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Le docteur Ravi Kapur est décédé le 24 novembre 2006, au lendemain du jour où il avait prononcé, pour ses collègues du Centre Bellagio en Italie, une conférence sous le titre de « Another Way To Live ». Il laissait en chantier le livre qui est paru sous le même titre en 2009, grâce au travail d’édition de Malavika Kapur et de Dorothy Buglass. Cet ouvrage m’apparaît tout à fait spécial, pas seulement parce qu’il marque l’achèvement d’une riche carrière académique et scientifique, mais aussi, et surtout, parce qu’il représente le produit final d’une inlassable quête qui a conduit R. Kapur au coeur même des traditions philosophiques et spirituelles de l’Inde. Formé à l’école de l’Occident, ce psychiatre aussi rationnel que sceptique a pensé pouvoir trouver dans la sagesse indienne de riches sources d’inspiration susceptibles de permettre à la psychiatrie et à la psychothérapie se pratiquant de nos jours en Inde de s’ancrer dans l’antique pensée indienne. Le livre de R. Kapur se présente comme une suite de réflexions sur les rapports entre philosophie et spiritualité, entre science, art et psychothérapie, de riches réflexions sans cesse nourries de références à des penseurs, philosophes, psychologues, anthropologues et artistes de l’Inde d’hier et d’aujourd’hui.

Dans Another Way To Live…, R. Kapur revient sur son expérience personnelle de sa pratique intensive du yoga pendant plusieurs années, en s’interrogeant sans complaisance sur l’impact de cette pratique sur son propre état mental, sur ses comportements et sur ses valeurs. Il propose aussi un compte rendu analytique de ses rencontres avec des dizaines de sadhus avec qui il a conversé, au fil des années, en divers lieux de l’Inde, notamment sur les routes de l’Himalaya. Le résultat fait de ce livre un extraordinaire récit, rigoureux et émouvant, dans lequel l’idéalisme d’un chercheur se combine constamment à l’esprit critique d’un homme de science habité par le doute et le souci de la vérité. Les titres des parties I (« At the Feet of my Guru ») et II (« Meeting the Sadhus ») évoquent la dimension autoréflexive de cet ouvrage qui s’achève, dans la partie III (« On Indian Spirituality and Mental Health »), par des réflexions sur le rôle de la spiritualité dans la vie des humains et sur la place que pourrait occuper la religion dans le travail clinique des psychiatres et psychothérapeutes.

Durant toute sa vie, R. Kapur a été fasciné par la philosophie (darsana) du grand Patanjali, comme s’il se reconnaissait lui-même dans le profond athéisme de son maître dont la philosophie établit de solides liens entre la nature (prakriti) et le moi (purusha), entre le cosmos et le psychique, entre le corps et l’esprit. Dans cette vision areligieuse, R. Kapur affirme croire que l’identification de l’Atman infini avec le Brahman se fait sans référence à la religion. Dans son essai The Idea of God, auquel il fait constamment écho dans son livre, R. Kapur écrit :

Je crains bien que je ne sois pas religieux. […] Je n’ai aucun problème à dire « je ne sais pas ». Ce n’est pas que les questions existentielles ne me préoccupent pas. Elles me troublent autant que toute autre personne, peut-être même plus. J’ai passé les vingt dernières années à chercher les Sadhus et les Sanyasis, essayant de comprendre ce qui se cache derrière leur croyance inaliénable en Dieu. Je les admire pour leur conviction tout en étant incapable de partager leurs croyances. Ma capacité à dire, « Je ne sais pas », me donne la liberté ; liberté de penser par moi-même et d’assumer la responsabilité pour mes actions.

Kapur 2002 : 20

Les paradoxes traversent la vie de R. Kapur, qui apparaît être parfaitement à l’aise quand il navigue entre la pensée des philosophes européens et les grands classiques de la philosophie hindoue, et quand il affirme l’importance de la religion tout en témoignant de son profond athéisme personnel. Il reconnaît se situer dans les interstices entre deux univers de pensée, celui de l’Inde classique et celui de l’Europe de la modernité, qu’il a sans cesse essayé de mettre en tension, comme si l’on pouvait guérir les maux de l’une par les soins de l’autre. Sans doute a-t-il porté en lui, comme une boussole de l’esprit, les vers du poète Rabindranath dont on rapporte qu’il a écrit (sans toutefois que j’en trouve la trace) : « L’Est et l’Ouest ne se touchent jamais, à l’instar de joyaux jumeaux dans le cercle de l’humanité ». R. Kapur n’a jamais cru en un simple retour à la pureté des grandes philosophies de l’Inde, préférant en appeler plutôt à l’appartenance plurielle des intellectuels indiens qu’il voit comme situés sur la frontière entre plusieurs univers de pensée, ceux de l’Est mais aussi ceux de l’Ouest, univers qui doivent se parler, dans tous les domaines, y compris en psychiatrie. Il sait qu’il n’existera jamais de synthèse harmonieuse entre ces deux visions du monde mais il n’en défend pas moins l’idée qu’on peut dégager des consonances entre elles, et qu’il appartient aux intellectuels de le faire.

Dans sa réponse à ce défi qu’il a lancé aux autres en se l’imposant à lui-même, R. Kapur a combiné les ressources de la raison, de la spiritualité et de l’ironie qui ont été les ingrédients qui ont nourri, au fil des années, ses réalisations en tant que chercheur et homme de science, en même temps qu’elles ont animé sa vie de psychiatre clinicien et sa vie personnelle la plus intime. Cet homme qui a fréquenté Ashrams, lieux sacrés de l’Inde et renonçants (sadhu) n’a jamais cessé de se battre contre les vagues d’une profonde mélancolie surgissant de l’absence radicale d’un dieu pouvant apporter des réponses toutes faites aux questions existentielles qu’il se posait. Ce sont les récits de ces combats que raconte, avec profondeur et humour, Another Way To Live