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En 1969, l’embryologiste et généticien Conrad Hal Waddington, qu’il serait difficile de considérer comme un « orthodoxe » de la Synthèse, a publié un essai, « The Practical Consequences of Metaphysical Beliefs on a Biologist’s Work : an Autobiographical Note » (« Les conséquences pratiques des croyances métaphysiques sur le travail d’un biologiste. Note autobiographique »), essai qu’il a republié en 1975 en ouverture à son testament intellectuel. Dans cet essai, Waddington critique ceux pour qui les considérations métaphysiques sont « de l’écume qui s’agite », puis qui « s’atténue et disparaît ». S’opposant à eux, il développe une théorie du rôle fondateur et heuristique des croyances métaphysiques dans le travail de l’homme de science.

J’aimerais affirmer que les croyances métaphysiques d’un homme de science ne sont pas de simples épiphénomènes, mais ont une influence sûre et certaine sur sa production […]. Je suis presque certain que, beaucoup de mes deux cents publications sont nettement redevables de mes croyances métaphysiques ; cela, aussi bien en ce qui concerne les problèmes que je me suis fixé que la façon dont j’ai essayé de les résoudre.

Waddington, 1969, p. 72

En soutenant l’argument selon lequel « comme la poésie, la métaphysique peut être assimilée à travers des réseaux de communication autres que ceux d’une exposition rationnelle étendue » (ibidem), Waddington se réfère à la métaphysique de Whitehead, la philosophie du processus, des « occasions d’expérience », de la « concrescence », de la ligne de démarcation arbitraire, artificielle et conventionnelle entre le sujet menant l’expérience et celle-ci. D’après Waddington, s’ajouterait par la suite

des infusions de pensée se proclamant matérialistes, soit « raffinées » (dialectique) — qui avaient précédé Whitehead, et dont il me semblait avoir peu tenu compte —, soit « brut » au sens soutenu par Morgan et son école, pour qui le gène n’est pas seulement une construction logique fondée sur des rapports mendéliens […], mais est simplement une masse informe de matière.

ivi, p. 74

Waddington précise qu’il n’a pas développé ses perspectives théoriques dans le but de montrer l’exactitude et la précision de celles-ci. Il se déclare même disposé à admettre que ces perspectives n’ont pas été aussi fructueuses que celle qui répond tout simplement à la question « que fait un gène individuel ? » (ivi, p. 81). Il explique cependant que cela ne l’empêche pas de continuer à percevoir cette perspective comme « celle qui fait face à des problèmes plus importants, précisément parce que ces questions-là sont de large portée » (ibidem), ayant ainsi une influence décisive sur les directions prises par la connaissance scientifique.

Le tabou sur les rapports de la métaphysique et de la science est tombé depuis longtemps ; l’hégémonie du néopositivisme aussi, avec son programme d’une conception scientifique du monde, programme édifié justement sur la référence polémique par rapport à l’inconsistance référentielle, vague sémantique et faiblesse logique de la métaphysique. Aujourd’hui, on reconnaît à la métaphysique un rôle considérable dans la théorie scientifique, l’idée étant aussi acceptée que la science ne peut se développer sans que des décisions rationnelles interviennent sur certaines questions qu’il n’est pas possible de résoudre seulement sur le terrain empirique (Boniolo, Vidali, 2003). Dans ce sens, le rôle attribué à la métaphysique peut de fait être plus ample.

Si j’ai voulu commencer par rappeler, peut-être un peu longuement, les réflexions de Waddington sur la métaphysique, ce n’est pas pour entrer dans une discussion sur leurs contenus spécifiques, et pas seulement parce qu’il s’agit d’une nième ( ?) métaphysique gravitant autour du noyau originaire de la Théorie synthétique (donc, demeurant à l’extérieur de celui-ci). Waddington, comme je l’ai dit, n’a pas été un orthodoxe, mais sans aucun doute il fut — et il le déclara lui-même — un « darwinien » (non pas un « néo-darwinien », dirais-je un « post-néo-darwinien », comme il s’est défini lui-même ?). Mais j’ai effectué ce rappel parce qu’il me semble que cette sorte d’auto-analyse explicitement consciente, à travers laquelle il représente son enracinement métaphysique et le rôle que celui-ci a joué dans la recherche scientifique qu’il a menée avant l’apparition de la biologie moléculaire, a permis dans les derniers développements liés à ses théories une importante réévaluation qui pourrait se révéler apte à fournir des éléments de confrontation par rapport à l’analyse aiguë et approfondie de Delisle.

Creusant à l’intérieur même du noyau du « paradigme » évolutionniste du xxe siècle, ou du « mouvement » — comme il tient lui même à l’appeler —, et analysant la pensée et le rôle des diverses personnalités scientifiques qui ont développé la Synthèse, qui en ont été ses « architectes », Delisle met en lumière le niveau d’« incommensurabilité » que leurs métaphysiques cosmiques présentent tant entre elles que par rapport au néo-darwinisme. Il parvient ainsi à la conclusion que le néodarwinisme constituerait un paradigme « incomplet » et « immature » (Delisle, 2009, p. 384). Les tensions épistémologiques entre Huxley, Dobzhansky, Rensch et, dans une moindre mesure, Simpson, que Delisle documente au cours d’une analyse très détaillée des positions de chacun d’eux, représenteraient justement selon lui les preuves de leur difficulté à cohabiter dans le cadre du paradigme évolutionniste — paradigme qu’eux-mêmes ont contribué à édifier —, mais qui s’avère « étroit » dans la mesure où il se limite aux seuls mécanismes de l’évolution biologique, et donc particulièrement restreint par rapport à leurs visions cosmologiques, lesquelles se diffusent sur l’ensemble des entités existantes, depuis la matière inerte, la vie et l’homme, et qui, d’après Delisle, seront « toujours à l’ordre du jour de la science, et ce, malgré le haut niveau de difficulté que représente un tel exercice » (ivi, p. 385).

À ce point, le néo-darwinisme « ne semble pas constituer un mouvement à partir duquel tous les néo-darwiniens émergent, mais représente plutôt un lieu de rencontre où tous y puisent des mécanismes évolutifs afin de les insérer dans des cadres épistémologico-métaphysiques quasi incommensurables — ce dernier terme étant pris au sens où l’entend Thomas S. Kuhn » (ivi, p. 10). La Théorie synthétique de l’évolution comporte ce que Delisle appelle une « métaphysique naturelle », d’après laquelle « la sphère organique est dépourvue de sens et de direction évolutive forte » (ivi, p. 380), et que selon lui seul Mayr semblerait incarner de façon réellement cohérente. Toute autre métaphysique qui s’en éloignerait de façon significative ne pourrait que créer des tensions. En effet, l’impossibilité de composer la multiplicité des métaphysiques représentées par leurs fondateurs mêmes témoignerait d’une condition compatible avec une phase préparadigmatique du « mouvement » évolutionniste. Selon Delisle, elle renverrait donc sa maturation effective à « un futur indéterminé » (ivi, p. 384).

En effet, même s’ils représentaient de véritables noeuds problématiques, tous les débats spécifiques qui ont suivi la phase constitutive du néo-darwinisme n’auraient, d’après Delisle, qu’une importance relative si on les compare aux problèmes soulevés « par l’opposition des trois cadres épistémologico-métaphysiques différents auxquels souscrivent Huxley, Dobzhansky, Rensch, Simpson et Mayr » (ivi, p. 385). Huxley, Dobzhansky et Rensch ont apporté des contributions scientifiques particulièrement importantes à la théorie synthétique de l’évolution, mais « les mécanismes néo-darwiniens occupent, dans l’économie de leur pensée, une place qui n’est pas si centrale qu’elle puisse apparaître exclusive » (ivi, p. 380), comme ce serait, au contraire, le cas dans la pensée de Mayr.

Après avoir pris en considération des solutions différentes, toutes peu satisfaisantes, pour lier des composantes si hétérogènes que les métaphysiques du devenir et des origines, les approches historiques et étiologiques, les conceptions cosmiques de l’évolution et celles exclusivement biologiques, Delisle arrive à la conclusion que le « mouvement » évolutionniste est incomplet et immature.

Revenons alors à Waddington, qui ne fut certes pas un architecte de la Synthèse, et qui fut au contraire marginalisé par les architectes de la Synthèse, même s’il ne le fut pas par tous de la même manière, justement à cause de ses théories — et peut-être de sa métaphysique — excentriques par rapport aux grandes lignes du programme de recherche qui s’était désormais constitué, et s’était « raidi », pour citer une expression efficace du paléontologue J. S. Gould.

Mais si le programme de la Synthèse fut un programme de recherche « étroit », ne pourrait-on pas soutenir qu’il le fut même au nom d’une praticabilité des programmes de recherche, ainsi que, comme historien et théoricien de la Synthèse, l’a mis en évidence Ernst Mayr, reconnaissant par exemple à Thomas Hunt Morgan, embryologiste de formation, le grand mérite d’avoir su mettre de côté, en pleine phase de l’éclipse du darwinisme et des débuts de la génétique, l’étude du développement du contexte de la recherche sur l’évolution, pour se consacrer exclusivement à l’étude de la transmission des caractères ? C’est de ce choix — et des renoncements qu’il a comportés — que la biologie évolutionniste du xxe siècle a émergé, en partie au moins. Les biologistes du développement n’auraient pas eu de part dans l’intégration de la génétique et de la théorie de l’évolutionnisme, et par conséquent n’auraient plus joué aucun rôle dans la formation de la Synthèse moderne (Mayr, Provine, 1980 ; Depew, Weber, 1995).

Pourtant, dès les années 1940, Waddington, pionnier dans ce domaine, entreprenait ses études sur l’expression génétique et sur la plasticité phénotypique, et, au cours des vingt années suivantes, le débat sur ces sujets fut très présent parmi les architectes de la Synthèse (Continenza, 2005 ; Huxley, 1942 ; Mayr, 1962, 1963, Simpson, 1953) bien que ce débat ait été souvent aplati par l’écho évidemment encore peu éloigné du lamarckisme et des attaques de mode orthogénique et téléologique contre la sélection naturelle.

En toute cohérence avec sa fonction de divinité tutélaire de la Synthèse, Mayr (1963), de son côté, sembla entreprendre une sorte de stratégie de normalisation par rapport à l’assimilation génétique de Waddington, la ramena sous l’égide de la sélection naturelle, et mit en garde contre le recours à des analogies trop étroites entre ontogénèse et philogénèse, qui, à travers la recherche de « types quasi-téléologiques » d’explication, auraient pu rouvrir la voie à une interprétation de mode téléologique, donc incorrecte, de l’évolution (Mayr, 1974). En 1982 encore, Mayr invitera à considérer comme des « boîtes noires » des problèmes aujourd’hui encore non expliqués.

Il ne fallut pas attendre longtemps pour voir les critiques de Waddington, ainsi que ses premières lignes de recherche, passer au devant de la scène : la nécessité de se concentrer sur les questions relatives au développement en tant qu’élément indispensable pour expliquer l’évolution, le rôle du phénotype et du comportement pour établir la direction de l’évolution, l’assimilation génétique, la canalisation, les « chreodes », en un mot, l’épigénétique. Tout cela a repris le devant de la scène plus ou moins à partir des années 1970.

Conrad Hal Waddington est probablement un des biologistes du milieu du xxe siècle les plus fréquemment cités ; non pas parce que, comme Francis Crick, il a été l’un des fondateurs de la nouvelle vision moléculaire des organismes, mais parce qu’il a, au contraire, anticipé les difficultés qu’une approche trop réductionniste des faits organismiques générerait, et a proposé quelques solutions qui sont explorées de nos jours.

Morange, 2009, p. 195

Waddington est devenu en effet non seulement l’une des références principales des critiques adressées sur plusieurs fronts contre l’orthodoxie synthétique, mais aussi l’inspirateur d’une recherche empirique renouvelée, et à ce point évidemment douée d’apports techniques, théoriques et conceptuels bien différents de ceux qui avaient accompagné la constitution de la Synthèse à partir des années 1930-1940.

De nouvelles techniques en biologie moléculaire — PCR, hybridization in situ, et sources de données informatiques — ont rendu la biologie du développement évolutionnaire. Mais le vin nouveau de la biologie moléculaire peut-il être mis dans les flacons conceptuels que Waddington a fabriqués ? Je dirais que tout ce que la biologie moléculaire a montré au cours de la dernière décennie correspond de façon particulièrement remarquable aux catégories établies par Waddington.

Gilbert, 2000, p. 729

Si, au moins dans une première phase, les critiques contre la Théorie synthétique, à partir de ces instances, ont été présentées comme de dures attaques contre son apparat explicatif et ses positions épistémologiques et méthodologiques, en en dénonçant les carences et les limites pour proposer de « nouvelles » Synthèses, il semble cependant que, rapidement, la tendance à se placer, pour ainsi dire, à l’extérieur du « paradigme » s’est plutôt transformée en une propension à élargir ou à intégrer celui-ci, sans pour autant renoncer à ouvrir des perspectives de recherche qui ont modifié de façon absolument considérable les scénarios scientifiques précédents.

Même si c’est dans le cadre de ces généralités, je me réfère par exemple aux développements récents sur le mode « évo-dévo » pour demeurer dans le tracé de certaines lignes programmatiques de Waddington. Tracé que, de son propre aveu, Waddington lui même avait dessiné à la lumière de sa propre métaphysique de référence — elle-même clairement « incommensurable » par rapport au mouvement évolutionniste « étroit », et peut-être encore plus « incommensurable » par rapport à celui des architectes de la Synthèse (qui de toute façon n’empêcheront pas la pleine participation de ceux-ci dans le projet commun et interdisciplinaire, même limité à la recherche sur les mécanismes de cette évolution biologique que fut le néo-darwinisme). Comme Waddington l’avait suggéré,

le futur de la théorie évolutionniste consisterait dans la formulation de moyens aptes à intégrer génétique de population et génétique de développement. Actuellement, de tels programmes sont en train de créer cette intégration (Raff, 1996 ; Wagner et al., 1997), qui n’est autre chose que ce que Waddington a appelé « biologie diachronique », une intégration de génétique, d’évolution et de développement dans un tissu sans solution de continuité.

Gilbert 2000, p. 735

D’après Delisle, l’historiographie de la biologie du xxe siècle fournirait des représentations très partielles de la réalité historique, suivant de façon servile cette imposition qui, à partir de L’origine des espèces a mené « à la conception évolutionniste du monde une crédibilité nouvelle en plus d’instituer, dan sa foulée, une impulsion renouvelée pour ce genre d’études » (Delisle, 2009, p. 9), si bien que le darwinisme a influencé « le programme de recherche transformiste en privilégiant une compréhension étiologique de l’évolution biologique » (ibidem) et en perdant de vue le pluralisme à la source du néo-darwinisme.

Maintenant, pour conclure, comme l’écrit Morange, Waddington

n’est pas un lamarckien […] mais il souligne le rôle de l’organisme dans son adaptation à l’environnement. Non seulement parce que l’organisme est capable d’adapter physiologiquement son fonctionnement et son comportement à cet environnement — donc, à rendre minimale l’action de la sélection naturelle —, mais aussi parce qu’il est capable de modifier l’environnement auquel il s’adapte — anticipation de la notion de construction de niche. En effet, Waddington regrettait que l’écologie ne connût pas un plus ample développement. Il pensait que la génétique de population avait exagéré le rôle du hasard dans l’évolution (Waddington, 1962a, 87). La complexité des régulations du contrôle cybernétique des systèmes vivants a rendu leur comportement et leur évolution « quasi-téléologiques ».

Toutes les considérations précédentes amenèrent Waddington à croire dans l’existence du progrès […]. Quoi qu’il reconnût que l’adaptation est toujours locale, il était convaincu qu’un critère objectif de progrès était l’indépendance progressive des organismes par rapport à leur environnement, leur capacité d’être moins à la merci de celui-ci. Waddington insista sur le rôle de la culture humaine, forme d’héritage lamarckien. Sans développer une théorie évolutionniste de l’éthique, il situa néanmoins l’éthique dans le contexte de l’évolution humaine. Bien qu’il admît que les facultés humaines fussent peut-être limitées, il considéra que les facultés que nous possédons pour interagir avec notre environnement, et qui constituent la base de la science, ont probablement un degré d’efficacité considérable.

Morange, 2009, p. 97

Que de points de contact entre cette métaphysique et celles de Huxley, Dobzhansky, Rensch ! Le progrès, la direction de l’évolution, l’éthique, le rôle de l’homme… L’argument est le suivant : la métaphysique de Waddington semblerait avoir constitué le fonds effectif d’un réel projet de recherche empirique et scientifique qui s’est concrétisé et intégré au noyau de la théorie de l’évolution, noyau par rapport auquel les métaphysiques des architectes de la Synthèse semblent en revanche être restées extérieures et presque incapables d’interagir en en constituant le véritable fonds euristique, car, comme l’affirme Delisle, il aurait représenté pour eux « un lieu de rencontre » où puiser des mécanismes évolutifs afin de les insérer dans leurs propres cadres épistémologico-métaphysiques. Waddington est une personnalité extrêmement complexe. On pourrait le voir comme une figure « de crête ». Le pied risque toujours de glisser de part ou d’autre. Lamarckien ? Non… Mais darwinien ? Oui… Mais néo-darwinien ? Non… Mais post-néo-darwinien ? Oui. C’est lui-même qui a frappé cette expression pour se placer en même temps, si je puis dire, à l’intérieur et à l’extérieur. À l’intérieur et à l’extérieur de quoi ? D’un paradigme immature et incomplet, au sens de Kuhn ?

Dans la phase actuelle, amplement révisionniste, de la biologie évolutionniste du xxe siècle, il est, dans une certaine mesure, inévitable et opportun, de réécrire l’histoire de la Synthèse, mais, comme l’écrit Gayon :

Le darwinisme a toujours été une théorie en crise. Peut-être n’y aura-t-il jamais de crise définitive. C’est ce qui le rend une tradition de recherche plutôt qu’un paradigme kuhnien. Les paradigmes kuhniens meurent, les traditions demeurent et se transmettent dans le mouvement de leur intégration dans de nouveaux patchworks, indéfiniment.

Gayon, 1995, p. 10