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C’est à Urt, en 1977, à l’occasion des circonstances malheureuses de la maladie de sa mère bientôt mourante que Roland Barthes s’essaie à l’écriture diariste. Chez le critique familier du commentaire de sa propre pratique, cette expérimentation ne manque pas de susciter une interrogation : pourquoi n’a-t-il jamais tenu de Journal auparavant ? La question vaut bien une « Délibération ». Tel est d’ailleurs le titre d’un article de 1979[1] où, à court d’arguments destinés à sauver le Journal d’une littérature sans preuves où le confinent sa valeur incertaine et sa médiocrité elliptique et redondante, le critique-écrivain ne parvient au mieux qu’à lui découvrir une littérarité douteuse, avant d’éluder l’incertitude du diariste en la renvoyant dans les limbes d’un Journal idéal qui serait rythme et leurre. Outre ses problèmes difficilement solubles de « publiabilité », le Journal de Barthes présente également le double désavantage d’une origine petite-bourgeoise dont la doxa est à bannir et d’une parenté avec le genre passéiste de l’ancien journal intime dont il ne faut sous aucun prétexte se faire l’histrion inauthentique.

Morts et résurrections de l’Auteur

Problématique à plus d’un titre en raison des enjeux esthétiques et éthiques dont il est porteur, le Journal demeure cependant une tentation. Si Roland Barthes admet mieux connaître Tolstoï et Kafka par la lecture de leurs journaux que par celle de leur oeuvre, c’est sans doute parce que le Journal n’est finalement pas totalement dépourvu de qualités littéraires. D’une part, il constitue l’indispensable complément biographique à l’oeuvre de l’écrivain reconnu. D’autre part, il offre à l’esthète la possibilité de changer sa vie en oeuvre en engageant le sujet de l’écriture, le scribens[2], dans la pratique du Vouloir-Écrire. Certes, le « je » de l’écriture quotidienne est intempestif, poseur, clownesque et insincère. Il est pourtant capable de manifester son scripteur en véritable acteur d’écriture. Révélé comme modèle diariste de Roland Barthes dès 1942 et conforté dans ce statut par le livre barthésien doublement éponyme de 1975, André Gide le prouve avec son célèbre Journal : il est possible de transformer le principe éthique de la sincérité en thème récursif d’une esthétique littéraire. Ainsi converti de la scription à l’écriture et changé en support privilégié d’une fiction littéraire de « soi » (qui n’est pas le « moi »), le Journal pourrait bien devenir un Texte et se rendre digne de la « publiabilité » que lui contestait la « Délibération » de 1979. Cette estimation de la valeur littéraire du Journal rejoint chez Barthes une préoccupation de l’image posthume qui semble à peine dissimuler un désir de postérité déjà exprimé auparavant avec le souhait d’une pérennité littéraire par « biographèmes » interposés. En effet, le Journal auquel aspire le critique-écrivain n’est ni l’instrument cathartique, ni le document d’époque, mais le monument d’écriture capable de faire Oeuvre et de se programmer des modes de survivance esthétique.

En dépit de la qualification choisie en 1981 par Tzvetan Todorov pour lui rendre hommage[3], il n’y a pas de « dernier Barthes », pas plus qu’il n’y en a de premier ni de second[4]. À segmenter ainsi la production du critique-écrivain, on trouverait autant de Roland Barthes que de projets dans lesquels il s’est investi. Toutefois, il n’est assurément pas erroné de distinguer dans les dernières années l’incontestable orientation autobiographique de la célèbre trilogie du Roland Barthes par Roland Barthes, des Fragments d’un discours amoureux et de La chambre claire. Plus précisément encore, et conformément au tableau proposé par Roland Barthes, il est possible d’isoler une ultime « phase » de production, qui s’inaugure en 1973 avec Le plaisir du texte, s’assimile au genre de la moralité et se réclame d’un intertexte nietzschéen[5]. Si les considérations qui suivent concernent cette dernière période de réflexion et d’écriture du critique-écrivain, la désignation « dernier Barthes » n’y sera toutefois utilisée qu’en référence à une phase chronologique plutôt qu’à une orientation intellectuelle et scripturale.

Alors que le Roland Barthes du projet structuraliste ne pouvait que discréditer le Journal dans la foulée du bannissement de toute instance biographique à l’origine du Texte, le critique-écrivain installe au cours des dix dernières années ce compromis commode par lequel, « [é]vincée du discours théorique, l’image de l’auteur semble revenir sournoisement hanter la scène du petit théâtre intime du fantasme[6] ». En effet, aussitôt déclaré mort dans le célèbre article de 1968, l’Auteur, ce « personnage moderne » qui jadis exerçait son règne tyrannique sur une histoire littéraire expliquant l’oeuvre par l’homme, fait son retour dès Sade, Fourier, Loyola (soit trois ans plus tard), sous une forme nouvelle, corporelle et dispersée[7]. Certes, Barthes retrouve l’Auteur. Mais il ne s’agit ni de la personne biographique ni de l’autorité institutionnelle. Ce qu’il réclame, c’est une figure fantasmatique nécessaire au travail d’un Texte qui exige l’étroite collaboration pragmatique de ses deux pôles producteurs, l’auteur et le lecteur. L’Auteur n’existe désormais que circonscrit dans l’espace textuel où, plus que jamais, il peut s’affirmer dans ses dimensions corporelle et humorale.

Barthes n’a évidemment pas attendu 1973 pour parler de lui-même, de sorte que la production du (mal) nommé « dernier Barthes » se caractérise moins par un soudain passage à la subjectivité que par une nouvelle approche de cette dernière : la subjectivité n’est plus celle du sujet créateur préexistant à l’écriture mais celle du sujet advenant dans et par l’écriture, où il se recrée sans cesse, en tant qu’effet de langage. De là à revendiquer une subjectivité inhérente à tout écrit, même prétendument objectif, il n’y avait qu’un pas, que Barthes franchit lorsqu’il déclare préférer les « leurres de la subjectivité » aux « impostures de l’objectivité[8] ». Car, comme il l’expliquait déjà dans S / Z[9], le paradigme subjectivité-objectivité n’a aucune raison d’être : la subjectivité n’est que le résultat de l’infinité des codes qui font advenir le sujet du texte, de sorte qu’elle a la même généralité que les stéréotypes en tous genres qui constituent le sujet, tandis que l’objectivité n’est autre que l’une des modalités de la subjectivité, celle qui précisément nie l’expression du sujet. La solution à cette fausse dichotomie résiderait dès lors dans une « écriture de l’Imaginaire » capable de réorganiser les rapports entre théorie et fiction, entre Essai et Roman, en une fiction intellectuelle que le critique-écrivain a quelquefois nommée le « romanesque[10] ». Puisque l’écriture n’est jamais qu’une subjectivité plus ou moins assumée, il est légitime que l’auteur de La chambre claire aspire à une « science du sujet » :

[…] j’ai toujours eu envie d’argumenter mes humeurs ; non pour les justifier ; encore moins pour emplir de mon individualité la scène du texte ; mais au contraire, pour l’offrir, la tendre, cette individualité, à une science du sujet, dont peu m’importe le nom, pourvu qu’elle parvienne (ce qui n’est pas encore joué) à une généralité qui ne me réduise ni ne m’écrase[11].

Cette subjectivité consubstantielle à l’écriture n’est toutefois pas à confondre avec le narcissisme. Tandis que la subjectivité désigne toute instance d’énonciation personnelle, le narcissisme est l’infatuation qui résulte d’une énonciation sur soi se prenant elle-même pour fin[12]. Loin de prôner le retour de l’Auteur sous les traits d’une hypothétique personne autobiographique, Barthes s’emploie à penser une nouvelle conception de la subjectivité, démystifiant l’ancienne croyance en une objectivité illusoire et fondant une écriture de l’imaginaire où s’assume une instance d’énonciation personnelle qui ne se prend pas au piège du narcissisme.

Imposture générique

Le genre ne peut se penser comme une simple étiquette identificatoire ou classificatoire. Il est bien davantage. Mais si la subversion moderne du genre se perpétue dans la seconde moitié du XXe siècle, ce n’est souvent que comme le reliquat postmoderne d’un geste transgressif systématisé en topos littéraire. Ainsi que l’exprime Roland Barthes en une formule dont la trivialité n’a d’égale que sa vérité, désormais « [o]n ne met plus “roman” quand ce sont des romans, mais quand ce ne sont pas des romans, on peut mettre “roman”[13] ». Pourtant, chercher à s’affranchir des classements génériques établis, c’est encore en créer d’autres, et Roland Barthes a activement participé à cette réorganisation contemporaine des genres littéraires, fût-ce en initiant l’autobiographie à l’autofiction, en redorant l’essai littéraire de teintes romanesques ou en promouvant, avec d’autres, les concepts de Texte et d’écriture. En littérature, comme ailleurs, tout est une affaire de codes. Et, comme l’a révélé S / Z, Roland Barthes a une conscience aiguë de cette multiplicité de codes qui traversent tout texte. Si le genre n’est plus normatif et prescriptif comme il a pu l’être au siècle dit « classique », il n’en reste pas moins un médiateur jouant pleinement son rôle de filtre codé de l’écriture et de la lecture. En effet, comme le note Tzvetan Todorov,

[d]ans une société, on institutionnalise la récurrence de certaines propriétés discursives, et les textes individuels sont produits et perçus par rapport à la norme que constitue cette codification. Un genre, littéraire ou non, n’est rien d’autre que cette codification de propriétés discursives[14].

Concernant le genre (le code générique), le problème qui se pose chez Barthes est celui de l’inauthenticité. Investir un genre, c’est se couler dans un modèle préétabli et se rendre coupable de l’inauthenticité qui consiste à emprunter une forme scripturale dont on simule les codes. Ainsi conçue, l’écriture n’est autre que la réécriture inauthentique de schémas antérieurs modifiés. Et, à ce propos, l’exemple du Journal est particulièrement édifiant : Roland Barthes le voit condamné à n’être que l’histrion d’un journal intime ancienne manière dont il se fait à la fois le douteux successeur et le grotesque imitateur[15].

Le critique-écrivain se préoccupe donc de la manière de s’approprier un genre sans passer pour un usurpateur de codes ou un imposteur. À ce problème, une alternative : dénoncer l’emprunt des codes ou en créer de nouveaux. Dans le premier cas, il faut authentifier l’emprunt en l’exhibant comme tel, en montrant le masque, en encadrant le discours de guillemets dénonciateurs qui, tels des pancartes brechtiennes, le pointent comme élément hétérogène et importé. La pratique du genre s’affiche ainsi comme un emprunt citationnel, et il s’agit moins d’une parodie (l’intention n’est pas moqueuse) que d’un pastiche destiné à dénoncer un processus d’imitation forcée. Dans le second cas, il faut réinventer les codes en personnalisant le genre par le brouillage des catégories et la redistribution des traits génériques. Puisqu’il s’agit de s’inscrire dans les codes préétablis tout en s’en démarquant, l’essai peut se colorer de romanesque, l’autobiographie se faire autofiction, le haïku se revisiter sous la forme de l’incident, le Journal se disperser en bribes d’anecdotes personnelles et le roman se changer en Roman, forme volontiers imprécise et résolument fantasmatique.

Travaillant de la sorte à remodeler les genres, Roland Barthes oeuvre à la suppression d’un carcan générique qui est pour lui d’autant plus facile à subvertir que son lectorat lui est par avance assuré, puisque la plupart de ses écrits ont répondu à une demande commerciale préalable. Ses textes étant engagés par les commandes éditoriales dans un réseau codifié fixant l’« horizon d’attente » des lecteurs, il est tentant de déjouer les règles et de prendre ses libertés avec le genre afin d’en faire le vecteur d’une expression personnelle et le moyen d’une originalité. On se souvient à ce propos du rôle capital joué par la collection des « Écrivains de toujours[16] » dans l’élaboration autofictionnelle du Roland Barthes par Roland Barthes, parfaite illustration d’une sollicitation extérieure à l’écriture devenue l’occasion d’une originalité.

Si le genre est une des médiations de l’énonciation, il est aussi, inévitablement, l’une des manifestations du pouvoir et l’un des véhicules de l’idéologie. On conçoit dès lors les difficultés d’un Barthes à élire un genre unique afin de s’y inscrire définitivement : cela reviendrait à s’y clôturer, à assigner à résidence le sujet de l’énonciation. Contre ces périls, Barthes se réclame de l’idéal d’un Texte conçu comme un lieu hors-pouvoir, capable de transcender le cloisonnement des genres discursifs par la polyphonie des voix diverses qu’il fait entendre. On aura reconnu là le principe du dialogisme bakhtinien, ultérieurement théorisé et désigné spécifiquement par Julia Kristeva sous le nom d’intertextualité. C’est bien parce que tout texte est un pluriel de voix que l’auteur du Roland Barthes peut s’autoriser à confronter les discours pour qu’ils s’entre-dénoncent dans une cacophonie de voix discordantes. Ce faisant, il libère le sujet de l’écriture de son lieu unique d’énonciation, le déplace de ses assises discursives pour le rendre atopique, le perdre et le reconstruire sans cesse au cours du processus d’énonciation.

Postures auctoriales

Puisque la meilleure manière de parer à l’imposture consiste selon Roland Barthes à assumer les déplacements du lieu de l’énonciation, il importe de prêter attention aux postures discursives du critique-écrivain et tout particulièrement à « l’image que le locuteur construit de lui-même dans son discours[17] », c’est-à-dire à l’éthos. Car c’est bien dans le discours tenu au Collège de France que s’écrit l’essentiel du Journal barthésien, là où se côtoient, chez le Barthes des dernières années, les figures du romancier sans oeuvre, de l’esthète et du mystique.

Le romancier et son carnet

Barthes assigne à l’homme de lettres une mission : la notatio, récolte de la note quotidienne, substantifique matière à Livre et réhabilitation de l’« universel reportage » jadis condamné par Mallarmé. Dans L’empire des signes, Barthes a cette phrase, lourdement chargée de tout un imaginaire personnel :

Le haïku fait envie : combien de lecteurs occidentaux n’ont pas rêvé de se promener dans la vie, un carnet à la main, notant ici et là des « impressions », dont la brièveté garantirait la perfection, dont la simplicité attesterait la profondeur […][18].

Plus tard, dans le même ordre d’idées, il fait cet aveu : « il y a un siècle, je me serais probablement promené dans la vie avec un carnet de romancier réaliste[19] ». Plus tard encore, le professeur au Collège de France expose sa propre utilisation du carnet en raffinant le processus de la notatio par sa subdivision en deux moments, ceux de la notula et de la nota. On voit comment cette rêverie prolongée du promeneur urbain épris de l’erratique du quotidien établit la jonction du diariste au romancier. Il faut cependant remarquer qu’à propos des rapports du romancier au journal, Barthes hésite entre deux opinions, qui dépendent du statut de l’écrivain. En effet, tenir un journal n’a pas les mêmes implications pour l’apprenti-écrivain (le dilettante) que pour l’écrivain reconnu (le professionnel).

Pour le scripteur débutant, écrire un journal permet de se donner à peu de frais la consistance d’un véritable écrivain, soit par la constitution en récit d’une menue actualité personnelle qui aspire à être sublimée par l’écriture, soit par la mise en abyme de l’écriture dans l’écriture, inhérente à l’autoréflexivité du journal et autorisant le scripteur à estimer ses propres qualités littéraires dans le moment même où il écrit. Lorsque l’on sait que c’est à cette figure du romancier novice que s’assimile volontiers Barthes, on comprend mieux ses réticences au diarisme, ses efforts délibératoires pour sauver une écriture à laquelle il ne croit pas et la parodie à laquelle se livre le Roland Barthes par lui-même sous le titre « Emploi du temps », énumérant le menu détail des occupations d’une petite journée de vacances en un répertoire ironique ponctué d’« etc. » blasés, placé sous la caution de guillemets dénonciateurs et immédiatement suivi d’un cinglant « [t]out cela n’a aucun intérêt[20] ».

À l’autre pôle de la légitimité littéraire se trouve le grand écrivain reconnu, pour qui l’enjeu de l’écriture diariste est tout autre : le journal de l’écrivain lui permet de se montrer à son lectorat sous un jour différent, vivant et sympathique, tel qu’il est dans la gratuité de l’écriture, lorsqu’il n’écrit pas l’oeuvre. Une des quatre qualités littéraires du journal consignées par Barthes dans sa « Délibération » est d’ailleurs l’occasion (utopique) offerte au lecteur d’accéder à l’auteur installé dans la scénographie de son quotidien. En effet,

[…] d’un écrivain qui m’intéresse, je puis aimer connaître l’intimité, le monnayage quotidien de son temps, de ses goûts, de ses humeurs, de ses scrupules ; je puis même aller jusqu’à préférer sa personne à son oeuvre, me jeter avidement sur son Journal et délaisser ses livres[21].

Ainsi rétabli dans l’épaisseur biographique de ses habitudes, de ses manies et de ses goûts, l’écrivain tel qu’on le lit dans son journal est le complément indispensable à toute oeuvre dont on souhaite connaître l’auteur, et son journal pourrait être préféré à l’oeuvre elle-même. La version extrême de ce rapport au journal serait celle du romancier qui, en un geste éminemment moderne, aurait cessé l’écriture de l’oeuvre mais continuerait cependant à se montrer écrivain dans son journal, produisant ainsi le paradoxe d’être l’écrivain sans l’oeuvre, celui que l’on peut croiser dans la vie, lisant un livre et mangeant une poire, tel André Gide aperçu par Barthes à la brasserie Lutétia un jour de 1939[22]. Dans un cas, le journal peut signifier la littérarité pour qui la recherche, dans l’autre, il sert à affirmer l’être-au-monde de l’écrivain capable d’exister hors de l’oeuvre. C’est sans doute la raison pour laquelle Roland Barthes condamne ses propres tentatives diaristes tout en ne dédaignant pas lire les journaux de Tolstoï et de Kafka.

L’esthète

D’une fin de siècle à l’autre, il est tentant de chercher des similitudes esthétiques et idéologiques. Ainsi a-t-on parfois voulu voir l’ultime Barthes en dandy fin-de-siècle, ce que ne viennent assurément pas démentir certains éléments d’existence, de pensée et d’écriture du critique-écrivain. Hédonisme intellectuel et papillonnage dans les divers champs du savoir, raffinement lexical, audaces néologiques, personnalisation des systèmes typographique et générique, prédilection pour le détail, maîtrise des nuances, préoccupation éthique de la forme littéraire, revendication de l’amateurisme artistique, réclamation du plaisir comme affirmation individualiste, singularité d’une pensée découvrant sous un jour différent une chose connue, subversion légère par création de sens nouveaux, le tout dans un contexte de reflux de l’engagement littéraire, voici autant de traits qui brosseraient le portrait de Roland Barthes en esthète, hériter du dandysme du siècle précédent.

Si elle est au moins partiellement fondée, l’hypothèse du dandysme, telle qu’elle est notamment avancée par Susan Sontag dans un essai concis et élégant[23], demanderait pourtant à être nuancée. En effet, le retrait (le refus) de la société qu’il impliquait au XIXe siècle apparaît difficilement conciliable avec une chaire au Collège de France, des amis à l’avant-garde de Tel Quel et l’élaboration d’une pensée du Vivre-Ensemble. De sorte que, s’il fallait retrouver en Barthes la charismatique figure du dandy, ce serait plutôt en la revisitant du côté de l’antimoderne étudié par Antoine Compagnon[24], qui associe un refus des valeurs contemporaines à une participation effective à la vie publique avant-gardiste. Deux passages au moins témoignent de la tentation antimoderniste exprimée par Roland Barthes. Ils concernent les fragments d’écriture diariste parus respectivement dans « Délibération » et sous le titre baudelairien des « Soirées de Paris », autre tentative de journal personnel. Il y a d’abord, dans un fragment daté du 13 août 1977 et inséré dans « Délibération », cette fulgurante révélation : « Tout d’un coup, il m’est devenu indifférent de ne pas être moderne[25]. » Il y a, ensuite, dans les « Soirées de Paris », la mise en scène d’un Roland Barthes délaissant, le soir venu, les écrits avant-gardistes de la journée pour se plonger avec délectation dans la lecture bien méritée des Mémoires d’outre-tombe. L’autoportrait est assorti de cette réflexion dubitative : « Toujours cette pensée : et si les Modernes se trompaient ? S’ils n’avaient pas de talent[26] ? »

On perçoit aisément comment la revendication esthète aurait pu encourager Barthes à tenir un journal personnel, cet écrit intime apte à promouvoir l’originalité idiosyncrasique et ayant plus d’une fois livré de son scripteur le portrait stéréotypé du narcissique névrosé ou de l’oisif désoeuvré, en marge du fait social, replié sur l’écriture de sa conscience et des effusions de son humeur capricieuse. Érigeant la pratique de la notation en véritable mode de vie, détaillant la panoplie et le profil d’un « noteur » idéal semblable au flâneur baudelairien, Barthes n’admet-il pas, d’ailleurs, qu’en plus de la cérémonieuse utilisation du carnet, la notatio requiert la disponibilité du rentier et « une existence un peu vide (volontairement vide) de terrasses de café[27] » ? N’ajoute-t-il pas, également, qu’elle est un exercice particulier de la subjectivité, celui qui permet d’opérer la transition de l’individu à l’individuation, c’est-à-dire du sujet civique et psychologique au sujet particulier[28] ? Outre l’inactivité du flâneur, le rituel du carnet, les subtilités de l’infra-notation et l’individuation par la nuance, une autre caractéristique partagée par l’écriture du Journal et un Barthes esthète est le désir de confondre la vie avec l’oeuvre :

[Au] conflit entre le Monde (la Vie) et l’oeuvre : une dérivation, une solution dialectique est possible […] : c’est, pour l’écrivain, de faire de sa vie une oeuvre, son Oeuvre ; la forme immédiate (sans médiation) de cette solution est évidemment le journal […][29].

Telle que la conçoit Barthes, la pratique de la notatio à l’origine du Journal présente donc des similitudes avec le mode de vie de l’esthète s’appliquant à capter la part romanesque du quotidien et se promenant dans l’existence, un stylo dans une main, un carnet dans l’autre.

Le mystique

En quoi peut-on, sans forcer le trait, être amené à considérer Roland Barthes comme un mystique ? Philippe Roger a bien montré que l’influence d’une pensée mystique chez Barthes s’est manifestée précocement, dès les années de réclusion au sanatorium de Saint-Hilaire-du-Touvet[30]. Si par la suite elle n’a pas disparu, elle n’apparaît toutefois qu’extrêmement circonscrite, ici avec la figure de l’Espagnol Ignace de Loyola[31], là avec celles du Flamand Jan Van Ruysbroek[32] ou de l’Allemand Jakob Böhme[33]. Mais c’est à nouveau chez le « dernier Barthes » que s’affirme la vraie tentation mystique, qui prend un tour nettement oriental quand, réfléchissant au Vivre-Ensemble, il examine diverses communautés monastiques et détaille certaines formes d’érémitisme. Il en va de même lorsque, élaborant ensuite sa pensée du Neutre, Barthes souscrit aux idéaux d’équilibre, d’attente, d’abstention, d’exemption du sens, de Non-Vouloir-Saisir et de contemplation, librement empruntés à diverses philosophies, religions et sous-confessions parmi lesquelles figurent notamment le taoïsme et le bouddhisme zen.

En s’assimilant au Vouloir-Écrire des dernières années, cette prédisposition mystique va se trouver à l’origine d’une véritable religion du fait littéraire, professée lors des derniers cours au Collège de France. Ceux-ci, en effet, comportent tout à la fois le cérémonial de l’entrée de Barthes en écriture — avec la date symbolique de la décision d’écrire (le 15 avril 1978) et la « Rupture de Vie » qu’elle suppose[34] —, la longue attente d’une oeuvre à « sacraliser[35] » pensée comme l’avatar postmoderne de l’ancienne métaphysique mallarméenne du Livre, ainsi que la minutieuse préparation par identification à des archétypes. Ces derniers s’organisent par gradation selon trois « Épreuves » (le doute, la patience et la séparation) qui, à l’instar du modèle mystique d’accession à la divinité, sont autant d’étapes à franchir pour accéder au Roman. Participant de cette liturgie littéraire, figure également la reprise de la notion éminemment religieuse d’épiphanie, considérée à la suite de Joyce comme l’occasion d’une apparition spirituelle, comme le moment d’une élection de l’artiste par la divinité, ainsi que le confirme Barthes :

À qui apparaissent les Épiphanies ? À l’artiste : son rôle est de se trouver là, parmi les hommes, à certains moments. (Définition belle et étrange de l’écrivain : « se trouver là », comme s’il était choisi par le hasard ; sorte de médiateur magique de certaines « révélations », sorte de « reporter » spirituel)[36]

Enfin, l’inaccessibilité du Roman est maintenue du début à la fin : peu avant l’accident qui lui sera fatal, Barthes confie à ses étudiants qu’il n’y aura pas de Roman. D’ailleurs, ne s’agissait-il pas seulement d’en envisager les conditions de possibilité, ce qui ne laissait rien préjuger de sa réalisation ?

Puisqu’une réflexion sur le mysticisme apparaît chez le jeune Barthes au sanatorium et s’affirme chez le Barthes du Collège de France, il reste à envisager le rapport du mysticisme au Journal. On peut, d’abord, rappeler la parenté originelle de l’écriture diariste avec la confession religieuse, et ses affinités avec la retraite méditative et spirituelle[37]. Ce journal religieux, ainsi que le rappelle Barthes non sans mépris, était au XVIe siècle nommé « diaire[38] ». On peut, ensuite, mentionner que Barthes a parfois évoqué les similitudes de son éducation protestante avec les cas d’Amiel et de Gide, ces deux figures emblématiques du diarisme. Enfin, en 1942, Barthes se plaît à déceler dans le Journal gidien une tonalité mystique[39]. Mais c’est surtout la sacralisation du Roman qui s’avère la plus intéressante pour l’étude de l’interaction du Journal avec la figure du mystique à laquelle s’identifie plus d’une fois le professeur au Collège de France. En effet, la conception sacrale du Roman que privilégie le « dernier Barthes » est fondamentalement incompatible avec l’inanité et l’immédiateté de la note quotidienne du Journal, auxquelles l’auteur de la « Délibération » substitue l’ascèse (la « flaubertisation ») de l’écriture. Désormais, l’oeuvre doit se mériter, elle devient un horizon à atteindre, on lui reconquiert une spécificité, on se montre curieux de l’alchimie de sa fabrication. Tout se passe comme s’il s’agissait de re-sacraliser un Livre devenu marchandise, de réintroduire une part de rite, d’effort, de rareté, d’inaccessibilité et de mystère[40] au sein d’une littérature qu’un Barthes antimoderne considère comme allant à sa perte[41].

De l’esthète au mystique, Roland Barthes hésite donc entre la légèreté de la notation du quotidien et l’austérité de l’écriture du Roman. Cette ambivalence du critique-écrivain l’incite à maintenir une tension entre la nécessité d’une participation au monde contemporain, dans lequel peut se glaner une forme romanesque du vécu, et l’envie d’un retrait du monde en vue de l’élaboration d’une somme littéraire personnelle, identifiée au grand roman proustien du siècle précédent. Il est significatif que dans sa quête identitaire d’une forme d’écriture à investir à travers des postures discursives puisées dans l’histoire sociale, philosophique et littéraire des siècles précédents, Barthes assimile le journal à un genre sur le déclin, alors que le regain d’intérêt pour le récit personnel, les textes autobiographiques et les expérimentations autofictionnelles contribue au contraire à la promotion du journal à la fin des années 1970. Au sein d’une écriture en perpétuel projet et en éternelle reformulation d’elle-même, le Journal était une option, dont Barthes fait le procès dans « Délibération », mais à laquelle il recourt ensuite en tant qu’écriture transitionnelle vers un Roman envisagé comme inaccessible. Par l’effet d’une publication qui n’a pas eu le temps d’être consentie ou refusée, le nostalgique Journal de deuil paru à titre posthume en 2009 semble avoir finalement réalisé le modèle du Journal comme dépassement de l’antinomie entre l’inanité de la note quotidienne et la sacralisation du Roman. Barthes y répète son admiration de la grande oeuvre proustienne sans négliger la valeur possible de ses propres notes consignant la perte de la mère aimée : « Qui sait ? Peut-être un peu d’or dans ces notes[42] ? »