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L’excellent ouvrage de François Laplantine s’adresse, certes, aux spécialistes mais il intéressera tous ceux qui veulent enrichir leur grille d’interprétation du monde de la maladie mentale et des réponses sociales mises en oeuvre ici, ailleurs et maintenant.

Existe-t-il des troubles mentaux qui seraient caractéristiques de certaines sociétés et que l’on ne retrouverait pas ailleurs ? Quel sens revêtent-ils pour les individus ? Et quelle « forme de traitement » est proposée pour la régulation sociale du groupe ? Même si elles ne sont pas tout à fait formulées ainsi, ce sont à ces questions que tente de répondre l’auteur en présentant une théorisation complexe : l’ethnopsychiatrie psychanalytique.

D’abord sont rappelés les grands points de repères historiques du fondement de l’ethnopsychiatrie avec notamment l’ethnopsychologie, l’anthropologie culturelle, l’anthropologie psychanalytique avec l’approche freudienne.

L’ethnopsychiatrie consiste à comprendre et à soigner le psychisme par la culture. Les comportements normaux ou pathologiques sont des actes individuels nourris du poids de la culture mais irréductibles à celle-ci. Tout comme il existe une anthropologie culturelle, il existe une psychiatrie culturelle qui consiste en une pratique clinique qui essaie de tenir compte des particularités culturelles à partir desquelles s’élaborent les différents processus psychopathologiques d’un groupe social donné.

Dans cet ouvrage, des études de cas détaillées permettent d’articuler les pratiques et l’analyse des phénomènes à l’aide de la démarche ethnopsychiatrique. C’est ainsi que la Hajba de la fiancée à Djerba est analysée sous l’angle de la dépendance psychoaffective par rapport à la mère, de la déculturation, du rite de passage, et de la socialisation nouvelle qui l’amène au statut de femme mariée…

En Pays baoulé, en Côte d’Ivoire, l’auteur dégage deux groupes de représentations de la maladie mentale. Pour l’un, la maladie est attribuée à la transgression d’un interdit et à l’abandon d’une divinité protectrice, et elle se caractérise par la bouffée délirante. Pour l’autre groupe, la représentation de la maladie mentale fait référence à l’action maléfique d’un Bayéfoué (sorcier). Les délires à thèmes « persécutifs » et la « psychose du succès » spécifient ce groupe.

En Italie du Sud, le mythe de la tarentule repose sur la morsure venimeuse d’une petite araignée, la latrodecte. Sa morsure engendre un syndrome toxique très grave. Pour les habitants des Pouilles, c’est la symbolique de l’agression du « mauvais passé » qui « mord et remord » chaque année à la saison chaude qu’il s’agit ainsi de combattre. Dans le rituel du jeu et la danse de la Tarentelle, il faut donc guérir de la morsure de la tarentule. Les femmes y jouent un rôle important, rampant dans le sanctuaire sur le dos, poussant des cris pour mimer des tarentules, etc. L’auteur explique toute l’efficacité symbolique de ce rituel dans une société patriarcale où les jeunes femmes et les veuves sont tradititionnellement étouffées, soumises, frustrées, interdites d’amour en dehors du mariage. Ce rite d’exaltation du corps féminin autoriserait l’expression de la puissance féminine contre le groupe masculin dominant.

Toutes ces études de cas tentent de montrer que l’on deviendrait malade lorsqu’on adhérerait à fond et sans restriction aux normes de sa propre société. C’est le même système d’interprétation expliquant la maladie, le mal et le malheur qui est utilisé pour les soigner ou éviter ces mêmes maux : le rite, considéré comme processus thérapeutique régulateur. Un chapitre est consacré à l’analyse de la maladie, de la guérison et de la religion dans les mouvements pentecôtistes latino-américains contemporains. L’ouvrage se termine par un bel exposé sur « la religion » et sur son autonomie en tant qu’objet anthropologique. Expression du social (Émile Durkheim), du politique (Georges Balandier), du psychique (Sigmund Freud, Georges Devereux), des processus langagiers (parler en thermes religieux, c’est « dire les choses autrement qu’elles sont », dit Durkheim), la religion est seconde, mais toujours là. L’auteur termine par une brillante analyse et critique de la recomposition du religieux que la modernité n’a pas conduit à faire disparaître alors que la science, pensait-on, devait dissoudre la religion et ses rites. Nous assistons au contraire à la recrudescence des sensibilités religieuses, en particulier dans les sociétés sécularisées.

Dans cet ouvrage de qualité, tant par sa méthodologie que par son écriture, le cadre théorique et le travail de recherche ethnologique enrichissent la discipline anthropologique de manière fouillée et argumentée.