Corps de l’article

Le 18 janvier 2001, les quotidiens du groupe Unimédia Le Soleil (Québec), Le Droit (Ottawa) et Le Quotidien (Chicoutimi) passent officiellement au groupe Gesca, déjà propriétaire des quotidiens La Presse (Montréal), Le Nouvelliste (Trois-Rivières), La Tribune (Sherbrooke) et La Voix de l’Est (Granby). Les négociations entourant cette transaction sont controversées alors que, selon Le Devoir : « Le président du conseil d’Unimédia, Daniel Colson, a […] déclaré publiquement qu’Hollinger ne vendrait pas sa filiale à des souverainistes, mais à quelqu’un qui préserverait la tradition fédéraliste » (Baril, 2000). Au-delà de ces visées politiques du groupe Unimédia, la principale inquiétude réside dans le fait qu’après cette acquisition, Gesca possède plus de 50 % du tirage des quotidiens francophones québécois. Le débat sur la concentration de la propriété des médias est relancé au Québec.

C’est dans un contexte où les qualités démocratiques de l’espace public contemporain dominé par les médias de masse sont remises en question (Habermas, 1978 ; Gingras, 1999 ; Martin, 2004), et où plusieurs accordent aux médias la capacité d’influencer directement l’opinion du public (Zaller, 1992), ou, de manière indirecte, ses priorités (Iyengar et Kinder, 1987), que le processus de concentration de leur propriété inquiète. La principale question soulevée par les écrits sur le sujet est celle des contenus : existe-t-il un lien de causalité entre la concentration de la propriété des médias et la réduction de la diversité de leur contenu ? À cette question, les écrits ne fournissent pas de réponse unanime. Bien qu’une majorité postule un lien direct entre concentration de la propriété et homogénéisation des contenus, d’autres défendent la position contraire et certains sont plus nuancés (CEM, 2001).

La position la plus courante sur le sujet est que la réduction du nombre de propriétaires entraîne l’homogénéisation des contenus offerts au public. Pour Humphreys, la constitution de chaînes de journaux donne la fausse impression qu’une multitude de titres continue à exister, alors qu’en réalité, les journaux regroupés ne sont, la plupart du temps, que des versions régionales et locales du journal « mère » (1996, p. 66). Les deux principaux mécanismes présentés par ce courant pour expliquer comment la constitution de groupes médiatiques provoque l’uniformisation des contenus sont l’influence du propriétaire sur les contenus, ainsi que l’importance accrue accordée aux performances financières. Pour Bagdikian, bien qu’il existe encore des propriétaires qui interviennent directement dans le contenu de leurs médias en mettant de l’avant des nouvelles qui servent leurs intérêts, l’influence qu’ils exercent est généralement plus subtile et consiste dans : (traduction) « le pouvoir de couvrir certains sujets avec exactitude mais brièveté, d’en couvrir d’autres avec exactitude et en profondeur […] en évitant soigneusement certains sujets et en en couvrant d’autres avec enthousiasme » (1990, p. 7). Au-delà de ces interventions directes, l’influence des propriétaires se ferait également sentir par l’affectation des ressources humaines (Gingras, 1999). Ainsi, par le choix des éditeurs, directeurs et rédacteurs en chef, ils contrôlent l’orientation idéologique de leur média.

Parallèlement à cette influence des propriétaires, la concentration de la propriété affecterait la diversité des contenus en accentuant l’importance accordée à la rentabilité financière : (traduction) « La concentration, l’internationalisation, et la commercialisation ont eu pour conséquence une plus grande importance accordée aux profits plutôt qu’à la réalisation d’une production culturelle de qualité » (Iosifides, 1999, p. 159). À la base des stratégies de concentration de la propriété dans le secteur des médias, il y a l’idée de synergie industrielle : les résultats produits par le regroupement de divers médias au sein d’un même groupe sont supérieurs à la somme de ceux produits par ces entreprises considérées individuellement (CCQDI, 2003). Bien que cette plus grande rentabilité économique s’explique par la coopération entre médias à plusieurs niveaux, les inquiétudes liées à la diversité de l’information concernent la production des contenus. Une plus grande importance accordée à la rentabilité financière entraînerait un risque d’homogénéisation des contenus par la coopération entre les équipes rédactionnelles (Meier, 2005, p. 39).

Une seconde position défendue dans les écrits est que la concentration de la propriété des médias non seulement ne contribue pas à l’homogénéisation des contenus offerts mais contribue même à leur diversification. Cette position, plus rare que la première, est entre autres défendue par David P. Demers dont les travaux, abondamment cités par les groupes de presse, remettent en question l’influence que peuvent avoir les propriétaires sur les contenus ainsi que l’importance accrue accordée à la rentabilité financière dans les groupes médiatiques. Selon Demers, (traduction) « Historiquement, le développement de l’industrie des journaux [...] suit une tendance qui peut être décrite comme le passage d’une forme entrepreneuriale à une forme corporative d’organisation » (1996, p. 11). Cette forme d’organisation est définie, en s’inspirant du modèle weberien de la bureaucratie, comme comportant une complexe hiérarchie d’autorité, une division et une spécialisation du travail, des règles et des procédures formelles, un mode d’embauche et de promotion fondé sur les qualifications et, surtout, une plus grande rationalité dans la prise de décision. Malgré qu’aucun média ne corresponde parfaitement à ce modèle idéal-typique, les chaînes et les journaux ayant une grande circulation s’en rapprocheraient.

Dans ce cadre, Demers remet en question l’idée que, dans ces médias, le propriétaire influence le contenu. Au contraire, la division accrue du travail complexifie grandement les opérations, ce qui les force à avoir toujours recours à des gestionnaires hautement qualifiés : (traduction) « Le modèle alternatif postule que plus un journal se rapproche de la forme corporative d’organisation, plus le pouvoir et le contrôle de la gestion quotidienne de l’organisation se déplacent des propriétaires aux gestionnaires professionnels » (Demers, 1996, p. 20). L’auteur critique également la thèse de l’importance accrue accordée aux performances financières et postule au contraire que ces organisations poursuivent des objectifs liés à la haute qualité du produit. Les gestionnaires professionnels qui contrôlent ces organisations n’accorderaient que très peu d’importance aux questions financières puisque leurs revenus proviennent de salaires fixes indépendants des profits réalisés par l’organisation.

Finalement, d’autres auteurs présentent une analyse plus nuancée ; il est impossible d’établir un lien de causalité direct entre la concentration de la propriété des médias et l’homogénéisation des contenus applicable à toutes les situations. Pour Cavallin (1998), la concentration médiatique doit être définie en opposition au pluralisme et ne concerne que les contenus. Une conception du pluralisme qui renvoie aux propriétaires peut mener selon lui à considérer que les médias ne faisant pas partie de structures concentrées sont nécessairement pluralistes. Néanmoins, que la propriété des médias soit exclue de cette définition du pluralisme médiatique ne signifie pas nécessairement une absence de lien entre la concentration de la propriété et le pluralisme médiatique. Pour Cavallin, bien que la réduction du nombre de propriétaires et l’accroissement de l’envergure des compagnies qu’ils contrôlent soient inquiétants car leur pouvoir sur l’information augmente, ils n’en abuseront pas automatiquement. Dans ce cadre, le problème relève davantage de la gestion d’un risque potentiel.

Dans ce texte, nous nous proposons d’analyser l’effet de la concentration de la propriété des médias sur la diversité des contenus en examinant le contenu du Soleil. Le contenu de ce quotidien s’est-il rapproché de celui de La Presse après son intégration à la chaîne Gesca ? Ce cas réunit certaines caractéristiques qui font en sorte que la concentration de la propriété peut mener à une plus grande homogénéité des contenus : 1) une agence de presse interne propre aux quotidiens regroupés est mise en place (collaboration entre salles de nouvelles) ; 2) Gesca effectue un remaniement de ses ressources humaines en nommant Alain Dubuc, jusque-là éditorialiste en chef à La Presse, président-éditeur du Soleil (influence du propriétaire par l’attribution des ressources humaines). Pour ces raisons, nous émettons l’hypothèse suivante : le contenu du Soleil devrait être plus semblable à celui de La Presse après son absorption par la chaîne Gesca.

Méthodologie

Jusqu’à présent, deux méthodes distinctes ont été employées dans l’étude des chaînes de journaux. Premièrement, la comparaison de journaux, avant et après leur intégration à une chaîne ou à un nouveau groupe, permet l’identification des transformations effectuées (Trift, 1975 ; Coulson et Hansen, 1995 ; Hallock, 2004). Mais cette approche a des limites. S’il y a des modifications, cette méthode ne permet pas de savoir s’il s’agit d’une uniformisation ou d’une différenciation par rapport aux autres journaux de la chaîne. Une deuxième approche procède à la comparaison de journaux à l’intérieur d’une même chaîne à ceux qui lui sont extérieurs afin d’évaluer l’homogénéité à l’intérieur du groupe (Wagenburg et Soderland, 1975 ; Hicks et Featherstone, 1978 ; Gaziano, 1989 ; Glasser et al., 1989 ; Busterna et Hansen, 1990 ; Akhavan-Majidet al., 1991). Cette méthodologie peut toutefois produire des résultats erronés car il est possible que le contenu des journaux soit homogène avant même qu’ils ne soient intégrés à une chaîne.

Nous proposons une méthode hybride : nous comparons le contenu d’un quotidien avant et après son intégration à une chaîne, à celui du quotidien le plus important de cette chaîne et à celui d’un quotidien indépendant pour la même période. Nous sommes alors en mesure de vérifier si le contenu de ce quotidien est modifié à la suite de son intégration et si ces modifications vont dans le sens d’une homogénéisation ou d’une différenciation par rapport aux autres journaux du même groupe. Nous comparons le contenu du Soleil, avant et après son intégration à la chaîne Gesca, à celui de La Presse, le plus important quotidien du groupe, et à celui du Devoir, un quotidien indépendant qui nous sert de « contrôle ».

Selon les statistiques du Centre d’études sur les médias (2009), le groupe Gesca possède sept des douze quotidiens québécois, ce qui représente 51,7 % des parts du marché francophone. Il est le plus important propriétaire dans l’industrie des quotidiens devançant Quebecor qui possède 45,2 % des parts de marché. La Presse et Le Soleil sont les deux plus importants quotidiens de Gesca avec des ventes hebdomadaires de 1 499 904 exemplaires pour le premier, et 584 026 pour le second.

Nous étudions spécifiquement la couverture des arrêts de travail québécois dans ces quotidiens pour des considérations méthodologiques : 1) ces événements sont abondamment couverts et nous permettent de constituer un corpus volumineux ; 2) contrairement aux campagnes électorales, la couverture de ces événements permet l’étude d’un corpus couvrant plusieurs années ; 3) ces événements sont précisément circonscrits sur le plan géographique, ce qui nous permet d’observer les conséquences de la transaction sur la couverture régionale du Soleil ; 4) ces événements sont tout indiqués pour analyser les pratiques d’échange d’articles entre les quotidiens de la chaîne puisqu’une importante proportion d’entre eux se produisent dans les régions où sont implantés les cinq autres quotidiens régionaux de la chaîne.

Corpus

À l’aide de la base de données informatisée Eureka qui permet la recherche par mots clés dans la plupart des quotidiens québécois, nous avons recensé tous les articles d’information parus dans nos trois quotidiens au sujet des arrêts de travail impliquant plus de cent travailleurs au Québec pour les périodes 1998-2000 et 2002-2004. Pour ce faire, nous avons fait une recherche pour chaque grève et lock-out répertoriés par le ministère du Travail du Québec pour ces périodes ; ces données sont annuellement rendues disponibles sur Internet dans un document intitulé Les arrêts de travail au Québec :bilan de l’année.

Nous avons recensé tous les articles parus sur une période qui s’échelonne de un mois avant le déclenchement de l’arrêt de travail jusqu’à un mois après le retour au travail. Nous avons choisi spécifiquement les périodes 1998-2000 et 2002-2004 dans le but de cibler précisément notre objet d’étude. Cette période nous permet de comparer trois années (1998 à 2000) antérieures à l’acquisition du Soleil par Gesca, à trois années (2002 à 2004) postérieures à cette transaction. Nous ne considérons pas l’année 2001 qui est celle de la transition. Ainsi, notre corpus contient 2918 articles des quotidiens Le Devoir (723), La Presse (1134) et Le Soleil (1061).

Unités et catégories d’analyse

L’unité d’enregistrement utilisée pour la catégorisation et le décompte fréquentiel est l’article. Les principales catégories qui nous permettent de décrire et de comparer le contenu des quotidiens étudiés sont : 1) la nouvelle commune ; 2) le conflit couvert ; 3) la source de l’article ; 4) la région administrative. Sont considérées comme communes les nouvelles qui traitent d’un même événement dans deux ou trois quotidiens la même journée. Chaque article collecté est associé à un conflit en particulier. Les statistiques fournies par le ministère du Travail répertorient 176 conflits ayant mené à un arrêt de travail au Québec pour les périodes 1998-2000 et 2002-2004. Certains conflits ont toutefois dû être regroupés lorsque les journaux les traitent en même temps de manière indifférenciée comme s’il ne s’agissait que d’un seul. Par exemple, les employés des hôtels montréalais Le Gouverneur, le Ritz-Carlton, Le Reine Élizabeth, l’hôtel du Parc, le Delta et le Nova Scotia, tous affiliés à la CSN, déclenchent une grève le 26 juillet 2002. Pour le ministère du Travail, il s’agit ici de six conflits distincts, alors que les journaux parlent plutôt du conflit dans les hôtels montréalais. Pour cette raison, notre variable « conflit », après regroupement, contient 143 modalités et non 176.

La catégorisation tient également compte de la source de l’article. Cette variable contient trois modalités : un article écrit par un journaliste du quotidien qui le publie ; un article en provenance d’une agence de presse externe ; un article provenant de l’agence interne Gesca. Chaque article est finalement associé à la région administrative du territoire québécois sur laquelle se produit l’arrêt de travail. Ainsi, la variable « région administrative » contient 19 modalités correspondant aux 17 régions administratives officielles du Québec, auxquelles nous avons ajouté les modalités « plusieurs régions » et « échelle provinciale ».

Collaboration entre salles de nouvelles et homogénéité des contenus informationnels

Dans son article intitulé « Deconstructing the Diversity Principle », Napoli (1999) rappelle qu’un lien de causalité est généralement posé entre la diversité des sources et la diversité des contenus : des sources diversifiées produisent des contenus diversifiés. Si plusieurs craignent que le processus de concentration de la propriété des médias n’en vienne à homogénéiser les contenus offerts, c’est qu’un lien est postulé entre la réduction du nombre de sources, associées au sens large aux propriétaires, et l’homogénéité des contenus. La notion de sources peut néanmoins également être entendue dans une perspective plus restreinte et renvoyer aux producteurs directs de l’information, c’est-à-dire aux journalistes des quotidiens et des agences de presse. La constitution de chaînes de journaux entraîne une diminution de la diversité des sources « larges » (propriétaires), mais elle rend également possibles certaines pratiques de collaboration entre salles de nouvelles qui peuvent réduire la diversité des sources « restreintes » (producteurs directs de l’information).

Dans cette première section, nous nous intéressons au lien entre sources « larges » (propriétaires), sources restreintes (producteurs directs) et diversité des contenus informationnels. Nous montrons que : 1) les contenus informationnels de La Presse et du Soleil s’homogénéisent après l’intégration de ce dernier à la chaîne Gesca (↓ diversité des sources larges = ↓ diversité des contenus) ; 2) les sources directes utilisées par les deux quotidiens sont homogénéisées après la transaction (↓ diversité des sources larges = ↓ diversité des sources directes) ; 3) cette homogénéisation des sources directes explique en partie l’homogénéisation des contenus informationnels (↓ diversité des sources directes = ↓ diversité des contenus).

Diversité des propriétaires et diversité des contenus informationnels

Dans le but de vérifier si, à la suite de son acquisition par le groupe Gesca, le contenu informationnel du Soleil s’homogénéise à celui de La Presse, nous utilisons deux principaux indicateurs : la proportion de nouvelles communes et l’importance relative accordée aux différents arrêts de travail. À la suite de la transaction, la proportion de nouvelles communes entre La Presse et Le Soleil augmente-t-elle ? L’importance relative accordée aux différents conflits est-elle davantage semblable ?

Les nouvelles communes

Le tableau 1 présente les proportions de nouvelles communes pour chaque paire de quotidiens avant et après la transaction. Avant l’acquisition du Soleil par le groupe Gesca, La Presse et Le Devoir sont les deux quotidiens qui se rapprochent le plus en matière de nouvelles communes. Cette situation n’est pas surprenante étant donné qu’ils évoluent dans un même marché géographique dans lequel peu de concurrents se disputent les ressources. Il est également intéressant de noter que pour cette période, La Presse et Le Soleil sont, au niveau de la proportion de nouvelles communes, les deux quotidiens les plus différenciés. Ainsi, Le Devoir partage une plus grande proportion de nouvelles avec le quotidien de la capitale nationale que ne le fait La Presse.

Tableau 1

Proportion de nouvelles communes pour chaque paire de quotidiens, Le Devoir, La Presse et Le Soleil, selon les périodes 1998-2000 et 2002-2004, et différence entre ces périodes (%)

Proportion de nouvelles communes pour chaque paire de quotidiens, Le Devoir, La Presse et Le Soleil, selon les périodes 1998-2000 et 2002-2004, et différence entre ces périodes (%)

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Les résultats sont toutefois différents pour la période suivant la transaction alors que, bien que les deux quotidiens de la région de Montréal continuent à être les plus homogènes en ce qui concerne la proportion de nouvelles communes, La Presse remplace Le Devoir en tant que quotidien partageant la plus forte proportion de nouvelles avec Le Soleil. La Presse et Le Soleil connaissent la plus forte augmentation dans la proportion des nouvelles communes à la suite de la transaction ; la proportion augmente de 8 points de pourcentage entre les deux quotidiens du groupe Gesca, alors qu’elle n’augmente que de 3,9 points entre les quotidiens montréalais et demeure constante entre Le Devoir et Le Soleil. Dans l’ensemble, le niveau d’homogénéité observé pour la période 2002-2004 entre La Presse et Le Soleil est plus près de celui observé entre Le Devoir et La Presse qu’entre Le Devoir et Le Soleil.

Ainsi, la comparaison de la proportion de nouvelles communes avant et après la transaction indique que, au niveau des nouvelles individuelles, La Presse et Le Soleil se sont significativement rapprochés à la suite de la transaction. Qu’en est-il de l’importance relative accordée aux différents arrêts de travail ?

L’importance relative accordée aux différents arrêts de travail

Nous avons également évalué l’importance relative accordée par les trois quotidiens à chacun des 143 arrêts de travail québécois répertoriés par le ministère du Travail du Québec pour les périodes 1998-2000 et 2002-2004. Cette importance est calculée en pourcentage du nombre total d’articles par journal. En raison de la grande quantité des cas que nous avons retenus pour l’analyse, la présentation des résultats obtenus pour chacun d’entre eux ne permet pas d’apprécier de variation dans l’homogénéité des contenus. Pour cette raison, nous présentons plutôt les résultats sous forme de corrélations bivariées dans le tableau 2.

Tableau 2

Importance relative accordée aux différents arrêts de travail pour chaque paire de quotidiens, Le Devoir, La Presse et Le Soleil, selon les périodes 1998-2000 et 2002-2004, et différence entre ces périodes (corrélations bivariées)

Importance relative accordée aux différents arrêts de travail pour chaque paire de quotidiens, Le Devoir, La Presse et Le Soleil, selon les périodes 1998-2000 et 2002-2004, et différence entre ces périodes (corrélations bivariées)

** Corrélation significative au niveau 0,01 (2-tailed)

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Les résultats obtenus en comparant la similarité de l’importance relative accordée aux différents arrêts de travail entre paires de quotidiens sont sensiblement les mêmes que ceux que nous avons obtenus en comparant les proportions de nouvelles communes. Avant comme après la transaction, Le Devoir et La Presse sont les deux journaux dont les contenus sont les plus homogènes. Toutefois, contrairement à la proportion de nouvelles communes qui augmente entre ces deux quotidiens à la suite de la transaction, la distance quant à l’importance relative accordée aux conflits par les deux quotidiens montréalais est relativement stable.

D’un autre côté, La Presse est le quotidien qui se distingue le plus du Soleil avant la transaction alors que, à la suite de la transaction, c’est Le Devoir qui en est le plus différent. Les deux quotidiens du groupe Gesca sont, encore une fois, ceux dont les contenus connaissent le plus grand rapprochement après la transaction.

Contrairement à ce que nous avons observé relativement à la proportion de nouvelles communes, l’importance relative accordée aux différents arrêts de travail par Le Devoir et Le Soleil est davantage homogène après la transaction, quoique dans une moindre mesure qu’entre La Presse et Le Soleil. Ces résultats semblent donc indiquer que, puisque la distance entre les contenus des quotidiens montréalais demeure relativement stable, c’est la couverture des arrêts de travail québécois du quotidien de la capitale nationale qui s’en rapproche.

Ainsi, la comparaison de l’importance relative accordée aux différents arrêts de travail québécois, tout comme celle des proportions de nouvelles communes, indiquent que les contenus de La Presse et du Soleil se sont significativement homogénéisés à la suite de la transaction qui fait passer les quotidiens du groupe Unimédia au groupe Gesca. Dans quelle mesure cette homogénéisation du contenu informationnel peut-elle être attribuée à une homogénéisation des sources directes des articles ? Dans le but de répondre à cette question, nous vérifions d’abord quelles sont les modifications apportées à l’utilisation des sources directes dans les deux quotidiens du groupe Gesca après la transaction. Les sources directes des articles publiés dans La Presse et Le Soleil sont-elles davantage homogènes après l’acquisition de ce dernier par le groupe Gesca ?

Diversité des propriétaires et diversité des sources directes

Plusieurs observateurs craignent que la constitution de groupes médiatiques n’augmente l’importance accordée à la rentabilité financière dans les médias regroupés et les pousse à adopter des pratiques de collaboration entre salles de nouvelles qui, tout en permettant de réduire les coûts de production, en viennent à uniformiser les contenus offerts. À la suite de l’acquisition des quotidiens d’Unimédia en janvier 2001, le groupe Gesca institutionnalise une telle forme de collaboration entre salles de rédaction en mettant sur pied une agence de presse interne dont bénéficient les quotidiens regroupés :

En vertu d’une entente entre les quotidiens propriétés de Gesca, un protocole institutionnalisé d’échange de textes permet à un responsable à Montréal de dresser une liste quotidienne d’articles régionaux susceptibles d’intéresser les autres membres du groupe […]. Les directions locales ont le choix d’insérer ou non ces textes dans leur menu quotidien et de choisir la version du réseau ou celle de la Presse canadienne, qui a souvent le mérite de proposer des textes plus courts et plus faciles à éditer (CCQDI, 2003, p. 44).

Dans son mémoire présenté à la Commission de la culture de l’Assemblée nationale du Québec en 2001, le Syndicat de la rédaction du Soleil affirme craindre qu’une telle agence interne ne mène au remplacement de journalistes du Soleil par des journalistes de La Presse. Il se dit également inquiet du danger que représente un tel service de nouvelles pour la survie de l’agence Presse Canadienne (PC). Selon lui, le « réseau d’information Gesca rêve de supplanter » (SRS, 2004) l’agence PC, alors qu’il réunit dans un même ensemble des quotidiens implantés dans la plupart des régions du Québec. La disparition du service francophone de la Presse Canadienne aurait de graves conséquences pour la qualité de l’information alors que les journaux qui ne disposent pas de moyens financiers suffisants au maintien de grands effectifs journalistiques ne pourraient plus couvrir l’ensemble du pays.

La mise sur pied de cette agence interne contribue-t-elle à homogénéiser les sources directes entre La Presse et Le Soleil ? Quelles sont les conséquences de la mise sur pied d’un tel service de nouvelles sur l’utilisation de journalistes maison et sur le recours aux agences de presse externes ?

Sources en général

Le tableau 3 présente la distribution des sources des articles en pourcentage pour les périodes 1998-2000 et 2002-2004. Notons que les totaux présentés diffèrent du nombre d’articles analysés en raison de la codification multiple. La plus importante transformation qui survient après la transaction est l’introduction d’articles provenant de l’agence interne Gesca dans La Presse et Le Soleil ; les deux journaux publient entre 2002 et 2004 sensiblement la même proportion d’articles tirés de cette agence interne, soit 7 % dans La Presse et 6,6 % dans Le Soleil.

Tableau 3

Distribution des sources pour les articles d’information (journaliste maison, agence de presse externe et agence interne Gesca), selon les quotidiens Le Devoir, La Presse et Le Soleil, et les périodes 1998-2000 et 2002-2004 (%)

Distribution des sources pour les articles d’information (journaliste maison, agence de presse externe et agence interne Gesca), selon les quotidiens Le Devoir, La Presse et Le Soleil, et les périodes 1998-2000 et 2002-2004 (%)

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La mise sur pied de cette agence interne ne semble pas avoir mené à la réduction du recours à des journalistes maison dans La Presse. Bien que les deux journaux montréalais publient une plus faible proportion d’articles écrits par des journalistes maison après la transaction, soit une réduction de 13,3 points de pourcentage dans le cas du Devoir et de 11,7 points dans le cas de La Presse, le fait qu’ils soient indépendants l’un de l’autre nous pousse à croire que cette diminution n’est pas le résultat de nouvelles politiques éditoriales, mais plutôt de transformations de la réalité à couvrir ; la période 1998-2000 se caractérise par un plus grand nombre de conflits dans la région montréalaise, qui sont davantage susceptibles d’être couverts par des journalistes maison.

Toutefois, la mise sur pied de l’agence interne Gesca semble mener à la réduction de l’utilisation des agences de presse externes dans La Presse. Dans le cas du Devoir, la diminution de 13,3 points de pourcentage dans la proportion d’articles écrits par des journalistes maison est compensée par une augmentation proportionnelle des articles achetés d’agences de presse externes, tandis que dans le cas de La Presse, la diminution de 11,7 points de pourcentage est compensée par une augmentation de 4,6 points d’articles provenant d’agences de presse externes et de 7 points d’articles provenant de la zone Gesca.

Dans le cas du Soleil, la proportion d’articles signés par des journalistes maison demeure stable entre 1998-2000 et 2002-2004 alors que la proportion d’articles provenant des agences de presse externes diminue proportionnellement à l’utilisation des articles provenant de l’agence interne du groupe. Notons à ce sujet que le Centre d’études sur les médias a obtenu, dans le cadre d’une étude portant sur la qualité du contenu du Quotidien, de La Tribune et du Soleil pour les périodes 1992, 2002 et 2006-2007, des résultats semblables à ceux que nous avons obtenus au sujet de La Presse : « La proportion d’articles signés par les journalistes à l’emploi des trois quotidiens régionaux que nous avons analysés n’a pas fléchi. On utilise plutôt moins souvent les textes des agences de presse […] » (Giroux et Marcotte, 2008, p. 1).

L’agence interne Gesca

Le tableau 4 présente la répartition des articles provenant de l’agence interne Gesca. Notons premièrement que l’échange de contenu entre La Presse et Le Soleil n’est pas symétrique alors que plus de 80 % des articles de l’agence interne retenus par le quotidien de la capitale nationale proviennent de son homologue montréalais tandis que, d’un autre côté, seulement 35 % des nouvelles de l’agence interne retenues par La Presse tirent leur origine du Soleil. Ce déséquilibre dans l’échange d’articles entre les deux quotidiens ne s’explique pas par le fait que les conflits montréalais seraient plus importants en nombre de jours/personnes perdus au cours de cette période et donc jugés plus importants par Le Soleil : sur les 543 articles d’information publiés dans Le Soleil au cours de la période 2002-2004, seulement deux d’entre eux proviennent de La Presse et ont pour objet un conflit montréalais. Puisque les éditeurs ne sont pas obligés de publier les nouvelles transmises par l’entremise de l’agence interne du groupe, la situation semble appuyer la théorie des effets artériels : (traduction) « Le fait de suivre le jugement des équipes rédactionnelles des plus grands journaux fournit aux responsables de l’information des plus petits journaux un sentiment de satisfaction d’avoir fait leur travail adéquatement » (Breed, 1955 cité dans Glasseret al., 1989, p. 609). L’équipe rédactionnelle du Soleil semble davantage susceptible de juger dignes d’être publiées les nouvelles provenant de La Presse que ne l’est l’équipe de La Presse à propos des nouvelles du Soleil.

Tableau 4

Distribution des articles de l’agence interne Gesca provenant de La Presse, Le Soleil, Le Nouvelliste, La Tribune, Le Droit, Le Quotidien, et La Voix de l’Est selon les quotidiens, La Presse et Le Soleil et les périodes 2002-2004 (%)

Distribution des articles de l’agence interne Gesca provenant de La Presse, Le Soleil, Le Nouvelliste, La Tribune, Le Droit, Le Quotidien, et La Voix de l’Est selon les quotidiens, La Presse et Le Soleil et les périodes 2002-2004 (%)

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En conséquence, comparativement à La Presse, le quotidien de la capitale nationale accorde moins d’importance aux articles provenant des cinq autres quotidiens régionaux de la chaîne ; 19,4 % des articles de l’agence interne de la chaîne publiés dans Le Soleil tirent leur origine de ces quotidiens alors que, dans le cas de La Presse, la proportion est de 64,6 %. L’origine de ces articles est également plus diversifiée dans La Presse : alors que Le Soleil ne publie des articles tirés que de trois des cinq autres quotidiens régionaux du groupe (Le Nouvelliste, Le Droit et Le Quotidien), La Presse utilise des articles originaires de quatre de ces cinq quotidiens. Finalement, les articles provenant de l’agence interne du groupe sélectionnés par La Presse et Le Soleil n’ont pas la même source : outre les articles empruntés au Soleil, La Presse accorde le plus d’importance au Droit (Ottawa), alors que dans Le Soleil, outre les articles provenant de La Presse, la plus grande importance est accordée Nouvelliste (Trois-Rivières).

Les sources directes utilisées par les quotidiens La Presse et Le Soleil se sont homogénéisées après l’intégration de ce dernier à la chaîne Gesca. Le groupe met sur pied une agence interne qui permet aux quotidiens regroupés de recevoir des articles des autres membres. Bien que La Presse et Le Soleil fassent une utilisation différente de cette agence interne, les sources sont homogénéisées alors que la majorité des articles de l’agence utilisés par Le Soleil proviennent de La Presse (80,6 %) et que LaPresse publie plus d’articles du Soleil qu’il n’en publie des autres quotidiens de Gesca. Il semble également que les deux quotidiens diminuent l’utilisation qu’ils font des agences de presse externes. L’homogénéisation du contenu informationnel de La Presse et du Soleil observée à la suite de la transaction est-elle le résultat de cette homogénéisation des sources directes utilisées ?

Diversité des sources directes et diversité des contenus informationnels

La principale modification apportée aux sources directes utilisées dans La Presse et Le Soleil après la transaction est la mise en place d’une agence interne propre aux quotidiens de la chaîne. Tout comme dans le cas des agences de presse externes, un tel réseau interne d’échange d’articles peut contribuer à homogénéiser le contenu des journaux qui bénéficient du service alors qu’un même article risque de se retrouver dans les pages de plusieurs quotidiens et que les nouvelles reçues peuvent influencer la sélection quotidienne des nouvelles jugées dignes d’être couvertes par les chefs de pupitres (Whitney et Becker, 1982 ; Glasseret al., 1989).

Dans le but de vérifier dans quelle mesure la mise sur pied d’une telle agence interne est responsable de l’homogénéisation du contenu des quotidiens Gesca observée après la transaction, nous avons recalculé la proportion de nouvelles communes et le niveau d’homogénéité de l’importance relative accordée aux différents conflits en ne considérant pas les articles provenant de cette agence interne. La proportion de nouvelles communes entre La Presse et Le Soleil diminue-t-elle ? L’importance relative accordée aux différents arrêts de travail par ces quotidiens est-elle davantage hétérogène ?

Puisque les agences de presse externes peuvent également contribuer à homogénéiser le contenu des quotidiens abonnés et que la mise sur pied de l’agence interne Gesca semble avoir mené à la diminution de leur utilisation, nous avons également évalué les niveaux d’homogénéité des quotidiens en ne considérant pas, cette fois-ci, les articles provenant d’agences de presse externes. Les agences de presse externes contribuent-elles à homogénéiser les contenus ? Cet impact est-il moins important après la mise sur pied de l’agence interne Gesca ?

L’agence interne Gesca

Les tableaux 5 et 6 présentent les proportions de nouvelles communes ainsi que l’importance relative accordée aux différents arrêts de travail, calculées en retirant du corpus les articles provenant de l’agence interne Gesca.

Tableau 5

Proportion de nouvelles communes lors de la période 2002-2004 pour chaque paire de quotidiens, Le Devoir, La Presse et Le Soleil, sans et avec l’agence interne Gesca, et différence entre les deux pourcentages

Proportion de nouvelles communes lors de la période 2002-2004 pour chaque paire de quotidiens, Le Devoir, La Presse et Le Soleil, sans et avec l’agence interne Gesca, et différence entre les deux pourcentages

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Tableau 6

Importance relative accordée aux différents arrêts de travail lors de la période 2002-2004 pour chaque paire de quotidiens, Le Devoir, La Presse et Le Soleil, sans et avec l’agence interne Gesca, et différence entre les deux (corrélations bivariées)

Importance relative accordée aux différents arrêts de travail lors de la période 2002-2004 pour chaque paire de quotidiens, Le Devoir, La Presse et Le Soleil, sans et avec l’agence interne Gesca, et différence entre les deux (corrélations bivariées)

** Corrélation significative au niveau 0,01 (2-tailed)

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Il apparaît premièrement que la mise sur pied de l’agence interne dont bénéficient les quotidiens du groupe Gesca est directement responsable d’une augmentation significative de la proportion de nouvelles communes entre les quotidiens La Presse et Le Soleil alors que sans ces articles de l’agence interne Gesca, la proportion diminue de 2,1 points de pourcentage. Les résultats obtenus montrent également que l’échange d’articles à l’intérieur des journaux de la chaîne contribue à homogénéiser l’importance relative accordée aux différents arrêts de travail québécois par ces deux quotidiens. Ces résultats ne sont pas surprenants alors que, comme nous l’avons vu précédemment, La Presse publie dans ses pages plus d’articles du Soleil qu’elle n’en publie des autres journaux de la chaîne (35 %), et que la majorité des articles de l’agence interne Gesca publiés dans Le Soleil proviennent de La Presse (80,6 %).

D’un autre côté, la mise en place de l’agence interne Gesca fait en sorte que les deux quotidiens montréalais offrent des contenus davantage hétérogènes, tant du point de vue de la proportion de nouvelles communes que de l’importance relative accordée aux différents arrêts de travail ; La Presse a accès à des articles que Le Devoir ne reçoit pas.

L’impact de l’agence interne Gesca sur l’homogénéité des contenus informationnels des quotidiens Le Devoir et Le Soleil est toutefois différent, alors que la proportion de nouvelles communes demeure relativement stable et que l’importance relative accordée aux différents conflits s’homogénéise. La question est donc de savoir pourquoi l’agence interne Gesca contribue à différencier le contenu du Devoir et de La Presse alors qu’il est responsable d’une homogénéisation de l’importance relative accordée aux différents conflits par Le Devoir et Le Soleil. En raison de la proximité de contenu observée entre les deux quotidiens de la région montréalaise, et de l’importance que prennent les articles de La Presse dans Le Soleil, il semble que l’agence interne Gesca contribue à homogénéiser LeSoleil à La Presse.

Les agences de presse externes

Les tableaux 7 et 8 présentent les proportions de nouvelles communes ainsi que l’importance relative accordée aux différents arrêts de travail, calculées en retirant du corpus les articles provenant d’agences de presse externes.

Tableau 7

Proportion de nouvelles communes lors des périodes 1998-2000 et 2002-2004 pour chaque paire de quotidiens, Le Devoir, La Presse et Le Soleil, sans et avec les agences de presse externes, et différence entre les deux pourcentages

Proportion de nouvelles communes lors des périodes 1998-2000 et 2002-2004 pour chaque paire de quotidiens, Le Devoir, La Presse et Le Soleil, sans et avec les agences de presse externes, et différence entre les deux pourcentages

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L’utilisation d’articles provenant des agences de presse externes contribue significativement à homogénéiser le contenu informationnel de toutes les paires de quotidiens, et cet effet est beaucoup plus important que ne l’est celui de l’agence interne Gesca. De plus, les agences de presse externes contribuent surtout à homogénéiser le contenu des quotidiens implantés dans des régions différentes : elles sont un facteur négligeable dans l’uniformité du contenu des quotidiens montréalais La Presse et Le Devoir, alors qu’elles contribuent puissamment à uniformiser leurs contenus à celui du quotidien de la capitale nationale. Ce sont les deux journaux qui ont le plus recours aux agences de presse externes, c’est-à-dire Le Devoir et Le Soleil, qui voient leurs contenus le plus homogénéisés par les agences de presse externes.

Tableau 8

Importance relative accordée aux différents arrêts de travail lors des périodes 1998-2000 et 2002-2004 pour chaque paire de quotidiens, Le Devoir, La Presse et Le Soleil, sans et avec les agences de presse externes, et différence entre les deux (corrélations bivariées)

Importance relative accordée aux différents arrêts de travail lors des périodes 1998-2000 et 2002-2004 pour chaque paire de quotidiens, Le Devoir, La Presse et Le Soleil, sans et avec les agences de presse externes, et différence entre les deux (corrélations bivariées)

** Corrélation significative au niveau 0,01 (2-tailed)

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Notons également que les articles des agences de presse externes contribuent moins à homogénéiser le contenu du Devoir, de La Presse et du Soleil après la transaction puisque les articles de l’agence interne de la chaîne en remplacent une partie. La Presse et Le Soleil sont les deux quotidiens qui voient l’influence homogénéisante des agences de presse externes le plus régresser à la suite de la transaction, alors que les deux utilisent des nouvelles de l’agence interne Gesca. Ainsi, au cours de la période 1998-2000, les articles des agences externes augmentent la proportion de nouvelles communes entre ces deux journaux de 12,8 points de pourcentage alors que pour la période 2002-2004, cette augmentation n’est plus que de 6,8 points. Les résultats sont les mêmes en ce qui concerne l’effet des agences de presse externes sur l’homogénéité de l’importance relative accordée aux différents conflits.

Les agences de presse externes contribuent également significativement moins à homogénéiser le contenu informationnel du Devoir et du Soleil après la transaction. Puisque l’homogénéité des deux quotidiens avant la transaction s’explique en grande partie par le recours aux agences de presse externes, il semble donc que les articles de l’agence interne Gesca utilisés par Le Soleil aient remplacé davantage les articles des agences de presse que les articles signés par des journalistes maison. Finalement, la mise sur pied de l’agence interne Gesca n’a pas significativement diminué le rôle que jouent les articles des agences de presse externes dans le niveau d’homogénéité des deux quotidiens montréalais à la suite de la transaction. Les articles de l’agence interne Gesca publiés dans La Presse remplacent des articles des agences de presse externes, et ces derniers ne sont pas responsables de l’homogénéité de contenu entre La Presse et Le Devoir.

Ainsi, la mise sur pied de l’agence interne Gesca contribue à homogénéiser le contenu informationnel des quotidiens La Presse et Le Soleil alors que ces articles augmentent la proportion de nouvelles communes et rendent davantage similaire l’importance relative accordée aux différents conflits. Cette agence interne n’explique toutefois qu’une partie de l’homogénéisation des contenus informationnels observée après la transaction : entre 1998-2000 et 2002-2004, la proportion de nouvelles communes augmente de 8 points de pourcentage alors que les articles de l’agence interne ne contribuent directement qu’à augmenter la proportion de 2,1 points. En considérant également que l’effet homogénéisant des agences de presse externes diminue de moitié après la transaction, l’augmentation de la proportion de nouvelles communes attribuable à l’agence interne Gesca peut même être estimée à 14 points de pourcentage. Nous attribuons cet écart au fait que la méthode utilisée estime de manière conservatrice les conséquences de la création de l’agence interne sur l’homogénéité des contenus alors que seul l’effet direct de la publication d’un article est pris en compte. Les nouvelles transmises par l’entremise de cette agence interne peuvent également influencer la sélection quotidienne des nouvelles jugées dignes d’être couvertes par le responsable de l’information, qui peut toujours décider de publier la version d’une agence de presse externe plutôt que celle de l’agence interne.

Ainsi, nos résultats appuient la thèse de l’influence négative de la concentration de la propriété des médias sur les contenus : la constitution de chaînes de journaux rend possibles des pratiques de collaboration entre salles de nouvelles qui, tout en permettant des économies, contribuent à homogénéiser les contenus publiés. L’influence qu’a la réduction du nombre de propriétaires sur la diversité des contenus semble, dans le présent cas, être médiatisée par la réduction du nombre de sources directes.

Montréalisation du contenu

Bien que, à la suite de la transaction, les porte-paroles du groupe Gesca adoptent un discours rassurant et promettent de conserver les particularités de chacun des journaux régionaux et de protéger l’indépendance de leurs salles de rédaction, le syndicat de la rédaction du Soleil demeure sceptique. Dans son mémoire présenté à la Commission de la culture de l’Assemblée nationale du Québec en 2001, il affirme craindre que le contenu du quotidien de la capitale nationale ne se montréalise. Dans cette seconde section, notre objectif est donc d’observer les conséquences de l’intégration du Soleil à la chaîne Gesca sur sa couverture régionale. Les couvertures régionales du Soleil et de La Presse sont-elles davantage semblables ? Le contenu du Soleil se montréalise-t-il ?

Dans le but de vérifier si l’importance relative accordée aux différentes régions administratives par La Presse et Le Soleil s’homogénéise après la transaction, nous avons calculé les coefficients de contingence entre les variables « quotidien » et « région administrative ». Le tableau 9 présente les résultats obtenus : pour l’ensemble des régions, pour les régions autres que Montréal et Québec, pour les régions de Montréal et Québec.

Premièrement, avant comme après la transaction, les journaux implantés dans la même localité accordent une importance relative identique aux différentes régions : les coefficients de contingence calculés entre Le Devoir et La Presse n’atteignent pas le seuil de la signification statistique, ce qui indique des contenus non différenciés. Deuxièmement, les journaux implantés dans des localités différentes offrent une couverture régionale plus hétérogène : les coefficients calculés entre les journaux de Montréal et Le Soleil sont statistiquement significatifs, ce qui indique des contenus différenciés.

Tableau 9

Importance relative accordée par chaque paire de quotidiens, Le Devoir, La Presse et Le Soleil, au cours des périodes 1998-2000 et 2002-2004, à l’ensemble des régions administratives, à l’ensemble des régions administratives autres que Montréal et Québec, et aux seules régions administratives de Montréal et de Québec (coefficients de contingence)

Importance relative accordée par chaque paire de quotidiens, Le Devoir, La Presse et Le Soleil, au cours des périodes 1998-2000 et 2002-2004, à l’ensemble des régions administratives, à l’ensemble des régions administratives autres que Montréal et Québec, et aux seules régions administratives de Montréal et de Québec (coefficients de contingence)

** Coefficient statistiquement significatif au seuil p<.05

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Les données montrent également que l’importance relative accordée aux différentes régions administratives par les quotidiens du groupe Gesca s’homogénéise considérablement après la transaction qui les réunit dans une même chaîne : les coefficients de contingence calculés entre ces deux quotidiens, tout comme ceux calculés entre Le Devoir et Le Soleil, diminuent substantiellement après la transaction, ce qui indique une plus grande homogénéité des contenus. Il semble donc que, puisque la distance entre les contenus des quotidiens montréalais demeure relativement stable, c’est la couverture régionale du quotidien de la capitale nationale qui s’en rapproche.

Tant avant qu’après la transaction, la plus importante différence entre les quotidiens montréalais et Le Soleil est la couverture des régions de Montréal et de Québec : les coefficients calculés pour les seules régions de Montréal et Québec sont supérieurs aux coefficients calculés pour l’ensemble des régions ; les coefficients calculés en retirant de l’analyse les régions de Montréal et Québec sont inférieurs à ceux calculés pour l’ensemble des régions. Bien que, après la transaction, tant la couverture des autres régions que celle de Montréal et de Québec sont homogénéisées dans ces quotidiens, l’importance relative accordée à Montréal et Québec continue à être la principale différence. À la suite de la transaction, les coefficients calculés à partir des autres régions sont statistiquement non significatifs entre Le Devoir et Le Soleil et atteignent la significativité de justesse entre La Presse et Le Soleil : entre 2002 et 2004, la couverture des autres régions est pratiquement identique dans les trois quotidiens. D’un autre côté, malgré l’homogénéisation observée à la suite de la transaction, la couverture des régions de Montréal et Québec continue à différencier les contenus : les coefficients demeurent élevés et significatifs.

Les données présentées dans le tableau 10 indiquent que cette homogénéité supérieure observée dans la couverture des régions de Montréal et Québec après la transaction est le résultat d’une plus grande importance accordée aux conflits dans la région de Montréal par Le Soleil. Premièrement, avant comme après la transaction, La Presse et Le Devoir accordent sensiblement la même proportion de leur volume total d’articles à la région de Québec, ce qui indique que l’intégration du Soleil à la chaîne Gesca ne modifie pas l’évaluation que font les responsables de l’information de La Presse de l’importance de la région de Québec. Deuxièmement, bien que les trois quotidiens diminuent significativement leur couverture de la région de Montréal après la transaction, la diminution observée dans LeSoleil est beaucoup moins importante qu’elle ne l’est dans Le Devoir et La Presse : alors que la proportion diminue de 17,8 points de pourcentage dans Le Devoir et de 23,3 points dans La Presse, elle ne diminue que de 1,72 point dans Le Soleil. Cette plus grande attention portée par Le Soleil aux conflits montréalais n’est en aucun cas le résultat direct de la publication d’articles provenant de l’agence interne Gesca : sur les 543 articles d’information publiés dans Le Soleil au cours de la période 2002-2004, seulement deux d’entre eux proviennent de La Presse et ont pour objet un conflit montréalais.

Tableau 10

Importance relative de la couverture accordée aux arrêts de travail des régions de Montréal et de Québec par les quotidiens Le Devoir, La Presse et Le Soleil, selon les périodes 1998-2000 et 2002-2004, et différence entre les deux périodes (% du nombre d’articles par quotidien)

Importance relative de la couverture accordée aux arrêts de travail des régions de Montréal et de Québec par les quotidiens Le Devoir, La Presse et Le Soleil, selon les périodes 1998-2000 et 2002-2004, et différence entre les deux périodes (% du nombre d’articles par quotidien)

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Non seulement la proportion d’articles consacrés à la région de Montréal par Le Soleil diminue-t-elle moins qu’elle ne le fait dans Le Devoir et La Presse après la transaction, mais, contrairement à ces derniers, ce quotidien accorde également en général plus d’importance à chacun de ces articles qu’il n’en accordait avant d’être acheté par Gesca. Alors que, après la transaction, La Presse et Le Devoir diminuent la longueur des articles traitant de conflits montréalais, la proportion de ces articles publiés en première page et la proportion de ces articles accompagnés de photographies, Le Soleil en publie une plus forte proportion à la une et augmente leur longueur. La proportion de ces articles publiés à la une dans Le Soleil augmente de 0,5 point de pourcentage après la transaction, tandis que celle d’articles courts (moins de 200 mots) diminue de 1 point au profit des articles de longueur moyenne (200 à 700 mots).

Les résultats présentés dans cette seconde section appuient également la thèse de l’influence négative de la concentration de la propriété des médias sur la diversité des contenus puisque les couvertures régionales des quotidiens La Presse et Le Soleil sont davantage homogènes après la transaction. Notons également que les craintes relatives à la montréalisation du contenu du quotidien de la capitale nationale sont fondées. Il faut toutefois nuancer. Bien que les conflits montréalais se voient accorder plus d’importance dans les pages du Soleil, son caractère local demeure important : plus de 27 % des articles qu’il publie entre 2002 et 2004 traitent de conflits se déroulant dans la région de Québec, alors que Le Devoir et La Presse ne consacrent que 20 % de leurs articles à la région de Montréal pour la même période. Fidèle à sa région, Le Soleil augmente le nombre d’articles qu’il publie lors de la période 2002-2004 (518 articles en 1998-2000 et 543 en 2002-2004) pour couvrir les conflits locaux qui prennent à ce moment davantage d’importance (0,86 % de l’ensemble des jours/personnes perdus en 1998-2000 et 13,01 % de l’ensemble des jours/personnes perdus en 2002-2004).

Nous en arrivons donc à confirmer notre hypothèse : la concentration de la propriété des médias a un effet négatif sur la diversité des contenus offerts alors que les contenus informationnels de La Presse et du Soleil sont davantage semblables après l’intégration de ce dernier à la chaîne Gesca. Nos résultats indiquent que cet effet est lié aux pratiques de collaboration entre salles de nouvelles ainsi qu’à l’influence que peuvent avoir les contenus des grands journaux sur la sélection des événements couverts dans les plus petits.

D’autres études sont nécessaires. Nous n’avons étudié que le contenu de deux des sept quotidiens de la chaîne Gesca et cette dernière n’en est qu’une parmi une multitude implantée à l’échelle planétaire. La concentration de la propriété dépasse largement le cas des chaînes de journaux et englobe également les secteurs de la radiodiffusion et de la télédiffusion. L’industrie médiatique n’est pas uniquement concentrée horizontalement car les groupes contrôlent fréquemment des médias de plusieurs types.

Nous ne croyons néanmoins pas qu’un jour soit présentée une réponse définitive quant à l’effet de la concentration de la propriété des médias sur la diversité des contenus. Comme le mentionne Cavallin (1998), bien que le pouvoir dont disposent les grands groupes médiatiques sur l’information soit inquiétant, ils n’en abusent pas automatiquement. Il est fort probable que pour chaque étude qui constate une homogénéité accrue des contenus dans les chaînes, une autre n’en constate pas. Les autorités politiques ne doivent pas attendre cette réponse définitive, qui ne viendra probablement jamais, et légiférer en fonction d’un risque potentiel.