatée en fin d’après-midi par papa n’était en vérité que les prémices d’un coma sans retour qui aurait raison d’elle en milieu de nuit.

SH, 87

Comme dans Falaises, le narrateur ne parvient pas à accepter cette mort : « Impossible pour nous d’admettre la réalité que cette nuit agitée et éplorée recouvrait. Il faudrait des années pour cela, des années d’absence, la vie et l’envie sur le fil des années pour seulement prendre acte » (SH, 88). Quant à Martin, la vraie « mort » de la mère est pour lui sur la falaise :

J’ai dix ans et je me tiens immobile au-dessus des rochers. […] Je voudrais qu’ils me laissent seul, là où ma mère nous a abandonnés, en haut de cette falaise dont il ne restera peut-être plus rien dans quelques années, pas même cette dernière image : une femme hésitante penchée au-dessus du vide, image dont la mémoire ne m’est rendue qu’aujourd’hui. Ce jour-là, elle nous a abandonnés. Je veux croire qu’elle savait ce qu’elle faisait.

SH, 208

Il confirme cette interprétation à propos des cendres de la mère, encore dans l’urne dix ans après sa mort : « Et demain, on ira en haut de la falaise. C’est là qu’elle est. C’est là qu’elle a voulu mourir » (SH, 214). Le moment mortel est préfiguré dans le récit de Lily, puis raconté par les deux frères, mais seul Vincent, le narrateur principal, évoque le vrai moment de la mort. Le fait de faire une place plus grande à l’épisode sur la falaise, précurseur du véritable suicide, qu’à l’instant mortel proprement dit est révélateur du travail de reconstruction rétrospective et de mise en relief des événements qui font sens, propre à la démarche autobiographique. De plus, cet épisode, aussi douloureux soit-il, laisse la mère vivante, illustration du déni qui anime les personnages de Sweet home.

Cette mort est pour les différents narrateurs une perte irréparable. Tous en sont durablement marqués et ressassent ce manque fondateur. Là encore, une littérature du manque, de la réparation, aux résonances éminemment autobiographiques. C’est dans le texte d’Arnaud Cathrine que le terme de « perte » est le plus récurrent. Dès la première page, Lily constate : « La falaise s’effondre, lentement mais sûrement. […] On dit que les maisons comme la nôtre sont condamnées. Un jour, il faudra l’abandonner. Comme en toutes choses, nous sommes voués à la perte » (SH, 15). C’est également comme une « perte sèche et sans compensation » (SH, 93) qu’elle vit la mort de sa mère. Vincent utilise le même terme : « Lily et moi avons grandi mais nous sommes restés ces deux enfants-là, ligués dans la perte de maman, comme au premier jour — dans son ventre » (SH, 103). Perte qu’il reprend pour évoquer les réactions de Martin : « Il y aura incontestablement d’autres noyés, d’autres morts, autant de corps inertes qui viendront tôt ou tard conforter notre petit frère dans ce qu’il connaît déjà — la perte » (SH, 125). Martin confirme cette récurrence du terme de la perte : « J’ai toujours pensé que je serais devenu un sale type sans Ana. Qu’ai-je fait avant notre rencontre sinon vivre dans la sauvagerie de la perte ? » (SH, 161).

L’enfance : été à la mer et liens dans la fratrie

La mort et le deuil ont pour corollaire la plongée dans l’enfance, période privilégiée des écrits autobiographiques et dont on peut retenir ici deux aspects : l’été à la mer et la fratrie.

Le narrateur adulte de Falaises raconte en regardant les falaises d’où la mère s’est jetée. Dans Sweet home, les trois « livres » se disent en été, lors de ces vacances qui voient chaque année toute la famille revenir à la Viguière, « sweet home » par antiphrase : retour à la mer/mère. Les vacances à la mer si chères aux souvenirs d’enfance sont ici le symbole de la souffrance. La mer est le lieu de la figure maternelle, elle comporte la symbolique du lieu refuge et du bercement, mais aussi celle du trouble, de la profondeur, du danger et de la perte. Dans les deux récits, la mère meurt à la mer, voire dans la mer, emportant l’enfance des personnages, ne laissant qu’un creux, qu’un vide, tout comme la mer qui se retire. Image qui concentre donc toute l’ambivalence du deuil et de l’oubli.

Les liens entre frères et soeurs sont aussi évoqués, liens tissés serré face à la perte. Ainsi de Lily et de Vincent, jumeaux liés par la proximité physique et l’amour. Dès les premières pages : « [Vincent] m’entoure de ses bras et pose ses mains sur mon ventre. Rien ne semble avoir changé ici. Le temps ne se voit pas à l’oeil nu. J’écarte doucement les mains de mon frère. Le temps est imperceptible ; nos étreintes de jumeaux inséparables se sont pourtant bel et bien assagies » (SH, 16). Ils resteront intimement liés, à l’image de cette gémellité qui n’est plus visible : « J’y pense parfois, comme à un secret que nous préservons et qui nous prend tous les deux d’un même ciment invisible » (SH, 102).

Même lien indéfectible entre Olivier, le narrateur de Falaises, et son frère Antoine. Quand Antoine sort du coma dans lequel il est tombé le jour de l’enterrement, six mois plus tard, le narrateur lui dit que leur mère est morte : « J’ai ôté mes chaussures et je suis venu m’allonger près de lui dans le lit étroit. Il a voulu me prendre dans ses bras et il était trop faible » (F, 65). Antoine quitte la maison quand il a dix-neuf ans. Le narrateur le revoit plus de six mois plus tard : « Au fond, mon frère et moi, nous ne nous étions jamais parlé. Nous n’avions jamais eu de conversation. Nous n’avions rien à nous raconter, rien à nous prouver, nous nous aimions d’un amour infini, c’est tout » (F, 114). Ils se retrouvent une dernière fois à Marseille : « Allongés côte à côte sur le drap mauve, l’air nous caressait la peau. On se taisait pour écouter la mer. […] Je ne sais plus de quoi on a parlé. Je sais juste qu’on avait chaud et que je sentais la sueur de son bras sur le mien, que nos peaux se collaient par endroits et que j’aurais voulu que ça ne s’arrête jamais » (F, 118). Peu de mots entre ces deux frères, liés par le corps et la mort de la mère : « Jamais nous n’avons su en [la mort de maman] parler autrement qu’en nous mouchant sur le visage l’un de l’autre, en mêlant nos larmes et en nous serrant dans la nuit d’hiver » (F, 173).

Mort et enfance, deux thèmes privilégiés de l’autobiographie, sont bien présents dans ces deux récits. Pour parachever cette prose autobiographique, le narrateur de Falaises et Vincent de Sweet home sont écrivains, figures particulières dans lesquelles peuvent se projeter les auteurs eux-mêmes. Là encore un topos de l’écriture autobiographique où l’autobiographe ne manque pas d’expliquer comment il est venu à l’écriture. Étudier ces deux figures révélera non seulement le rôle de l’écriture comme travail de deuil, rôle majeur de l’écriture autobiographique, mais aussi le travail de filiation auquel se livrent les deux narrateurs[11].

Un narrateur double de l’écrivain

Jacques Lecarme s’interroge sur les traces de la Mort comme « principe générateur de l’autobiographie » : « Il semble bien que le besoin d’écrire, c’est-à-dire de sauver sa vie, apparaisse chez ceux qui ont connu très précocement la disparition d’un parent et qui ont ainsi perçu ce que la mort a d’absolu. La pulsion d’écrire, qui n’est pas tout à fait assimilable à la pulsion de voir ou de savoir, ne semble pouvoir s’étayer que sur un manque radical ou sur un défaut d’accomplissement[12]. » Les narrateurs de Sweet home et de Falaises lient effectivement l’écriture à la perte.

L’écriture : réparation et travail de deuil

Vincent écrit depuis l’adolescence. Il rapproche cette activité du goût de sa mère pour la littérature : « je pense à elle qui n’est jamais partie, sinon dans l’espace fugitif des livres et de la musique, tout comme moi lorsque j’écris » (SH, 107). De même, il mentionne la sortie de son premier livre en s’adressant à sa mère : « J’aurais tellement aimé que tu le lises, maman » (SH, 86). Vincent écrit « à cause » de la mère et pour la mère.

Pourquoi écrire ? C’est Martin, dix ans, qui demande à Vincent « comment on fait pour écrire » : « C’est la question la plus difficile du monde, Martin ! […] Pour écrire, il faut deux secrets. Dont un qu’on ne connaît pas » (SH, 121). Définition quelque peu énigmatique, même si l’un des deux secrets est évident, à savoir le fait que Remo est le père de Martin, secret que l’on pressent dès le début du roman. Le second secret est vraisemblablement cette quête d’identité propre à l’écriture et plus spécifiquement à la démarche autobiographique. Interrogé sur ce passage lors d’une interview, Arnaud Cathrine a répondu : « Le premier secret, c’est ce que la pudeur et le respect de votre entourage vous interdisent de porter en place publique. Le second, c’est tout ce que vous allez découvrir de vous-même dans cet espace énigmatique et révélateur qu’est l’écriture[13]. »

De quoi parlent les livres de Vincent ? Là encore, c’est par le truchement de Martin qui le questionne que Vincent explique, dans la deuxième partie, qu’il écrit sur la mort de quelqu’un, « un roman… ». Les points de suspension montrent que le terme n’est pas forcément approprié puisque le mort s’appelle Nathan : « Comme Nathan ? » demande Martin qui trouve cela « bizarre » (SH, 120). Bizarre d’écrire sur la mort d’un personnage qui porte le prénom d’un ami bien vivant, tout comme Arnaud Cathrine écrit sur la mort d’une mère à la première personne, alors que la sienne est vivante. Martin explique treize ans plus tard :

De ce que m’en ont dit Lily et Ana, il n’y est nullement question de nous. Apparemment s’entend. Car combien en filigrane ? Je ne lis pas les livres de Vincent et sans doute en est-il blessé. C’est que je n’aimerais pas voir se profiler derrière les fables savamment transposées de ses livres, les vrais visages, les vraies blessures, les vraies accusations. Je n’aimerais pas, à mon insu, comprendre profondément ses livres. J’ai peur de ce que Vincent débrouille et massacre dans l’écriture.

SH, 151-152

Martin livre ainsi la tentation que pourrait avoir Vincent d’écrire une autobiographie comme la tentation qu’il aurait de lire les livres de son frère comme une autobiographie, mise en abyme de la posture du lecteur en train de lire Sweet home, à la recherche de la dimension autobiographique de ce récit intimiste, tentation de l’écrivain ou tentation du lecteur, horizon d’attente en tout cas de l’un comme de l’autre. Vincent qualifie son premier livre de « raisonnable » et sans danger alors qu’il pense « qu’on a tous en nous des livres impossibles » (SH, 114) et qu’il « sait pertinemment ce qui suffirait pour tout anéantir autour de [lui] » (SH, 114). Un autre livre de Vincent est évoqué dans le « Livre de Martin », livre intitulé Ce qui reste entre les vivants (SH, 177) et des extraits en sont cités : une prose poétique, qui dit le mal- être, le deuil de la mère morte et la vie qui continue malgré tout. Une phrase revient : « Comment ça va la vie ? demandait Marina[14] dans un poème » (SH, 179). Martin feuillette jusqu’à la dernière page pour connaître la réponse : « Comment ça va la vie ? demandait Marina dans un poème. La vie fait un mal de chien. Rien d’autre pour le moment. […] Ce qui reste entre les vivants. Je réponds ça parfois. […] Comment ça va la vie depuis la mort ? On reste entre vivants » (SH, 181).

Vincent a-t-il écrit le livre impardonnable, le livre « impossible » ? On peut imaginer, conformément à nombre d’autobiographies, que l’on lit le livre dont on nous décrit la genèse. En effet, Sweet home livre à demi-mot le secret qui pourrait anéantir la famille et on y lit ce qui « reste entre les vivants », même si manque l’aveu que seule la mère aurait pu faire, comme le suggère le dernier chapitre du roman composé d’une seule phrase : « Si seulement les morts pouvaient conclure » (SH, 219). Il y a mise en abyme aussi : si Sweet home est le livre « impossible » de Vincent, enfin écrit, Vincent auteur, n’est-il pas lui-même tenté par la manière autobiographique en racontant l’histoire de leur famille en donnant la parole à Lily et Martin, respectivement dans deux parties, « le livre de Lily » et « le livre de Vincent » ? Tentation autobiographique à la puissance deux.

C’est au milieu de Falaises que l’on apprend que le narrateur écrit : « Je ne sais plus à quand remonte notre dernière rencontre. Je vivais avec Claire, je venais de publier mon premier livre, ou bien j’étais sur le point de le faire » (F, 114). L’évocation de cette publication ne sert que de point de repère chronologique pour situer la dernière rencontre avec son frère et l’imprécision — publié ou à publier — montre que là n’est pas son propos. Quelques pages plus loin, il évoque sa vie au bord de la mer avec Claire et clôt une longue énumération par : « J’écrivais parfois » (F, 130). Tout au plus précise-t-il qu’il écrit « des livres qui paraîtraient six mois plus tard » (F, 132). Plus loin, il évoque la sortie de son second roman et « le silence qui l’accompagnait » (F, 182). Enfin, après sa sortie de l’hôpital, il couchait « sur le papier d’obscures histoires de boxeurs alcooliques, de croque-morts ployant sans fin sous le poids des morts » (F, 188), allusion au roman d’Olivier Adam, Poids léger (2002). Aucune réflexion sur l’écriture cependant, ni de lien explicité entre la mort de la mère et l’écriture, ni de référence au livre que l’on est en train de lire, mais on peut relever un passage qui exprime assez justement le travail auquel se livre le narrateur : « je me dis parfois que le passé est une fiction, qu’on peut en faire table rase, qu’on peut bâtir sur des ruines et vivre sans fondations. Il m’arrive aussi de penser le contraire » (F, 49). C’est ce que nous livre ce récit justement, le cheminement du narrateur pour combler les trous de sa mémoire et reconstituer un passé qui lui a échappé, mais sans jamais être sûr d’y parvenir. En effet, le narrateur de Falaises s’interroge sur l’oubli d’une partie de son enfance : « Je me demande parfois si tout ce que j’ai oublié s’est logé quelque part » (F, 30). Mémoire « trouée » (F, 45) mais aussi enfouie : « Souvent je me dis cela, que les premières années de ma vie ne sont pas tout à fait perdues, qu’elles sont juste enterrées sous des kilos de terre brune, quelque part au fond d’un trou, coincées entre quatre planches de bois, à la fois inaccessibles et faciles à déterrer » (F, 52). Image déclinée : « mon enfance enfoncée sous combien de kilos de sable ? » (F, 128) ou encore « toutes choses enfouies dans des sables d’une mémoire où plus je creusais, plus je m’enfonçais profondément » (F, 195). À l’image de l’enlisement, de l’enfouissement, s’ajoute celle du creux, qui connote aussi la profondeur, mais par le vide : « Comme le creux que fait ma mère dans mon ventre, comme celui que fait mon enfance. Une empreinte, un fossé, à peine plus, à peine de quoi croire qu’il y eut quelque chose plutôt que rien » (F, 174). Le récit travaille à dégager la mémoire enfouie et à combler ces trous, ces vides, ces creux, ces fossés, laissés par le suicide de la mère et à relier les différentes parties de la vie que la mort de la mère a coupée en deux, recréant un passé, quand bien même fût-il fictif.

L’écriture joue donc pour les narrateurs écrivains le rôle d’un travail de deuil, au sens où elle travaille à accepter la perte et à éventuellement la réparer. Elle peut enfin être aussi envisagée comme un véritable travail de filiation. En effet, ces récits mettent en scène des personnages que leur mère a d’une certaine manière abandonnés et qui ne trouvent que des pères défaillants.

L’écriture comme travail de filiation

Le père d’Olivier s’avère taciturne et violent : « Je crois qu’il nous aurait voulus morts. Morts et empaillés » (F, 80), suscitant la haine de ses fils : « D’abord rongés par la peur, la peur qu’il se blesse avec la hache ou qu’il ait un accident de voiture, nous en venions progressivement à souhaiter sa mort » (F, 83). Il le revoit par hasard, quelques années après son départ de la maison, dans un café : « Alors monsieur Olivier, comment on va ce soir ? » [lance le patron au narrateur]. Mon père ne s’est pas retourné à mon prénom » (F, 121) ; seule occurrence du prénom du narrateur dans le récit, pour signifier que son père ne « reconnaît » pas ce prénom, ne reconnaît pas son fils, pourrait-on extrapoler. On retrouve le même lien problématique avec le père dans Sweet home. Lily fait remarquer qu’elle et Vincent se sont toujours spontanément placés du côté de leur mère : « J’ai souvent de la peine pour mon père, le désaimé, […] mais le fait est que je n’ai toujours pas réussi à admirer mon père, pas suffisamment en tout cas pour lui faire sentir que je l’aime » (SH, 24). Remo joue également le rôle d’une figure paternelle mal aimée « qui fait tout pour se faire aimer mais [les] laisse relativement insensibles » (SH, 25). L’instance paternelle a deux têtes (SH, 85), silencieuses : « Les deux frères n’ont jamais fait usage des mots qu’à la façon d’une camisole » (SH, 59).

Des pères silencieux, voire violents, dont la paternité est d’une certaine manière niée : signe des temps[15] ? Les auteurs eux-mêmes nous mettent sur la voie d’une telle généralisation et pointent un malaise très contemporain, d’abord parce que d’autres personnages que les narrateurs sont concernés par cette filiation problématique : un ami d’adolescence du narrateur de Falaises, Nicolas, a un père alcoolique, qui le frappe ; l’issue est horrible :

Moi j’avais toujours pensé qu’un de ces jours, il dégommerait son vieux. C’est ce qu’il disait. Mais la vérité, c’est qu’il avait attendu, qu’il l’avait regardé bien droit dans les yeux, assis dans son gros fauteuil, la tête sous l’ampoule nue qui pendait du plafond, qu’il avait retourné son fusil, se l’était fourré dans la bouche et s’était fait exploser le cerveau. ()

F, 97

De même dans Sweet home, le père de Nathan est malade : « Il perd la mémoire. Il ne peut plus travailler. Il reste au fond de son fauteuil et il radote » (F, 43). Un peu plus loin, Nathan le qualifie de « fou » (F, 47). À la fin du récit, son père ne le reconnaît plus : « Il s’était vidé de moi, de nous. Et moi non plus, je ne l’ai plus reconnu. Ce n’était plus mon père. Même sa douce folie s’était éteinte. […] Je suis parti. J’ai quitté la France. Je l’ai abandonné à ma mère. Je l’ai abandonné » (F, 200). Abandon des pères qu’abandonnent les enfants. Par ailleurs, Olivier Adam à la fin de son récit assène :

Nos vies sont les mêmes. Nos vies sont pareilles et désemparées. Nous avons grandi à l’ombre de nos pères menaçants et froids, dans la fragilité usée de nos mères, nous nous serrions les uns contre les autres aux creux des cités gelées, de maisons identiques et horriblement silencieuses, au creux de rues rongées d’angoisse et d’ennui au milieu d’adultes morts. Oui, nous avons grandi dans la terreur de nos pères, le silence inquiet de nos mères, le vide que creusaient des lieux abstraits, inexistants, sans périphérie ni centre.

F, 205

Comment remédier à l’abandon des mères et à la défaillance des pères ? Comment faire avec cette rupture du lien, pour ces personnages « apatrides » où qu’ils aillent (SH, 91) ? Comment le reconstruire, comme se réconcilier avec sa propre histoire ? Dans l’écriture ou plutôt dans la réécriture du passé, réécriture dans tous les sens du terme, écrire et inventer. Inventer, dans la vie et par l’écriture, des « constructions hasardeuses » : « On aura beau dire, nos constructions hasardeuses ne parviennent pas à se passer d’elle » (SH, 212). En quoi consistent-elles ? Des figures maternelles viennent suppléer le vide laissé par la mère, dans des configurations qui n’ont rien de classiquement conjugales. Vincent a un enfant de Jeanne, qu’il aime, mais dont il vit séparé, et qui incarne une figure aimante et compréhensive : « Jeanne a été la première à supporter mes silences et mes sombres emportements, la première à entendre avec justesse le chagrin qui me reprenait à intervalles réguliers » (SH, 95). De même, Martin aime Ana : « J’ai rencontré Ana il y a cinq ans. Nous avons eu une histoire d’amour. Ma seule véritable histoire d’amour. Et puis un jour, nous nous sommes séparés. Mais je n’ai jamais disparu de sa vie. Et Ana n’a jamais disparu de la mienne » (SH, 149). Ana a décidé qu’il serait « un mec bien » (SH, 162). Elle lui reproche de trop boire, de ne plus aller à la faculté, de « tout saborder » (SH, 163). Elle joue un rôle maternel. La femme auprès de qui le narrateur de Falaises trouve l’apaisement est également une figure maternelle, au sens où elle est compréhension et patience : « Il y a si longtemps qu’elle se tient à mes côtés, des années entières et jamais, jamais elle n’a prononcé le moindre mot au sujet des quantités d’alcool que j’ingurgite » (F, 70). Par une inversion des rôles, Chloé sa petite fille de deux ans veille aussi sur lui : « Il y a maintenant deux ans qu’elle est née, qu’elle est près de moi et me protège » (F, 48).

De même, une famille « choisie » prend le pas sur la famille imposée. Lily aime davantage Remo que son propre père. Ce qui est aussi le cas de Martin : « Est-ce ma faute si les choses se sont distribuées ainsi ? Je n’ai pas envie d’aller voir mon père. Remo a forcé mon amour, il l’a obtenu » (SH, 187). Et puis il y a Nathan, qui a choisi cette famille qui l’a adopté. À plusieurs reprises, Vincent l’appelle « l’adopté » :

Il est comme définitivement entré dans la famille le jour du suicide de maman. Cela, je l’ai su immédiatement : je l’ai regardé servir le café et j’ai su qu’il ne nous quitterait plus ; il s’était inventé chez nous une famille d’adoption. Lily l’y avait invité en premier, puis maman. Enfin, il avait été là toute la nuit à nos côtés. Quelque chose dès lors était scellé.

SH, 88-89

Martin confirme l’« adoption » de ce « frère d’élection » (SH, 193) :

Nathan, qui t’es trouvé sur le chemin des trois enfants, prétexte à débrouiller nos énigmes. Qu’aurons-nous cherché si longtemps auprès de toi ? Ton héritage se tient là, dans cette fratrie grelottante, petite tribu en quête des lois qui régissent leur trajectoire et ratages supposés. Nathan, dépositaire de notre obscurité dont on ignore s’il ne vaudrait pas mieux la laisser telle quelle, mais dans laquelle chacun des trois se sera pourtant risqué au moins une fois…

SH, 190-191

Dépositaire, en effet, puisque c’est à lui que Lily confie l’alliance que sa mère lui a donnée, car elle est convaincue qu’ils « se verront toute la vie » (SH, 76).

Chez Olivier Adam, c’est une scène qui reconstitue la filiation, la rétablit, celle de sa compagne, assise sur la tombe du père, allaitant leur fille : « Confusément, quelque chose m’a paru prendre sens alors, sans que je sache bien quoi, tandis qu’une main dans la poche de mon manteau, l’autre tenant une cigarette, sous le ciel parfaitement bleu et lavé, je contemplais la femme que j’aimais nourrir ma fille près de la tombe de mon père » (F, 199).

L’écriture, voire la réécriture de leur propre histoire à laquelle se livrent les narrateurs, relève bien d’un travail de deuil, tenter d’accepter la perte, et d’un travail de filiation, s’interroger sur les liens manquants, en inventer d’autres, démarche pleinement autobiographique.

Olivier Adam et Arnaud Cathrine ont écrit, à la manière autobiographique, une fiction. À l’exception de l’identité entre l’auteur, le narrateur, et le personnage, condition indispensable de l’autobiographie et de l’autofiction, les choix narratifs comme les thèmes abordés et la figure de l’écrivain sont éminemment autobiographiques.

Ces récits questionnent les frontières entre les genres. On peut assez aisément dire à quels genres ils n’appartiennent pas : le sujet principal traité — la mort de la mère — ne relevant pas de l’expérience personnelle de l’auteur les exclut du champ de l’autobiographie, du roman autobiographique et de l’autofiction ; de même que l’absence de pacte autobiographique les exclut de l’autobiographie et de l’autofiction : ni pacte autobiographique, ni pacte référentiel. Et pour autant, ils ne sont pas étrangers à ces trois genres puisqu’ils en empruntent des caractéristiques, autant dans la forme que dans la matière. Ces romans sont donc formellement hybrides, terme fréquemment utilisé par Yves Baudelle quand il confronte roman autobiographique et autofiction, en montrant combien il est difficile de classer les écritures du moi, notamment depuis l’entrée en scène de l’autofiction. Il définit ainsi le roman autobiographique : « Voilà un genre fictionnel (statutairement) mais non fictif (dans sa matière). En d’autres termes, sa fictionnalité est formelle (de principe), mais non pas effective (dans sa genèse et son contenu). […] On peut donc dire que l’autofiction est fictionnelle mais pas forcément fictive, et que l’autobiographie est souvent fictive mais jamais fictionnelle[16]. » Les récits étudiés sont des autobiographies fictionnelles et fictives : à savoir que la forme mime la narration du genre autobiographique et la matière est fictive. On peut le formuler également en reprenant la distinction proposée par Dominique Viart dans le même ouvrage : « il faudrait établir ici une différence entre le « fictif », qui relève du domaine de l’imaginaire, et le « fictionnel », qui désignerait l’utilisation de la fiction comme fonction élucidante[17] ». Ici, c’est la forme autobiographique qui est utilisée comme fonction élucidante. Pourrait-on parler ici d’« autobiographie fictionnelle » telle que la définit Dorit Cohn, citée par Yves Baudelle, à savoir « un roman dans lequel le narrateur fictionnel fait un compte rendu rétrospectif de sa vie, et non une oeuvre prétendument fondée sur la vie de son auteur[18] » ? Cette définition est encore imparfaite pour les récits étudiés, car leurs auteurs ont au moins injecté un peu de leur expérience personnelle d’écrivain, en faisant de leur narrateur des écrivains.

Par son caractère hybride, cette « prose autobiographique », comme nous l’avons nommée, invite à dépasser l’alternative entre autobiographie et autofiction, entre autofiction et roman autobiographique, et à la considérer au-delà d’une réflexion sur les genres comme emblématique de certains récits contemporains qui font de la forme autobiographique la matrice de leurs fictions. Ils relèvent ainsi de cette littérature déconcertante qu’étudient Dominique Viart et Bruno Vercier, littérature qui se caractérise par son « activité critique » : « Elle est critique dans la mesure où elle manifeste à la fois une certaine conscience de son temps, des inquiétudes et des désirs qui la traversent, et une lucidité sur les moyens littéraires qu’elle met oeuvre[19]. » Les récits étudiés nous semblent correspondre à cette définition, d’une part parce qu’ils mettent en scène la perte, la réparation et la filiation, rejoignant des questionnements qui habitent la société contemporaine[20], et d’autre part parce qu’ils miment la démarche autobiographique sans l’adopter véritablement et confient à des narrateurs écrivains des réflexions sur cette démarche même, invitant à interroger la forme littéraire qu’ils empruntent.

Cette hybridité ayant comme modèle l’autobiographie peut enfin être considérée comme une caractéristique de la littérature contemporaine. Il serait ainsi fructueux pour le vérifier d’étendre cette analyse non seulement aux autres récits de ces deux auteurs[21], mais également à d’autres oeuvres qui de la même manière mettent à l’épreuve les frontières entre les genres et révèlent la créativité de leur perméabilité, comme celles de Régis Jauffret (Lacrimosa[22]) ou encore celles de François Weyergans qui, dans Trois jours chez ma mère[23], joue avec malice avec la forme autobiographique.