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L’ouvrage de Daniel Mercure et de Mircea Vultur apporte un éclairage nouveau et comble un vide important au sein de la vaste littérature qui s’est développée autour du concept de modèle productif. Si l’on sait que les milieux de travail ont été transformés en profondeur, notamment par l’introduction de pratiques mettant en oeuvre de nouvelles formes de flexibilité, de mobilisation et d’implication subjective des travailleurs, on ne dispose en effet que d’informations très éparses quant à l’impact de ces changements sur l’importance et le sens que les personnes attachent au travail. Or, l’objectif de ces auteurs est précisément « de repérer, de décrire et d’analyser les formes contemporaines d’ethos du travail au Québec » (p. 3), ce dernier étant défini comme « l’ensemble des valeurs, attitudes et croyances relatives au travail qui induisent une manière de vivre son travail au quotidien » (p. 6). Pour cela, ils s’appuient sur les résultats d’une enquête qu’ils ont menée au Québec, de 2006 à 2007, dans le cadre d’un sondage téléphonique auprès d’un échantillon de 1000 personnes et d’une campagne d’entrevues semi-dirigées.

Trois dimensions structurent leur analyse. La première est relative à la centralité du travail, c’est-à-dire au degré d’importance que revêt le travail dans la vie des individus, tant du point de vue de sa valeur intrinsèque (centralité absolue) que sa place parmi les autres sphères de vie (centralité relative). La seconde porte sur les finalités du travail, étudiées sous l’angle des raisons pour lesquelles les personnes travaillent et leur modèle de travail idéal. La troisième dimension relève des attitudes des personnes envers les principales normes managériales qui dominent aujourd’hui le monde du travail.

Prises une à une, l’analyse de ces dimensions conduit au constat que la population active québécoise accorde un très haut degré d’importance au travail. Les trois-quarts de celle-ci juge le travail comme faisant partie des valeurs les plus importantes de la vie et se répartissent entre ceux qui indiquent que l’argent constitue la finalité principale du travail (42 %) et ceux qui font valoir une finalité liée à l’expérience vécue au travail (58 %). La population québécoise adhère également fortement à la plupart des normes dominantes au travail portant sur l’engagement moral vis-à-vis de l’employeur et sur les objectifs de flexibilité de l’entreprise (polyvalence, responsabilité individuelle en matière de sécurité et d’avenir professionnel, rémunération au rendement). Au-delà des chiffres, un même constat ressort de l’analyse de ces trois dimensions : elles sont directement liées aux catégories socio-professionnelles mais aussi « aux conditions objectives d’exercice des emplois, conditions caractérisées par des possibilités réelles d’accomplissement » (p. 81).

Par étapes successives, ces deux auteurs conduisent le lecteur à une interprétation plus fine de la complexité des situations qui se cachent derrière ces constats de départ. Leur analyse aboutit à l’identification de l’ethos du travail qui agencent différemment les trois dimensions étudiées. Parmi ceux-ci, deux ethos sont les plus répandus dans la population active québécoise. Ils se caractérisent par une centralité moyenne du travail et une quête d’équilibre entre le travail et les autres sphères de la vie. L’ethos égotéliste (36,7 % de la population active) se rapporte aux personnes pour lesquelles le travail est vécu comme un lieu important d’expression de soi. La recherche d’équilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle est centrale. Les travailleurs qui s’y rattachent sont engagés envers leurs employeurs selon une perspective de réciprocité tacite : « ils s’investissent personnellement au travail, qui ne s’apparente pas à un devoir, mais à un droit à l’épanouissement […]. Ils aspirent à un enrichissement du contenu du travail, à de plus grandes possibilités de réalisation personnelle et à maintenir de bonnes relations sociales […] » (p. 166). L’ethos utilitariste (22,5 %) vise quant à lui à maximiser les avantages matériels tirés du travail, de manière à satisfaire des besoins élevés en consommation et à favoriser également un équilibre entre vie privée et professionnelle.

Deux autres ethos sont caractéristiques de travailleurs pour lesquels la vie professionnelle est la sphère dominante. Si la centralité du travail est forte dans les deux cas, leur finalité diffère fortement selon qu’elle vise l’indépendance financière et l’autonomie personnelle qu’elle procure (ethos de l’autarcie : 4,3 %) ou une finalité expérientielle (ethos de la professionnalité : 7,8 %).

À l’opposé, les deux derniers ethos sont relatifs à des personnes qui placent le travail au troisième ou au quatrième rang dans leur échelle de valeurs, loin derrière la famille ou les amis. L’ethos de la résignation (14,9 %) est un anti-ethos du travail, qui est vu comme une obligation, sans véritables possibilités d’avenir. Finalement, pour l’ethos de l’harmonie (13,8 %), la sphère professionnelle est quand même porteuse de sens car elle est un lieu de sociabilité.

L’intérêt de ces ethos réside dans l’analyse de leurs cohérences internes, mais également dans les comparaisons transversales que l’on peut en faire. Celles-ci permettent de montrer que la place du travail dans la définition de soi varie très fortement d’un ethos à l’autre. Pour certains, il fait partie intégrante de l’identité alors que pour d’autres, il est un passage obligé, une condition, aux processus d’identité qui se développent dans les autres sphères de la vie.

Enfin, les analyses que nous livrent ces auteurs aboutissent à mettre en évidence un changement culturel profond touchant le travail. Les valeurs et sens qui lui sont aujourd’hui attachés sont désormais structurés par une quête d’autoréalisation de soi, d’authenticité ainsi que par une volonté marquée d’équilibre avec les autres univers de vie. Ceci est présent, bien qu’à des degrés divers, dans tous les ethos du travail. En fait, « la quête d’autoréalisation, d’épanouissement et de correspondance entre valeurs dites personnelles et vécus quotidiens semble de plus en plus s’affirmer comme une exigence incontournable, voire comme un droit fondamental à partir duquel le travail est, dans une large mesure, apprécié ou dénigré : ce n’est pas le travail, mais l’épanouissement personnel qui est la valeur nodale, le référentiel dominant, ce à quoi devrait correspondre le travail » (p. 222).

Gageons que ce constat majeur amènera le lecteur à s’interroger sur l’adéquation des pratiques de gestion du travail et de l’emploi avec cette évolution culturelle du travail. Ces pratiques sont-elles en phases avec cette évolution ? À quelles conditions peuvent-elles l’être ? De quelles ressources disposent les travailleurs et les travailleuses pour faire valoir une telle finalité culturelle du travail ? Autant de questions qui invitent les relations industrielles à explorer des orientations de recherches inédites.