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Introduction[1]

Il est bien connu que la philanthropie revêt une importance capitale dans le secteur culturel. Les travaux qui se sont penchés sur la question portent notamment sur la participation philanthropique au sein des grands projets culturels (Di Maggio et Powell, 1991), ou encore sur le leadership (Sandell et Janes, 2007) des administrateurs de musées, de théâtres ou d’opéras et sur leur capacité à recueillir des fonds auprès des donateurs privés et des fondations philanthropiques. D’autres se sont intéressés à l’inégalité de la redistribution des dons de charité dans le champ culturel, profilant ainsi une « philanthropie à deux vitesses », structurée sur des clivages disciplinaires, régionaux, voire sur des tensions entre classes sociales (Babbidge, 2000).

Ce thème semblait bien maîtrisé par les chercheurs qui s’intéressent au champ culturel. Pourtant, on observe aujourd’hui certaines dynamiques qui laissent croire à une transformation de l’action philanthropique, dont les incidences sont manifestes auprès des grandes institutions culturelles. En Angleterre, le soutien aux institutions culturelles ne serait plus en soi une finalité suffisante pour justifier les investissements des organismes philanthropiques. Ceux-ci se seraient donné un nouveau mandat et de nouvelles missions sociales, dont la portée serait « supérieure » au champ culturel. En somme, le soutien financier aux musées, théâtres et opéras ne serait plus une finalité légitime, mais plutôt le fruit d’un effort philanthropique visant à contribuer à « un plus grand bien social ».

Cette nouvelle approche témoigne à la fois d’une crise d’identité et d’une redéfinition de la philanthropie culturelle anglaise qui concorde avec l’évolution des politiques culturelles conservatrices et travaillistes (Selwood, 2010). Jusqu’au début des années 1990, la philanthropie culturelle rimait avec la quête d’un statut social et demeurait un point de passage obligé pour se rapprocher de la classe aristocratique du pays. Toutefois, à la fin de la décennie, on observe un revirement important dans les pratiques philanthropiques. Entre autres, on constate que les discours et la portée de l’action philanthropique tentent de s’arrimer avec une politique de démocratie culturelle (Bellavance, 2000) axée sur le changement social. Au bourgeois industriel en quête de statut social succède l’entrepreneur social.

Le présent article expose les résultats d’une recherche réalisée en Angleterre. Il se base sur des rapports publics, des documents d’archives ainsi que des entrevues réalisées avec différents intervenants du secteur de la culture, y compris des membres d’associations sectorielles et professionnelles, des fonctionnaires du ministère de la Culture[2] et plusieurs membres de la haute direction des grands musées nationaux d’Angleterre[3]. Suivant l’évolution des politiques culturelles des trente dernières années, les organismes philanthropiques culturels ont tenté de se réinventer en opérant un virage social, pour chercher à s’imposer comme les acteurs légitimes d’une nouvelle gouvernance du social. L’objectif de cet article consiste à mettre en évidence la redéfinition des pratiques des grands organismes philanthropiques d’Angleterre, tout en insistant sur les effets de ces nouvelles ambitions sur les organisations culturelles, et plus particulièrement sur les musées nationaux. Cet article souligne les conséquences des politiques culturelles dans la production de nouvelles valeurs et d’un nouvel ethos pour la philanthropie culturelle anglaise.

Philanthropie et culture

Le don charitable est bien ancré dans les pratiques sociales anglaises. Toutefois, à cet égard, il semble que la population préfère nettement les causes médicales et sociales (enfance, vieillesse, itinérance) aux causes culturelles (Daly, 2008). En 2005-2006, le National Council for Voluntary Organisations (NCVO) dévoilait en effet une étude faisant état de la préférence marquée des Anglais pour les dons aux causes médicales, qui sont soutenues par 32 % de la population, sans compter les 24 % de la population qui donnent aux hôpitaux. Cette proportion est bien supérieure au maigre 2 % que représente le don individuel aux activités et institutions culturelles (NCVO, 2010 : 19). Selon la NCVO, le champ culturel se caractérise par un don d’élite, où les donateurs sont moins nombreux et les dons moyens plus élevés (NVCO, 2007 : 11).

Par ailleurs, la géographie du don culturel concorde avec la géographie sociale et politique de l’élite anglaise. Ce type de don demeure par conséquent majoritairement concentré dans la région londonienne et dans la région rurale et aristocratique du Sud-Est (Kent, Surrey, Sussex, Hampshire, Berkshire, Buckinghamshire et Oxfordshire), qui ont reçu respectivement 450 millions et 40 millions de livres, alors que le total des dons culturels est estimé à 655 millions de livres anglaises pour l’année fiscale 2008-2009 (Arts and Business, 2009). En particulier, les dons culturels élevés consentis dans la région rurale du Sud-Est contrastent avec les 19 millions de livres reçues la même année dans la région industrielle des Midlands (Birmingham, West Midlands, East Midlands), pourtant deuxième région en population au pays (Arts and Business, 2009 : 26). Le secteur culturel ayant reçu le plus d’argent des fondations charitables est celui des musées, loin devant les arts visuels et les théâtres (ibid. : 31).

Bien que certaines de ces activités philanthropiques soient effectivement motivées par un authentique intérêt pour la culture ou l’amour de l’art, il va sans dire que sur le plan sociologique la philanthropie culturelle est associée à des logiques de classe et de distinction sociale (Bourdieu, 1979). Les institutions culturelles (comme les musées) sont des instruments de construction et de confirmation du statut social du philanthrope. Plus encore, le don culturel représente un outil pour rapprocher le donateur de l’élite aristocratique, lui permettant de développer de nouveaux réseaux et éventuellement de normaliser son statut social.

Le lien traditionnel entre philanthropie et quête de statut social en Angleterre est à tel point manifeste qu’on en retrouve des signes et des preuves importantes dans l’oeuvre philanthropique de la très riche famille Sainsbury, connue notamment pour son succès dans le secteur de l’alimentation. Fondée par David Sainsbury, la Gatsby Charitable Foundation, dont une bonne partie des fonds est destinée aux arts, tient son nom du personnage fictif Jay Gatsby – du roman de F. Scott Fitzgerald (1925) The Great Gatsby –, dont les origines modestes et troubles le conduisent à se réinventer un passé afin de trouver sa place dans une société fortement marquée par des divisions de classes (Kennedy, 2000 : 263). Les arts et la culture constituent un outil de rapprochement avec l’élite traditionnelle – et aristocratique – et permettent au philanthrope de démontrer une âme noble et ouverte aux plaisirs désintéressés de l’expression culturelle. Par exemple, le généreux don offert pour le développement de l’édifice de la National Gallery de Londres, en 1991 – financé en bonne partie par les organisations philanthropiques de la famille Sainsbury –, aurait contribué à la nomination de John Sainsbury au titre de chevalier de l’ordre de la Jarretière, grade des plus prestigieux qui lui a été décerné en 1992 et dont l’octroi à un homme d’affaires constituait presque une anomalie du protocole des décorations royales. Cet exemple illustre bien le potentiel d’échange de capital symbolique que représente un investissement philanthropique dans le domaine des arts.

On considère que l’Angleterre est forte d’une riche tradition philanthropique. Jordan (1959) suggère que certaines formes organisées de philanthropie auraient pris racine et se seraient affirmées dans les turbulences sociales de la période élisabéthaine (1558-1603). Depuis le xvie siècle, le soutien aux pauvres, aux orphelins, à l’éducation et aux malades constitue une bonne part des activités menées par les organisations philanthropiques anglaises. À partir du xixe siècle, le progrès industriel et technique a favorisé le développement d’un engouement pour le soutien aux affaires scientifiques et industrielles (Cunningham et Innes, 1998). Le très riche et influent Wellcome Trust au Royaume-Uni – nommé en l’honneur de Sir Henry Wellcome (1854-1936) et constitué selon ses souhaits – appartient à cette vague de philanthropie éprise de progrès scientifique. Plusieurs de ces grandes organisations philanthropiques se sont bureaucratisées et institutionnalisées avec le temps, de telle sorte que leurs bienfaiteurs originaux appartiennent à leur passé lointain ou, dans certains cas, à leur folklore institutionnel.

En comparaison, les organisations philanthropiques culturelles ont accusé un certain retard sur le plan organisationnel. Les grandes fondations connues aujourd’hui ont été créées à la fin des années 1950. Parmi ces grandes organisations spécialisées dans le champ culturel, on trouve notamment la Wolfson Foundation (1955), la Calouste Gulbekian Foundation (1958), la Garfield Weston Foundation (1958), la très influente Clore-Duffield Foundation (1964), la Gatsby Charitable Foundation (1967), le Linbury Trust (1973) et, plus récemment, le Peter de Haan Charitable Trust (1999).

La philanthropie culturelle anglaise a pour caractéristique d’être financée à même des fortunes familiales du monde des affaires. Ces organisations sont liées au prestige des familles qui les financent et les administrent. Autrement dit, la philanthropie culturelle se caractérise par une forte personnalisation de ses activités. En poursuivant la réflexion de Bourdieu, Ostrower (1998) suggère que les fondations culturelles facilitent des transactions symboliques entre capital culturel et capital économique, et permettent aux élites de se rapprocher du centre décisionnel des institutions culturelles. Ce serait sur la possibilité de participer au conseil d’administration et aux activités administratives des organisations culturelles que la distinction de classe se fonderait, bien plus peut-être que sur la base de critères purement esthétiques (Ostrower, 1998 : 52).

Les politiques culturelles comme espace de production d’une identité philanthropique (1979-2010)

La participation philanthropique dans un secteur d’activité déterminé est révélatrice des pratiques sociales et des statuts de classe autant que des fondements normatifs du capitalisme dans un régime de production donné. Jusqu’au milieu des années 1990, la philanthropie culturelle anglaise se caractérisait par un rapport direct entre philanthropes et institutions culturelles. Or le tournant des années 1990 a annoncé un virage social de la philanthropie culturelle. Cette dernière a alors réarticulé ses relations avec les institutions culturelles sous une forme moins permanente, dans une logique de projets où l’institution culturelle est devenue un instrument de changement social à la hauteur des ambitions des philanthropes. Pour bien saisir l’ethos de la philanthropie culturelle anglaise, il faut dès lors mettre en relief l’importance et le caractère structurant des politiques culturelles.

La politique culturelle conservatrice et les institutions culturelles (1979-1997) : laisser-faire et émulation managériale

Il serait plutôt difficile de discuter de l’action publique culturelle et des liens entre l’État, les institutions culturelles et les philanthropes au cours des trente dernières années sans aborder l’influence des politiques thatchériennes sur le monde des arts. En plus de valoriser les pratiques commerciales et un financement de la culture à l’américaine (Tobelem, 1998), les gouvernements conservateurs de Margaret Thatcher et de John Major ont façonné une place pour les grands organismes philanthropiques du pays. Cette démarche s’inscrit dans le cadre d’une volonté de déléguer au secteur privé plusieurs responsabilités à caractère culturel, notamment ce qui concerne les arts d’expression et de performance (Selwood, 2010). Même les institutions patrimoniales, plus chères aux politiciens conservateurs, ont fait l’objet d’importantes restrictions financières (Gray, 2000). Le programme culturel du gouvernement conservateur a contribué à définir la philanthropie culturelle en lui donnant une mission à caractère organisationnel. Les philanthropes devaient prendre part à la transformation de la culture administrative des grands fleurons nationaux de la culture anglaise.

Invités à participer aux conseils d’administration des plus prestigieux équipements culturels du secteur public, les philanthropes – dont la plupart sont associés à de grands intérêts corporatifs – devaient livrer leur expertise administrative aux organisations culturelles du pays. Leur participation aux conseils d’administration des principales entités devait ensuite entraîner un effet d’émulation et permettre la transmission du leadership et du savoir-faire aux organisations désormais pourvues de gens d’affaires influents. La politique culturelle anglaise a aménagé une place pour la philanthropie culturelle, et en retour celle-ci s’est construit une identité et un sens dans le secteur. Plus que des bailleurs de fonds, les philanthropes se sont imaginés comme étant de véritables mentors, en s’attribuant la mission « salvatrice » et valorisante de guider les organisations vers de nouvelles stratégies de financement et de développement. Dans l’imaginaire politique conservateur, il s’agissait de faire intervenir des gens d’affaires afin de stimuler une émulation de la culture entrepreneuriale au sein des organisations culturelles.

Les limites de l’émulation : le cas du Royal Opera House

Or cette identité philanthropique acquise au cours des années 1980 et 1990 a été remise en question par les événements qui ont entouré la transformation du Royal Opera House de Covent Garden à Londres. Loin d’insuffler le leadership nécessaire à la revitalisation financière de l’opéra, la nomination de plusieurs philanthropes de la culture au conseil d’administration du Royal Opera House s’est soldée par la dégradation des rapports entre le conseil et la direction de l’institution, qui était des plus manifestes lors du mandat travailliste. De 1996 à 1998, trois directeurs se sont succédé à la tête de l’institution. De surcroît, la participation de membres illustres au conseil d’administration n’a pas amélioré la situation financière de l’institution, qui a été mise en tutelle par le ministère de la Culture étant donné son insolvabilité.

Afin de limiter les dommages, certains philanthropes (dont les Sainsbury et les Duffield) ont pris des mesures spéciales afin de collecter des fonds et de se relever de cette situation humiliante. Même si elle avait amassé plus de 100 millions de livres pour la survie de l’institution, Dame Vivien Duffield[4], membre influente de la communauté philanthropique anglaise, a été expulsée du conseil d’administration de l’opéra par le ministre. L’expulsion de plusieurs membres du conseil d’administration a également perturbé la programmation et la santé administrative du plus prestigieux opéra européen. La thèse de l’émulation s’en est trouvée en partie discréditée.

L’épisode du Royal Opera House témoigne de l’incapacité de certains mécènes à transposer leurs succès dans les affaires à l’administration des organismes culturels. En 1997, le comité spécial sur la culture, les médias et le sport du parlement anglais a révélé la triste et simple réalité du Royal Opera House, à savoir qu’il était tout simplement sous-financé de façon chronique (UK Parliament, 1997 ; DCMS, 2000) et que le manque à gagner n’aurait jamais pu être comblé par les dons des philanthropes[5]. Autrement dit, le marché n’a pas pris la relève de l’État, et la participation des philanthropes n’a rien changé au fonctionnement de l’opéra.

En 2006, une étude (Hewison, 2006) dirigée par le think tank britannique DEMOS et financée par la fondation Calouste Gulbekian a montré les limites de la diffusion par osmose du leadership culturel. Le rapport, dont le titre est évocateur (What is the point of investing in cultural leadership if cultural institutions remain unchanged ?), marque, voire confirme en quelque sorte, bien symboliquement, le rejet de ce modèle identitaire pour la communauté des philanthropes culturels anglais.

L’épisode du Royal Opera House représente un moment décisif pour la philanthropie culturelle anglaise. Le projet de redéveloppement de l’institution, qui devait être une consécration de la force de la philanthropie, s’est soldé par un échec humiliant et une affaire gênante très médiatisée dans le pays. Par ailleurs, ce projet représente un important moment de conscientisation des philanthropes de la culture, qui ont été assujettis aux critiques, provenant tant du public que du gouvernement, et qui clamaient que les grandes institutions culturelles du pays étaient fondamentalement élitistes. Les coûts prohibitifs de l’opéra, du théâtre et même des musées auraient fait en sorte de limiter l’accès de ces institutions au grand public (Hewison, 2004). La réinvention de la philanthropie culturelle londonienne et anglaise a été portée par la formulation d’une nouvelle politique culturelle, qui a favorisé un changement de mentalité à l’égard de la culture. L’épisode du Royal Opera House marque bien la période de transition entre le mandat conservateur et le mandat travailliste.

La politique culturelle travailliste (1997-2010) 

En transformant le Department of National Heritage (DNH) en 1997 pour créer le Department for Culture, Media and Sport (DCMS), les travaillistes au pouvoir souhaitaient faire de la culture un levier pour le développement économique et social, tout en cherchant à démocratiser les grandes institutions culturelles (Selwood, 2010). Le mandat culturel travailliste annonce également l’essor de nouvelles pratiques et logiques culturelles nationales au Pays de Galles, en Écosse et en Irlande du Nord, qui se voient désormais attribuer d’importants mandats culturels (Cole et Thuriot, 2010).

L’accès à la culture et au patrimoine était un des objectifs de la nouvelle logique d’action publique culturelle des travaillistes (DCMS, 1998 ; 1999). Mais fondamentalement, ce sont les grands projets culturels qui ont caractérisé leur mandat en matière de culture, lui donnant ainsi une certaine personnalité et une postérité. Les philanthropes ont été nombreux à répondre à l’appel de Tony Blair afin de combattre la vétusté des institutions culturelles anglaises et de favoriser l’accessibilité de la culture. La réaction de la communauté philanthropique a été de s’attacher à l’image sociale de la politique afin de se distancier des critiques d’élitisme culturel. Les grands philanthropes ont ainsi appuyé la politique tout en opérant quelques infléchissements, en cherchant notamment à reproduire le public des arts dans les classes populaires. En somme, les politiques publiques agissent comme des phares pour la communauté, qui y trouve les justifications et les sources d’une intervention légitime sur le plan social. Pour la communauté philanthropique anglaise, les politiques publiques sont source de justification, de reconnaissance et de grandeur sociale (Boltanski et Thévenot, 1991). Le philanthrope vertueux n’est plus celui qui soutient l’institution dans sa mission, ni même celui qui appuie l’institution en lui donnant argent et conseils. Le caractère vertueux du don renvoie dorénavant au potentiel de changement social qui serait une externalité des pratiques culturelles.

L’interprétation de cette politique par les organismes charitables dans le domaine de la culture a eu pour effet de transformer les pratiques du don culturel, celui-ci étant désormais fondé sur une dynamique ponctuelle de projets éducatifs, bien plus que sur une logique de soutien purement institutionnel. Conséquemment, au cours des dernières années, il est devenu très difficile de proposer de revitaliser un musée dans le but d’exposer des oeuvres qui sont en réserve ou de modifier la présentation d’une collection prestigieuse, espace où intervenaient autrefois les philanthropes. Du développement de la Tate Modern dans le sud de Londres à la revitalisation du British Museum, les actions philanthropiques se sont concentrées sur l’impact social de la culture. La transformation du site du British Museum en 2001 est ainsi devenue un projet de démocratie culturelle, porté par la volonté de créer des espaces civiques au coeur du musée. La transformation de la célèbre Dulwich Portrait Gallery en 2000, ou encore les projets actuels d’agrandissement de la Tate Modern pour 2012, sont également porteurs de cette injonction voulant que tout soutien philanthropique à un musée soit orienté vers l’éducation et la production d’espaces sociaux. La transformation de l’Ashmolean Museum d’Oxford a été financée en bonne partie par le Linbury Trust (de la famille Sainsbury), avec pour mission de démocratiser la vénérable institution. Jusque-là associé aux arts et à l’archéologie classiques, le musée est devenu un site de discussion multiculturelle, un espace d’éducation et un centre communautaire, contrastant ainsi avec sa mission traditionnelle de musée universitaire au service de l’histoire de l’art et de l’anthropologie.

Certaines oeuvres charitables anglaises, dont celles de la J. Paul Getty Jnr. Charitable Trust, connues pour leur soutien au secteur muséal, financent désormais les arts et le patrimoine en privilégiant seulement les projets axés sur le « social welfare », qui visent la réhabilitation sociale. Le soutien et la participation des philanthropes à la politique travailliste de démocratie culturelle est louable, mais celle-ci a eu des effets sur les organisations culturelles du secteur public et communautaire, en leur attribuant des missions complémentaires et en ajoutant des contraintes additionnelles en matière de reddition des comptes.

Une nouvelle identité philanthropique : la culture et la gouvernance du social

Depuis la fin des années 1990, la communauté des philanthropes semble s’être donné un nouveau sens, de nouveaux objectifs et une nouvelle identité. En 2000, le quotidien anglais The Guardian s’est intéressé à la scène philanthropique anglaise. La question est introduite avec les propos de Dame Vivien Duffield soulignant son indignation de voir les Anglais « plus intéressés à acheter des produits de luxe qu’à faire don de leur argent » (Wheale et Adley, 2000). Celle qui était au coeur de l’affaire du Royal Opera House – première visée par les critiques d’élitisme – semble traduire, par ses propos, un changement de valeur au sein de la communauté philanthropique culturelle du pays. Plus pragmatiques, les philanthropes affichent également leur intérêt pour des stratégies qui touchent directement le public. Il va sans dire que la médiatisation des activités de certains philanthropes, dont Bill Gates, favorise un élan de générosité, mais surtout une volonté de prendre en charge des problèmes sociaux (Asthana et Smith, 2000 ; Grice, 2008).

La volonté de mesurer les effets des dons et de sentir que l’argent a un impact sur la vie et sur le quotidien des gens s’est traduite par une logique de clientèle. Le don culturel qui était autrefois versé à une institution est désormais attaché à des publics et clientèles cibles que les organisations culturelles doivent attirer. Les philanthropes agissent comme s’ils avaient la responsabilité d’une population spécifique. On peut penser par exemple à l’attachement de certaines organisations philanthropiques à la communauté caribéenne de Southwark à Londres, aux membres défavorisés de la communauté juive de Hackney ou encore aux jeunes âgés de sept à neuf ans issus des classes populaires. Cette nouvelle orientation, axée sur une clientèle précise, était jusqu’alors étrangère aux pratiques de la philanthropie culturelle anglaise.

La nouvelle identité de la philanthropie culturelle s’appuie sur la culture, envisagée alors comme un outil de transformation sociale. Si le don culturel rimait par le passé avec un soutien institutionnel ou la volonté d’appuyer la mission d’une institution chère au donateur, il est désormais associé à un projet de changement social où les valeurs intrinsèques de la culture et le soutien à la culture dans sa propre finalité ne sont plus légitimes en soi. Le renouveau philanthropique ne s’est pas seulement attaché aux politiques culturelles pour trouver sa place et les sources de sa légitimité, il a également contribué à approfondir certains aspects de la politique de démocratie culturelle amorcée par le gouvernement travailliste. Cependant, la volonté de pousser le mandat social de la culture s’est traduite par le développement d’une série de nouvelles initiatives, dont la conséquence a été de multiplier les contraintes pour les organisations culturelles. Ces effets sont particulièrement manifestes dans le cas des musées nationaux.

La dynamique des projets : les relations entre musées et organismes philanthropiques depuis 1997

Les musées nationaux ont été parmi les institutions les plus touchées par le renouveau philanthropique. Représentants de la culture de l’élite, ils étaient et sont toujours les gardiens de collections acquises durant des siècles. Ils n’avaient pas la flexibilité des arts de la scène pour construire leur programmation et refléter le virage social de la culture. De plus, l’introduction de la gratuité de l’accès aux musées nationaux de 1999 à 2001 a eu pour effet de priver ces institutions de leurs recettes, ce qui représente environ 25 à 35 % de leurs revenus annuels d’opération (Selwood, 2001). Cette politique muséale était attendue et planait depuis les élections ; la gratuité a été introduite dès 1999 dans certains cas.

Les directeurs de musées sont donc devenus pour le moins dépendants des dons externes provenant des entreprises et des organismes philanthropiques, dans un contexte où les attentes et intentions s’étaient profondément transformées. L’image de marque de la Tate Modern ou du British Museum ne suffisait plus ; il fallait garantir que le musée avait le potentiel de changer la société afin de répondre aux nouvelles attentes des donateurs.

Des objectifs conflictuels : mandats nationaux, clientèles spécifiques

Bien que le soutien des organismes philanthropiques constitue effectivement des entrées de fonds dont les organismes culturels pourraient difficilement se passer, certains dons éloignent parfois les organisations culturelles de leur mandat traditionnel. Le mandat d’un musée national est double. Il consiste d’abord à concrétiser un projet culturel : l’histoire de l’art britannique, l’histoire du design anglais, l’histoire de la nation, l’histoire de la science ou de la vie… Ensuite, au-delà de l’exigence académique et culturelle, le musée national doit constituer un espace de construction de l’identité nationale. Ce deuxième aspect était particulièrement saillant lors du mandat de Gordon Brown en tant que premier ministre du Royaume-Uni. Pour lui, les musées nationaux devaient construire la « britishness », une identité nationale moderne pour le pays.

Les organismes philanthropiques paraissent avoir eu une influence contraignante sur le mandat national des musées et sur la conception des publics qui les fréquentent. Dans le cadre de cette recherche, plusieurs directeurs de musées nationaux ont rapporté les importantes contraintes issues de cette situation. Ils admettent également que les fonds provenant des organismes philanthropiques sont soumis à des pressions additionnelles. Comment concilier un mandat national avec un financement philanthropique aux exigences très précises quant au public visé ? Par exemple, les organismes de la famille Weston et la fondation Clore-Duffield ont posé, avec le temps, des contraintes de plus en plus strictes quant au public visé. Certains directeurs de musées ont mentionné des projets éducatifs qui n’ont pas intéressé les organismes philanthropiques, car ils ne visaient pas le public souhaité, dont les caractéristiques sont très définies : tranche d’âge, origine ethnique, région de résidence, etc. Selon certains directeurs de musées, la spécificité de la générosité philanthropique va même jusqu’à s’opposer aux objectifs d’intégration et d’accès à la culture tant ils sont orientés vers un public précis. Ils enrayent du coup le potentiel de mixité des publics que peut offrir un musée national. Les stratégies ont parfois eu des résultats mitigés, allant même à l’encontre des objectifs de mixité sociale.

Négocier une entente de financement avec un organisme philanthropique est une tâche ardue et longue. L’octroi des fonds n’est pas soumis aux mêmes exigences d’équité que celles qui sont en vigueur dans le secteur public. Il n’est pas rare également qu’un organisme philanthropique suppose que son don favorisera éventuellement la conclusion d’une entente ou la signature d’un contrat avec une filiale commerciale associée à ses oeuvres.

Le cas du Victoria and Albert Museum de Londres illustre à quel point la générosité des nouveaux philanthropes de la culture peut éloigner le musée de son mandat public traditionnel. Afin de financer les rénovations majeures de ses galeries, notamment de sa galerie d’art médiéval et de la Renaissance, le musée a été contraint de conclure des ententes avec une pluralité d’organismes philanthropiques, qui tous cherchaient à financer la mission éducative du musée. Conséquence inusitée : depuis 2009, le musée offre des cours d’anglais aux réfugiés et aux chercheurs d’asile – en plein coeur de South Kensington, un des milieux les plus bourgeois de Londres –, et ce, afin de satisfaire aux exigences du don de la Baring Foundation pour rénover sa galerie.

Le cas des musées nationaux d’Angleterre montre assez bien comment il est difficile de réaliser des projets publics avec des fonds provenant de dons philanthropiques tout en respectant et en cherchant à maintenir le mandat de base de l’organisation.

Créer les agents du changement social : des tensions organisationnelles

Alors que la conservation et la recherche sont demeurées des forces dominantes des musées d’Angleterre jusqu’au milieu des années 1990, les oeuvres philanthropiques ont contribué à la professionnalisation de leurs fonctions éducatives. À elle seule, la fondation Clore-Duffield a financé plus de 149 centres d’éducation culturelle au sein des musées anglais entre 2000 et 2004, contribuant ainsi à façonner le champ occupationnel du secteur muséal. Le financement des fonctions éducatives se retrouve également au sein de plusieurs organisations culturelles dans le domaine des arts de la scène. À titre d’exemple, la nouvelle fonction de directeur de l’éducation au Royal Opera House de Londres est notamment financée par la John Beckwith Charitable Trust.

En somme, les organisations philanthropiques ont contribué à combler le manque à gagner causé par la perte du revenu des droits d’entrée au sein des musées nationaux. Néanmoins, leurs interventions ont orienté le ton de cette politique culturelle, en facilitant la création de nouvelles fonctions et de nouveaux postes, dont la fidélité est partagée entre le service public et la reddition de comptes auprès du mécène. Les métiers de l’éducation se sont imposés dans les musées nationaux, participant ainsi à la fragilisation des tâches de conservation au profit des activités d’avant-scène. Ces nouveaux postes financés par les organisations philanthropiques ne sont pas sans provoquer quelques tensions politiques au sein de l’organisation, compte tenu de l’importance des liens entre les nouveaux professionnels de l’éducation et les intérêts philanthropiques derrière eux. Les nouveaux professionnels de l’éducation dans les musées anglais sont par ailleurs chargés de la difficile tâche de mettre en oeuvre et de diriger les centres d’éducation au sein même des institutions muséales, mobilisant des espaces précieux qui pourraient être accordés plutôt à la mise en valeur des collections.

L’économie politique de la preuve

Le potentiel effectif de changement social au moyen de l’intervention culturelle a été remis en cause maintes fois par les chercheurs et consultants anglais (Pratt, 2008 ; Belfiore, 2008). Le ministre de la Culture, Chris Smith, a même été critiqué dans le cadre d’une étude qu’il a commandée auprès de chercheurs de l’Université de Leeds afin de faire la preuve qu’il existait – hors de tout doute – un lien entre culture et développement social (Long, 2002). Or, dès 2002, le DCMS disposait d’une étude qui jetait le doute sur les prétentions sociales de la culture.

Les organisations culturelles qui ont participé à la mise en oeuvre de la politique culturelle ont été en quelque sorte incitées à trouver des justifications et des preuves des prétentions sociales de la culture afin de satisfaire aux exigences des philanthropes participant aux différents projets de revitalisation des équipements culturels du pays. Les musées, théâtres et organisations événementielles sont aujourd’hui aux prises avec la difficile tâche de valider le lien entre culture et développement social. De nouvelles fonctions et de nouveaux métiers de l’évaluation des publics et de l’accessibilité à la culture ont émergé depuis les dix dernières années. Leur mandat est de produire des données et des rapports, et d’approcher les organismes philanthropiques.

Dans les musées, la recherche, qui était autrefois entendue au sens traditionnel le plus strict – fondée sur les artefacts et la collection –, se voit désormais vouée à l’étude du public, de l’apprentissage et des comportements au sein du musée. Il va de soi que la recherche au sens traditionnel existe toujours ; seulement, beaucoup d’efforts sont consentis à croiser les données sur le public, les visites et les interactions sociales. Les musées se sont mis à documenter les pratiques des usagers et à produire une panoplie d’études visant à valider les effets positifs de la culture sur le public. Depuis 1996, au Victoria and Albert Museum, on produit jusqu’à une dizaine d’études par année pour répondre aux attentes des philanthropes, mobilisant ainsi beaucoup de ressources et d’énergie.

Vers la Big Society (2010-)

Avec l’arrivée au pouvoir d’un nouveau gouvernement de coalition conservateur-libéral-démocrate en 2010, les organismes philanthropiques risquent d’occuper une place encore plus importante sur la scène artistique et culturelle du pays. En effet, le gouvernement de David Cameron est porté par un imaginaire politique selon lequel la société, la communauté et la philanthropie sont au coeur de l’action publique. Cette politique de la Big Society se traduirait par une place prépondérante accordée aux initiatives privées dans le développement de l’action publique. Les objectifs actuels du DCMS suggèrent que la philanthropie sera appelée à jouer un rôle capital dans les projets culturels au pays (DCMS, 2010a). Selon Patterson (2010), l’imaginaire de la Big Society se fonde sur l’idée que les citoyens, en s’organisant sur une base privée, pourraient prendre en charge eux-mêmes les services publics.

Pour l’heure, le plan culturel de la Big Society (le Big Arts Give) du ministre Ed Vaizey construit un jeu de pouvoir important entre les philanthropes et les institutions culturelles anglaises. Pour limiter les conséquences des restrictions budgétaires sur leur fonctionnement, les organisations culturelles anglaises peuvent accéder à une enveloppe de fonds supplémentaires du DCMS (2010b), à condition d’obtenir des fonds (matching funds) de la part d’organismes philanthropiques. Or les dons culturels accusent un déclin et le bassin de donateurs est stagnant (Arts and Business, 2009). Par conséquent, la viabilité et l’avenir des institutions culturelles dépendent toujours plus de la volonté, et surtout de l’intérêt, que leur portent (ou non) les organisations philanthropiques.

Conclusion

C’est peut-être dans l’ambivalence entre l’ironie et la nostalgie que les directeurs de musées regrettent le don culturel traditionnel, désintéressé et source de distinction sociale, qui permettait aux musées et aux organismes culturels de soutenir la culture pour la culture, pour ses valeurs intrinsèques, sans autres aspirations. Aujourd’hui, la culture est mise au service de la santé, de l’éducation et de l’intégration sociale. Les organismes philanthropiques ont grandement contribué à renforcer cette instrumentalisation de la culture comme outil de changement social, dont les vertus restent encore à prouver (Belfiore, 2008).

La mutation de la communauté des philanthropes culturels a produit des effets inattendus, faisant de la culture non pas une finalité du don, mais un moyen pour agir sur la société, laissant ainsi présager des difficultés à venir pour le financement des équipements culturels du secteur public. Chose certaine, la reconnaissance du travail philanthropique est profondément liée aux espaces d’intervention déterminés par les pouvoirs publics, les politiques publiques appuyant la légitimité et la pertinence sociale d’une cause. Les philanthropes ne sont cependant pas tenus aux mêmes exigences de reddition de comptes que les pouvoirs publics, ce qui laisse parfois croire à une plus grande efficacité des philanthropes dans la résolution des problèmes sociaux.