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On ne doit point regarder les excellens Graveurs comme de simplescopistes ; ce sont plutôt des traducteurs qui font passer les beautés d’unelangue très-riche dans une autre qui l’est moins, à la vérité, mais quioffre des difficultés, & exige des équivalens également inspirés par legénie & par le goût[1].

Cette observation fameuse, formulée par Charles-Nicolas Cochin, graveur, connaisseur et éminence grise du monde des arts à Paris au temps des Lumières, est d’abord un plaidoyer en faveur de l’art de la gravure et de la pratique du graveur. En filigrane, on devine encore plus qu’une défense une revendication : celle d’une pratique noble et digne d’estime. Malgré le caractère ingrat de leur matériau (le cuivre) et du labeur physique que son travail requiert (maniement d’outils), les graveurs ne sont pas moins des artistes pourvus de talent et capables de génie. Cette idée même était, il faut le rappeler, fortement contestée : pour la majorité des observateurs, tout l’art du graveur « se borne à déguiser l’infériorité de ses moyens[2] ». L’infériorité dont il est question se rapporte aux limites de la gravure dans sa capacité à évoquer, par le noir et le blanc, la couleur du tableau qu’elle reproduit, et aussi peut-être à la sujétion quasi ontologique de cet art, souvent confiné à la reproduction d’oeuvres uniques et originales (peinture ou dessin)[3].

Cet état de dépendance, il convient de le noter, a non seulement marqué le discours théorique et esthétique sur le médium : il s’est également répercuté sur l’étude de la gravure. Longtemps dédaignée par les historiens de l’art qui la reléguaient souvent en note de bas de page ou à la fin des catalogues, l’estampe occupe désormais une position saillante dans l’historiographie dix-huitiémiste. Les études consacrées à la gravure française depuis les années 1980 sont à proprement parler innombrables[4]. Le champ d’analyse a été balisé par des thèses et ouvrages de synthèse procurant un indispensable état des lieux[5]. Les événements commémoratifs comme le Bicentenaire de la Révolution française ont suscité un foisonnement de recherches sur la gravure, notamment dans ses rapports avec le politique[6]. Expositions[7] et colloques[8] consacrés à la gravure se sont également multipliés, tout comme les études s’intéressant aux liens que l’estampe entretient avec la littérature[9]. Le médium, à la jonction de l’histoire de l’art et de la culture matérielle, offre donc de multiples angles d’analyse qui tendent vers une connaissance plus étendue du fait social et culturel au siècle des Lumières. Dans le cadre du présent numéro consacré au terme « Reproduire », nous aimerions proposer ici une relecture de la pratique de la gravure, inscrite dans l’espace complexe qui voit se lier le domaine des arts et des techniques à celui de la culture de l’imprimé et du consumérisme croissant.

Reconnaissons-le d’emblée : « imiter », « reproduire » et « inventer » sont des termes qui, sur le plan de l’esthétique et de la théorie des arts, possèdent des significations lourdes de sens[10], comme on le constatera dans les pages qui suivent. Cela étant dit, nous prenons le parti de bousculer des cadres sémantiques parfois rigides afin de mettre au jour des phénomènes socio-historiques latents que les contemporains pouvaient difficilement apprécier ou comprendre en raison de leur manque de recul temporel ; phénomènes qu’il nous serait également difficile de saisir sur la base de catégories qui contraignent le regard. Nous choisissons ici de passer de la théorie des arts à l’expérience de la gravure, un transfert que le terme « reproduire » permet d’articuler avec plus d’aisance.

Alors qu’il est de coutume de traiter isolément les innovations techniques en gravure (impression en couleur, manière de crayon, etc.), nous avons choisi de les comprendre de manière organique et synthétique, en rapport les unes avec les autres. La somme de ces innovations, les circonstances de leur mise en oeuvre et des efforts déployés par leurs inventeurs, semblent mettre en lumière un fait : bien qu’admis (en nombre très limité) dans les rangs de l’Académie et jouissant de ce fait d’une reconnaissance officielle[11], les graveurs (académiciens ou non) chercheront davantage encore une reconnaissance d’estime auprès d’un public toujours plus friand d’innovation et avide d’expériences sensorielles inusitées ; un public dont les goûts bousculent les genres et les conventions.

Une pratique en quête de reconnaissance

Développée en Europe au 15e siècle, la gravure en taille douce connut, si l’on en croit la plupart des théoriciens des arts du 18e siècle, son âge d’or à l’époque de Louis XIV. Le royaume vit l’éclosion de grands talents, comme Gérard Edelinck et les frères Audran. Par son Traicté des manières de graver en taille douce sur l’airin par le moyen des eaux-fortes (1645) ainsi que quelques autres écrits sur la perspective, le graveur Abraham Bosse avait établi les lignes de conduite que devait suivre le graveur dans sa pratique et la maîtrise de son art. Qu’attendait-on de la gravure au 18e siècle ? Il n’est pas inutile ici de brosser un rapide état des lieux.

La gravure, comme on le reconnaît d’ailleurs assez rapidement, est d’abord un art utile qui perpétue un tableau ou un dessin, qui le diffuse et le fait connaître[12]. Elle tire de l’oubli l’oeuvre des maîtres anciens et, en la multipliant, elle la met à la portée des amateurs d’art. Ce caractère d’utilité attribué à la gravure n’a pas été sans impact sur le statut des graveurs eux-mêmes. Le graveur n’est-il que le faire-valoir du créateur (du concepteur d’une composition, qu’il soit peintre ou dessinateur) ou bien est-il un artiste à part entière ? La gravure appartient-elle au domaine des arts mécaniques ou des arts libéraux ? Ces questions suscitent des débats acrimonieux au 18e siècle. La dextérité requise afin de produire une estampe ravit et époustoufle le regard des amateurs, mais cette même virtuosité, basée sur le maniement habile d’outils (burin, pointe sèche) ou de procédés techniques (eau-forte, notamment), rapproche le graveur de l’artisan ou de l’ouvrier. Pour être reconnu en tant qu’artiste, le graveur doit savoir dessiner. Et encore, pour recevoir cette reconnaissance, le graveur doit-il savoir composer ; un exercice que peu pouvaient se permettre par faute de temps car ils étaient « abysmés[13] » de travail. Le principe de base qui doit animer le graveur est le dessin. C’est ce que faisait valoir un amateur bien informé dans sa correspondance imaginaire avec Charles Lovers, suivant ainsi une opinion répandue dans les milieux officiels de l’art. Au sujet de Francesco Bartolozzi, l’auteur anonyme remarque :

Cet Artiste estimable n’a jamais négligé l’étude du dessin ; il a mêmesoumis à cette étude toutes les autres parties de la Gravure, persuadé, avecraison, que le dessin qui est le fondement de la Peinture le doit être ausside la Gravure, & que toutes les fois qu’on s’est rendu cette étudefamiliere, le reste n’est plus qu’un jeu, & n’est, à proprement parler,qu’une opération purement manuelle. Il seroit donc à desirer pour lesprogrès mêmes de l’Art, que l’Académie Royale de Peinture & de Sculpturede Paris, qui admet des Graveurs dans son sein, exigeât de ceux qui seprésentent des Académies dessinées correctement d’après le modele. Ce seroitle moyen d’écarter de cette Académie des Graveurs qui se disent Artistes,& ne sont dans le fait que des Ouvriers[14] [sic].

Ouvriers ou artistes ? Copistes ou créateurs ? Ces interrogations, qui traversent le 18e siècle de part en part, ne furent évidemment pas sans conséquence sur le statut des graveurs et sur la perception que les contemporains se sont formée de cet art.

La Révolution vient davantage encore aviver ces tensions et fait éclater l’abcès au grandjour. Le 14 février 1791, quelques membres de la section d’architecture del’Académie de peinture et de sculpture avaient présenté à l’Assemblée nationaleun projet de règlement en vue de former une académie nationale des arts.L’article deuxième de ce règlement stipulait que « cette Académie embrasseradans l’ensemble de ses travaux, tous les objets qui concernent l’architecture,la peinture, la sculpture et la gravure » . Il avait été proposé que cetteacadémie serait composée de deux sections : la première comprenantl’architecture ; la seconde la peinture, la sculpture et la gravure. Des prixannuels pour chacune des sections permettraient aux lauréats de chaque sectiond’effectuer un séjour à Rome.

Le lendemain de la présentation de ces statuts, une majorité d’académiciens (au nombre desquels figuraient Vien, Vanloo, Doyen, Suvée, Renou et Duplessis, personnalités artistiques majeures) réfutèrent les prétentions des membres de la section d’architecture, leur reprochant de s’être arrogé le droit de se constituer eux-mêmes en académie[15]. On leur reprocha surtout, quelques mois plus tard, d’avoir travesti le titre même de l’Académie. En effet, dans un Précis motivé par les Officiers de l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture […] pour servir de Réfutation à un projet de Statuts d’Académie centrale publié le 17 mars 1791[16], les académiciens expliquent : 

Nous n’examinerons point pourquoi nos Confreres se présentent àl’Assemblée Nationale sous le titre de Membres de l’Académie de Peinture,Sculpture & Gravure [soulignédans le texte]. Notre Académie n’a jamais eu cette dernière qualification.[…] La méprise de nos Confreres, à cet égard, vient sans doute de leurhabitude à regarder, comme fait, tout ce qui n’est encore queprojet.

Nous avons dit, pour combattre la frivole prétention des Graveurs, que,dans nos écoles, qui sont les bases de notre institution, l’onn’enseigneroit que la Peinture & la Sculpture, & que la Gravure,consacrée à copier les productions de ces deux Arts, n’étoitqu’additionnelle à notre Corps. En effet, copiste par essence, elle ne peutmarcher sur la même ligne que les Génies créateurs. Si les Edelinck, lesMasson, les Audran, ces fameux Graveurs, que les Modernes desirent égaler,se sont fait honneur, sans exiger rien de plus, d’être associés aux Peintres& aux Sculpteurs, sur quoi porte la prétention des Graveurs de nosjours ? Cette prévention satisfaite tournera-t-elle au profit de leur art ?Le changera-t-elle de nature ? En fera-t-elle un art d’invention[17] [sic] ?

De pareilles rebuffades montrent combien la gravure était tenue en médiocre estime par les théoriciens.

Quatremère de Quincy lui-même, en 1791, avait déjà passablement mis à mal la pratique del’estampe : « Que fait un graveur, & qu’est-il ? Ou il a du génie, & ildessine sur la planche ses propres inventions ; & dans ce cas, c’est unpeintre qui imite la nature par un procédé & avec des moyens imparfaits ; ouil n’a point de génie, & il copie sur la planche les inventions des autres ;dans ce cas, il n’est qu’un copiste [sic]. »[18]

Ces observations ne venaient que renforcer une perception largement admise dans le milieu des arts. Aussi n’est-il pas étonnant de constater la virulence des commentaires prononcés à l’encontre de projets d’école de gravure, proposés par quelques artistes pratiquant cet art[19]. Invité par le Ministre de l’Intérieur à se pencher sur quelques questions relatives au jugement des oeuvres exposées aux divers Salons de l’an II à l’an VI (1794-1798), le Jury des arts saisira l’occasion en mai 1799 pour glisser quelques réflexions sur les « écoles de gravure », genre d’établissement qui, selon ce comité, « pousseroit l’art au dernier tems de sa décadence[20] ». Car « à quoi donc tiendroit aujourd’hui une école de gravure ? Elle n’auroit d’autre effet que de former des coupeurs de cuivre ; et ce n’est pas là ce qui nous manque », affirmait avec sévérité le Jury. Considérée d’un strict point de vue théorique, l’inutilité d’une telle école lui semblait d’ailleurs bien évidente : « la juste définition de l’art de la gravure, ce n’est autre chose qu’un dessin sur cuivre, d’où il s’ensuit que le dessin est l’étude essentielle du graveur ». Pas même la pratique du métier ne justifiait la création d’une institution lui étant propre, car « le maniement du burin n’est rien […] qu’un éxercice auquel il faut se rompre par l’habitude. Il n’y a point de Théorie ni d’enseignement qui puisse en dispenser. »

Le cheminement créatif du graveur tout autant que la nature foncière de l’estampe n’échappaient pas aux jugements du Jury. Un graveur digne de ce nom demeurait celui qui ne s’égarait pas des bornes fixées par son art en se contentant de reporter sur le cuivre le travail d’autrui : « un graveur est donc un traducteur infidèle s’il ne parvient à rendre éxactement les parties caractéristiques du Maître qu’il traduit, s’il n’imite jusqu’à ses défauts, enfin s’il substitue son propre goût à ce que lui présente son original ». Ce rapport entre la peinture et la gravure, celle-ci étant naturellement subordonnée à celle-là, constituait la pierre angulaire de ce système. Aussi, « tant qu’a duré l’union intime de ces deux arts, la gravure a été ce qu’elle doit être. C’est dans ces tems modernes que nos graveurs ont commencé à s’égarer, et qu’attachant trop de prix au mécanisme du burin, ils ont aussi trop négligé l’étude du Dessin qui est la base essentielle de l’art[21]. » Cette rebuffade réduisait en miettes tout argument en faveur d’une école de gravure. De toute manière, croyait-on, la dépense pour l’installation d’un tel établissement serait une pure perte, puisque la capitale disposait déjà d’institutions susceptibles de former les graveurs à l’étude du dessin : les écoles de l’antique et du modèle vivant, le Muséum (l’actuel Musée du Louvre) ou encore l’atelier des peintres.

Les graveurs ont laissé peu de témoignages nous permettant de mesurer leur réaction face à ces prises de position qui ne laissent aucun doute sur ce que devait être la gravure, telle du moins que l’entendaient les académiciens et les théoriciens. Les publicités de gravure dans la presse périodique et l’abondante production gravée suggèrent néanmoins l’existence d’un marché dynamique de l’estampe. Il reste cependant difficile d’imaginer que ces vexations n’aient pas eu de répercussions sur la perception que les graveurs avaient de leur propre métier. En quête de reconnaissance professionnelle tout autant que de notoriété, certains graveurs ont consacré leurs efforts à la mise au point de procédés si raffinés qu’ils feront oublier le caractère essentiellement reproductif de leur métier. La copie séduira autant que l’original qu’elle multiplie.

Inventer, séduire et tromper

L’état des lieux exposé plus haut ne doit pas obscurcir un fait : les amateurs savaient apprécier l’aspect monochromatique de la gravure, dans lequel tailles et contre-tailles parviennent à suggérer à la fois les volumes et la couleur. C’était à la fois la force et la faiblesse du médium : sa force, parce qu’il permettait au regard de se consacrer à l’essentiel d’une composition (primauté du dessin sur la couleur), sa faiblesse, parce que justement, la couleur faisait défaut. Comparée au dessin ou au tableau qu’elle était censée reproduire, la gravure ne faisait pas illusion et ne dupait personne : elle demeurait essentiellement une copie, peu importe l’éminence du graveur. Assez vite cependant, d’autres innovations ont cherché à confondre les genres ainsi que le regard. Aussi le terme invention prendra-t-il ici un double sens déjà accepté au 18e siècle : l’invention comme produit de l’imagination, l’invention comme innovation technique.

Il serait fastidieux de passer en détail les innovations techniques et technologiques en rapport avec l’image imprimée. On retiendra essentiellement trois catégories : l’impression en couleur, la gravure en « manière de crayon » et celle en « manière de lavis ». Les prétentions de la première technique étaient d’imiter les tableaux, celles des deux autres de reproduire le dessin et le lavis avec une exactitude telle que le connaisseur puisse s’y méprendre. Toutes ont bénéficié d’une couverture de presse importante, propre à satisfaire la curiosité du public en général et des artistes en particulier, attirés par l’effet de nouveauté et les possibilités offertes par ces innovations. Dans tous les cas, la réception de ces expériences montre que si le milieu des arts a manifesté une sévérité certaine envers les graveurs usant des techniques traditionnelles (burin, eau-forte, etc.), en revanche il s’est montré plus conciliant envers les praticiens capables d’invention technique.

L’une des premières expériences à marquer le 18e siècle est due àJacques-Christophe Le Blond, peintre d’origine allemande exerçant à Londres etvéritable alchimiste de la couleur. La technique qu’il mit au point, celle del’impression polychrome, permettait de produire des estampes en couleur fondéessur le principe de la séparation des couleurs jaune, rouge et bleue. L’imagefinale était obtenue après un passage successif sur trois plaques, chacuneencrée d’une couleur primaire ; un quatrième passage, facultatif, permettaitd’ajouter les ombres. Ce processus complexe suscita rapidement la curiosité.Dans une section consacrée aux « inventions ingénieuses & […] nouvellesdécouvertes », le Mercure de Francesignale en 1721 que « plusieurs personnes venues d’Angleterre depuis peu detemps parlent d’un habile peintre nommé le Blond, qui a imaginé & trouvél’Art admirable d’imprimer des portraits & des tableaux peints à l’huile,avec la même précision, la même regularité, la même exactitude que s’ils étoientfaits au pinceau[22] ». Le rédacteur s’empressaitde remarquer l’utilité d’une pareille invention, particulièrement adaptée auxplanches anatomiques ou encore à l’étude de la botanique. Le Blond fit part deson invention dans un ouvrage intitulée Coloritto ; or The Harmony of Colouring in Painting[23], publié vers 1722 ; le sous-titre lui-mêmeinsiste sur l’aspect scientifique (car répétable) de son procédé, ainsi que sonutilité non seulement pour les peintres mais également pour les amateurs.

Après la mort de Le Blond en 1741, Jacques-Fabien Gautier d’Agoty investit ce créneau du marché de la gravure en s’appropriant, notamment, l’exclusivité de la méthode développée par son prédécesseur[24]. Les annonces qu’il fait insérer dans la presse, notamment dans le Mercure de France, font valoir son ingéniosité et le caractère insurpassable de sa technique, capable de tromper l’oeil le plus aiguisé. Ses estampes « ont non seulement le coloris de chaque Peintre dont les Tableaux sont gravés, mais ils ont la force et le moëlleux de ces mêmes Tableaux. Il n’y paroît aucun coup de burin ; ils sont exactement conformes aux Tableaux d’après lesquels ils ont été gravés, en un mot ils trompent le premier coup d’oeil des Connoisseurs. » L’importance accordée au burin, l’outil du graveur, qui se fait oublier, n’est pas anodine ; de plus, l’invention a la capacité de « tromper » l’oeil. L’art de la gravure rivalise ici avec la peinture qu’il prétend imiter, au point qu’il en devient difficile, selon Gautier d’Agoty, de distinguer l’original de la copie.

Les démarches entreprises par Gautier d’Agoty afin de promouvoir son invention sont intéressantes car elles illustrent l’importance accordée par les artistes à leur mise en scène dans l’espace public. Dans les annonces qu’il place dans la presse, le graveur mentionne que « c’est par lui que cet Art a été relevé & conduit à son point de perfection[25] ». En d’autres occasions, l’auteur-inventeur multiplie les stratégies auctoriales, telles la déclinaison de ses titres, garants de sa légitimité, et les brevets obtenus pour son invention, afin d’asseoir son autorité. Jouant sur les mots, il se désigne tantôt comme « graveur privilégié du Roi[26] », ou encore comme « pensionnaire de Sa Majesté », comme il le signale de façon ostentatoire en page titre de ses Observations sur la peinture et sur les tableaux anciens et modernes (1753), compendium de ses écrits et réflexions dans le domaine des Beaux-Arts[27]. Le Blond, puis Gautier d’Agoty, semblent d’ailleurs tracer la voie aux graveurs qui, dans les décennies à venir, prendront la plume, comme Cochin, Gaucher, Choffard et Ponce, inscrivant ainsi leur pratique des arts de la reproduction dans le circuit de la pensée et de l’imagination.

La gravure en manière de crayon, mise au point en 1757, compte assurément parmi les innovations les plus ingénieuses dans le domaine des arts graphiques du 18e siècle[28]. La définition que donne l’Encyclopédie méthodique de cette technique est éloquente sur le mimétisme dont le procédé est capable et sur la confusion – non seulement possible mais recherchée – entre l’original et sa copie :

La gravure en manière de crayon, est l’art d’imiter ou de contrefairesur le cuivre les desseins faits au crayon sur le papier. Le but de cettemanière de graver est de faire illusion, au point qu’à la premièreinspection le vrai connoisseur ne sache faire la différence du desseinoriginal d’avec l’estampe gravée qui en est l’imitation[29].

Séduit par l’effet, le « vrai connaisseur » court le risque continuel d’être berné par l’artifice. L’oeil et le jugement ne suffisent plus, la méprise demeurant toujours possible. Alors qu’il commente la parution d’une estampe allégorique sur la mort du Dauphin par Demarteau d’après Cochin, un amateur s’interroge : « Est-ce une Estampe ? Est-ce un dessin ? On croit y apercevoir le pâteux, le grénu, la fleur du crayon[30]. » La virtuosité technique séduit d’autant plus que l’aspect mécanique est, pour ainsi dire, transparent et imperceptible. Au Salon de 1767, Diderot fait part de sa fascination pour les gravures de Demarteau qui « sont à s’y tromper. Ce sont de vrais dessins au crayon. La belle, l’utile invention que cette manière de graver[31] ». Sept années plus tard, l’effet demeure toujours aussi saisissant, LAnnée littéraire faisant encore remarquer que « les gravures de M. Demarteau à l’imitation du crayon […] sont à tromper[32] ». Dans un siècle qui voit le triomphe de la raison, les sens peuvent se montrer déraisonnables. À lire plusieurs des commentaires formulés au sujet de cette technique, on croit même deviner un vertige sensuel de la part de l’amateur. « Mais l’estampe, Monsieur, par laquelle je finirai, & qui attire l’attention générale, est de M. Desmarteau, agréé. Elle est gravée dans la manière qui imite le crayon, & représente Lycurgue blessé dans une sédition (Fig. 1). C’est d’une chaleur, d’une beauté, d’une harmonie, d’une précision, d’un faire qui enlèvent[33]. » Tout se passe comme si l’amateur s’abandonnait de plein gré au subterfuge.

Fig. 1

Gilles Demarteau d’après Charles-Nicolas Cochin, Lycurgue blessé dans une sédition,manière de crayon, 40,2 x 52,5 cm, 1769.

Carleton University Art Gallery, don de W. McAllister Johnson

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La postérité a principalement retenu de ce procédé qu’il fut développé par Gilles Demarteau qui, à l’instar de Gautier d’Agoty, a optimisé sa présence dans la presse. Il faut ajouter les revendications tenaces et publiques formulées par Magny et Jean-Charles François qui démontrent l’importance des enjeux associés à cette innovation et à ses possibles répercussions sur le statut de l’artiste-inventeur. Il n’est pas inutile de rappeler ces péripéties car elles témoignent de l’engouement des contemporains pour ce procédé et, par ricochet, des rivalités qui animent l’univers de la gravure, dont les acteurs sont en quête de reconnaissance.

L’Année littéraire publia en 1757 un texte intitulé « Cours de dessein dans le goût du crayon[34] ». Insistant sur le fait que cette méthode avait reçu l’attention de l’Académie royale de peinture et de sculpture, l’article attribuait l’invention de cette manière particulière de graver à François qui s’en était préoccupé dès les années 1740 à Lyon, bien avant Demarteau. Les avantages de cette manière étaient multiples : en reproduisant habilement les dessins, on évitait d’endommager les originaux et on les portait à la vue du plus grand nombre, favorisant ainsi l’apprentissage des élèves d’après l’oeuvre des grands maîtres. Cette technique produisait, selon le commentateur plaçant l’accent sur le subterfuge, des « estampes, ou plutôt [des] […] desseins ; car l’illusion est parfaite, & vous croiriez qu’ils ont été faits au crayon[35] ». Cinq ans plus tard, dans une « Lettre de M. François, graveur, à M. Savérien, sur l’utilité du Dessein & sur la Gravure dans le goût du crayon[36] », l’artiste lui-même décrit sa méthode et les péripéties entourant sa mise au jour. Cette « lettre » de quatorze pages constitue un plaidoyer de l’artiste désireux d’établir, document à l’appui, sa paternité dans le développement de cette technique qui commençait alors à séduire la critique d’art et les amateurs.

Au même moment, Magny, ingénieur-physicien (et non graveur par profession), disputait àDemarteau et François la paternité de cette méthode par le biais d’un « mémoiresur la manière de rendre le dessein au crayon & à l’estampe » présenté àl’Académie royale de peinture et de sculpture[37].L’Avant-Coureur reconnaissait « lasagacité avec laquelle M. Magny a saisi la marche de l’action du crayon, &[ne pouvait] qu’applaudir à l’heureuse idée qui lui a fait voir que des burinsen forme de crayon arrondis & grenés par le bout, comme [ont] dû l’être,dans tel ou tel dessein, le plomb & la sanguine, étaient les instrumentsauxquels il falloit recourir pour parvenir à rendre le dessein original avecvérité ». Par la voix de Cochin, l’Académie reconnaissait l’ingéniositétechnique de Magny sans pour autant lui accorder la paternité de l’invention,détail jugé de toute manière « inutile au progrès des arts[38] ».

Ce qui a été observé au sujet de la manière de crayon s’applique également à un autre procédé contemporain : l’aquatinte, une technique développée par Jean-Baptiste Le Prince et qui « reproduit à tromper les lavis de sépia et de bistre[39] » (Fig. 2). Comme l’observait l’Encyclopédie méthodique, « les estampes gravées dans cette manière par un bon peintre ou un bon dessinateur peuvent être regardées comme autant de dessins originaux ; car elles en ont toute la liberté, toute la touche, enfin tout le mérite[40] ». Ici encore, la gravure fait oublier ce qu’elle est avant tout : une gravure. C’est exactement le mérite que lui attribuait Diderot, mentionnant au sujet d’une série d’aquatintes de Le Prince exposées au Salon de 1769 qu’elles « sont à faire illusion, on ne les prendrait jamais pour un effet de la gravure et d’un procédé particulier[41]. »

Fig. 2

Jean-Baptiste Le Prince, LesNouvellistes, gravure en manière de lavis, 18 x 19,2 cm,1768.

L’accès à cette image est filtré en raison du droit d’auteur - © Trustees of theBritish Museum

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Cette accumulation de témoignages n’est pas gratuite. Placées en contrepoint d’une théoriedes arts souvent critique à l’égard de la gravure, ces observations tendent àmettre au jour l’émergence de la figure du graveur comme figure culturelle depremier plan, dont le labeur et l’ingéniosité arrachent aux griffes de l’oubliles chefs-d’oeuvre de la peinture et du dessin de manière réaliste etséduisante. Dans ses Réflexions sur la peinture etla gravure[42] publiées en 1786,Charles-François Joullain, marchand célèbre, évoque à maintes reprises lecaractère certes utile de la gravure mais encore plus sa capacité de mimétisme,évoquant combien la gravure en couleurs « imite assez bien » la peinture[43], comment Demarteau sait « imiter parfaitement ledessin[44] », et faisant également la partbelle à la « magie expressive » de la manière noire[45], une technique que nous n’avons pas évoquée ici. Nulle part iln’est fait mention de l’infériorité de ces nouvelles techniques de gravure,comme c’est le cas ailleurs pour la gravure au burin ou à l’eau-forte. À forcede tromper, l’imitateur devient créateur.

L’estampe comme carrefour intermédial

À ces innovations qui appartiennent au domaine des beaux-arts et au sein desquelles la partie mécanique cherche à se faire discrète, s’ajoutent de nouveaux procédés de représentation qui, cette fois, font la part belle à la technique. Le « physionotrace[46] », qui désigne à la fois la machine et son produit (Fig. 3 et 4), montre combien la fabrication de l’image imprimée s’accompagnait de la maîtrise d’un attirail technique plus ou moins complexe. Le génie mécanique et créateur est pleinement revendiqué par Gilles-Louis Chrétien, musicien ordinaire du roi. Annoncée à l’origine sous le nom de « scénographe », cette machine disposait de propriétés pour le moins extraordinaires en son temps :

[N]ouvel instrument qui donneles contours avec tant de vérité & de facilité que l’on peut faire leportrait le plus ressemblant dans trois à quatre minutes. Cette machine faitplus, elle grave ce portrait de manière que dans moins d’une demi-heure onest dessiné, gravé, & que l’on peut emporter avec soi la planche &une douzaine d’épreuves[47].

Fig. 3

Thomas Holloway, A Sure and ConvenientMachine for Drawing Silhouettes, eau-forte et burin,27,3 x 21,1 cm, 1792.

© National Portrait Gallery, Londres

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Fig. 4

Gilles Louis Chrétien d’après Fournier, [Portrait d’homme], eau-forte etphysionotrace, 15 x 10,8 cm, [sans date].

Carleton University Art Gallery, don de W. McAllister Johnson

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Cette nouvelle technologie allait trouver en la Révolution un terreau particulièrement fertile puisqu’elle permettait de représenter, à peu de frais et très rapidement, le visage des nouveaux héros militaires et politiques de la France.

Collaborateur puis rival de Chrétien, François Gonord, peintre en miniature jouissant d’une certaine notoriété[48] et fils de graveur, promettait à la même époque d’exécuter des « portraits de profil, très-ressemblans, qui n’exigent pas 3 minutes de séance[49] ». Convaincu de l’utilité de son invention et soucieux d’établir sa pratique, Gonord avait courtisé les représentants du Corps législatif en 1799 afin qu’ils se fassent portraiturer par cette méthode[50]. Ce même artiste-entrepreneur allait également mettre au point un procédé permettant l’impression de gravure en taille-douce sur porcelaine[51], ancêtre de la décalcomanie, permettant à la France de combler son retard avec l’Angleterre en ce domaine.

L’appréciation de l’estampe pouvait également nécessiter l’emploi d’instruments, tel le « zograscope » (Fig. 5), particulièrement utile dans la visualisation des vues d’optique. Ces estampes, représentant les grandes capitales européennes, furent recherchées à compter des années 1750. Leur immense popularité est attestée par les annonces faites, entre autres, par Huquier fils, graveur et marchand d’estampes. Ainsi faisait-il remarquer, en 1760, que :

[L]es amateurs des vûes d’optique, genre de curiosité qui occupeaujourd’hui tout Paris, s’étant […] plaint plusieurs fois qu’on ne trouvoitplus ici que des copies faites sur les vues Angloises, qui par conséquentdégénéroient beaucoup des originaux, & n’étoient pas susceptibles d’êtrecoloriées avec l’intelligence nécessaire à l’effet de l’optique, le sieurHuquier fils, pour satisfaire les vrais connoisseurs en ce genre, en a faitvenir d’Angleterre, & en est assorti actuellement de plus de 200 sortesdifférentes [sic][52] .

Fig. 5

François Cazenave d’après Louis-Léopold Boilly, L’Optique, gravure au pointillé,coloriée à la poupée, 65 x 49,5 cm, 1793.

Bibliothèque nationale de France

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Images appartenant davantage au monde du divertissement qu’à celui des beaux-arts, elles n’étaient pas moins annoncées sous la rubrique « Arts » des principales gazettes de Paris (dans le cas présent, l’annonce est exactement contemporaine de la tenue du Salon de peinture et de sculpture au Louvre).

Sises à l’intersection des arts graphiques et des arts mécaniques, ces vues d’optique, nous l’avons dit, ne pouvaient être pleinement appréciées qu’avec le secours d’un appareillage technique plus ou moins sophistiqué. Ainsi François-Richard de Londe, opticien réputé, était capable de rendre « le verre propre à favoriser ces vues d’optique qui toujours revues surprennent & charment toujours[53] ». Aussi n’est-il pas rare de constater que certains marchands d’estampes se spécialisaient également dans la fabrication et la vente d’instruments d’optique les plus variés. Pascal Noseda, marchand de gravures anglaises et d’instruments d’optique au Palais-Royal, était l’un de ces intermédiaires liant le monde de l’estampe à celui des nouvelles technologies de l’image. Parmi les événements qui ont régulièrement lieu dans sa boutique se trouve, par exemple, une démonstration de la « Machine polychreste », capable de reproduire fidèlement tout tableau, dessin, gravure ou carte, appareil utile tant aux artistes confirmés qu’aux dilettantes[54]. La mise sur le marché est conduite par le biais de la presse et de prospectus, s’apparentant ainsi aux démarches promotionnelles de Gautier d’Agoty, Demarteau ou Le Prince. Mais à la différence de ces artistes qui ont jalousement conservé la « magie » de leur invention, Noseda et ses associés montrent le fonctionnement du procédé, la machine plutôt que son produit formant l’objet de la transaction.

Ces machines qui imitent les originaux ou qui permettent de reproduire l’image contribuent à mettre le monde des arts à la portée de tous, à l’instar des guides et manuels de dessins destinés aux amateurs[55]. Ils participent davantage encore à la mise en spectacle des arts, débordant le cadre strict du Salon, espace officiel concurrencé par l’émergence de nouveaux lieux culturels, comme le musée de Pahin de la Blancherie dans les années 1770-1780, institution possédant même son propre organe de diffusion, la République des arts et des lettres. La mise en scène de l’image donne lieu aux manifestations les plus inusitées, depuis les transparents de Carmontelle jusqu’aux fantasmagories de Robertson et autres expériences psycho-sensorielles transmises par le biais des lanternes magiques.

Conclusion : l’estampe comme performance

Les innovations graphiques que nous avons recensées signalent un degré d’inventivité en lien avec l’appétit des Lumières pour la nouveauté et le développement des techniques. Les motivations aux sources de ces innovations vont cependant bien au-delà de la seule ambition de repousser les limites de la connaissance ou des phénomènes observables. Ces procédés de gravure, qui vont de la capacité à tromper l’oeil du connaisseur le plus aguerri jusqu’aux prouesses ou démonstrations proprement techniques, prennent l’apparence d’actes performatifs exécutés à une époque qui valorise la virtuosité et la singularité. Ceux-ci sont habituellement relayés par l’imprimé : prospectus, annonces et compte-rendu dans la presse. Ces stratégies de mise en valeur, qui commencent à susciter l’intérêt des chercheurs[56], servaient autant à promouvoir des oeuvres particulières qu’à faire valoir la réputation de leurs auteurs.

Ces performances s’inscrivent dans un contexte particulier qui est celui de la montée du consumérisme et de son corollaire : le culte de la célébrité[57]. Ce phénomène était, à vrai dire, en germe depuis l’ouverture des Salons et devient tout à fait florissant avec la production de critiques publiées sous forme de pamphlets ou insérées dans les journaux[58]. Comme le signalait un opuscule publié en 1783, « 5 ou 600 000 personnes vont tous les deux ans jouir du spectacle au Sallon. […] Une sorte de fermentation périodique fait éclore tous les deux ans, à Paris, une foule d’écrits où l’on juge à la fois & nos Arts & nos Artistes[59] ». Ces estimations, confirmées par d’autres sources[60], suggèrent que le Salon fut une vitrine formidable pour tout artiste à la recherche de gloire et de fortune. Le Salon, et davantage encore le « marché de l’art », entité floue et insaisissable, forment un espace public au sein duquel les graveurs, au statut fragile et au génie contesté, cherchent à se démarquer et à « remporter le suffrage des amateurs », comme le voulait l’expression consacrée. Conscients d’agir sous le feu des projecteurs, les graveurs profitent de l’attention qui leur est octroyée pour renégocier (ou, du moins, repenser) leur statut social en investissant la presse périodique, en prenant la plume et en se livrant à des exercices visant à faire valoir leur maestria technique.

Les enjeux sociaux et professionnels qui se profilent derrière les innovations techniques viennent illustrer l’étonnante diversité de la culture de l’image imprimée au siècle des Lumières. La variété des expériences visuelles vécues à cette époque ne peut être pleinement aperçue qu’au sein d’une synthèse des pratiques de l’image. Une telle approche doit tenir compte des différents cycles de l’image, de sa production à sa consommation, sans négliger l’importance des interactions sociales dans sa mise en circulation et sa réception. De même, le décloisonnement des genres est indispensable afin de mettre en lumière et d’articuler la coexistence des niveaux d’images (art savant, art populaire) et des expériences du visuel (images fixes ou animées). Il s’agit, de manière limitée, du programme que s’était fixé la présente contribution.