Corps de l’article

J’ai volé accidentellement une voiture aujourd’hui. C’était une expérience bizarre – j’étais en train d’essayer de me servir d’un vélo tout-terrain à la direction aléatoire que j’avais trouvé dans la rue et qui m’avait plongée au beau milieu du trafic agité de la ville. Alors que je tombais de mon vélo et essayais de remonter dessus, je me suis vue en train d’extirper un conducteur hors de son 4x4, prendre sa place et m’enfuir à bord avec l’autoradio hurlant « I Know You Got Soul » (la chanson de Bobby Byrd, et non celle d’Eric B. & Rakim). Peut-être, et plus que je le pensais, suis-je une véritable enragée de la route – balancer ce type sur le pavé et s’emparer du volant m’a paru la chose la plus facile au monde.

Miller 2008[1]

C’est par ces lignes étonnantes extraites de son journal de terrain que l’ethnologue et ethnomusicologue Kiri Miller (2008) introduisait son article « The Accidental Carjack : Ethnography, Gameworld Tourism, and Grand Theft Auto », publié dans la revue Game Studies.

Le récit de cet événement exceptionnel si l’en est, mais étonnamment banal pour l’univers que cette chercheuse a choisi d’observer, résume d’emblée le vertige théorique et épistémologique qui entoure la possibilité d’une ethnographie d’un monde virtuel, plus particulièrement vidéo-ludique. L’action décrite – singulièrement brutale, d’aucuns diraient « déviante » – évoquée tout au long de ces quelques lignes a-t-elle réellement eu lieu ? En racontant cet événement à la première personne, qui plus est, Kiri Miller a-t-elle effectivement molesté ce conducteur innocent afin de troquer par la force son fragile vélo contre un véhicule tout-terrain plus approprié pour une fuite en contexte urbain ? Cette oscillation entre le possible et l’action accomplie, entre la gestion de l’imprévisible et le déroulement de l’événement caractérise assez bien le territoire ambigu sur lequel se déploie la possibilité d’une ethnographie d’un monde virtuel. Car, cette scène, ce morceau d’expérience rapporté, résume les premiers instants du jeu vidéo Grand Theft Auto : San Andreas[2]. Ici, les éléments narratifs classiques du mythe du bad boy (représenté dans le jeu par le personnage de « CJ ») en quête de reconnaissance et de pouvoir sont rassemblés : la domination et le respect passent par l’acquisition et le contrôle progressif de la ville, et ce, au prix de multiples fusillades, arnaques, braquages et trahisons. Par la conquête laborieuse de la Cité, le personnage finira par conquérir sa propre destinée.

Pourtant, la relation entre le jeu et le joueur se révèle fortement asymétrique, rappelant, de fait, la virtualité de la stratégie d’exploration mise en oeuvre. Même si le monde parcouru possède sa propre logique, sa propre organisation ; même si l’ensemble des relations qui se trament autour du jeu (par les réseaux formels et informels via les forums Internet par exemple) ne laisse jamais l’utilisateur totalement seul dans son monde, l’expérience avec ce qui constitue San Andreas se limite pourtant à une interaction en partie à sens unique : j’agis par CJ, j’éprouve la densité du personnage au travers des actions qu’il m’est possible de faire par son entremise. En revanche, CJ et son environnement ne répondent à mes sollicitations que dans les limites de la programmation qui les structure et les informe. Pour reprendre K. Miller :

L’observateur de terrain ne peut pas explorer San Andreas sans se plier aux activités quotidiennes de CJ. […] Cette situation semblerait créer une forme de complicité ethnographique inversée et unilatérale : l’ethnographe doit collaborer avec CJ pour accomplir sa tâche, mais CJ n’a aucune connaissance de la présence de l’ethnographe.

Miller 2008

Si l’interactivité est de mise, l’autonomie des artefacts rencontrés et utilisés reste, elle, très limitée. Cette précaution évoquée, il n’en demeure pas moins que l’expérience pointée par K. Miller peut interroger en retour les principes moteurs de toute forme d’expérience subjective (y compris ethnographique) du monde. Nous pouvons évoquer ici ce qu’indiquent Shaowen Bardzell et William Odom (2008) à la suite des travaux de John McCarthy et Peter Wright (2004) concernant la technologie et l’expérience qui en découle. Le parcours dans San Andreas conduit l’ethnographe-joueur à explorer des dimensions émotionnelles et esthétiques renvoyant à de multiples niveaux d’expérience subjective : sensuelle par l’aspect viscéral et concret que mobilise cette expérience ; émotionnelle par les effets affectifs qu’elle implique ; « compositionnelle » (compositional) par les séquences d’actions qu’elle mobilise ; spatiale et temporelle, enfin, par l’engagement situé qu’elle nécessite[3]. Expérience de perception donc, mais essentiellement subjective, à laquelle manque la dimension centrale de l’expérience ludique qui va nous intéresser désormais : l’intersubjectivité.

D’une ethnographie hors ligne à une ethnographie en ligne

Ainsi, à l’instar de l’expérience ethnographique menée par Kiri Miller, nous avons entrepris, dans le cadre d’une recherche en cours, une ethnographie d’un autre contexte vidéo-ludique dont la spécificité repose sur la coprésence simultanée, en ligne, des joueurs. L’expérience ludique que génère ces jeux, autrement dénommés MMO pour Massively Multiplayer Online[4], nécessite en effet de la part des participants de se livrer à d’autres formes d’appréhension du dispositif ludique et à d’autres modalités du jouer, générées par une intersubjectivité et une interactivité constantes, voire simultanées, avec les autres joueurs. Ici, le monde du jeu n’est plus seulement prédéfini par la machine mais va se transformer, se moduler en fonction des actions et des choix des personnes qui s’y impliquent (procédures suivies, nécessités techniques, codes relationnels…).

Le propos de cet article s’appuiera sur les premiers résultats d’une recherche qualitative en cours[5] portant sur les usages de l’Internet et plus particulièrement des jeux en ligne par des personnes en situation de handicap physique[6]. Nous nous intéressons ainsi à la manière dont ces individus à mobilité réduite (paraplégiques, hémiplégiques, tétraplégiques…) peuvent investir ces univers, se définir ou redéfinir à travers eux et y trouver ou non d’autres formes de mobilité. Pour élaborer notre population d’étude nous avons eu recours à différents réseaux personnels (forums de discussion par Internet, portails de discussion sur les jeux en ligne, etc.) ou médico-sociaux (associations, services de réadaptation fonctionnelle, médecins référents dans la prise en charge du handicap en milieu hospitalier, par exemple). L’approche intègre tout autant des phases d’observation intensive des pratiques (utilisation des outils et des extensions technologiques, intégration des dispositifs techniques dans l’environnement quotidien, positionnements corporels, etc.) que des phases d’entretiens semi-directifs permettant de saisir le sens que les individus assignent à leurs actions. Ces observations et entretiens se sont déroulés lors de différents rendez-vous de plusieurs heures, et s’articulent à partir de thèmes récurrents. Il s’agissait de revenir sur l’apprentissage de la pratique du jeu en ligne (découverte de l’Internet, du dispositif et de ses particularités, de l’investissement par le temps joué par jour/semaine, du type de jeu privilégié, des pratiques de l’Internet associées, entre autres) ; sur l’histoire de la personne et de son handicap (identité et définition de soi, relations aux autres, par exemple) ; sur les logiques de création des personnages/avatars qui viennent représenter le joueur sur la toile (sexe, spécificités techniques, mythologie, prolongement de soi, etc.) ; sur les modalités de rencontre avec les autres joueurs et les espaces de socialisation que peuvent composer les sites liés au dispositif du jeu (communautés « associatives » ou « intégratives », nétiquettes[7], lieu refuge, solidarités, exclusions) et, enfin, sur leurs implications dans ces mondes dits « virtuels » (révélation du handicap, ressentis physiologiques, émotions et retentissements sur l’estime de soi, investissement dans le jeu, entre autres). Nous nous appuierons ainsi tout au long de cet article sur les premiers résultats engageant quatre personnes (trois hommes et une femme[8]) âgés de 27 à 40 ans. Notre propos ne reviendra pas spécifiquement sur les enjeux et problématiques liés au handicap dans ce type d’univers persistants[9], mais posera plus largement la question de l’investissement des joueurs dans ces contextes ludiques spécifiques au cyberespace.

Cette approche s’inscrit par conséquent dans la réflexion contemporaine sur les univers virtuels et en particulier les MMO que problématisent, depuis plus d’une dizaine d’années, les GameStudies, reprenant là le projet des Cultural Studies. Ces questionnements interrogent non seulement la prise en compte des stratégies de diffusion globale qu’impliquent la production et la consommation actuelles de jeux vidéo, mais aussi celle des modalités pratiques des expériences sensibles qu’ils engendrent. Aujourd’hui, les dispositifs techniques mobilisés que ce soit en termes de hardware (consoles de salon ou portables, ordinateurs…) ou de software (les supports de jeux proprement dits), le contexte d’intense compétition économique dans lequel sont plongés les leaders de cette industrie florissante (principalement Nintendo, Microsoft et Sony) nécessitent de porter une attention soutenue aux phénomènes à l’oeuvre de massification. L’image traditionnelle du geek, terré dans sa chambre et rivé à son écran, se trouve contrebalancée de plus en plus par un imaginaire de la technologie comme vecteur de loisir, d’apprentissage de savoir-faire, de plaisir intergénérationnel et occasionnel. Par le biais d’interfaces accessibles et intuitives, la satisfaction du jeu, le bien-être qu’il occasionnerait seraient désormais disponibles pour tous (jeunes, moins jeunes, malades, bien-portants, etc.) et en tout lieu (du salon d’un espace domestique à la salle de loisir d’une maison de retraite). Ainsi, c’est le projet général et actualisé de ce que Gonzalo Frasca (1999) nomme une « ludologie »[10], du fait qu’il considère le jeu et l’acte de jouer comme les fondements d’un paradigme permettant d’appréhender les modalités singulières de l’agir humain qu’il faut alors ré-envisager. Les travaux fondateurs de Johan Huizinga s’étaient déjà attachés dès les premières lignes d’Homo Ludens (1951) à décrire le jeu comme « plus ancien que la culture ». Roger Caillois (1967), en reformulant de façon critique les intuitions de Huizinga, avait proposé de son côté de distinguer le paidea (l’acte de jouer) du ludus (comme ensemble de règles structurant ledit acte), tout en différenciant les modalités du jouer au travers de l’alea (la part de hasard), de l’agôn (impliquant la possibilité de la compétition entre joueurs), de l’ilinx (le vertige et la griserie éprouvés) et du mimicry (l’imitation, voire l’illusion que sécrète l’acte de jouer). Plus largement, le concept de jeu et ses usages anthropologiques rappellent de façon récurrente la prégnance de la dialectique du game et du playing. D’un côté, le dispositif, la règle, l’institution ; de l’autre, le processus dynamique qu’implique le fait de jouer, d’être joué. Ou encore, l’espace de la contrainte et de la norme d’une part, face aux logiques d’appropriation et d’invention, d’autre part. En reprenant cette tension dialectique entre game et playing, une partie des problématiques explorées par le champ contemporain des Game Studies s’est attachée à approfondir l’étude des phénomènes d’idiosyncrasie et de subjectivation qui caractérisent les usages et pratiques actuels des nouvelles technologies vidéo-ludiques.

Le terrain d’observation et d’immersion que nous avons privilégié afin de saisir au plus près ces logiques d’appropriation et d’apprentissage liées à l’exploration impliquée d’un monde virtuel est principalement le jeu vidéo massivement multijoueur World of Warcraft. Ce jeu, produit par la société Blizzard Entertainment et distribué par Vivendi-Universal en 2005 occupe incontestablement une place singulière dans l’arrivée de ce qu’il convient de nommer une industrie culturelle. Par son nombre d’abonnés et d’utilisateurs (entre 11 et 14 millions d’inscrits de par le monde), ce MMO a incontestablement fait basculer la pratique jadis assez limitée et restreinte du jeu en ligne du côté d’un phénomène certes encore circonscrit mais dont l’amplitude mondiale dépasse largement les frontières traditionnellement réservées aux jeux vidéo. L’univers de World of Warcraft reprend les codes connus d’un monde heroic fantasy, situé dans une époque médiévale lointaine[11]. L’univers se veut, au final, assez simple voire simpliste : il met en présence deux factions hostiles, regroupant chacune un ensemble de « races » hétéroclites. Le monde exploré se voit segmenté en espaces esthétiquement codifiés afin de permettre au joueur une identification aisée des environnements qu’il traverse. La communauté des joueurs est elle-même scindée en sous-groupes (les « royaumes ») fondés sur un découpage géographique et/ou linguistique : les royaumes européens regroupent les communautés hispanophones, francophones, anglophones, russophones, germanophones. Ils sont complétés par ceux d’Asie (Japon, Corée, Chine) et d’Amérique du Nord. Ces codes et références dessinent ainsi les contours d’un imaginaire exporté internationalement et constituent les bases de l’expérience des joueurs parcourant les univers bigarrés et stéréotypés de World of Warcraft.

Immersion

Cela fait déjà des heures que nous parcourons les terres désertiques de Tanaris. Les conditions sont rudes. Quelques monstres assez redoutables (surtout des scorpions géants, des basilics, des hyènes et plus loin un campement de Trolls) parsèment notre route. Nous nous déplaçons à pied et les mauvaises rencontres sont souvent fatales. Au nord : le seul village habité hospitalier qui nous permet de nous reposer et de faire réparer notre matériel ; à l’ouest : un cratère grouillant de créatures préhistoriques ; au sud et à l’est : le désert, puis une barrière de montagnes interdisant toute route menant à la mer. Nous nous approchons d’un camp d’Ogres. Une mission nous oblige à en occire un certain nombre. Notre niveau général étant assez faible, nous nous approchons avec prudence. Soudain, sur notre gauche, un joueur à cheval bouscule le plan d’action que nous avions envisagé. Il saute, juché sur sa monture, de dune en dune, agace au passage les proies que nous avions soigneusement isolées. Nous croyons reconnaître un membre de la guilde de joueurs que nous avons rejointe il y a quelques semaines. Un rapide échange avec le personnage nous donne de plus amples informations à son sujet : le joueur en question serait au final une joueuse. Elle nous indique être particulièrement « heureuse », parce qu’elle a « enfin obtenu sa monture ». Elle ajoute : « En vrai, ça me fait vraiment plaisir ! » Nous nous étonnons : « À ce point, et pourquoi ? » Sa réponse est alors aussi directe que surprenante : « Je n’ai jamais fait de cheval. Je suis paraplégique depuis toute petite. Donc, c’est un peu comme si je faisais du cheval pour la première fois de ma vie ! Tu comprends ? »

Journal de terrain, mars 2006

À l’instar de l’expérience hors-ligne évoquée plus haut par K. Miller, cette note extraite de notre journal de terrain à l’occasion de l’exploration et de la découverte du jeu World of Warcraft nous confronte d’emblée à un large ensemble de questions : quelles sont les logiques d’investissement qui caractérisent les interactions avec un univers vidéo-ludique en ligne ? Comment interpréter les modalités concrètes de la présence en jeu qui permet au joueur de se rendre visible et d’agir avec l’environnement qu’il expérimente ? De quelle manière le sujet peut-il s’engager dans la trame collective et en fonction de quels cadres structurant ses actions ? Quels sont les processus à l’oeuvre dans les étapes décisives d’intégration des logiques, savoirs et savoir-faire nécessaires à la reconnaissance du joueur dans les communautés ? Enfin, quelles sont les incidences de ces procédures sur la conception même du concept de virtualité ? S’agit-il des mêmes formes de virtualités ? N’en appellent-elles pas à un réexamen des dynamiques qui caractérisent non seulement la relation entre l’individu-joueur et le dispositif technique nécessaire à son immersion mais aussi de celles qui définissent ce qui le relie plus largement au monde dans lequel il agit ?

S’inventer

Présidant à toute possibilité d’action et d’interaction, la création du personnage joué apparaît bien comme cette étape première, marquant le début de l’apprentissage et de la découverte du monde virtuel. Ainsi, tous les joueurs que nous avons rencontrés mettent l’accent sur cette phase essentielle, presque « vitale » qu’est la création de ce personnage appelé communément avatar. Car ce n’est qu’à partir de ce geste créateur que l’intégration et l’action dans le dispositif ludique pourront concrètement exister. Si les choix de définition de l’avatar peuvent paraître dans certains jeux assez restreints (forme du corps, sexe, race, etc.), ils s’avèrent bien plus complexes pour le joueur. Choisir qui le représentera durant de longues heures, voire des semaines ou des mois, participe d’un engagement particulièrement réfléchi. Ainsi, pour Cyril, il est important que son personnage inspire de la confiance, car le jeu est pour lui un « moment de vie » au même titre que n’importe quel autre moment. Ce désir récurrent de lier personnage/avatar et identité personnelle quotidienne est apparu de manière très prégnante chez les personnes rencontrées. L’avatar est donc une sorte d’extension du joueur et il devient impossible de savoir si le joueur précède l’avatar ou si celui-ci ne lui est pas consubstantiel. Ainsi que l’indique K. Miller (2008), « le joueur expérimente une histoire prédéfinie en accomplissant des missions, tout en ayant une marge de liberté dans la manière d’accomplir ces missions » et il semblerait que cette marge de liberté soit la condition d’engagement sine qua non dans les mondes ludiques de la cyberculture, et ce, d’autant plus que le monde dans lequel évolue l’avatar est un espace ouvert[12] qu’il est nécessaire de domestiquer et d’incorporer de manière active. L’expérience du jeu en ligne pose donc la question des jeux d’identification et d’appartenance. À l’instar des interactions situées avec le personnage décrit dans notre journal de terrain et qui s’est avéré être joué par Sara, ce sont bien les avatars qui rendent visibles les joueurs les uns aux autres. Comme nous venons de le voir, le choix de l’apparence de l’avatar est loin d’être anodin car il reflète la manière dont le joueur souhaite mettre en scène sa présence. Il devient un prolongement caractérisant l’immédiate visibilité de l’utilisateur. Les choix présidant à la création du personnage sont ainsi cruciaux. De quelle manière le joueur va-t-il sexuer son personnage ? Quel nom va-t-il lui attribuer ? Quelle apparence va-t-il lui donner ? Quelles classes et quelles compétences va-t-il privilégier ? L’avatar devient en conséquence le vecteur de tout un champ de connotations signifiant l’attachement (affectif, émotionnel, fantasmatique…) qui le relie à « son » utilisateur. Sylvain nous indique que son personnage doit lui « ressembler tant physiquement que moralement ». Luc insiste sur l’importance d’« être en accord avec soi-même pour pouvoir vraiment s’engager ». Quant à Sara, il lui paraît important de jouer un personnage « gentil », ce qui l’amène à choisir systématiquement d’inscrire son avatar dans les référents positifs du jeu (classe soignante et protectrice, « race » considérée comme non vindicative, etc.).

L’expérience ludique tout entière va ainsi dépendre des liens que le joueur va nouer avec ses partenaires de jeu. Ces autres qu’il rencontre peuvent tour à tour l’ignorer, l’interpeller aimablement ou plus rudement, le solliciter voire l’agresser, bref interférer sur son expérience de jeu. Cette coprésence permanente des partenaires de jeu transforme sensiblement les données mêmes de la pratique ludique. Dans le cas du campement, la venue de cette incongrue cavalière imprime à l’événement une part d’imprévisibilité. Une routine d’un programme informatisé peut à terme être connue, donc faire l’objet de suppositions plausibles. En revanche, il n’en est plus tout à fait de même lorsque quelqu’un d’autre (avec ses désirs, craintes ou attentes mais aussi compétences) dirige le personnage avec lequel l’interaction se déroule. Et cette possibilité de l’imprévu vient renforcer cette modalité spécifique des interactions intersubjectives, par ailleurs bien connue de la situation ethnographique, caractérisée par l’imprévisibilité des rencontres. Pour arriver à jouer il faut parvenir, comme le dit Cyril, à « s’ajuster », à s’« accommoder ». Il faut être capable tout autant de saisir les logiques du dispositif formel du jeu (tout comme dans l’espace décrit par K. Miller) que de faire l’apprentissage de soi/avatar et des autres. Du fait même de l’inscription dans des univers ouverts et en ligne, il s’agit de savoir-faire avec ses propres attentes, mais aussi avec les attentes extérieures sans lesquelles le jeu ne pourrait exister.

Expérimenter les cadres

Dans la poursuite de ce processus d’inscription et de compréhension de l’univers du jeu par l’avatar, la découverte de la géographie des lieux apparaît comme un temps décisif d’immersion ludique. Car, dans cet univers – Howard Becker parlerait de « monde » –, c’est l’agencement spatial qui permet l’intégration du joueur et lui donne la possibilité d’être, lui aussi, reconnu par les autres. C’est donc à une véritable expérience singulière de l’espace et du temps, du rythme et de la géographie, des lieux et de leurs agencements, que se livre le joueur en situation. À l’image d’une cyber- ou net-ethnographie, cette expérience rapportée par les joueurs fait du monde virtuel, numérisé, « un véritable territoire et non pas simplement une image, un objet » (Nachez 2001[13]). Il devient nécessaire, pour poursuivre l’aventure, de se familiariser avec, même d’apprendre l’environnement dans lequel il faut sans cesse se repérer. Les joueurs insistent sur le fait que cette découverte et cette intégration d’un dispositif préexistant, dans le cadre des jeux en ligne, proposent une autre façon de jouer, de se jouer – un « dépaysement ». Car, s’il est nécessaire d’expérimenter les cadres, d’en comprendre les logiques pour pouvoir s’engager activement, c’est à partir de cet engagement que le cadre va pouvoir, à son tour, se recomposer et devenir un monde que l’on peut façonner. Apprendre à faire dans le jeu conduit alors à proposer des façons de faire nouvelles. Ce processus s’articule ainsi selon trois temps qui mènent le joueur de l’intégration du dispositif à son action sur le dispositif.

En premier lieu, il y a l’effet fictionnel par lequel l’immersion dans le monde – même virtualisé – conduit le joueur-explorateur à le pratiquer pendant de longues heures ; c’est cette intensité de l’immersion qui apporte une texture de vraisemblance à l’univers dépeint en lui accordant une véritable densité ; les joueurs mettent ici l’accent sur l’importance des procédures langagières qui participent de ces processus de connaissance et de reconnaissance ; il est d’ailleurs possible d’identifier le niveau d’intégration d’un personnage à ses capacités à se référer au langage reconnu par la communauté. Dans ce prolongement, la dimension narrative vient ensuite s’articuler autour de codes et de références qui vont structurer l’agencement de l’environnement dans lequel évoluent les héros du jeu. Comme l’indique Thomas H. Apperley (2006), chaque production de jeu vidéo peut être comprise à l’aune d’une classification et d’une taxinomie en genres qui caractérisent et orientent les modalités concrètes de l’expérience ludique. Se dessine alors une Weltanshauung spécifique, qui trace les frontières d’une « communauté imaginée » (Anderson 2002), d’un « idéoscape » (Appadurai 2001) regroupant tant les concepteurs du dispositif en tant que tel que les joueurs qui le constituent. Cette association des créateurs et des cocréateurs rassemble de façon élargie ce que K. Miller (2008) définissait déjà de son côté comme les véritables « citoyens » du jeu. Enfin, la possibilité d’une posture réaliste propose, littéralement, de « jouer le jeu », ou plutôt, pour reprendre l’expression de Hans Georg Gadamer (1996 : 112), de se « laisser jouer par le jeu ». L’univers avec lequel le joueur interagit existe. Au-delà de la dialectique virtuel/réel sur laquelle nous reviendrons plus loin et qui postulerait des degrés de crédibilité a priori des expériences du sujet interactant, il présente des qualités, des organisations (perceptives, sensibles, etc.) qui, dans la visée d’une compréhension strictement pragmatique et performative, produisent des effets. Et ce sont ces mêmes effets, par les conséquences sur les comportements et repères cognitifs du joueur qu’ils induisent, qui deviendront procédures, savoirs et savoir-faire, permettant d’attribuer au monde exploré ainsi qu’à ce qui le constitue (personnages, objets, sons, etc.) la qualité de réalité en soi.

Vivre des expériences par « procuration »

L’immersion ludique que nous venons d’évoquer conduit ainsi les joueurs à expérimenter et à faire l’apprentissage de mondes en constante transformation. L’univers dans lequel et avec lequel ils interagissent les oblige à adapter en permanence leurs procédures de jeu, à envisager leurs actions en tenant compte des exigences qui font le commun d’un monde partagé (géographie, temporalités, actions…). Cette coconstruction du cadre vidéo-ludique numérisé, persistant et en ligne, invite de ce fait à examiner le terme de « virtuel » traditionnellement lié aux réflexions portant sur le cyberespace. Suivant une conception philosophique classique, il est coutumier d’opposer le virtuel au réel. Le « virtuel » renverrait à une absence d’existence concrète et s’opposerait par là à la « réalité », caractérisée par une présence tangible, palpable. Pourtant, l’exemple de Sara et l’intensité des mots qu’elle adopte pour rapporter cette expérience équestre mais aussi ceux utilisés par nos autres interlocuteurs ne semblent pouvoir se satisfaire de cette opposition.

Denis Berthier, dans son ouvrage Méditations sur le réel et le virtuel (2004), s’efforce à ce titre de déconstruire les concepts de réel et de virtuel qui, suivant une acception commune, subsument l’idée de virtualité à celle de réalité. Cette opposition renverrait, en fin de compte, à la traditionnelle opposition cartésienne entre réel (forcément synonyme de clarté et de certitude) et imaginaire (nécessairement obscur et source de mensonges). Selon ce point de vue, la confusion idéologique entre virtuel et potentiel ne viserait qu’à dénoncer implicitement la transgression d’une frontière supposée entre ce qui ressortirait du factuel et ce qui devrait rester cantonné à l’imaginaire. Or, cette distinction ne supporterait pas la mise à l’épreuve pratique de l’observation ethnographique. Comme l’indique D. Berthier :

Que ce soit du côté de la perception et de la motricité (dans les diverses modalités de notre univers sensori-moteur), ou que ce soit du côté des signes, des savoirs et de la raison (dans notre univers sémiotico-cognitif), rien ne permet de distinguer par des principes généraux le réel du virtuel.

Berthier 2004 : 67

De fait, le virtuel est plus qu’une simple éventualité, il est un système de forces dont les conditions d’actualisation sont disponibles. Plus encore, il n’est pas qu’un potentiel élémentaire, mais participe pleinement de l’actuel. Dès lors, il s’agit moins de ramener la notion de « virtuel » à la dialectique opposant le potentiel au réel qu’à ce lien étymologique qui la relie à la notion de « vertu » : « avoir la vertu de », c’est-à-dire les qualités de quelque chose. Le virtuel aurait donc les qualités du réel mais ne répondrait pas aux critères de définition communément admis pour le « réel ». En conséquence, D. Berthier avance cette définition pragmatique de la « réalité virtuelle », présentée comme l’« ensemble des technologies visant à construire des mondes virtuels et à y interfacer un être humain en lui procurant l’impression qu’il y perçoit et agit de manière naturelle » (Berthier 2004 : 111). Se repérer et agir dans un monde virtuel impliquent donc divers actes de perception ayant trait à l’orientation, la convergence du regard (vers un objet, un signe, etc.), mais aussi à l’accommodation de la perception par la production d’un effort d’attention sélective (un bruit dans le milieu ambiant, le déplacement d’une entité au sein d’un environnement par exemple). Ainsi, la reconnaissance de l’ensemble de ces caractéristiques introduit une similarité opératoire entre le monde « virtuel » et le monde « réel ».

Toutefois, le terme « virtuel », même redessiné par D. Berthier, reste problématique. Le joueur a-t-il vraiment « l’impression qu’il y perçoit et agit de manière naturelle » ? Dans l’exemple de Sara/Cavalière, la « manière naturelle » est prise en porte-à-faux. Le rapprochement conceptuel du virtuel et du réel a lui aussi ses limites, puisque Sara a pertinemment conscience d’être dans une situation non-naturelle, d’être à la fois dedans et dehors, d’être dans un autre monde, et de jouer. Plutôt que de monde virtuel (ce qui traduit mal l’engagement personnel, bien réel) ou de monde réel (ce qui efface la non-naturalité), il serait peut-être préférable de parler de « monde procuré » ou de « monde par procuration », sachant que la procuration est définie comme le pouvoir d’être représenté par une autre présence. C’est dans cette dimension forte de la procuration que s’inscrit d’ailleurs la dynamique du jeu et du rapport au rôle joué, au personnage-avatar, au dispositif de jeu. C’est aussi par référence à sa situation réelle que Sara est heureuse d’être par procuration une cavalière, avec un vécu partiel de l’équitation réelle. La procuration, le vécu procuré, n’est ni la potentialité du virtuel du fait qu’il y a bien une actualisation, ni une expérience du réel, du fait que le plaisir procuré vient autant de ses infractions au réel que de sa similarité. Qui plus est, la multiplication possible des avatars, donc littéralement et pratiquement des jeux, induit une multiplication des expériences par procuration qui déroge avec l’impératif du réel selon lequel on ne vit que sa vie et on ne la vit qu’une fois – multiplicité qui n’appartient qu’à la dimension de la procuration.

Apprendre à agir et à interagir

Cette expérience de la procuration par la création de l’avatar et de l’expérimentation du monde proposé renvoie à ce que Jesper Juul (2005) nomme une logique d’émergence et de progression. D’émergence, car les actions menées dépendent d’un certain nombre de règles plus ou moins complexes préétablies et de progression, car c’est le fait même de remplir certaines tâches qui va permettre au joueur, par l’intermédiaire du personnage qu’il manipule, de faire émerger la trame narrative du jeu. Le joueur se perd dans une géographie inconnue, il apprend à se repérer dans un univers dont il ignore tout de prime abord. Et à l’instar des bribes de journal de terrain évoquées précédemment, l’imprévisible peut survenir à tout moment. Il est frappant de constater l’importance pour les joueurs du degré de spécialisation des tâches qui structure les mondes sociaux des MMO. Chacun d’entre eux occupe une place précise dans l’arborescence généralisée du système de jeu (autrement dit du ludus ou du « game ») qui le rend codépendant de l’organisation générale. Apprendre à jouer impliquerait presque de prime abord l’apprentissage de la dépendance vis-à-vis des autres. À titre d’exemple, le joueur qui choisit de spécialiser son personnage dans la classe du guerrier doit accepter que ce choix lui en interdit d’autres : son héros sera lent car lourdement armé et armuré. À l’inverse, le voleur ou le chasseur sera rapide mais fragile. Le prêtre, tout autant vulnérable, se tiendra à distance des combats mais soutiendra ses compagnons en les soignant. La spécialisation de chaque participant permet ainsi de concrétiser la logique d’interdépendance généralisée : un guerrier, malgré sa résistance, ne pourra survivre sans l’aide précieuse de son « soigneur » et inversement. De la même manière, tout joueur pourra choisir un ou plusieurs métiers qui participeront de sa survie économique dans le monde. Là encore, chacune des spécialités artisanales dépend des autres. Confectionner une armure, par exemple, nécessite le recours à des ressources multiples que proposeront les autres membres de la communauté. Sylvain et Cyril se sont montrés très sensibles à l’intégration de ces logiques de jeu et ont insisté sur cet engagement intense par lequel il devient tout autant possible d’exister en faisant exister son personnage que de faire exister les autres. L’interdépendance est, selon Cyril, une « force » qui « pimente » le jeu, lui donne un « vrai enjeu, un intérêt incontestable ». Sara et Luc se montrent plus modérés, invoquant l’importance de conserver des espaces de liberté dans cette trame collective qui peut paraître, comme le dit Luc « parfois handicapante ». Nous allons d’ailleurs voir à quel point il est difficile de conserver une forme de détachement et d’autonomie dans ce dispositif mettant l’accent sur une visibilité constante et totale des interactions et des procédures.

À cette gestion des ressources et des actions collectives se greffe une « gouvernance » plus générale de la masse des joueurs qui s’associent en communauté et sous-communautés (le système des « guildes »), là encore interdépendantes, mais qui se plie aussi à la politique ludique portée par les autorités tutélaires qui encadrent le jeu (les « MJ » ou « Maîtres de Jeu »). Ces derniers se doivent de temporiser les conflits, de garantir le plaisir (le principe récurrent du « having fun ») à tous les joueurs présents. À cet effet, chaque participant s’engage à respecter l’esprit et la lettre d’une charte de bonne conduite soumettant écarts et infractions – triche, exploitation des failles de programmation, insultes, harcèlements d’autres joueurs, etc. – à des sanctions possibles. Comme le postule Sal Humphreys (2008), cette gestion de masse passe par une forme de gouvernement consistant moins en l’écrasement de l’autre qu’en une acceptation et une maîtrise de sa capacité d’action. En ce sens, la reconnaissance et la récompense apparaissent comme autant de moyens de satisfaction qui valorisent la participation de chacun. Émergent ici les formes d’une autorégulation souple des interactions mais toujours complétée par la possibilité plus contraignante de l’intervention punitive[14].

Se conformer

Dès lors, si les cadres proposés paraissent souples, permettant leur appropriation vers une réinvention ludique, il n’en reste pas moins que tout joueur doit se conformer à certaines formes d’impératifs. Ainsi, la logique générale qui structure la vie des personnages joués se veut relativement linéaire, voire évolutionniste. Dans World of Warcraft, par exemple, l’individu qui débute part de zéro. Au tout début de ses aventures, il n’est, au final, pas grand-chose. Faible, désarmé, fragile, il devra, par une laborieuse accumulation de compétences et d’expériences, devenir un être accompli. Toute la trajectoire de l’avatar sera caractérisée par une progression fondée sur une gradation par étapes (dans le jargon ludique : par niveaux ou « level »). À force d’épreuves, de rencontres et de batailles, d’accumulation de compétences, de techniques et de savoir-faire, il finit progressivement par trouver sa place dans le monde qu’il habite. Nous retrouvons ici un idéal proche de celui de l’état de nature puisque c’est la reconnaissance fondée elle-même sur un idéal de puissance accumulée qui permet et justifie la survie du personnage. Être littéralement « au niveau » (des enjeux, des défis), c’est être accompli et puissant, donc respectable et respecté (en particulier par les autres joueurs).

De la même manière, l’imaginaire des jeux en ligne mobilise des références littéraires et imaginaires fortes (science-fiction, monde médiéval, fantasy, etc.), mais pour nombre de ses usagers l’expérience ordinaire du jeu se révèle bien souvent moins idéelle. Techniquement, formellement pourrait-on dire, grand nombre de données relatives aux joueurs entrent dans un dispositif d’hyper-visibilité, répondant à une exigence constante de contrôle et d’explication. Il s’agit alors de les rendre alternativement ou simultanément disponibles à l’écran en un simple clic de souris. Ce souci de visibilité traduit bien cet impératif de la « société du risque » (Nieborg et Hermes 2008 : 144) et qui permet au joueur de tout connaître à tout moment de son propre personnage (voire de celui de autres) : santé « physique », niveau, spécialisations mais aussi santé économique en l’espèce ses richesses, ses ressources, ses équipements, ses compétences, les tâches qu’il doit accomplir, etc. Similairement, ce dispositif panoptique se montre très utile aux producteurs et concepteurs du jeu. Il permet en effet de suivre par le biais de statistiques et de traçages, quasi en temps réel, l’évolution de ceux qui peuplent leur univers virtuel. Ainsi, cette hyper-visibilité autorise une identification des individus présents à partir de laquelle se construit un schéma-type du « citoyen-joueur ». Ce « public imaginé » dessine à son tour les contours d’un « joueur imaginé » rendant possible l’anticipation de ses attentes, la définition de ses comportements, la prise en compte de ses requêtes, doutes, etc., par les concepteurs. Le système économique des jeux renforce cette logique de dépendance par l’inévitable loi de l’offre et de la demande où le principe de rareté définit la valeur des biens échangés. Dans ce système d’échange marchand, des ressources circulent, des services et des compétences sont mobilisées, de l’« or » (certes virtuel) passe de main en main ou par l’intermédiaire d’un hôtel des ventes très proche d’un dispositif de vente en ligne. Cette économie interne est redoublée par un autre marché, parallèle et théoriquement illégal, mettant en branle les rouages de l’économie dite « réelle » : des équipements, des personnages sont vendus sur des sites d’enchères ; des joueurs-salariés, par ailleurs stigmatisés par les autres[15], sont maigrement payés par des sociétés spécialisées non pas tant pour jouer que pour accumuler des ressources qui seront ensuite revendues dans le circuit économique du jeu… Dès lors, il devient possible moyennant finance de s’offrir, hors des cadres légaux indiqués par les producteurs du jeu, un personnage « clé en main » ou de se payer, en argent « réel », une poignée d’or qui participera ensuite à l’effort de progression de son propre personnage (par l’achat de matériel plus performant par exemple).

Cette logique de progression évolutive ainsi que ce souci panoptique provoquent des discours très ambivalents. À la fois dénoncées car entravant la liberté de jouer recherchée et valorisée, ces règles se voient dans le même temps revendiquées car collectivement partagées. L’interdépendance des joueurs nécessite en effet une responsabilisation de tous pour que la communauté perdure. De fait, se plier aux impératifs de progression et de visibilité, c’est renforcer, en contrepartie, la probabilité d’une avancée plus souple et plus rapide dans le jeu. Il est même étonnant de voir à quel point l’intégration de ces normes peut conduire à créer de l’exclusion, reléguant alors les joueurs les moins « adaptés » à des sortes d’« handicapés » du jeu. Sara, Sylvain et Luc nous ont longuement parlé de ces tentations discriminantes envers d’autres joueurs. Ils mettent alors en place des logiques d’évitement (se déconnecter, rentrer dans une instance de jeu très prenante…) afin de se préserver de la déstabilisation que provoqueraient leurs propres réactions de rejet.

Conclusion : jouer et être joué, déjouer le cadre

Les jeux en ligne nécessitent l’apprentissage progressif et structuré d’un dispositif technique dont la spécificité repose sur une dynamique particulière de mise en lien constante avec les autres participants. Ils engagent le joueur dans un long apprentissage des savoir-faire propres au monde investi. Savoir-faire qui, pour reprendre Jacques Pelegrin,

[E]xistent et s’acquièrent essentiellement par la pratique, plus précisément par une pratique attentive, puisqu’ils supposent une capacité d’interprétation intelligente – et non pas seulement une mémorisation de cas de figures – des expériences successives.

Pelegrin 1991[16]

Les concepts de game (dispositif) et de play (processus) souvent invoqués pour traduire des niveaux différents d’usage du jeu prennent là encore une tonalité particulière. Il est en effet difficile de les séparer de manière claire, car si le jeu/dispositif permet le processus, le processus modifie à son tour le jeu/dispositif. L’expérience même du cadre technique et ludique par les joueurs permet ainsi la constitution d’une autorégulation ouverte mais néanmoins contrôlée. Ce sont ces cadres qui structurent à la fois l’expérience et l’apprentissage du jeu mais peuvent aussi en retour être modifiés, donc appropriés, par les joueurs. Pour reprendre l’expression de Hans Christian Arnseth (2006), il s’agit d’« apprendre à jouer tout en jouant pour apprendre »[17]. Le jeu, en particulier dans le contexte des MMO et contrairement à une vision classique de la communication, ne peut se résumer à un processus de transfert d’images et de représentations dans le cerveau du joueur. Au travers des logiques mises en oeuvre par les joueurs, le jeu, en tant qu’activité, se fait, le jeu est fait et, conséquemment, produit le joueur qui le produit à son tour : « le fait de jouer à un jeu est à envisager comme quelque chose que l’on fait et non pas simplement comme quelque chose que l’on se contenterait de lire ou de regarder »[18] (Arnseth 2006). Patrice Flichy (2004, 2008) reprend en ce sens le principe du cadre d’usage proposé par Erving Goffman (1991). Dans cette optique, le cadre implique une organisation du sens des activités constitué par des attentes normatives. Pour autant, la stabilité du cadre ne s’oppose pas à la dynamique des usages. Les savoirs et savoir-faire mobilisés dans ce jeu d’appropriation/transformation des techniques marquent la polysémie des différents niveaux d’usage et de pratique : l’usager peut tour à tour ou simultanément revêtir le rôle du concepteur, de l’innovateur, voire, si l’on reprend l’idée d’Akrich et al. (2006), de traducteur[19]. Et de façon similaire, l’expérience même que délimite le cadre de l’avatar participe de ce processus de production/création. Dans le sens de ce que nous avons évoqué précédemment, le personnage incarné par le joueur doit faire l’objet d’une appropriation qui prendra la forme d’un ajustement entre la pratique de l’avatar et les attentes du joueur. Pour James Paul Gee (2008), jouer un personnage virtuel dans un jeu vidéo pourrait résumer les processus itératifs qui caractérisent nos vies mondaines. Nos actions seraient toujours à double sens : centripètes et centrifuges, elles s’imposeraient aux autres, tout en s’imposant à nous en retour. Dès lors, nous abordons ce monde, comme tout autre monde, selon nos intentions. Nous maillons nos expériences, reconstruisons sans cesse notre environnement en fonction de nos actions. Si ces actions échouent, nous recommençons à élaborer des constructions. Le virtuel ou le personnage joué dans le cyberespace ne seraient que des instances d’effectuation parmi d’autres reformulant continûment le principe itératif – John Dewey dirait : d’« enquête » – qui caractérise une action située. En fin de compte, si l’on reprend pour une ultime fois l’exemple de notre cavalière Sara, dans ce monde virtuel, les actions que permet son personnage offrent des situations qui constituent la trame même de sa vie quotidienne. L’acte de jouer, de se jouer, tel qu’entendu ici, aboutit de fait au réexamen des transitions et ajustements qui relient entre eux des mondes « procurés », c’est-à-dire concrètement « expériencés », et non pas seulement « virtualisés ».