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Vieille d’un siècle et demi, l’histoire des orphelinats québécois s’achève à l’aube des années soixante-dix. Son dernier chapitre s’écrit dans la décennie qui précède, marquée par l’élan progressiste de la Révolution tranquille. La disparition des orphelinats au profit de structures modernes d’aide à l’enfance participe donc d’un processus tardif et bref, épilogue du débat sur le placement institutionnel. Le recours traditionnel à l’internat comme norme d’assistance a généré un riche réseau d’institutions que le gouvernement utilisera, telle une matière première modulable, en fonction des besoins de chaque région. Les anciens orphelinats se fondent dans cette rationalisation des ressources institutionnelles.

Vieille d’un siècle et demi[2], l’histoire des orphelinats québécois s’achève à l’aube des années soixante-dix. Son dernier chapitre s’écrit dans la décennie qui précède, une période de profondes mutations sociales, marquée par l’élan progressiste de la Révolution tranquille. Une évolution s’amorce dès avril 1957, avec l’élargissement des attributions du ministère du Bien-être social et de la Jeunesse aux ressources institutionnelles d’assistance à l’enfance (Foucault, 1984)[3]. Jusqu’alors, même si cette administration existe depuis 1944, les orphelinats, les placements, les crèches et les adoptions relèvent de la juridiction du ministère de la Santé. Toutefois, c’est la création d’un service de l’enseignement au ministère du Bien-être social, le 1er avril 1959, qui inaugure véritablement une ère de transformations majeures pour les orphelinats. Ces derniers forment en effet une oeuvre mixte, à la fois charitable et enseignante : un orphelinat est un établissement confessionnel privé, recueillant et éduquant des enfants en situation familiale malheureuse. Cette dualité fonctionnelle – recueillir et éduquer – explique que les orphelinats soient tout aussi sensibles à la refonte du système éducatif qu’à la réforme des services sociaux. L’adoption de la Loi sur les services de santé et les services sociaux le 24 décembre 1971 vient d’ailleurs couronner leur transmutation.

Ainsi, la disparition des orphelinats au profit de structures modernes d’aide à l’enfance participe d’un processus tardif et bref. Ces deux traits s’expliquent par la prépondérance des congrégations dans l’organisation sociosanitaire du Québec. Jusqu’à la Loi sur l’assistance publique du 18 mars 1921, la prise en charge de l’enfance nécessiteuse relève entièrement de l’initiative privée, religieuse pour l’essentiel. Le nouveau dispositif législatif organise l’intervention du gouvernement provincial en lui permettant de subventionner les établissements charitables. S’il consacre le caractère institutionnel de l’assistance, le texte déclenche dans le même temps le mouvement qui conduira à la désinstitutionnalisation des enfants. En faisant de l’État le principal bailleur de fonds des orphelinats, cette loi remet leur destin entre les mains du pouvoir politique, dont certaines composantes oeuvrent à moderniser les méthodes d’éducation. En outre, la participation financière du gouvernement motive son intérêt croissant pour le domaine social, quoique son implication soit longtemps tempérée par une « domination clérico-petite-bourgeoise » (Lesemann, 1981, p. 80) qui prône une intervention limitée de l’État. Les tentatives législatives destinées à désengorger les institutions, comme la Loi sur l’adoption du 15 mars 1924 ou la Loi d’assistance aux mères nécessiteuses du 14 avril 1937, demeurent par conséquent peu efficaces. Dès lors, l’évolution de la protection des mineurs résultera d’un rapport de force entre les défenseurs et les adversaires du placement institutionnel. Les commissions Montpetit (1933) et Garneau (1944) soulignent les faiblesses de l’internat éducatif, mais les mesures proposées ménagent les relations entre l’Église et l’État (Malouin, 1996). L’encouragement des agences sociales diocésaines, centralisant les mécanismes d’aide aux familles (allocations) et à l’enfance (placements), symbolise cette politique de concessions[4]. Le débat sur le placement se renforce dans la seconde la moitié du siècle, alimenté par l’essor des sciences sociales. Les communautés religieuses acceptent une réorganisation interne des institutions afin de leur conférer une atmosphère plus familiale. Cependant, la politique conservatrice de Maurice Duplessis, proche du milieu clérical, atténue grandement la portée des thèses nouvelles. Les autorités publiques n’ignorent pourtant pas les effets négatifs d’un système entièrement basé sur l’internement. En 1954, le gouvernement fonde un comité interdépartemental sur l’enfance, notamment « pour étudier le problème des orphelinats »[5]. À la même époque, les acteurs de l’assistance acceptent peu à peu le principe du placement familial. C’est la Révolution tranquille qui apporte un changement de rythme, en accélérant le mouvement d’étatisation et de sécularisation de l’éducation, de la santé et des services sociaux. Le transfert de majorité politique en 1966 n’altère pas le processus de rénovation sociale : les gouvernements de Daniel Johnson et Jean-Jacques Bertrand poursuivent les réformes entreprises par Jean Lesage. Entraînées par cette modernisation de la société québécoise sur le modèle de l’État-providence, les ressources institutionnelles se transforment rapidement.

Le recours traditionnel à l’internat comme norme d’assistance a généré un riche réseau d’institutions que le gouvernement provincial utilise, telle une matière première modulable en fonction des besoins de chaque région. Cette planification s’inscrit dans un cadre plus général, en lien étroit avec la réorganisation des administrations ministérielles. Les nouvelles structures doivent faire partie d’un tout cohérent. La méthode consiste à diminuer le nombre d’enfants dans les institutions afin de spécialiser davantage ces dernières. Devenues des lieux de traitement temporaires, et non des lieux de vie, leur but premier tend à la réintégration du jeune dans son milieu. Cette conception de l’assistance suppose l’immixtion de l’État dans les oeuvres privées. Si les subventions versées depuis 1921 légitiment le voeu d’améliorer les ressources institutionnelles, elles ne dispensent pas des concertations avec le monde religieux qui gère ces établissements. Le dialogue sera favorisé par les circonstances : aux prises avec une diminution du recrutement, les communautés rencontrent de plus en plus de difficultés à diriger les orphelinats. Notre objectif est d’analyser l’évolution des institutions charitables à partir des fonds d’archives de leur ministère de tutelle, conservés aux Archives nationales à Québec. Les nombreux recensements d’établissements effectués par le gouvernement provincial donnent une image précise mais austère du sujet. Une lecture parallèle de la correspondance administrative permet d’animer ces données chiffrées en dévoilant les intentions gouvernementales. La présente recherche entend ainsi retracer les derniers temps des orphelinats dans une perspective étatique, l’État québécois étant l’organisateur de la transition entre deux systèmes de protection de l’enfance, l’un traditionnel, l’autre moderne. Les archives privées n’ont pas été dépouillées, mais le point de vue des acteurs concernés demeure perceptible grâce aux mémoires adressés aux ministères lors des réformes. S’il est impossible de retracer ici en détail l’histoire de chaque établissement, il convient néanmoins de proposer une synthèse à partir de quelques exemples concrets d’institutions. Cette approche macro-institutionnelle vise à construire un pont entre la science du droit et la science de l’éducation. La métamorphose des orphelinats procède d’une rationalisation progressive des services sociaux où la mutation de quelques-uns en structures modernes d’aide à l’enfance (deuxième partie du texte) s’affirme par la disparition de l’immense majorité d’entre eux (première partie).

La disparition des orphelinats

Le gouvernement prend conscience de la nécessité d’une réorganisation institutionnelle dès la fin des années cinquante[6]. Le ministère du Bien-être social, qui étend sa compétence aux orphelinats en avril 1957, orchestre deux ans après une première série de mutations. À la même période, le nouveau service de l’enseignement décide d’établir tous les ans un « relevé statistique destiné à faire le point sur le secteur des écoles et institutions qui ressortissent au ministère du Bien-être social »[7]. Une de ses premières recommandations dépasse le cadre normal de ses attributions et concerne la dénomination des institutions[8]. Le service suggère une révision complète des appellations des institutions d’assistance publique : sur les soixante-seize établissements que compte cette catégorie en 1960, il relève plus d’une vingtaine de désignations différentes[9]. Cette remarque traduit la volonté de rationalisation qui anime tous les acteurs ministériels. En instaurant des intermédiaires pour réguler l’admission des enfants, le gouvernement aspire à la simplification du secteur institutionnel. Par la suite, les orphelinats disparaissent avec l’essor du placement en foyers nourriciers et l’intégration scolaire des orphelins.

La simplification des institutions (1959-1963)

Le ministère entreprend ses premières réformes dans un domaine qui lui est familier : celui des structures à vocation correctionnelle. Plusieurs travaux législatifs (lois ou projets de loi) éclairent la matière, dont la récente Loi sur les écoles de protection de la jeunesse de 1950 (Joyal, 2000)[10]. L’administration préconise que trois écoles de protection, dirigées par les Soeurs de la Charité, deviennent des institutions d’assistance publique. L’École Notre-Dame-de-Liesse à Montréal, l’Orphelinat d’Youville à Giffard et l’Institut Saint-Joseph-de-la-Délivrance à Lévis, forment de vastes institutions qui comportent à la fois un orphelinat et une école de protection. Cette dernière appellation regroupe, depuis la législation de 1950, les écoles de réforme et d’industrie ; en l’occurrence, elle renvoie ici à d’anciennes écoles d’industrie. Or, les statuts des orphelinats et des écoles d’industrie diffèrent relativement peu : les deux institutions s’adressent à l’enfance « en danger », ce terme vague ayant seulement une confirmation judiciaire pour les écoles d’industrie. Dans ces trois établissements, seul un tiers des enfants proviennent des dispositions de la Loi des écoles de protection en 1957. Comme « ces écoles jouent actuellement le rôle d’institutions d’assistance publique », il s’agit de les adapter à leur réalité fonctionnelle, c’est-à-dire à la catégorie d’enfants qu’elles accueillent majoritairement[11]. Les trois écoles de protection seront converties en institutions d’assistance publique, et reconnues comme telles, le 1er septembre 1959[12]. Cette décision permet d’éviter les structures à double vocation et d’harmoniser les procédures administratives. En transformant ces écoles, le ministère prétend certes leur enlever « le caractère péjoratif que peut leur apporter la dénomination d’école de protection », mais il espère surtout « effectuer un contrôle plus sévère des admissions »[13]. En effet, les entrées échappent à sa compétence lorsqu’elles s’effectuent sur la base de la Loi des écoles de protection, où il se contente de suivre les décisions de la cour de Bien-être. L’objectif n’est pas de fermer ce type d’écoles, mais de redistribuer les ressources institutionnelles pour simplifier les procédures de contrôle.

Ces conversions ponctuelles inaugurent un processus plus ambitieux d’adaptation des institutions aux besoins de la société québécoise. Le sous-ministre imagine ainsi les changements inverses. Il préconise que l’Institut Saint-Jean-Bosco, un orphelinat situé à Québec et reconnu d’assistance publique, devienne une école de protection, car près de la moitié de sa population est admise sous le régime de la Loi des écoles de protection. Cette recommandation restera au stade du projet. Par ailleurs, un premier mouvement vers la spécialisation des institutions perce à travers les propos ministériels qui prévoient la transformation de l’Orphelinat d’Huberdeau et de l’Institut Doréa de Franklin-Centre, deux écoles de protection, en institutions pour inadaptés mentaux éducables. À Huberdeau, plus d’une centaine d’enfants sur deux-cent quatre-vingt-deux appartiennent déjà à cette catégorie. « Les enfants normaux pourraient être transférés dans certaines institutions de la région de Montréal, soit à [l’Orphelinat] Saint-Arsène, soit à l’Institut Dominique Savio ou au Foyer Mariebourg. »[14] Le ministère revendique clairement sa volonté de rationaliser le secteur institutionnel, accélérant ainsi la disparition des orphelinats dont les contours sont les plus flous.

Certains orphelinats font partie d’ensembles institutionnels plus larges, qui hébergent – « sous le même toit » précise une note ministérielle[15] – des personnes âgées, des malades et des enfants. Est parfois employée l’expression d’« hospice-orphelinat » pour évoquer ces structures ; l’orphelinat n’y est qu’une oeuvre parmi d’autres. En grande majorité, il s’agit d’établissements dirigés par les Soeurs de la Providence ou les Soeurs de la Charité de Montréal. Ces institutions polyvalentes répondent aux besoins multiformes de régions généralement éloignées des centres urbains. Ainsi regroupent-elles quelques enfants dont certains relèvent du régime de l’assistance publique. Cependant, « le nombre d’enfants assistés est très faible comparativement au nombre total des lits »[16], soit une vingtaine d’enfants sur une centaine de personnes hospitalisées. La plupart des petits orphelinats fonctionnant au sein des « providences » des soeurs de Montréal, cessent leurs activités avant 1960[17]. Les hospices des Soeurs grises connaissent le même phénomène : leurs orphelinats périclitent discrètement, sans qu’il soit toujours possible de donner une date précise à cette fermeture. Toutes ces institutions se consacrent très tôt aux soins des personnes âgées, utilisant les locaux de l’orphelinat pour leur hébergement. Quelques hospices maintiennent néanmoins un rôle à l’égard de l’enfance assistée. Le ministère mentionne les exemples de la Providence du Sacré-Coeur à Saint-André-Avellin, de l’Hospice d’Youville à Saint-Benoît, de l’Hospice Saint-Jérôme à Saint-Jérôme, de l’Hospice Saint-André à Saint-André-de-Kamouraska, de l’Hôpital Saint-Jean-Eudes au Havre-Saint-Pierre[18]. Ces institutions multiformes ne correspondent pas à l’effort de rationalisation que soutient le ministère du Bien-être[19]. Bien souvent, en l’absence d’un service social régulièrement organisé, les enfants sont placés directement par les parents, sans aucune vérification. L’administration réclame que les demandes soient faites par l’agence du lieu où résident les parents, qui gèrera ensuite l’allocation des aides (paiement de l’institution avec les parts parentale et gouvernementale). Faire passer l’admission des enfants par un service de placement, la médiatiser, permet d’intégrer l’établissement concerné au réseau des services sociaux, sous le contrôle du ministère. À terme, cette assimilation entraîne la disparition des orphelinats hospitaliers, convertis en simples hospices. Ce phénomène relève de l’évolution des structures hospitalières. Au 20e siècle, les hôpitaux prennent une tournure moderne, médicale, dans laquelle les enfants n’ont plus leur place qu’en tant que malades. Les orphelinats des Hôtels-Dieu urbains disparaissent dans le premier tiers du siècle (1900 à Montréal, 1926 à Chicoutimi, 1929 à Québec). En outre, les rapports d’activités des hôpitaux généraux, rédigés après la Seconde Guerre mondiale, ne mentionnent aucun orphelinat[20]. La Révolution tranquille parachèvera l’évolution de l’hôpital québécois[21].

D’autres orphelinats, reconnus d’assistance publique, reçoivent en grand nombre des « cas spéciaux », plus tard appelés « cas privés » : des enfants dont les parents s’acquittent d’une pension. Le ministère cite notamment, l’Hospice Sainte-Anne à Mont-Laurier, le Foyer Saint-Joseph à Escourt, la Maison Notre-Dame-des-Champs à Sully, la Ville-Joie du Sacré-Coeur à La Tuque, ainsi que les orphelinats Notre-Dame et Saint-Michel à Rouyn. Là encore, dans ces localités éloignées des agglomérations, les enfants sont le plus souvent amenés directement par les parents, sans l’intervention d’une agence sociale. Le ministère entend corriger cette situation en confiant aussi les demandes à titre spécial aux agences[22]. Ces mesures génèrent bientôt des problèmes de trésorerie pour les institutions, obligeant les communautés à accepter de « vrais » pensionnaires[23]. Les nouvelles populations versent une pension, plus élevée et plus stable que le per diem gouvernemental. À terme, cette orientation entraîne la disparition de ces orphelinats, convertis en simples pensionnats. Mais le gouvernement préfère la réorganisation des ressources sociales à leur suppression. Il propose donc un meilleur soutien financier pour faire évoluer les orphelinats vers davantage de spécialisation : « Nous avons abordé la question des classes spéciales pour arriérés mentaux [ou] pédagogiques. Les religieuses n’ont pas d’objection, […] cependant il leur faudrait un personnel beaucoup plus qualifié. »[24] Cette pénurie de qualification modère pour un temps les ambitions ministérielles, mais l’arrivée prochaine de travailleurs sociaux, sortis des nouveaux programmes universitaires en service social, permettra l’application de cette idée.

Ces premières démarches s’accompagnent, en septembre 1960, de la création d’un comité pour étudier et traiter les demandes de constructions, agrandissements et réfections des institutions de bien-être (notamment les orphelinats). « Ceci éliminerait des critiques ou des désappointements tout en établissant un système uniforme qui s’en tiendrait à des normes acceptées d’avance et connues de tous. »[25] Ce travail d’uniformisation administrative présuppose une concertation avec les acteurs du secteur social. S’ouvre alors une période d’échanges avec les communautés religieuses. En 1960, le service de l’enseignement entame une série de réunions concernant les aspects pédagogiques[26]. D’autres services procèdent aussi à des rencontres. Les séances portent très rapidement sur les questions financières : coût de la scolarité en orphelinats[27] et financement des institutions[28]. Les autorités publiques évoquent la refonte de la Loi de l’assistance publique, mal adaptée aux nouvelles techniques d’intervention sociale puisqu’organisée en vue de l’hospitalisation des indigents. En 1963, le ministère de la Famille et du Bien-être social, qui remplace le ministère du Bien-être depuis le 1er avril 1961, prend réellement conscience de l’inanité du système. « Les théories modernes concernant la réhabilitation et la réadaptation de l’enfance malheureuse se révèlent de plus en plus dispendieuses pour notre ministère. »[29] Dès janvier 1963, le gouvernement suspend « pour une période indéfinie, l’émission de permis aux nouveaux établissements pour cas d’assistance publique, afin de procéder à un inventaire complet des établissements en opération, ainsi qu’à une révision de ses politiques à leur endroit »[30]. La rationalisation présente deux aspects : une réflexion juridique sur les normes de financement et de sécurité des institutions ; une dimension géographique sur la répartition de ces institutions sur le territoire de la province. À la même époque, le ministère songe plus largement à créer un comité interministériel sur l’enfance exceptionnelle pour proposer une vue d’ensemble sur la question[31]. L’évolution des orphelinats s’accélère en 1963, coïncidant avec la baisse du nombre d’institutions reconnues d’assistance publique.

La diminution des orphelinats (1963-1966)

Les statistiques montrent la progression du placement en familles d’accueil au cours de la décennie[32]. En 1960, il y a deux fois plus de placements institutionnels que de placements familiaux, alors qu’en 1971, il y a deux fois plus d’enfants placés en foyers nourriciers qu’en institutions (garderies, orphelinats, crèches, pouponnières, institutions spécialisées, centres de rééducation, pensionnats). On assiste donc à un renversement total de situation en l’espace de dix ans. Les courbes statistiques représentant les deux modes de placement se croisent en 1962 : désormais, le foyer nourricier l’emporte sur l’institution. Cet engouement pour le placement familial engendre la fermeture progressive des orphelinats. Les données annuellement collectées par le service de l’enseignement montrent une corrélation évidente : le déclin institutionnel est très net dès 1962. Le Québec compte soixante-seize institutions reconnues d’assistance publique en 1960, en grande majorité des orphelinats[33], éduquant plus de dix mille enfants. Il n’en reste que trente-six en 1966, qui hébergent un peu plus de quatre mille enfants scolarisés. Dans le même temps, les autres structures présentent davantage de stabilité, avec une quinzaine d’écoles de protection et une dizaine d’institutions pour inadaptés mentaux éducables. Toutefois, les premières subissent une diminution d’un quart de leur population[34], tandis que les secondes voient la leur augmenter d’un tiers. Le nombre d’écoles spéciales est quant à lui multiplié par deux (passant de six à douze), entrainant un doublement des populations concernées. En développant sa politique de placement familial, le ministère favorise « la transformation de grands orphelinats en institutions plus restreintes et forcément spécialisées »[35].

Tableau 1

Évolution des ressources institutionnelles entre 1959 et 1966*

Évolution des ressources institutionnelles entre 1959 et 1966*

* Ce tableau couvre une période de huit années scolaires, de la création du service de l’enseignement en 1959 au changement d’appellations des institutions en 1967. Pour chaque année académique, apparaissent le nombre d’établissements et le nombre d’enfants scolarisés par catégorie d’institutions. À partir de 1964, outre les cas d’assistance publique, le service recense également les « cas privés » (correspondant aux données entre parenthèses), c’est-à-dire des enfants reçus en dehors du dispositif de l’assistance publique et dont les parents paient une pension. L’analyse de ce tableau ne doit pas tenir compte des dix institutions d’assistance publique qui disparaissent entre la première et la deuxième année académique. Il s’agit d’une diminution artificielle, le service de l’enseignement ayant décidé de ne pas comptabiliser les institutions qui ne gardent pas d’enfants d’âge scolaire, telles que les crèches. « La présence, dans notre liste, de ces maisons qui ne dispensent pas d’enseignement nous semble de nature à fausser les statistiques. » (Ibid., Rapport statistique pour l’année académique 1960-1961). Cette omission n’affecte d’ailleurs pas, d’une année à l’autre, le nombre d’élèves. La poursuite de l’analyse statistique n’est pas possible après 1967, en raison de la création de nouvelles catégories d’institutions.

Source : BAnQ-Q, E8, 1960-01-580/192, BSM, SE, Rapport statistique par année scolaire.

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Parallèlement, le gouvernement provincial agit sur le volet éducatif des orphelinats. La contestation du placement institutionnel contient une critique sévère de la qualité de l’enseignement dans ces structures. Malgré les arguments des défenseurs de l’internat qui affirment que les orphelinats suivent les programmes officiels du Conseil de l’instruction publique (Saint-Pierre, 1932 et 1945 ; Bourgeois, 1947), la valeur réelle de cet enseignement, toujours difficile à évaluer, se heurte aux données statistiques. Un rapport du comité interdépartemental sur l’enfance, remis en janvier 1957, concernant les difficultés scolaires en institutions, montre que la proportion de retardés pédagogiques est plus forte dans les orphelinats que dans les écoles régulières[36]. À sa création, le service de l’enseignement fait le même constat mais ne s’en formalise pas, « puisqu’il s’agit d’institutions qui, par définition, reçoivent des enfants affligés de multiples handicaps ». Il insiste davantage sur le manque de qualification des enseignants : « chacune de nos classes devrait avoir à sa tête un professeur qualifié, possédant un diplôme d’école normale et même, dans bien des cas, des certificats de spécialisation, notamment au niveau des classes auxiliaires »[37]. En conséquence, le ministère de la Famille et du Bien-être social opte pour la scolarisation des orphelins dans les écoles extérieures. Dès lors, son action devient « intimement liée à la réorganisation générale de l’éducation dans la province »[38]. Sur la base des recommandations de la commission royale d’enquête sur l’enseignement, constituée le 24 avril 1961 et présidée par Mgr Alphonse-Marie Parent, le Québec met en oeuvre une politique moderne et réformiste en matière d’éducation. Cette révision structurelle majeure se traduit par une sécularisation du système scolaire avec, en point d’orgue, la création en 1964 du ministère de l’Éducation. Au printemps 1961, deux lois viennent faciliter l’accès à l’éducation, notamment en prévoyant un soutien financier aux familles : la Loi des allocations scolaires du 25 mai et la Loi sur la gratuité de l’enseignement du 10 juin. Un an après, le gouvernement repense la structure administrative de l’éducation avec la Loi sur les commissions scolaires régionales du 11 juillet 1962. Ces textes permettent d’intégrer les orphelinats aux nouvelles commissions. De telles mesures tendent à extraire des institutions les enfants qui y sont en raison de l’indigence parentale. Une étude sur le per diem, réalisée en novembre 1963, établit une partition entre les frais d’hôtellerie et les frais de scolarité[39]. Plusieurs directives sont adressées aux écoles de protection et aux orphelinats, surtout pour préciser les implications financières de l’intégration scolaire des orphelins, car « la prise en charge des frais de scolarité par la commission scolaire affecte évidemment les budgets » des institutions[40]. Le ministère rappelle systématiquement les avantages d’une association entre les orphelinats et les commissions scolaires régionales. Il vante les bienfaits de l’éducation publique, par opposition à l’éducation cloîtrée : « le rôle traditionnel de nos orphelinats nous semble définitivement, mais graduellement, écarté de nos structures institutionnelles ; l’éducation publique offre trop d’avantages aux élèves de son secteur pour que dans les institutions du ministère de la Famille on puisse plus longuement ignorer la réorganisation scolaire régionale »[41]. La scolarisation des orphelins dans les écoles régulières, avec les autres enfants[42], devient le moteur du redéploiement institutionnel. En amenuisant le rôle éducatif des orphelinats, le ministère souligne leur rôle médico-social : l’administration peut désormais affiner ses analyses[43] et entrevoir une spécialisation des institutions[44]. « L’ensemble des enfants […] fera l’objet d’une scolarisation par le truchement des commissions scolaires régionales et locales, tout en recevant une éducation de cadre en milieu institutionnel. »[45]

En 1965, une étude de Caritas-Canada propose une synthèse de l’« évolution accélérée » de l’internat[46]. L’organisme, formé de laïques et de religieux, coordonne plusieurs oeuvres de bienfaisance depuis 1953 ; c’est un interlocuteur privilégié du gouvernement provincial. Le rapport redit la prédominance de l’internat jusqu’en 1962, puis signale le développement rapide des nouvelles techniques d’assistance, mieux adaptées aux problèmes de l’enfant, dont il résulte une « désaffectation radicale et excessive vis-à-vis du placement institutionnel ». Les circonstances commandent que les établissements repensent et réorientent leur action. Caritas-Canada allègue une « période de rajustement » du domaine institutionnel, qui nécessite de redéfinir le statut de l’internat au sein des autres ressources de service social. Après avoir insisté sur la position fondamentale de la famille, et nuancé le recours systématique au placement familial (qui présente lui aussi son lot d’incertitudes), l’étude définit le nouveau rôle de l’institution : « L’institution est un établissement spécialisé au sein de l’ensemble des services d’assistance, réservé aux seuls enfants qui sauront pleinement profiter de ces structures et qui ne pourraient pas être mieux secourus par d’autres services. L’institution est un milieu de traitement et, de ce fait, le séjour institutionnel est, par essence, transitoire. […] L’institution est d’abord et avant tout orientée vers la réintégration de l’enfant à son milieu normal. » Il s’agit de considérer l’internat sous un angle inédit, débarrassé de ses caractéristiques traditionnelles et adapté aux besoins de la société québécoise[47].

En novembre 1964, le service de l’enseignement estime que les orphelinats « présentent une situation de faits qu’il faudra changer graduellement sur une longue période de temps »[48] ; l’histoire révèle que la mutation s’opère au final sur une courte période. En mars 1965, le ministère de la Famille et du Bien-être social crée une direction générale des services de bien-être à l’enfance et à la jeunesse, « responsable au niveau gouvernemental du problème de l’enfance et de la jeunesse dans son ensemble »[49]. Cet organe ministériel va oeuvrer à la rationalisation des ressources institutionnelles.

La mutation des orphelinats

Un rapport du 7 février 1966, intitulé Politique à l’égard de l’enfance exceptionnelle, présentant « la formulation la plus équilibrée qui ait été faite au ministère jusqu’à maintenant »[50], fonde toute la politique institutionnelle du gouvernement provincial sur le principe suivant : « Le milieu naturel de l’enfant, le plus propice à son développement intégral et à son épanouissement, c’est sa famille. […] La première tâche de l’État, en matière d’enfance exceptionnelle, est de favoriser la stabilité de la famille et de mettre à sa disposition les ressources économiques, médicales, professionnelles, scolaires, récréatives qui lui permettront de jouer pleinement son rôle et d’assurer l’éducation des enfants. » Suivant les recommandations du comité d’étude sur l’assistance publique (commission Boucher) créé en 1961, le Québec renouvelle son appareil législatif relatif aux revenus sociaux durant la deuxième moitié de la décennie (Anctil et Bluteau, 1986). Le programme des allocations familiales (loi du 26 avril 1967) vient s’ajouter à celui des allocations scolaires, et la Loi de l’aide sociale du 12 décembre 1969 refonde totalement le système des prestations sociales (Joyal, 1999). En améliorant la condition économique des familles, l’État-providence supprime la principale cause d’admission dans les orphelinats. En outre, l’aide pécuniaire aux familles revient moins chère au gouvernement que le système du per diem alloué aux établissements. Il s’agit de « réduire le nombre d’enfants dans les institutions de façon assez radicale, afin de pouvoir réorganiser les institutions selon les exigences d’une conception nouvelle »[51]. L’instauration d’une politique moderne en matière de services sociaux dépend tout entière de l’évolution des institutions[52]. La rationalisation des ressources s’accélère encore entre 1966 et 1971. Le ministère préconise la conversion des anciens orphelinats sur le modèle de l’institution-transition, donnant ainsi naissance à de nouvelles institutions de protection sociale.

La conversion des anciens orphelinats (1966)

La nouvelle conception assistantielle place la cellule familiale, naturelle ou substitut, au coeur de l’organisation médico-sociale. L’institution apparaît alors comme un recours exceptionnel ou une solution par défaut. Pourtant, cette ressource conserve une place importante, quoique moins emblématique que par le passé : « Nos institutions doivent se conditionner et se préparer à jouer un rôle nouveau, celui de ’tampon’, de maison de transition, […] ou de centre de traitement intensif qui permette à l’enfant de retourner chez lui ou qui prépare l’enfant et le foyer substitut à leur nouvelle relation. »[53] Le ministère va alors élaborer les principes de l’institution-transition. Ce « nouveau genre d’institution »[54] poursuit deux missions distinctes. La première, parfois appelée « dépannage », comprend la réception et l’observation des enfants. La structure accueille les jeunes « dans une atmosphère propre à adoucir le déracinement », puis elle établit un diagnostic pour décider de leur reclassement (« préparation à une nouvelle orientation ») : retour dans leur famille, placement en foyer substitut, placement long en institution, placement court en institution. Cette dernière possibilité correspond à la seconde mission de l’institution-transition, qui propose un traitement intensif, une rééducation à court terme (« de quelques mois à un an tout au plus »). Les autorités vont jusqu’à théoriser l’emplacement de cette nouvelle ressource, qui doit se situer à proximité d'établissements scolaires, cliniques, médicaux, et « dans l’orbite d’un service social, puisqu’elle est une ressource à la disposition du service social ». L’objectif recherché est l’intégration communautaire de l’établissement pour permettre la réintégration sociale de l’enfant[55].

L’institution-transition représente à la fois une rupture et une continuité avec l’orphelinat. La souplesse de son fonctionnement diffère de la rigidité de l’orphelinat. La nouvelle institution ne dispense pas d’instruction scolaire, mais « il s’y donne, lorsque cela s’avère nécessaire, des cours de rattrapage ou encore de l’enseignement individualisé lorsqu’un jeune est inacceptable à l’école à cause de ses problèmes personnels ou de son comportement »[56]. Les repas sont pris dans le cadre de petits groupes mixtes, plutôt que dans d’immenses réfectoires séparant les filles et les garçons. Concernant la taille des groupes, les auteurs tablent sur une quinzaine d’enfants, marquant ainsi encore une fois la différence avec les grandes institutions d’antan. Toutefois, l’institution-transition présente des similitudes indéniables avec les orphelinats quant aux motifs de placement : maladie ou hospitalisation d’un ou des parents, départ de la mère du foyer, conflits perpétuels entre les époux, séparation ou divorce des parents, etc.[57].

La critique des orphelinats se durcit au cours de l’année 1966. « Formule maintenant jugée périmée, […] les orphelinats, tels que nous les connaissons, sont dépassés et le mouvement de disparition est irréversible. »[58] Le ministère réprouve leur caractère « fourre-tout »[59] qui va à l’encontre de son principe de spécialisation. Toutefois, les orphelinats constituent « un réseau institutionnel très richement pourvu en nombre »[60], qui représente un capital investi considérable, non seulement par les congrégations religieuses mais aussi par le gouvernement lui-même. « Cette implantation d’institutions de transition pourra également se faire à partir d’institutions déjà existantes. »[61] Certes, les orphelinats nécessitent des modifications profondes pour être adaptés aux besoins réels de la société québécoise, mais l’opération qui consiste à leur donner de nouvelles affectations permet de réduire les coûts. « Il apparaît donc que nous pourrions collectivement faire un meilleur usage des ressources qui sont les nôtres avant d’en créer de nouvelles, de toutes pièces. »[62] Les orphelinats font l’objet d’analyses statistiques, visant à rationaliser leur emploi en fonction des besoins de chaque région[63]. La politique de planification suivra un double principe, de spécialisation (ratione materiae) et de régionalisation (ratione loci) des ressources.

Le ministère ne manque pas d’interlocuteurs (corporations privées, communautés religieuses, autorités diocésaines…), mais il reste le seul dialoguiste, posant des questions claires et apportant des réponses qui ne le sont pas moins : « Que ferons-nous des institutions existantes ? Les transformer, les adapter à ces nouvelles conceptions si leurs structures et leur implantation géographique le permettent. Sinon, voir à les utiliser à d’autres fins… ou les oublier. »[64] Néanmoins, il a conscience de son ingérence dans le secteur privé et prône la concertation avec les différents intervenants sociaux pour désamorcer d’éventuels conflits[65]. Même si le gouvernement revendique un droit d’intervention fondé sur son poids financier dans l’histoire des orphelinats[66], chaque projet doit résulter d’une collaboration entre l’institution, le service social et le ministère.

L’administration poursuit son objectif de rationaliser les ressources en encourageant certains orphelinats à s’orienter vers une fonction unique, soignante (foyer de personnes âgées) ou enseignante (pensionnat scolaire). Dans le cadre de cette recherche, plus intéressantes sont les conversions d’anciens orphelinats en institutions-transition ou en institutions spéciales. La plupart des projets concernent de futures institutions-transition, comme l’Institut Saint-Georges et l’Orphelinat de l’Immaculée à Chicoutimi[67], le Patronage Saint-Charles à Trois-Rivières (Ferreti, 2003), l’orphelinat de l’Hospice Saint-Joseph-de-la-Délivrance à Lévis, l’Orphelinat Sainte-Thérèse-de-l’Enfant-Jésus à Hull. Les démarches effectuées auprès des corporations ou communautés s’avèrent parfois laborieuses, surtout lorsqu’il est question du rachat des immeubles par le gouvernement[68]. D’autres orphelinats, en raison de leurs particularités, stimulent des projets plus complexes. Ainsi, l’Institut Saint-Jean-Bosco deviendrait-il une institution vouée à l’enseignement professionnel pour permettre la réintégration sociale d’adolescents en difficultés familiales ou scolaires.

La spécialisation des institutions règle tout à la fois le problème de la désuétude des orphelinats et celui du manque d’institutions spécifiques. Le ministère transforme alors les orphelinats en structures pour handicapés non éducables (la Ville-Joie du Rosaire de Cap-de-la-Madeleine servira d’ailleurs de projet-pilote[69]). L’Orphelinat d’Huberdeau, devenu un temps école de protection, est « très mal situé pour remplir sa fonction de rééducation, mais s’adapterait très bien comme garderie pour les handicapés non éducables sans famille »[70]. En contrepartie, le ministère envisage la conversion de l’Orphelinat Saint-Jean-Baptiste au Lac-Sergent en centre de rééducation. Le Collège Val-Estrie de Waterville deviendrait une institution spécialisée pour caractériels. L’éloignement géographique peut conduire les ministères à imaginer des institutions polyvalentes (institution-transition et garderie pour handicapés), comme à l’Orphelinat Notre-Dame de Rouyn.

La question de l’enfance exceptionnelle génère des études et des opérations interministérielles[71]. L’Orphelinat agricole Saint-Georges de Joliette, fondé et dirigé par les Clercs de Saint-Viateur depuis 1938, ferme ses portes en septembre 1965. Le gouvernement se rapproche des religieux en vue de l’achat des immeubles. Plusieurs ministères s’intéressent aux locaux : celui de la Santé a besoin d’un centre de psychiatrie infantile, d’un centre pour arriérés mentaux non éducables, et peut-être aussi d’un centre pour jeunes délinquants ; celui de la Famille et du Bien-être projette d’y établir une institution-transition ; celui de l’Éducation pense à une école pour enfants exceptionnels éducables qui ne peuvent demeurer chez eux ; éventuellement, celui du Travail songe à une école d’apprentissage pour ces mêmes enfants. « L’achat de cette propriété permettrait de développer un complexe où les trois [premiers] ministères pourraient collaborer pour le plus grand bien de tous ces groupes d’enfants à besoins particuliers. »[72] L’orphelinat sera finalement acheté par le ministère de la Santé en août 1966, afin d’annexer un centre de psychiatrie infantile à l’Hôpital Saint-Charles de Joliette. Il est probable que d’autres ministères sous-louent une partie des bâtiments pour des missions les concernant. Cette détermination à envisager les services sociaux de manière globale se retrouvera dans les travaux de la commission d’enquête sur la santé et le bien-être social, créée le 10 novembre 1966 et pilotée par Claude Castonguay (Gaumer, 2006).

À la fin de l’année 1966, le service de bien-être à l’enfance et à la jeunesse dresse une liste de vingt-deux orphelinats « dont la conversion est prévue et justifiée »[73]. La nomenclature étend l’implantation des institutions-transition, en confirmant les projets précédents et en y ajoutant : l’Orphelinat Sainte-Thérèse-de-l’Enfant-Jésus (devenu le Centre familial Thérèse Martin) à Saint-Jean-d’Iberville, l’Orphelinat (devenu Maison) du Sacré-Coeur à Rivière-du-Loup, la Maison Marie-Fitzback à Québec et le St. Patrick’s Orphenage à Montréal. Peu d’établissements sont à maintenir en l’état, à l’exception de l’Orphelinat Saint-Joseph à Saint-Damien et du Weredale House à Montréal. Ils nécessitent parfois une amélioration architecturale, comme l’Institut Saint-Joseph-de-la-Délivrance à Lévis ou l’Orphelinat de l’Immaculée à Chicoutimi. Beaucoup de conversions restent à déterminer, comme l’École Notre-Dame-de-Liesse à Montréal, ou à spécialiser davantage. Il s’agit d’adapter l’institution à une population et/ou à un territoire : l’Institut Dominique Savio à Montréal s’occuperait des garçons, l’Institut Mgr Courchesne à Rimouski desservirait la région gaspésienne, et la Maison Notre-Dame-des-Champs à Sully se spécialiserait pour les garçons du Bas-du-Fleuve. Tout le travail s’organise autour de cette idée de spécialisation des institutions, entrainant des modifications dans les projets initiaux. Afin de développer les institutions pour caractériels, le ministère prévoit la spécialisation de quatre orphelinats relativement récents, fondés dans la première moitié du 20e siècle : l’Institut Saint-Jean-Bosco à Québec, l’Institut Saint-Jean-Baptiste au Lac-Sergent, l’Institut Lamennais à Sainte-Germaine-du-Lac-Etchemin et le Collège Val-Estrie à Waterville. Ce sont d’anciens orphelinats agricoles, à l’exception du premier qui propose un apprentissage professionnel plus diversifié. Aussi, le gouvernement pense-t-il l’affecter aux « caractériels d’intelligence lente, avec programme d’initiation au travail ». L’administration organise aussi des institutions pour déficients mentaux en prévoyant la transformation de l’Hospice Saint-Joseph à Beauharnois, du Mont-Villeneuve à Saint-Ferdinand-d’Halifax, des Ville-Joie du Rosaire et Saint-Dominique à Trois-Rivières.

Le ministère dresse également la liste de douze orphelinats « dont la conversion est imprécise et improbable ». Il fonde cette première estimation sur un double critère : la population hébergée et l’environnement social. Lorsque le nombre de « cas privés » dépasse celui des « cas d’assistance publique », le ministère prône la transformation de l’orphelinat en simple pensionnat privé[74], comme pour l’Institut Sainte-Geneviève à Québec et la Maison Nazareth à Black-Lake. Une décision concernant l’Orphelinat catholique à Montréal sera prise « en regard de Notre-Dame-de-Liesse ». Les autres projets, qui accueillent en majorité des cas d’assistance publique, restent à préciser « selon les besoins du milieu ». De l’orphelinat de la Providence Saint-Vincent-de-Paul à Valleyfield, l’Orphelinat Saint-Joseph en Beauce, l’Orphelinat italien Saint-Joseph à Montréal, l’Orphelinat Saint-Sauveur à Québec et le Mont d’Youville à Giffard, seul ce dernier conservera un rôle envers l’enfance. Le gouvernement prévoit enfin la disparition d’un certain nombre d’orphelinats, comme ceux des hospices Lajemmerais à Varennes, Sainte-Anne à Mont-Laurier, Saint-Joseph à Escourt, Sainte-Croix à Marieville et de l’Orphelinat apostolique (devenu École Bellerive en 1964) à La Malbaie, qui se transforment en foyers pour personnes âgées.

La spécialisation des nouvelles institutions (1967-1971)

La spécialisation des orphelinats en fonction des besoins régionaux met fin au financement des établissements par le système du per diem. « Ces deux décisions sont étroitement liées : les institutions d’assistance publique se spécialiseront et le ministère leur fournira les moyens financiers nécessaires pour effectuer les transformations. »[75] Jusqu’en 1967, les institutions pour enfants sont rémunérées au moyen d’un prix de journée, octroyé en fonction du taux d’occupation des lits et variable suivant les catégories d’enfants (orphelins, délinquants, déficients mentaux…). Ce dispositif se révèle bien vite insuffisant, obligeant l’État à le compléter par des subsides multiples à des fins de réparation, équipement ou construction, paiement des salaires prévus par les dernières conventions collectives, voire recouvrement de déficits annuels[76]. Avec le financement par budget, une nouvelle étape vers l’étatisation des services sociaux est franchie. L’administration québécoise établit ses prévisions budgétaires en y intégrant le montant des conversions[77]. Une spécialisation accrue des institutions, associée au développement des services externes, doit permettre de réduire les dépenses d’assistance publique[78]. Divers rapports valorisent l’approche préventive et encouragent les ressources externes ou à domicile, moins coûteuses.

En 1968, le Conseil des oeuvres et du bien-être de Québec édite les conclusions d’une étude réalisée de mai à octobre 1967, dans lesquelles il explique que le placement institutionnel reste nécessaire en cas « d’incapacité de la cellule familiale à favoriser le développement de l’enfant » (Cobeq, 1968). L’organisme rappelle les deux grands principes de ce service, son caractère transitoire et régional, qui tendent à la réintégration de l’enfant dans son milieu[79]. Cette synthèse donne la mesure du travail qu’il reste à accomplir : construite autour d’une comparaison entre les institutions spécialisées et les orphelinats, elle n’épargne pas le fonctionnement de ces derniers[80]. Au surplus d’équipement dans les structures spécialisées, le rapport note un « sous-équipement plutôt sérieux dans les orphelinats ». Le personnel des orphelinats, religieux à 80 %, est breveté à 46 %, tandis que celui des établissements spécialisés, religieux à 36 %, est breveté à 49 % (l’âge étant plus élevé dans les orphelinats, en raison du vieillissement des soeurs et de la crise des vocations). Les études publiques confirment que la transformation définitive des orphelinats dépend maintenant de la qualité de l’encadrement[81]. Dès lors, deux mesures s’imposent : un « recyclage » du personnel grâce à une meilleure formation de la nouvelle génération, ainsi qu’un contrôle plus strict des institutions privées[82].

En 1969, la direction générale des services de l’enfance et de la jeunesse demande à la corporation de l’Orphelinat catholique de Montréal de transformer son établissement pour y recevoir, à fin de rééducation, des jeunes filles délinquantes ou prédélinquantes (« filles-problèmes »). La demande est motivée par les « besoins pressants de la région dans ce domaine »[83]. La corporation mandate un comité chargé de rencontrer les agents du ministère, essentiellement pour discuter du financement de cette orientation. La nouvelle structure prendrait le nom de « Villa Notre-Dame-de-Grâce ». « L’oeuvre jouerait sensiblement […] le même rôle qu’une institution-transition »[84] : accueil, évaluation, traitement. Le gouvernement subventionnera les rénovations indispensables qu’implique son projet[85]. Dans un premier temps, la corporation comprend que son orphelinat deviendra un centre de rééducation pour les adolescentes inadaptées, c’est-à-dire un service de « rééducation en internat »[86]. Cependant, la nouvelle terminologie pose quelques problèmes : la corporation insiste sur l’« énorme différence »[87] entre une maison de rééducation et une maison de transition. Son conseil d’administration entend se limiter à l’aspect rééducatif. Cette résistance suscite l’irritation du directeur de la programmation au ministère des Affaires sociales, nouveau portefeuille intégrant la santé, les services sociaux et l’aide sociale, apparu en décembre 1970. Évoquant « la réaction négative prévisible des membres de la corporation », il procède avec fermeté à « une clarification au niveau de l’autorité [du] ministère en matière de programmation »[88]. Le gouvernement s’arroge le droit d’intervenir auprès des oeuvres privées, au nom de l’intérêt général : « Si nous voulons mettre un terme au chaos de la situation présente et éviter de nous trouver devant quarante organismes privés qui décident de leur existence et de leur avenir, […] sans tenir compte du plan d’ensemble et sans même se douter de l’existence des autres, il m’apparaît urgent d’attaquer de front ce problème des responsabilités en matière de planification et de programmation. » L’État seul a une vision globale du domaine social, propice à une optimisation spatio-temporelle : la réouverture de la Villa Notre-Dame-de-Grâce doit permettre d’absorber une partie des filles du Centre d’accueil Mgr Chaumont en voie de fermeture. L’Orphelinat catholique de Montréal change officiellement de nom et de mission à l’été 1971[89] ; la Villa Notre-Dame-de-Grâce est inaugurée le 28 octobre[90].

La dernière phase de l’évolution institutionnelle se caractérise par un renouvellement des appellations, comme un écho à la remarque du service de l’enseignement dix ans plus tôt. Le gouvernement dote les structures de dénominations plus appropriées, qui concordent mieux avec leurs orientations[91]. L’ancienne répartition entre les écoles de protection, les institutions d’assistance publique (en grande majorité des orphelinats), les institutions pour inadaptés mentaux éducables et les écoles spéciales, fait l’objet d’une première variation, avec le regroupement des deux dernières catégories sous la bannière des institutions spécialisées. Les établissements pour enfants relèvent alors d’une tripartition simple, distinguant les écoles de protection et les institutions reconnues d’assistance publique, régulières ou spécialisées[92]. Cette classification fait rapidement l’objet d’une deuxième mutation vers 1968, afin de moderniser et d’affiner la désignation des ressources institutionnelles : la catégorie des « centres d’observation et de rééducation » comprend non seulement le réseau des écoles de protection, mais aussi des centres d’accueil (dépannage et/ou détention) et des centres intermédiaires ; la catégorie des « centres d’intégration familiale et sociale » se compose de centres de protection sociale, ainsi que des crèches et pouponnières ; les institutions spécialisées se répartissent les enfants caractériels, handicapés physiques ou déficients mentaux. L’expression « centre d’accueil » appartient ici au vocabulaire du secteur correctionnel, jouant le rôle d’une institution-transition pour les enfants délinquants[93]. Depuis le mouvement de redistribution des institutions, les anciens orphelinats se retrouvent dans les trois groupes, mais ils se sont surtout transformés en centres intermédiaires ou de protection sociale ; ceux devenus des institutions spécialisées se partagent entre les déficients mentaux éducables et les caractériels. Enfin, la Loi sur les services de santé et les services sociaux de 1971 apporte une troisième évolution, en englobant toutes les institutions sous l’appellation générique de « centres d’accueil »[94]. Cependant, cette expression unique ne correspond pas à une réalité unique et masque une répartition plus complexe des institutions. Les orphelinats disparaissent derrière la rationalisation sémantique. D’ailleurs, le modèle commun de l’institution-transition dans lequel ils devaient se fondre n’apparaît pas clairement dans les recensements. Il en reste finalement assez peu après 1971 (Carrefour des Vieilles-Forges à Trois-Rivières et Carrefour Saint-Jérôme à Saint-Jérôme), et il s’agit plutôt de centres intermédiaires[95]. Si ce terme semble relever du synonyme, certains tableaux distinguent les institutions-transition des centres intermédiaires : les unes charitables, les autres correctionnelles[96].

La Loi sur les services de santé et les services sociaux (Bill 65), en abrogeant la Loi d’assistance publique de 1921, vient consacrer tout le processus de rationalisation des ressources institutionnelles. Suivant les recommandations de la commission Castonguay-Nepveu, de nouvelles structures reprennent les attributions des agences sociales et des institutions de bien-être. La province est divisée en régions sociosanitaires, dotées chacune de centres de services sociaux (C.S.S.) et de centres locaux de services communautaires (C.L.S.C.), qui s’appuient sur tout un réseau de centres d’accueil.

L’évolution ne s’arrête pas pour autant à la promulgation de la loi, bien au contraire, comme en témoigne l’exemple de l’Orphelinat d’Youville à Giffard. Devenu un centre de protection sociale en 1965, sous le nom de « Mont d’Youville », l’établissement collabore étroitement avec la commission scolaire de Beauport, afin de procéder à la réinsertion scolaire des enfants dans les écoles de la ville (Clouet, 1993). Sa clientèle se compose d’« enfants normaux, mais perturbés au plan socio-affectif et qui sont privés temporairement ou définitivement de leur milieu familial normal »[97]. L’institution souhaite prendre « une orientation nouvelle qui répondra plus adéquatement aux besoins de la région et aux exigences du Bill 65 »[98]. La démarche consiste à réduire sa capacité à deux-cent quatre-vingts enfants pour créer un centre d’observation et deux unités spécialisées d’une douzaine d’enfants chacune[99]. Le gouvernement, s’il accepte la première idée, préfère remplacer les unités spécialisées par des unités de dépannage[100]. En guidant la structure dans ses choix, le ministère continue de répartir les ressources en fonction des besoins. Or, la région de Québec manque de centres d’accueil dépannage[101]. « Ce nouveau programme améliorera beaucoup la situation du Mont d’Youville et évitera l’hébergement de cas, qui en réalité n’ont rien à faire à l’institution. »[102]

Le cadre institutionnel désormais planté, le gouvernement opère un rééquilibrage des populations. Bon nombre de centres d’accueil présentent un taux d’occupation proche de 50 %, tels que la Maison du Sacré-Coeur à Rivière-du-Loup ou le St. Patrick’s Orphenage à Montréal, tandis que d’autres connaissent un surpeuplement, par exemple l’Institut Saint-Jean-Baptiste au Lac-Sergent. En 1973, la direction générale de la planification propose de transférer les enfants, « le tout dans le cadre d’une opération bien planifiée et propre à rationaliser l’utilisation de nos ressources actuelles »[103]. Le règlement d’application de la loi sur les services sociaux prévoit plusieurs classes de centres d’accueil : de garderie, de transition, de réadaptation (se subdivisant en trois sous-classes : déficients mentaux, mésadaptés sociaux, handicapés moteurs ou sensoriels), d’hébergement et de protection[104]. Les anciens orphelinats se répartissent entre les centres d’accueil de transition (hébergement d’urgence avec service d’observation afin d’orienter l’enfant vers une ressource adéquate) et les centres d’accueil de réadaptation pour mésadaptés sociaux (programme d’observation puis de traitement adapté), avec une nette prédilection pour ces derniers[105]. Dans l’ensemble, les commentaires soulignent leur bon fonctionnement, à l’exception de la Maison Notre-Dame-des-Champs à Sully et de l’École Notre-Dame-de-la-Merci à Huberdeau qui restent toutes deux « à surveiller ». Un seul établissement, l’Orphelinat Saint-Arsène à Montréal, appartient à la catégorie des centres de transition, et le commentaire annonce sa vente prochaine.

De nouvelles ressources font leur apparition tels les « foyers de groupe »[106]. Ces installations d’un caractère familial (maison, appartement) accueillent entre cinq et dix enfants : il faut parler de foyers nourriciers en-dessous et de centres d’accueil en-dessus. Au début de la décennie soixante-dix, la province en compte une vingtaine pour les inadaptés sociaux, en général rattachée à des centres de réadaptation comme Marie-Fitzbach à Québec, Sainte-Domitille à Laval ou Notre-Dame-de-Laval à Montréal. En effet, les foyers de groupe semblent particulièrement adaptés pour les adolescents délinquants en voie de réinsertion sociale. Les « petits pensionnats » forment une autre solution intermédiaire, même si le ministère reconnaît détenir « très peu d’information » sur ce secteur ; il s’agit surtout de pensionnats scolaires dont certains, antérieurement reconnus comme orphelinats, conservent un aspect social. « La plupart de ces placements semblent être des alternatives au placement en famille d’accueil plus que des alternatives au placement en centre d’accueil, sauf quelques exceptions comme Carrefour Saint-Arsène. »[107] Cet établissement poursuit la mission de l’Orphelinat Saint-Arsène jusqu’en 1976, sous le regard du ministère[108]. Il se définit non comme un orphelinat qui accueille des pensionnaires, mais comme un pensionnat qui recueille des orphelins[109], un type d’institution moins ambigu, auquel le gouvernement accepte de recourir épisodiquement.

La loi sur les services sociaux définit un cadre juridique auquel les oeuvres doivent se conformer[110]. Pour plusieurs établissements, cela suppose une modification du régime de propriété, et parfois des fusions ou des conversions. Toutes les institutions doivent adapter leurs administrations aux dispositions légales. Ce durcissement normatif rejaillit sur les communautés religieuses. « Devant cette situation, les communautés ont dû envisager la possibilité de quitter les corporations d’établissements hospitaliers dont elles avaient la charge, tout en tentant de récupérer, dans la mesure du possible, les argents qu’elles avaient investis dans ces oeuvres au cours des années. »[111] Dès 1971, le gouvernement provincial organise une politique de compensation financière afin de combiner retrait des soeurs et continuité de l’oeuvre. Ce « désintéressement » reste difficile à évaluer, reposant sur un équilibre entre l’apport historique des communautés et l’intervention considérable du gouvernement. Les demandes concernant les centres d’accueil ne tardent pas à se multiplier[112]. En effet, la complexification du droit des nouvelles institutions[113], le durcissement des normes de sécurité[114], les revendications sociales et salariales des éducateurs spécialisés[115], constituent autant de contraintes juridiques pour des congrégations vieillissantes[116]. Le sous-ministre déplore seulement le manque de disponibilités budgétaires pour financer ces compensations[117].

En même temps qu’il entérine le changement, le texte de 1971 inaugure donc une nouvelle ère d’évolutions. Les démarches dérivent toujours des mêmes problématiques, cherchant constamment une alternative à l’institutionnalisation des enfants. Le rapport du comité d’étude sur la réadaptation des enfants et des adolescents (commission Batshaw) créé en 1975, engendre la Loi sur la protection de la jeunesse de 1977-1979 qui remplace la législation de 1950. Le nouveau dispositif favorise la « déjudiciarisation » des situations de protection : le but avoué est un « transfert de responsabilité du système judiciaire au système social » (Joyal, 2000, p. 183). Ce texte annonce la transformation des centres de services sociaux en centres jeunesse. La fusion sous la même administration des divers services d’aide à l’enfance et aux familles en difficultés, résulte d’une convergence entre les institutions correctionnelles et les institutions charitables. Encore aujourd’hui, quelques centres jeunesse (Québec et Montréal notamment), ou sites qui en dépendent, occupent les locaux d’anciens orphelinats.