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Introduction

L’historiographie s’est déjà intéressée à la manière dont les élites disposent de l’espace urbain en tant qu’espace de loisir, aussi bien dans les cadres résidentiel et associatif que public. D’une façon ou d’une autre, ces études permettent de constater le désir des élites de se distinguer, de disposer d’espaces d’activité exclusifs, réservés, voire ségrégués, du moins pendant une certaine période.

Les études qui se sont concentrées sur la création et le développement d’espaces résidentiels font ressortir ce désir, de la part des élites, de développer des espaces socialement distincts, propres au milieu bourgeois. La grande bourgeoisie se réunit d’abord dans des secteurs bien identifiés de Montréal : le Golden Square Mile pour la grande bourgeoisie anglophone et la rue Saint-Denis, à la hauteur de Sherbrooke, pour la bourgeoisie francophone. Cette volonté de se démarquer spatialement s’affirme ensuite avec le développement très orienté de Westmount, puis d’Outremont. La place faite aux loisirs dans ces espaces résidentiels est abordée ponctuellement par ces études[1].

Par ailleurs, en ce qui concerne les associations et les clubs dont la bourgeoisie se dote au cours du XIXe siècle, des ouvrages de nature variée leur ont été consacrés[2] pour les garder en mémoire, surtout après le passage à un nouveau millénaire[3]. Ces associations apparaissent également comme des lieux de loisir où l’appartenance sociale joue un rôle si déterminant qu’elles ont tendance à être exclusives[4].

Enfin, des études se sont penchées sur la façon dont les élites s’approprient certains espaces publics, cherchant à avoir une influence sur l’organisation et l’usage de ces espaces. Ceci apparaît aussi bien dans le cadre d’événements ponctuels, comme le Carnaval d’hiver de Montréal tenu entre 1883 et 1889[5], que dans l’organisation d’espaces de détente permanents, comme les zones de villégiature[6] et le parc du Mont-Royal qui devient un enjeu où les élites essayent, comme d’autres intervenants d’ailleurs, de faire prévaloir leur conception de son usage[7].

De ces études ressort globalement une tendance à la ségrégation spatiale, ou moins radicalement, l’affirmation d’un désir d’exclusivisme, une réticence à partager certains espaces par un besoin de distinction sociale et culturelle qu’éprouve une partie de la bourgeoisie. Cela se traduit souvent par un contrôle, ou du moins une implication active en ce qui a trait à l’organisation et à l’usage de l’espace qui touche le milieu élitaire. Cependant, l’historiographie semble s’être peu intéressée à la manière dont les élites disposent des espaces commerciaux de loisirs, sinon par l’entremise des grands hôtels, le Windsor et le Ritz-Carlton[8].

Or, l’analyse des espaces de pratique de la danse récréative de la bourgeoisie anglo-montréalaise, entre 1870 et 1940, peu étudiée par ailleurs, permet de vérifier la façon dont évolue la tendance à l’exclusivité spatiale dans laquelle l’élite vit ses loisirs, en fonction des nouveaux lieux de divertissement qui se développent. En effet, durant cette période, la bourgeoisie, comme l’ensemble des Montréalais d’ailleurs, peut pratiquer la danse récréative dans des espaces de plus en plus variés : d’abord dans les maisons privées et les salles des associations, puis dans des espaces loués et enfin dans des commerces dansants qui apparaissent surtout après la Première Guerre mondiale. Dès lors, une question se pose. Les différents types d’espaces permettent-ils à la bourgeoisie anglophone d’adopter des pratiques exclusives de la danse récréative? Nous analyserons d’abord l’usage qui est fait des résidences privées et des salles d’associations pour l’organisation de danses récréatives. Nous nous intéresserons aussi à la location de salles pour la tenue d’événements dansants et à ce que cela signifie en ce qui a trait à l’exclusivisme. Bien que divers espaces locatifs puissent être analysés, nous nous concentrerons sur les grands hôtels montréalais, à savoir le Windsor, le Ritz-Carlton et le Mont-Royal, car ils offrent une variété grandissante de services au fil de la période, contribuant ainsi à définir de nouvelles formes d’espaces exclusifs. Nous porterons, en dernier lieu, notre attention sur les lieux commerciaux offrant la tenue d’évènements dansants, car ils posent autrement la question de la distinction spatiale, étant donné que ce sont des espaces commerciaux ouverts au public, plus mixtes d’un point de vue social. Pour ce dernier aspect, nous nous limiterons aux établissements commerciaux situés dans le quartier Saint-Antoine Nord, les plus susceptibles d’adopter des politiques exclusives puisqu’ils se situent dans un secteur particulièrement associé à la bourgeoisie anglo-montréalaise, notamment avec son fameux Golden Square Mile. Ces établissements se situent plus précisément entre les rues Guy à l’ouest, Saint-Alexandre à l’est, Dorchester au sud et Sherbrooke au nord.

Les annonces ou comptes rendus d’événements dansants et les publicités faites par les établissements commerciaux retrouvés dans les journaux[9], revues, coupures de presse de spicilèges et collections de programmes nous renseignent sur les types de lieux où les élites pratiquent la danse récréative, les modes d’accessibilité et le fonctionnement de ces lieux. Même s’il est incontestable que les milieux francophones appréciaient également la danse récréative et la pratiquaient avec assiduité, la documentation est beaucoup plus abondante à l’égard des milieux anglophones. C’est pourquoi le présent article se limite à la bourgeoisie anglo-montréalaise. À partir de cette documentation, nous vérifierons l’hypothèse selon laquelle l’exclusivisme est une caractéristique majeure de la pratique de la danse récréative de l’élite anglo-montréalaise, mais qui peut prendre différentes formes. En effet, bien que les espaces où se pratique la danse récréative se diversifient et ne s’avèrent pas toujours réservés à la bourgeoisie anglo-montréalaise, l’exclusivisme reste une formule possible, y compris dans les espaces commerciaux de Saint-Antoine Nord.

1. Se divertir dans des espaces réservés (1870–1914)

Entre 1870 et 1914, les événements dansants sont essentiellement dus à l’initiative de particuliers ou d’associations, aussi bien dans l’élite que dans d’autres milieux sociaux. Lorsqu’il s’agit d’organiser des soirées dansantes privées ou semi-privées fermées au public, la résidence et les locaux des associations apparaissent comme des espaces particulièrement appréciés par l’élite qui a les moyens de se doter des infrastructures nécessaires à la tenue de tels événements, même grandioses.

La résidence : un espace privé incontournable

Dans les années 1870 et 1880, la maison constitue un lieu privilégié dans lequel les particuliers organisent des soirées dansantes. Espace privé par excellence, la maison confère une dimension exclusive à ces soirées dansantes, qu’elles prennent la forme d’une simple veillée improvisée, dont nous ne traiterons pas ici faute de sources suffisantes, d’un At Home, ou d’un bal mondain.

Les At Home sont des réunions privées en groupe plutôt restreint, données chez des particuliers, plus structurées et formelles que la veillée, mais moins onéreuses qu’un grand bal[10]. En 1870, cette formule est très prisée, comme l’indique le Montreal Daily Star : « “At Homes” are very popular at present and afford a very pleasant means of entertaining one’s circle of acquaintances at a very trifling expense, and little ceremony[11]. » Les élites succombent également aux charmes de ces soirées. Toujours selon le Star, « Several prominent leaders of the bon ton have held “At Homes” this season, which have been numerously and fashionably attended[12]. » Cet intérêt pour le At Home se prolonge. Si le Star nous prive de rubriques mondaines en 1889, les carnets de bals de Mlle Elsie Meighen, future Mme Reford, indiquent sa participation à 10 bals privés et à 4 bals d’associations durant la saison 1892–1893[13]. Et en 1906, même si l’expression At Home est moins utilisée, la formule semble devenue courante à en croire les comptes rendus de multiples soirées dansantes, réduits à de simples entrefilets dans le Star, mais désormais détaillés dans La Presse. Le At Home témoigne d’un goût pour la réception à domicile, tant de la part des élites que de celle des milieux moins fortunés, qui semblent adopter la formule progressivement.

Le bal mondain, pour sa part, est un événement strictement élitaire, prestigieux. Cette formule est adoptée par certains particuliers qui tiennent des événements grandioses dans leur propre maison, même s’il s’agit alors d’inviter des assemblées nombreuses, dépassant la centaine de personnes, comme lors du bal organisé par M. Wilson, de Lachine, « which was participated in by upwards of a hundred and fifty people[14] ».

La visite d’un membre de la famille royale est une occasion toute particulière de se livrer à de telles prestations, bien que le Star souligne : « Many feted themselves before the advent of the Prince in our midst, and many more continue to do so independent of the attraction of his society[15]. » Ainsi, le 19 janvier 1870, les Brydges organisent à Chandos House un « grand bal[16] », « another of the magnificent series of fetes which have been given in honor of H.R.H. Prince Arthur …[17] ». Les membres de la haute société montréalaise y participent en grand nombre : « At nine o’clock a continuous stream of the habitues of the fashionable world commenced to pour in, and for a long time, the arrivals were continuous[18]. » Pour assurer le confort des nombreux danseurs, la famille fait installer une luxueuse salle de bal provisoire, manifestement louée puisqu’elle a déjà servi chez les Molson :

The Ball room, which was the same used on the occasion of Mrs. Molson’s ball, was very much enlarged, and the roof raised, which greatly improved its appearance; the drapery of pure white and brilliant lustres, with innumerable wax lights, shedding their soft mellow light, gave to the entertainment an effect and eclat which would have been perfectly unattainable in a building of less lofty proportions or less specially adapted for the occasion.[19]

Une piste de danse, des draperies luxueuses, de la lumière à rendre la fête féerique, tout dans cette installation assure le confort des danseurs et la rend comparable à une salle de bal permanente.

Les Brydges se contentent d’infrastructures provisoires pour d’aussi grandes réceptions, car leur demeure suffit bien pour des réceptions moins exceptionnelles. Quelques autres optent pour la construction de salles de bal permanentes dans leur propre demeure. L’exemple classique est Ravenscrag, la maison de sir Hugh Allan, construite en 1861[20], à laquelle il fait ajouter une salle de bal pour accueillir 300 personnes à l’occasion de cette même visite du Prince de Galles, durant la saison 1869–1870. En décembre 1872, l’événement se répète en l’honneur du gouverneur général et de la comtesse Dufferin. Le Canadian Illustrated News reste discret quant à la description des membres de l’assemblée, mais détaille le plan de la maison et notamment de l’aile ouest, « consisting of billiard-room, ante-room and ball-room is 46 ft. by a depth of 60 ft[21] ». En 1885 encore, la famille Allan donne un grand bal que la presse qualifie de « Social Event of the Season ». S’y côtoient plus de 240 invités, provenant de l’« élite of Montreal Society », de Québec, de New York et de Boston. On note notamment que « two conservatories, which opened from the ball-room were crowded between the dances[22] ». Le caractère mondain et exclusif de ces soirées est clair, comme l’indiquent le faste des soirées, l’achalandage et la « qualité » des invités, qu’il s’agisse de dignitaires étrangers ou de l’élite montréalaise.

Il paraît logique que le At Home, qui s’adresse à un groupe de connaissances restreint, se déroule dans l’espace privé de la maison. Ceci est moins évident pour ce qui est des grands bals mondains qui nécessitent des aménagements substantiels, même si déjà dans les années 1870 et 1880, on trouve en ville de grandes salles qui peuvent être réservées pour de telles occasions, comme le Saint-Patrick’s Hall et le Queen’s Hall, ou l’hôtel Windsor. Ces salles reçoivent d’ailleurs de grands bals, comme les bals de citoyens, respectivement en 1870, 1873 et 1878, auxquels participe largement la grande bourgeoisie montréalaise[23]. Mais cette dernière ne semble pas y recourir lorsque le bal mondain est organisé par un particulier. En fait, dans le Montréal en cours d’industrialisation de la fin du XIXe siècle, il est plus que jamais intéressant de nouer des liens privilégiés avec des personnalités prestigieuses ou de grandes familles ayant les ressources financières ou les contacts politiques nécessaires à la réalisation de grands projets, comme en témoignent d’ailleurs certaines alliances maritales[24]. D’ailleurs, le bal mondain, alliant l’utile à l’agréable, s’avère un lieu propice pour nouer ou consolider, dans un cadre festif, des relations entre personnes d’un même milieu socio-économique. Ainsi, prouver sa capacité à organiser un grand bal mondain dans sa propre maison est sûrement un moyen des plus efficaces pour montrer l’intérêt et le respect que l’on porte aux personnalités invitées, tout en mettant en valeur le prestige de sa propre maison.

Les associations : un univers différent, mais protégé

Si la maison apparaît ainsi comme un espace de loisir prisé qui permet de mettre en valeur les invités autant que les hôtes, les locaux des associations s’avèrent également des espaces réservés qui permettent la tenue d’événements dansants auxquels on ne peut participer que sur invitation, directe ou indirecte.

Dans les dernières décennies du XIXe siècle, les associations, depuis longtemps appréciées par les cercles bourgeois, deviennent de plus en plus friandes d’activités sociales, et notamment d’activités dansantes, destinées à leurs membres. Le cas du Montreal Hunt Club est révélateur, car ce club de chasse à courre de la bourgeoisie anglo-montréalaise se dote à cette époque de locaux avec une salle de bal. Après avoir loué des bâtiments sur la rue Guy, puis sur l’avenue De Lorimier pour abriter les chenils, l’association fait construire en 1881, sur un terrain appartenant à M. Baumgarten, ses propres chenils et écuries ainsi qu’un club house qui comporte une salle de bal. La première construction en bois est remplacée par une construction de brique, qui, achevée en décembre 1897, comprend aussi une vaste salle de bal[25]. Du coup, dès les années 1880, les soirées dansantes deviennent un complément d’activité sociale incontournable pour les membres durant la saison hivernale, saison morte pour la chasse à courre. En 1886–1887, les soirées dansantes, annoncées avec ostentation dans les journaux montréalais, sont néanmoins réservées aux membres et à ceux qui ont reçu un carton d’invitation, d’ailleurs on ne donne aucune information quant aux moyens d’y participer :

« Plus de chasse au renard cette saison », telle était l’expression générale dans les cercles de chasse hier soir, après la tempête de neige qui a rendu la chasse impossible.

— Mais répondit quelqu’un, si nous ne pouvons plus chasser, nous pouvons danser; n’avez-vous pas reçu une circulaire pour les danses?

— Oui c’est vrai, j’en ai reçu une; ainsi, nous allons donc avoir une série de quatre dances (sic), cet hiver, au lieu d’une série de trois dances (sic) comme l’année dernière; le 29 décembre, le 15 janvier, le 3 février et le 13 février.

Le carême commençant de si bonne heure, empêche le comité de les continuer plus tard.[26]

Cette pratique devient vite une tradition puisque le fonds d’archives du Montreal Hunt Club permet d’affirmer que ces saisons dansantes se répètent notamment en 1886, 1886–87, 1888, 1889, 1890 et 1892 (le fonds ne comporte guère d’informations ensuite jusqu’en 1914)[27].

Le Hunt Club est la seule association que nous connaissions qui dispose d’une telle salle de bal, mais plusieurs autres clubs bourgeois profitent de leurs locaux pour organiser des danses réservées à leurs membres, comme l’indique le fonctionnement par invitation ou par carnet de bal. Effectivement, le carnet de bal, imposant de danser avec le plus de partenaires possible, ne peut être utilisé dans un événement public où l’étiquette ne peut exiger la fréquentation de danseurs inconnus. Même des clubs privés, a priori peu friands de soirées dansantes mondaines, organisent des bals dans leurs locaux. Citons à titre d’exemple le bal organisé par le Club Saint-James en 1904, même si l’association semble généralement réticente à la tenue de tels événements[28]. Il faut dire qu’il s’agit d’un club d’hommes d’affaires anglo-protestants fondé en 1857. Notons encore deux bals, dits At Home, tenus en 1906 et 1911 au Club Mont-Royal[29], cercle d’hommes d’affaires encore plus discret, fondé en 1899[30].

Les locaux de ces associations constituent donc un autre type d’espace réservé dans lequel l’élite anglo-montréalaise peut s’adonner à l’activité dansante de façon aussi exclusive que dans une maison privée. À cet égard, la reprise de l’expression At Home pour désigner certaines danses tenues par des associations est tout à fait révélatrice. Les grands hôtels fournissent également à la bourgeoisie des espaces qui peuvent être loués pour organiser des danses dès 1878. Mais du fait de leur statut commercial, ils amènent l’élite à pratiquer de nouvelles stratégies exclusivistes, car ces lieux ne sont pas aussi privés qu’une résidence personnelle ou qu’une association.

2. Les grands hôtels : une première étape pour le contrôle d’un espace commercial public (1878–1940)

Entre 1878 et 1922, trois grands hôtels, tous construits dans Saint-Antoine Nord considéré, depuis la fin du XIXe siècle, comme un fief de la bourgeoisie anglo-montréalaise[31], viennent créer de nouveaux espaces d’activité mondaine pour la bourgeoisie montréalaise. En 1878, de grands noms de la bourgeoisie montréalaise, tels Andrew Allan, James Washington, William Christopher McDonald ou encore William Notman, s’organisent pour contribuer financièrement à l’érection d’un établissement de luxe, un lieu de sociabilité particulièrement adapté aux grandes réceptions : l’hôtel Windsor. Construit à l’angle des rues Dorchester et Windsor (aujourd’hui René-Lévesque et Peel), cet établissement, dont les coûts totaux de construction sont estimés à un million de dollars, incarne le désir de la haute bourgeoisie anglophone de se pourvoir d’un espace où pourront s’épanouir les milieux mondains[32].

Vient ensuite la construction du Ritz-Carlton, ouvert en 1912 côté sud de Sherbrooke Ouest, entre De La Montagne et Drummond et dont l’importance devient prépondérante, surtout après la guerre. La construction est largement financée par la grande bourgeoisie montréalaise anglophone, les quatre initiateurs de ce projet étant Herbert-Samuel Holt, Charles Blair Gordon, Hugh Montagu Allan et Charles Rudolph Hosmer. Cet hôtel de luxe, d’envergure internationale, est néanmoins conçu comme un espace de vie mondaine et sociale pour la grande bourgeoisie montréalaise, les hommes d’affaires et leurs familles[33]. Il se veut « un hôtel de prestige plus intime que le Windsor[34] » et se présente dans de nombreuses publicités comme un « Centre of Social Life[35] ».

En 1922, c’est la construction de l’hôtel Mont-Royal, côté nord de Sainte-Catherine, entre Peel et Metcalfe, qui s’achève. Cette fois, l’hôtel n’est plus associé financièrement à l’élite montréalaise puisque c’est une chaîne américaine qui a pris l’initiative de la construction : la United Hotel Company of America. En effet, « avec la démocratisation du tourisme et la pratique des réunions professionnelles, l’hôtel Windsor et le Ritz-Carlton ne suffisent plus[36] ». L’hôtel se veut donc « à la fois élégant et populaire[37] ». Doté d’une salle de banquet et d’une salle de bal au neuvième étage[38], l’établissement est vite adopté par la grande bourgeoisie montréalaise.

Ces trois hôtels, dont la construction des deux premiers est essentiellement due à l’initiative de grands bourgeois montréalais, sont largement conçus comme des espaces de vie sociale pour cette bourgeoisie. Mais dans quelle mesure des établissements commerciaux, ouverts au public, peuvent-ils permettre des activités exclusives? Gournay note à propos de l’hôtel Mont-Royal la nette séparation entre les espaces publics (les trois premiers niveaux où se trouvent notamment les commerces et les restaurants), privés (les chambres) et semi-publics (l’étage comprenant la salle de bal et la salle de banquet)[39]. C’est effectivement tout le défi que doivent relever ces grands hôtels : allier l’intimité sociale recherchée par la bourgeoisie à des activités commerciales ouvertes au public. En fait, les grands hôtels parviennent progressivement à jouer sur tous ces tableaux à la fois, tout en mettant clairement de l’avant, même dans les activités les plus mixtes, l’orientation vers la clientèle bourgeoise.

Accueillir des événements publics ou semi-publics?

Tout d’abord, l’élite profite des trois hôtels pour y organiser des bals semi-privés, comme des bals d’associations ou des bals publics dont le fonctionnement est tel qu’ils restent en réalité essentiellement réservés à cette élite mondaine qui, encore dans les années 1920, « constitue une communauté peu nombreuse, repliée sur elle-même[40] » selon Westley. Effectivement, bien que ces grands bals se donnent dans des établissements commerciaux, ils se révèlent tout à fait exclusifs, semi-publics plutôt que publics.

Si certaines associations organisent leurs soirées dansantes dans leurs propres locaux, le manque d’espace ou le désir de tenir un événement de grande envergure peuvent inciter des associations bourgeoises à recourir aux salles offertes par les grands hôtels, synonymes d’un prestige qui en facilite l’accès exclusif, même si l’on se trouve dans un espace commercial public. La première à profiter de cette possibilité est la St. Andrew’s Society, qui réunit essentiellement des membres de la bourgeoisie écossaise de Montréal à des fins à la fois culturelles et caritatives[41]. À partir de 1871, la société organise un grand bal annuel pour souligner la fête du Saint patron des Écossais et récolter des fonds, auprès de la communauté écossaise notamment, pour ses membres les plus démunis. L’événement n’est remplacé par un dîner ou un banquet qu’exceptionnellement[42]. Payant et annoncé, le bal a bel et bien une dimension publique. Néanmoins, tout s’accorde pour en faire un événement grandiose et exclusif. Non seulement les bals de la St-André sont tenus au Windsor depuis son ouverture en 1878 jusqu’à sa fermeture en 1981[43], mais les tarifs sont tels qu’ils ne sont pas à la portée de tous. Pour le bal du 2 décembre 1889, le ticket coûte cinq dollars pour les hommes et trois dollars pour les femmes[44]. Nos recherches permettent de constater que les prix habituels pour la majorité des événements dansants entre 1870 et 1906 varient entre 25 et 50 cents par personne. La présence de hauts dignitaires, comme le Marquis de Lorne (gouverneur général) et la princesse Louise, ainsi que de grandes familles comme les MacFarlane, Ogilvie, Campbell, Allan, MacDonald, MacKenzie, en 1878[45], ou encore les Rutherford, McLennan et Angus, en 1889 (le statut des participants est d’ailleurs tel que l’article de journal en dresse la liste complète)[46] et la présence du comte d’Aberdeen. en 1893[47], sont également significatives. En fait, le prestige de l’événement est tel qu’il est encore considéré, après la Première Guerre mondiale, comme le bal d’ouverture de la saison dansante, particulièrement pour les débutantes[48].

Dans les années 1920 et 1930, les pages mondaines du Current Events[49] et du Star permettent de constater que d’autres associations bourgeoises organisent leurs soirées dansantes dans des salles du Windsor, du Ritz-Carlton ou de l’hôtel Mont-Royal. Citons à titre d’exemples la soirée dansante organisée par la Epsilon Phi Fraternity dans la salle de bal de l’hôtel Mont-Royal, le 15 mai 1924[50], ou le souper-dansant de Kappa Phi, une autre fraternité de McGill, le 2 novembre 1928[51]. C’est aussi à l’hôtel Mont-Royal ou au Ritz-Carlton que la Junior League of Montreal Hopes prévoit organiser ses dîners dansants en 1936[52]. Un Masonic Ball est donné dans plusieurs salles du Windsor (Windsor Hall, Rose, Oak and Blue Rooms, Prince of Wales Salon) le 19 novembre 1926 au soir[53], et le dîner dansant de la Saint-Patrick Society est aussi donné au Windsor le 17 mars 1939[54].

Ces grands hôtels permettent également à l’élite d’organiser, en plus des bals d’associations, de grands bals caritatifs préparés collectivement, comme le bal de charité donné pour venir en aide au Montreal Maternity Hospital. Le bal du 22 février 1906, décrit en détail dans le Montreal Daily Star, donne une mesure claire du caractère prestigieux et sélectif de l’événement, bien qu’il s’agisse a priori d’un bal public. Cette année-là, l’événement clôt la ronde de mondanités auxquelles assistent le gouverneur général Earl Grey et sa famille en visite à Montréal[55]. L’événement se tient donc sous leur patronage à l’hôtel Windsor. Pour participer au bal, organisé par la grande bourgeoisie montréalaise, comme l’indiquent les noms figurant dans la liste des dames patronnesses et des divers comités organisateurs, chacun doit débourser 5 $, auxquels s’ajoutent 2,50 $ pour le repas. On peut aussi y assister à titre de spectateur, pour un, deux ou trois dollars. Les tickets peuvent être achetés à l’hôpital, dans un magasin de musique, à l’hôtel Windsor ou chez Mme Holt. Tous ces éléments concourent à rendre l’événement particulièrement exclusif. La possibilité d’y assister de diverses façons permet d’effectuer une certaine gradation dans l’exclusivisme de l’assemblée, depuis le spectateur, qui ne sociabilise pas avec l’assemblée des danseurs, à ceux qui participent au repas, occasion de sociabilité mondaine privilégiée. Le compte rendu du bal permet également de relever le luxe des tenues, telles qu’elles sont décrites pour près de 150 danseuses. Le journal fournit aussi une liste partielle, mais longue et significative, des souscripteurs remarqués parmi les 500 invités, sans compter les participants au quadrille d’honneur[56]. En 1922, le bal annuel se déroule encore au Windsor, puis à l’hôtel Mont-Royal les années suivantes, toujours sous l’égide de comités organisateurs et de dames patronnesses de la bourgeoisie et sur une base exclusive[57].

À la maison ou à l’hôtel? Permettre un plus grand choix

Malgré l’apparition de ces hôtels, l’intérêt pour la tenue de bals dans les maisons privées se maintient de façon particulièrement évidente jusqu’à la Première Guerre mondiale. En effet, au début du siècle, quelques grands bourgeois dotent leur maison d’une salle de bal, comme l’avait fait Allan durant les années 1860. En 1901, Lord Strathcona fait ajouter à l’arrière de sa demeure, datée de 1870, située à l’angle des rues Dorchester et Fort, une salle des fêtes pouvant accueillir plus de deux mille invités, à l’occasion de la visite du duc et de la duchesse de Cornwall et d’York, les futurs roi Georges V et reine Mary. En 1902, la maison de Baumgarten, construite en 1885–1887 rue McTavish, est agrandie côté sud pour abriter une salle de bal remarquable et un grand salon[58]. Manifestement, tant le désir de prouver sa capacité financière à accueillir de grands événements, à entretenir de tels aménagements plutôt qu’à louer une salle entretenue par un tiers, que la volonté de faire de sa propre maison une vitrine de la réussite sociale et économique de la famille, un outil de distinction, restent de mise. L’hôtel Windsor et les réceptions qui y sont organisées par des comités rendent compte du prestige de la haute société montréalaise. La maison rend compte de celui de la famille, et doit favoriser ses propres affaires.

Ce rôle accordé à la maison perdure tout au long de la période, même si la crise économique des années 1930 nuit au faste des soirées dansantes[59]. Ainsi, en 1920, la section « Social World » du Montreal Daily Star rend compte de multiples soirées dansantes privées dans les maisons particulières. La plupart ne sont pas suffisamment détaillées pour permettre de juger du prestige de la soirée, mais plusieurs sont dignes d’être remarquées, car elles se déroulent chez des membres de la bourgeoisie de Westmount. Relevons « a not out dance » donnée par Mme A. F. C Ross, Braeside Place, à Westmount, en l’honneur de sa fille et de son fils, Mlle Jean et M. John Ross; la soirée de danse donnée par Mme Alex A. Robertson de Forden Avenue, à Westmount, en l’honneur de sa nièce d’Indiana; la « house dance » organisée par Mme John Quintan, Redfern Avenue, à Westmount, en l’honneur de sa fille; une « small house dance » donnée par Mme Roy Wolvin, Roslyn Avenue, en l’honneur de son invitée de New York, ou encore, la « garden fete in aid of the Day Nursery » avec danse en soirée, donnée à Ravenscrag, le 9 juin 1920[60]. Westley relève également le cas d’une femme qui a participé à 40 bals dans une même saison à la fin des années 1920 et signale que la plupart se sont donnés « dans des maisons privées, ce qui était le plus élégant[61] ».

Les années 1920 indiquent aussi que même si les bals dans les maisons privées conservent leur importance, la location de salle dans les grands hôtels pour tenir des événements privés est une option appréciée du milieu bourgeois, particulièrement pour les débuts. En fait, la location de salles se pratiquait déjà au début du siècle pour organiser des soirées dansantes particulières[62], et Mme Sauvalles notait en 1907, dans son guide d’étiquette, la possibilité de louer une salle d’hôtel, à plusieurs, même pour un bal de jeunes filles[63]. Mais les exemples que nous avons trouvés ne nous permettent pas de rattacher avec certitude cette pratique au milieu de la haute-bourgeoisie. Pour l’élite, l’option semble encore peu considérée. D’ailleurs, nous n’avons pas trouvé de compte rendu qui fasse état de location de salles à l’hôtel Windsor pour la tenue d’événements dansants privés, qui eux, seraient plus aisément associables à l’élite.

Ainsi, des soirées dansantes privées sont données au Windsor, au Ritz-Carlton ou au Mont-Royal. En 1920, le Star couvre de près une soirée dansante avec souper organisée par Mme Robert Lindsay au Ritz-Carlton, en l’honneur de sa fille Marguerite, et fait état d’une longue et prestigieuse liste d’invités[64]. On peut également lire dans le Current Events qu’en 1926, « Mrs. W.P. O’Brien is entertaining at a dance at the Windsor Hotel on Friday evening, December 3rd, in honor of her debutante daughter, Miss Patricia O’Brien[65] », et que « Mr. Fred C. Shorey is entertaining at a not-out dance on Thursday evening, December 30th. at the Mount Royal Hotel, for his daughter, Miss Audrey Shorey[66]», ou encore que Mme J. B. Woodlock, M. R. Theberge et Marcel Gaboury donnent conjointement un souper dansant au Windsor, le 11 mars 1939[67]. De son côté, Westley note à propos de la grande bourgeoisie anglophone que, dans les années 1920, « les gens donnaient de “merveilleuses” soirées dansantes, réservant parfois tout un étage d’un hôtel[68] ». Il semble y avoir là une marque de flexibilité du monde bourgeois qui porte un vif intérêt aux réceptions à domicile tout en étant désormais prêt à recourir à des espaces commerciaux, si cela répond à ses besoins.

Occuper également les espaces commerciaux

Dès l’entre-deux-guerres, l’élite profite des activités dansantes commerciales désormais offertes par les établissements eux-mêmes, d’autant plus que les grands hôtels ont des pratiques qui privilégient nettement la clientèle bourgeoise.

Leur intérêt pour cette clientèle se lit à travers les formules de restauration dansante offertes, que l’on souhaite aussi sélectives que les autres services hôteliers. On organise des thés dansants les samedis après-midi, et même en semaine, ce qui les rend peu accessibles aux travailleurs qui disposent seulement de leur dimanche. Les tarifs des repas dansants sont élevés, les frais de couverts pouvant augmenter de plus d’un dollar le prix du repas. À titre de comparaison, un repas dansant dans le centre-ville Est coûte généralement environ 40 cents, sans frais de couvert (selon nos dépouillements). Ainsi, le Ritz-Carlton propose le thé dansant du samedi après-midi à 75 cents en 1915. En 1924, ce prix est passé à un dollar et le lunch spécial du samedi midi, à deux dollars[69]. Au Windsor, le thé dansant est proposé à partir de 1915 le samedi après-midi[70]. En 1928, il est offert en semaine à la carte sans supplément pour le couvert, mais on y ajoute un dollar de frais de couvert le samedi. Le dîner dansant est offert de 18 h à 21 h pour deux dollars sans supplément; le souper dansant est servi à la carte à partir de 22 h, auquel s’ajoute un supplément d’un dollar pour le couvert[71]. L’hôtel Mont-Royal établit des tarifs comparables puisqu’en 1935, le thé dansant du samedi est toujours à un dollar (c’était déjà le cas en 1923[72]) et celui en après-midi est à la carte. La table d’hôte du dîner dansant, servi de 19 h à 21 h, coûte 1,50 $. Quant au souper dansant, le supplément pour le couvert à lui seul s’élève à 1 $ en semaine, à 1,50 $ les samedis et les jours de fête (le tarif des repas comme tels n’est pas indiqué)[73]. Si l’élite trouve dans ces espaces publics que constituent les grands hôtels des lieux de loisir dansant plus ouverts, puisqu’ils ne sont pas entièrement exclusifs, ceux-ci sont néanmoins suffisamment sélectifs pour être fréquentés par des gens du même milieu.

L’élite anglo-montréalaise trouve donc progressivement, grâce aux grands hôtels, de nouveaux espaces qui permettent des formes d’activité dansante plus ou moins privées, plus ou moins exclusives, tels que le bal de particulier privé, les bals d’associations semi-privés, les bals caritatifs plus semi-publics que publics et le thé dansant ouvert à tous. Les grands hôtels parviennent en fait à offrir diverses formules où l’exclusivisme peut s’exprimer à des degrés variés, que ce soit grâce à des espaces strictement réservés pour une occasion ou par le biais de politiques tarifaires relativement ségrégationnistes. Par ailleurs, depuis la fin de la Première Guerre mondiale, la danse récréative est de plus en plus commercialisée et pas seulement par les grands hôtels. Les salles de danse, les restaurants dansants et les cabarets (qui incluent repas, spectacle et danse) se multiplient dans le grand centre-ville montréalais et se situent surtout dans Saint-Antoine Nord. Entre 1914 et 1940, nous avons relevé 126 établissements commerciaux dansants à Montréal, dont 50 dans ce quartier. Il s’agit majoritairement de restaurants dansants et de cabarets (respectivement 16 et 23), auxquels s’ajoutent deux restaurants dansants et une salle de danse qui se transforment en cabaret au fil de la période, et huit salles de danse, dont quatre sont associées à des écoles de danse. Reste à voir si cette commercialisation du loisir dansant dans Saint-Antoine parvient également à créer des espaces exclusivistes, sachant que l’on se situe alors dans une dynamique commerciale et publique dont l’initiative est prise par des entrepreneurs indépendants et non plus par le milieu élitaire.

3. Les établissements commerciaux dansants dans Saint-Antoine Nord (1920–1940) : satisfaire la clientèle bourgeoise exclusivement?

Même si au chapitre des résidences privées, la bourgeoisie anglo-montréalaise déserte peu à peu Saint-Antoine Nord au profit de Westmount[74], le quartier reste d’abord associé à la bourgeoisie. Ses grands hôtels, ses grands magasins, comme Goodwin’s, remplacé en 1925 par Eaton, et les anciennes maisons Murphy, Ogilvy, Morgan et ses nombreux théâtres, His Majesty’s, Loews, Palace, Princess, Imperial, Orpheum et Capitol[75], nous éloignent des cheap amusements du boulevard Saint-Laurent. D’ailleurs la plupart des établissements commerciaux dansants encouragent cette identité bourgeoise et recherchent cette clientèle. Pour ce faire, les établissements commerciaux dansants mettent en place diverses stratégies de sélection sociale et culturelle qui, somme toute, privilégient les milieux bourgeois et leur désir de distinction sociale en fonction de l’espace. Nous traiterons ici plus particulièrement de la tarification, de l’aménagement de l’espace et de la valorisation de groupes préétablis et de comportements qui constituent autant de moyens d’offrir des espaces exclusifs, ou du moins privés, dans des lieux pourtant publics et plus ou moins mixtes socialement.

Tarifs prohibitifs et décors luxueux dans la lignée des grands hôtels

Certains de ces établissements commerciaux se veulent aussi sélects que les grands hôtels. Ils cherchent d’ailleurs à en rejoindre directement la clientèle, par leur façon de se présenter, leurs tarifs ou encore par l’étalage du luxe. Le Venetian Garden, salle de danse qui se transforme en cabaret, se présente dans un numéro du Current Events de 1923 comme « The Tourist’s Rendez-vous: Conveniently situated within 3 squares of Ritz-Carlton, Windsor & Mount-Royal Hotel. » La photo qui accompagne la publicité étale un luxe qui cherche effectivement à satisfaire cette clientèle bourgeoise : un salon richement paré, avec un grand tapis, des tableaux sur tous les murs, des fauteuils et des chaises haut de gamme et des lustres imposants. Elle porte la légende suivante : « The splendour of the Far East is luxuriously reflected in the richness of the settings and hangings[76]. » Dans le même numéro du magazine, un autre article souligne le confort des installations et la qualité de la restauration : « The “Gardens” with its improved ventilation equipment is now one of the coolest spots to be found in the city these days, and, with its cuisine and restaurant service brought up to the highest standard, it is the place to spend an evening in surroundings that will please the most fastidious[77]. » Les tarifs sont également explicites puisqu’en 1920 on réclame « Cover charge $1 for Dancing[78] ». En 1927, la table d’hôte du « Dinner Show » offert de 18 h 30 à 21 h 30 coûte 1,50 $, et le prix des « supper dances », dès 21 h 30, n’est pas indiqué[79]. Sa stratégie semble bien fonctionner, puisque l’établissement ouvert en 1918[80] ne ferme ses portes qu’en 1931–1932; Westley affirme que l’établissement est fréquenté par la jeunesse bourgeoise, au même titre que le Ciro’s et les thés dansants du Ritz, du Windsor ou du Mont-Royal[81].

Ceci vaut également pour le Cosy Grill puisque ce cabaret, ouvert de 1922–1923 à 1934–1935, demande, en 1927, un dollar pour le couvert du samedi soir, sans préciser le prix des repas[82]. Quant au Old Heidelberg Café (The Patio), il opte pour une stratégie mixte, en offrant, en 1929, la table d’hôte du dîner dansant avec revue complète à un dollar, sans frais de couvert, et la soirée cabaret, à partir de 22 h, avec un supplément de couvert d’un dollar[83].

Échelle des prix plus ou moins élevés, selon les services

Mis à part ces quatre établissements, les autres, du moins ceux pour lesquels nous avons des indications sur les tarifs pratiqués, précisent qu’il n’y a pas de frais de couvert supplémentaire. Il s’agit là d’une différence considérable lorsqu’ailleurs ces frais seuls peuvent s’élever à un dollar. Par contre, les tarifs pratiqués pour les dîners dansants, avec revue dans les cabarets, restent élevés par rapport à ce que l’on peut trouver ailleurs, soit entre 1 $ et 1,50 $. Ainsi, The Pagoda, le Savoy Café, le Trocadero, l’Hôtel de La Salle, la Villa Maurice et Tic Toc proposent le dîner dansant (avec revue pour les cabarets) à un dollar[84]. D’autres montent le tarif à 1,25 $, comme l’hôtel Bellevue et le Club Lido, ou l’hôtel Corona[85]. Le maximum demandé pour un dîner sans frais de couvert est celui du Kit Kat Cabaret, où le prix s’élève à 1,50 $[86].

Remarquons que ces tarifs concernent uniquement le dîner, généralement offert entre 18 h et 21 h. Mis à part le Krausmann’s Lorraine Grill qui indique que le dîner et le souper, avec spectacle, musique et danse, sont offerts à un dollar, les soupers, servis vers 22 h, sont souvent offerts à la carte et non selon la formule d’une table d’hôte. Par conséquent, les tarifs sont rarement indiqués et certainement plus élevés. Une publicité de 1941 du cabaret Chez Maurice (ouvert depuis 1930–1931) illustre bien cet aspect : « During week days is a minimum dinner check of $1.25 — For the entire evening: $1.50; Saturdays and Holidays, the minimum check is Dinner $1.25 — Supper $2 Never a cover charge[87]. »

En supprimant les frais de couvert élevés, ces établissements se rendent accessibles à une clientèle plus vaste, bien que suffisamment aisée pour dépenser au minimum un ou deux dollars pour une soirée. Mais le fait d’offrir des formules légèrement distinctes pour les dîners à des tarifs plus raisonnables et les soupers de fin de soirée à des tarifs plus élevés, permet de joindre une clientèle un peu plus diversifiée, tout en assurant la possibilité d’une certaine exclusivité pour les mieux nantis. Ceux-ci passeront la première partie de la soirée au théâtre, comme le suggèrent plusieurs publicités, et complèteront leur sortie avec un souper dansant au restaurant ou au cabaret.

Des établissements commerciaux dansants moins dispendieux, à la recherche de clientèles plus larges

Si la majorité des établissements commerciaux favorisent la création d’espaces de divertissement dansant pour la grande bourgeoisie, quelques-uns viennent fournir une offre de service plus accessible, visant une large clientèle. En effet, quatre établissements se distinguent en offrant des repas sans frais de couvert pour moins d’un dollar. Le cabaret Samovar qui, situé sur McKay, était fréquenté par des bourgeois des environs[88], ne se limite pas à cette clientèle locale. D’abord, il pratique des tarifs légèrement inférieurs à ceux qui sont présentés plus haut, annonçant en 1932 : « Dance and Russian Music. Afternoon Tea 35c., Dinner dance 90c., Cabaret, dancing, After Theatre Entertainment, No Couvert Charge[89]. » Par ailleurs, il s’adresse aussi bien à une clientèle locale que métropolitaine, donc plus diversifiée, comme le précise la chronique Current Events de 1935 : « The Samovar takes pleasure in announcing to its numerous local clients as well as to the metropolis, [ … ] the presentation of their all new Russian Falls Revue[90]. ». Prenons également l’exemple de l’Hôtel Toronto, où le dîner coûte 80 cents en semaine et 1 dollar le dimanche en 1927, ou de l’Embassy, où le dîner avec danse et spectacle est offert à 75 cents, sans frais de couvert, et du Golden Dome, qui pour la Saint-Patrice de 1932 offre le dîner dansant à partir de 35 cents, spectacle inclus[91]. Ces établissements, les plus accessibles du secteur, s’ouvrent à une clientèle socialement plus diversifiée.

Le principe du restaurant dansant et du cabaret : permettre des espaces d’intimité

Par ailleurs, si le tarif et les diverses formules de repas peuvent être des moyens détournés de cibler certaines clientèles, que ce soit en tout temps ou à certains moments de la journée, le fonctionnement du restaurant dansant et du cabaret rend possible, et même incite à une certaine exclusivité sociale, voire une intimité, qui permet aux clients, quel que soit leur milieu, de ne pas avoir à se mêler aux gens d’autres milieux. Soulignons tout d’abord l’importance de l’aménagement de l’espace et notamment le rôle de la table qui constitue l’espace réservé autour duquel se recrée, dans un espace pourtant public, une sociabilité d’ordre privé. Des publicités exposant des photos des salles de bal du Ritz-Carlton ou du Club Lido (1934–1937) révèlent que toutes ces salles sont organisées de manière comparable, avec une scène, un espace de danse ou de spectacle, ou les deux. Les tables, situées autour de la piste, forment autant d’alcôves favorables à une sociabilité privée en permettant de faire pour ainsi dire abstraction du cadre public dans lequel se trouve la clientèle[92]. Dans certains cas, on veille cependant à ce que l’intimité et la bonne visibilité du spectacle et de la piste n’entrent pas en concurrence. Ainsi, en 1933, les tables du cabaret Chez Maurice (ouvert depuis 1930–1931) qui entourent la piste de danse ne comptent pas plus de cinq chaises, pour laisser un champ libre pour le spectacle[93]. De même, au Normandie Roof de l’Hôtel Mont-Royal, ouvert à partir de 1937, « The roof is planned in the form of an amphitheatre with a sunken dance floor and tables and chairs tiered up in circular fashion[94]. » La configuration de la salle permet une meilleure vue du spectacle, tout en respectant les groupes sociaux privés ou semi-privés préétablis, constitués de clients installés en couple ou en groupes autour des tables.

Dans cette même logique, les publicités plus détaillées dont nous disposons pour les établissements commerciaux de danse de Saint-Antoine Nord montrent le désir de promouvoir les groupes et les sphères de sociabilité préétablis, qu’il s’agisse simplement d’un couple ou d’un groupe d’amis, plutôt que de personnes seules venant à la rencontre de clients qu’elles ne connaissent pas. Un programme du Club Lido montre sur une page un homme tenant un menu devant un homme et une femme en tenue de soirée, et sur l’autre, un portier devant l’entrée du club qui ouvre la porte d’une voiture dans laquelle se trouve un couple[95]. Dans les deux cas, on fait un accueil distingué à des couples. Un autre dépliant, intitulé « Welcome to beautiful Club Lido », présente en couverture un homme chic qui accueille deux couples en tenue de soirée[96], suggérant ainsi deux couples d’amis venant passer leur soirée ensemble au club. Une autre publicité plus explicite précise que les amis des clients sont les bienvenus : « The courtesies of the club are extended to your friends[97]. » De même, une publicité du cabaret Pagoda (1926–30/1931) représente un homme et deux femmes attablés. Tandis que l’homme s’adresse à une personne qui semble être un serveur, les deux femmes discutent entre elles et l’arrière-plan immédiat représente un couple de danseurs[98]. Quant aux publicités du Cosy Grill (1922/1923–1934/1935) et du Bellevue Hotel Cabaret (cabaret à partir de 1929 et encore en 1940), elles représentent par une même illustration la sociabilité de groupe : deux couples discutent gaiement à une table aux côtés d’un orchestre qui joue de la musique et d’une danseuse qui constitue sans doute le spectacle[99]. En favorisant les couples, qu’ils soient seuls ou plusieurs, les restaurants dansants et cabarets de Saint-Antoine Nord manifestent leur intérêt pour les groupes et les liens sociaux préétablis, favorisant ainsi l’exclusivisme plus que l’interaction entre des clients qui ne se connaissent pas.

Certes, certains cabarets comme le Club Lido ou Chez Maurice, reprennent la formule club, ajoutant une section lounge, propice à la tranquillité, à la disposition de leurs clients[100]. Mais il ne s’agit pas tant d’y faire de nouvelles connaissances que d’y retrouver ses amis, à en croire une publicité de Chez Maurice datant de 1941, qui illustre particulièrement bien le fonctionnement social de ce cabaret destiné aux milieux respectables. Composée d’illustrations multiples et de textes, la publicité met en avant la venue des clients en couples par une illustration située dans le coin supérieur gauche. Le premier plan représente un couple bien habillé, attablé, en pleine discussion. L’homme affiche un large sourire. L’arrière-plan droit présente un autre couple, assis à une autre petite table, tandis que la section arrière gauche de l’image est occupée par six danseurs, toujours en couples. Chaque couple représente une sphère de sociabilité privée qui s’épanouit pleinement dans un espace public, et qui ne semble pas interagir avec les autres. Par ailleurs, on explique dans un long texte tout ce que les clients pourront trouver Chez Maurice : la possibilité de danser dans une ambiance cordiale et amicale au son de deux orchestres, ou encore de s’asseoir au bar du lounge à la décoration hawaïenne, un espace plus retiré, plus tranquille. Et d’ajouter : « Whatever your choice might be — we offer the environment to climax the evening — we are never over crowded in our spacious premises. Two large rooms in which to relax and mingle with your friends. In all probabilities you will find them here — but you’ll never find a cover charge. »[101] L’amusement et la détente sont proposés de concert au client, qui n’a plus qu’à faire son choix. Si l’illustration met l’accent sur les couples, le texte lui, valorise les amitiés préétablies. Ainsi, tout en offrant une gamme d’activités variées, le cabaret établit néanmoins l’importance accordée aux groupes déjà constitués, plutôt qu’au mélange des clients et à la sociabilité avec des inconnus.

Certes, l’activité dansante elle-même, tout comme le spectacle, rapprochent les clients en les mobilisant autour d’une même activité. Mais là aussi, l’interaction entre inconnus est limitée. Dans les cabarets new-yorkais destinés à la classe moyenne, il est interdit de se promener d’une table à l’autre et d’aller chercher des danseuses à d’autres tables. On y interdit même l’accès aux personnes seules, qu’il s’agisse d’hommes ou de femmes, celles-ci restant associées à la prostitution et à sa clientèle[102]. La sociabilité dépassant celle qui peut être contrôlée au moyen du spectacle ne semble donc pas de mise dans ces cabarets destinés aux milieux bourgeois. Si l’on s’intéresse aux lieux dansants de Montréal, en particulier aux illustrations qu’il reste des cabarets de St-Antoine Nord, on constate qu’il s’agit manifestement de couples de danseurs déjà constitués qui évoluent indépendamment les uns des autres, comme nous le soulignions plus haut au moyen de l’exemple dans l’illustration de Chez Maurice (1941). De plus, malgré le fait que la musique jouée par l’orchestre de swing de l’établissement soit du jazz, musique associée à des danses et à des comportements sensuels, les danseurs adoptent des attitudes respectables aux yeux des milieux bourgeois : main de l’homme sur le dos de la femme, bien qu’un peu basse peut-être, visages à une bonne distance l’un de l’autre et légèrement détournés l’un de l’autre. En fait, ce n’est pas tant dans le type de danses pratiquées (même s’il peut y avoir des préférences) que dans la façon de les danser que s’effectue la distinction. Effectivement, le fox-trot, le one-step et la valse, mais aussi la rumba et le tango, le Spanish Boston et le swing sont toutes des danses proposées dans les établissements commerciaux dansants de Saint-Antoine Nord et dans d’autres établissements commerciaux montréalais[103]. Ces danses peuvent être considérées plus ou moins suggestives, selon l’endroit et le milieu dans lesquels elles sont pratiquées. Les autres illustrations des établissements commerciaux de Saint-Antoine Nord représentant un couple en train de danser vont dans le même sens. Une publicité de 1926 du cabaret Pagoda affiche un couple dansant de façon très conventionnelle, presque sociale. Un bras tendu vers l’extérieur, l’autre ramené vers la poitrine, les deux partenaires semblent à peine se regarder et leurs corps sont à une distance respectable l’un de l’autre[104]. Le cabaret Silver Sliper (1928–1929) reprend, en 1929, la même image que le restaurant dansant Trocadero, (1926 à 1930–1931) : un couple très années 1920 où l’homme et la femme semblent danser serrés l’un contre l’autre. Mais la main de l’homme, placée sur le dos de la femme, suggère une intimité retenue en public, un certain formalisme[105]. Quelle que soit la distance qui sépare les danseurs, ces derniers se tiennent toujours de façon respectable. Ainsi, comme le note Erenberg, alors que dans les bals bourgeois on incite à ne pas danser plus de deux fois avec le même cavalier, dans les cabarets au contraire, on incite les clients à rester avec leur entourage, à ne pas se mêler à ceux qu’ils ne connaissent pas[106]. La mixité sociale est donc plus grande puisqu’il s’agit d’un lieu public, mais les relations restent le plus souvent privées afin d’assurer sa respectabilité et son statut social.

En prenant soin de mettre en place des espaces favorables à l’intimité, en valorisant une clientèle faite de groupes préétablis et en mettant en avant la respectabilité et l’absence d’interaction entre clients qui ne se connaissent pas, la majorité des établissements commerciaux dansants de Saint-Antoine Nord, tout en étant ouverts à une clientèle plus ou moins large selon les tarifs pratiqués, établissent donc un environnement favorable au respect de l’exclusivité sociale que peut rechercher une clientèle bourgeoise.

Les salles de danse : une autre dynamique?

Enfin, il importe de souligner que la tendance des établissements commerciaux dansants de Saint-Antoine Nord à favoriser une clientèle élitaire et à séparer plutôt qu’à mêler les clientèles ne fait pas pour autant de Saint-Antoine Nord un espace de divertissement réservé à la bourgeoisie anglo-montréalaise. Outre le fait que certains restaurants pratiquent des tarifs plus accessibles, Saint-Antoine Nord compte quelques salles de danses qui viennent nuancer le portrait, car on peut y danser à des tarifs nettement moins élevés, soit entre 25 et 75 cents. En 1930, la soirée dansante à l’Auditorium Ballroom est annoncée à 50 cents pour les hommes et 40 pour les femmes, taxe et vestiaire inclus[107]. En 1933, l’entrée au Venetian Village est gratuite et la danse est à cinq cents, ce qui laisse une plus grande flexibilité[108]. Les tarifs sont fixés à 25 cents pour les femmes et à 35 cents pour les hommes, taxes et danse incluses, vestiaire pour 10 cents, et possibilité d’un rabais de 10 cents avec coupon, pour assister à une soirée spéciale avec Myron Sutton[109]. Au Majestic Hall, en 1935 et 1936, les Saturday Dances coûtent 30 cents pour les femmes et 40 pour les hommes, et les Old Time and Modern Dances du jeudi soir sont à 30 ou 35 cents selon les annonces, taxes incluses[110]. Quant au Palais d’Or, les tarifs varient entre 34 et 75 cents selon le type de soirée dansante[111]. D’ailleurs, de rares témoignages indiquent que le Palais d’Or et l’Auditorium étaient fréquentés par des jeunes gens de quartiers populaires des environs[112]. N’offrant ni repas ni boissons alcoolisées, les salles de danse visent une clientèle diversifiée (incluant les jeunes) et sont accessibles à tous. Reste à savoir si la jeunesse bourgeoise fréquente également ces espaces. Bien que nous n’ayons trouvé aucun témoignage pour le confirmer, cela est possible, particulièrement si l’on pense au fait que les salles de danses associées aux écoles de danses, comme l’Auditorium ou le Majestic Hall, formaient de jeunes membres de l’élite montréalaise à la danse.

Dans un sens, la dynamique sociale des salles de danse est très différente de celle des restaurants dansants et des cabarets analysés plus tôt pour les établissements de Saint-Antoine Nord, car la salle de danse permet de danser avec des partenaires qu’on ne connaît pas. Néanmoins, il ne s’agit pas pour autant de se lier avec des étrangers. D’une part, les rares témoignages que nous possédons concernant les milieux populaires, et non la bourgeoisie, laissent croire que le groupe préétabli joue ici aussi un rôle prépondérant. Les garçons comme les filles se rendent en groupe à la salle, profitent de la soirée en rencontrant des partenaires le temps d’une danse et repartent comme ils sont venus. La danse ne se pratique pas au sein du groupe, en cercle fermé, mais le groupe constitue un élément sécurisant, à l’instar d’un chaperon[113]. Si la jeunesse bourgeoise fréquente ces lieux, il se peut qu’elle choisisse cette forme de sociabilité limitée avec les inconnus ou, au contraire, qu’elle se conforme aux préceptes d’étiquette édictés en 1907 par Mme Sauvalles, selon qui il ne fallait pas s’attendre à passer toute la soirée à danser avec la personne avec qui on arrive à un bal, « sauf peut-être dans le cas où assistant à un bal public on se trouverait étrangers tous deux sans connaître personne[114] ». Cette recommandation semble toujours en vigueur dans les années 1920 et même au-delà, puisque l’ouvrage est réédité jusque dans les années 1960.

Diversifiant l’offre de loisir dansant, les salles de danse ne remettent pas en cause, vu leur faible nombre, la forte identité bourgeoise de Saint-Antoine Nord. En revanche, elles empêchent de considérer le quartier lui-même comme un espace de ségrégation, car on les sait fréquentées par des gens de divers milieux sociaux, et même de divers quartiers. Elles permettent également de constater que si la bourgeoisie a tout ce qu’il faut pour vivre le loisir dansant selon différents modes exclusifs, un individu peut également choisir d’aller se mêler à une clientèle plus bigarrée, même si cela reste, faute de preuve, hypothétique[115].

Conclusion

Entre 1870 et 1940, les espaces de pratique de la danse récréative se diversifient pour la bourgeoisie anglo-montréalaise, comme pour l’ensemble des Montréalais d’ailleurs. La danse est d’abord essentiellement pratiquée dans le cadre des demeures privées et des associations qui fournissent diverses occasions d’activités dansantes. La commercialisation de la danse récréative prend peu à peu sa place, notamment par l’entremise des grands hôtels qui permettent de louer des salles adaptées pour organiser des événements dansants. Après la Première Guerre mondiale, elle est omniprésente dans le paysage commercial du centre-ville montréalais, en raison d’une multitude de restaurants dansants, cabarets et salles de danse.

Malgré cette variété croissante, quel que soit l’espace dans lequel l’activité dansante est pratiquée par la bourgeoisie anglo-montréalaise, le comportement exclusiviste des élites, généralement admis par l’historiographie, constitue donc une réalité. Cela est particulièrement évident lorsque c’est l’élite elle-même qui organise ces événements dansants, dans des espaces qu’elle contrôle entièrement, comme les maisons privées et les associations où sont organisés des bals privés auxquels on ne peut accéder que sur invitation. Les grands hôtels parviennent, pour leur part, à offrir la possibilité d’organiser des événements plus ou moins exclusifs, dans des espaces réservés pour l’occasion. Si les associations et les comités organisateurs de grands événements sont les premiers à se prévaloir de cette possibilité, les particuliers y recourent de façon bien visible dans les années 1920 et encore en 1930. On retrouve alors la possibilité de tenir un événement tout à fait privé, bien qu’on se situe dans un espace commercial. Même les établissements commerciaux dansants qui se développent dans Saint-Antoine Nord après la Première Guerre mondiale mettent en place des stratégies qui permettent à la clientèle qui le désire de profiter d’un loisir commercial, public, dans une certaine situation d’exclusivité. Il apparaît cependant que les stratégies sont multiples, selon que l’établissement souhaite rejoindre une clientèle plus ou moins vaste. Il peut effectivement pratiquer des tarifs prohibitifs, offrir des formules plus ou moins dispendieuses et donc plus ou moins distinctives, selon le moment de la journée. Il peut aussi simplement compter sur l’organisation de l’espace, ou la valorisation des groupes préétablis et constitués d’une clientèle respectable. Ainsi, bien qu’on se situe dans un espace public, il est toujours possible de rester « entre soi ».

Cependant, ces types de lieux sont de nature tout à fait différente, ce qui nous amène à constater que l’exclusivisme se pratique dans des formes et à des niveaux variables. Pratiquer le loisir dansant de façon exclusive se traduit avant tout par le fait de se trouver dans un espace réservé. Néanmoins, cet espace peut être aussi privé qu’une maison particulière ou la salle d’une association, peut l’être uniquement pour l’occasion, comme une salle louée, et peut être aussi restreint et temporaire qu’une simple table de restaurant qui crée un espace intime, fermé sur lui-même dans un espace commercial ouvert. Mais au-delà des diverses formes d’exclusivité spatiale apparaît la dimension sociale de l’exclusivité. Effectivement, lorsque l’événement ou le lieu ne sont pas exclusifs en eux-mêmes, différentes stratégies de distinction sociale peuvent être utilisées. Un bal a priori public mais qui affiche son caractère prestigieux et dont les tarifs sont exorbitants, ou un cabaret qui met de l’avant le luxe de ses installations, sa clientèle recherchée et ses tarifs dispendieux, représentent autant de stratégies plus ou moins ségrégatives qui assurent la distinction sociale. L’exclusivisme des activités de divertissement dansant de la bourgeoisie anglo-montréalaise est donc à la fois spatial et social, et prend une multitude de formes, selon le type d’activité dansante et le lieu dans lequel elle prend place.

Cela dit, la multiplication d’associations en tout genre organisant toutes sortes d’activités dansantes et celle d’établissements commerciaux aux politiques et aux clientèles très variées, amènent à se demander si l’exclusivisme est l’apanage de l’élite ou s’il est également pratiqué dans d’autres groupes sociaux, plus populaires, et si c’est le cas, pour quelles raisons.