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Le présent article se fixe pour objectif de comprendre la signification dont se charge la pratique de la promenade au cours de la première moitié du xviie siècle. Cette dimension des sociabilités mondaines sera apte à éclairer les processus de construction des rapports sociaux sous l’Ancien Régime. Le rituel permet de définir des sociétés ou communautés tout en infléchissant des caractères sociaux qui assurent la pérennité d’un modèle. Tout rituel est redevable à des systèmes normatifs qui déterminent des agir sociaux. Dans la France moderne, c’est, en partie, par le courant de la civilité que se mettent en place des cadres à travers lesquels les individus et les collectivités se définissent. De la civilité émanent trois substantifs qui expliquent ses déclinaisons dans la France moderne : l’honnêteté, la bienséance et la politesse. Pédagogie du corps, codes sociaux porteurs de l’idéal de la distinction, la civilité est un paraître social dans lequel les individus se glissent pour entrer et vivre en société.

La question qui apparaît comme un guide du présent article pourrait se formuler ainsi : Comment passe-t-on d’une simple déambulation obligée (la marche) à un ensemble ritualisé composé de codes sociaux visant à assurer la visibilité (la promenade) ? Daniel Arasse écrit : « dès le xve siècle, la marche accède à la représentation en tant qu’activité socialisée — qu’on pense seulement aux grandes processions vénitiennes et autres — dans l’exercice de laquelle se manifestent plus ou moins subrepticement les hiérarchies sociales contemporaines[1] ». L’évolution de cette pratique doit pouvoir faire comprendre ses implications dans la société parisienne. Je me propose ici de prendre un texte, Les plaisirs des Dames de François de Grenaille, afin de compléter l’étude que j’ai réalisée sur le sujet et qui a laissé en friche de grands pans de l’histoire du promeneur au xviie siècle[2].

Né en 1616, François de Grenaille, sieur de Chatonnières[3], fait partie du groupe associé à Guez de Balzac, auteur notamment de Aristippe, ou De la Cour. Samuel Joseph Sorbière écrit à son propos : « Il y avait à Paris environ ce temps-là un certain Grenaille, sieur de Chatonnières, Limousin, jeune homme de vingt-six ans, qui décocha tout à coup une prodigieuse quantité de livres, […] ce que je trouvais de louable était qu’apparemment un homme de cet âge avait demeuré dans le cabinet et s’était abstenu de plusieurs débauches pour composer des livres[4]. » Sophie Houdard rappelle que ses livres « dressent un tableau des comportements “modernes” en usage dans les milieux mondains et dénoncent le ridicule ou la perfidie des “cabales de ce siècle” que la mode valorise au détriment des valeurs de la religion et de la société des honnêtes gens[5] », tandis qu’Emmanuel Bury soutient, à juste titre, que :

Les critiques que l’on peut adresser à l’absence d’originalité de ces ouvrages n’ont pas lieu d’être ici ; au contraire, elle est une marque de la présence des modèles, dont les polygraphes peu inspirés sont souvent de meilleurs témoins que les auteurs d’exception. […] L’attitude de Grenaille est la même que celle de Faret ; mais c’est pour des raisons morales (car il s’agit ici de la délicate institution des jeunes filles) que le précepteur juge nécessaire de s’appuyer sur des autorités. L’argument de l’ancienneté annonce déjà La Bruyère ; la vérité de la nature humaine est considérée comme un tout stable et inchangé. Le poids de la tradition serait donc la meilleure caution des modèles anciens[6].

M’inscrivant dans le sillage tracé par Emmanuel Bury, je me propose ici de montrer en quoi l’oeuvre de Grenaille peut être une porte d’accès à la société littéraire du xviie siècle, mais aussi comment il est possible de tracer un lien entre les pratiques sociales et ses compositions littéraires. L’oeuvre de Grenaille montre également en quoi la pratique de la promenade implique un ensemble de déterminants sociaux qui organisent une pratique distinctive et ritualisée, elle permet à l’historien de comprendre les implications littéraires de celle-ci, car il s’agit bien ici d’une représentation, et de la manière dont on la raconte et la décrit. Il importe ici de comprendre les prémisses de ce que nous avons qualifié de figure sociale du promeneur dans le Paris du xviiie siècle, mais également les racines de cette promenade de civilité qui ont été entretenues par Antoine de Courtin et Jean-Baptiste de la Salle[7].

Pour plusieurs, François de Grenaille est un polygraphe dans l’âme : « moine défroqué, homme de lettres, espion, ennemi de Mazarin, historiographe du duc d’Orléans, auteur de plusieurs ouvrages relatifs à la bonne éducation des jeunes filles, à la formation de l’“honnête homme”, et grand traducteur (la connaissance de plusieurs langues européennes l’aurait favorisé dans ses services d’espion[8] »). Grenaille, influencé par Nicolas Faret, est notamment l’auteur de L’honnête fille, L’honnête veuve ou encore de L’honnête garçon, dont les titres font apprécier la filiation avec le courant de l’honnêteté. Il est aventureux d’affirmer que « ces publications sont de circonstance, aussi mobiles que le présent sur lequel elles tentaient de prendre prise et d’agir[9] ». Le cadre d’écriture de Grenaille est beaucoup plus large et implique plusieurs pratiques sociales, notamment la promenade, dont il est possible de déduire des normes sociales, c’est ce que nous nous proposons de faire dans le présent article. L’auteur esquisse, dans ses premiers traités (L’honnête garçon, L’honnête fille, L’honnête veuve et L’honnête femme), la démarche que l’homme doit adopter : « Son port ne sera ny leger, ny fastueux, sa mine sera douce & genereuse, son visage ny farouche, ny effeminé, sa voix ny molle ny assaisonnate, son marcher ny prompt ny tardif[10]. » Il entend « régler ses humeurs, et ses vertus, ses occupations et ses divertissements. [Il a] soin de son esprit, sans laisser le corps dans la négligence[11] ». Peu se sont penchés avec minutie sur l’oeuvre de Grenaille. Emmanuel Bury rappelle que ce « polygraphe qui reste à découvrir appartint à la Maison de Gaston d’Orléans, dont il fut l’historiographe officiel, mais l’abondance de sa production peut laisser supposer qu’il vivait en partie de sa plume[12] ».

En 1641, François de Grenaille publie Les plaisirs des Dames, dont il veut faire une sorte de traité des divertissements féminins rattaché au courant de l’honnêteté. Il entend blâmer les « dissolutions vicieuses » en appelant à une conduite religieuse de la part de l’honnête femme : « je n’escris pas pour des Dames simplement, mais pour des Dames Chrestiennes[13] ». Le but est simple : saisir l’intégralité de la journée d’une femme afin d’en décrire les exercices quotidiens. Comme il a pu l’écrire deux ans auparavant dans L’honnête fille : « occuper le temps : n’est-ce pas l’objet principal de la quasi-totalité des morales et des codes de comportement ? Y compris ceux adressés aux femmes[14] ? »

S’il commence par offrir un Bouquet à ces Dames, il les mène directement au Cours, avant que celles-ci ne reviennent chez elles pour s’admirer dans un Miroir. Contentes et repues de leurs grâces, elles sont aptes à entreprendre une Promenade, avant de s’arrêter de nouveau pour prendre une Collation. La dernière partie de la journée est consacrée respectivement au Concert et au Bal. Il émane de ce programme la volonté de l’auteur de découvrir et de traquer « la pompe & la vanité des grandeurs du Monde[15] ». Sept thèmes qui, aux yeux de Grenaille, sont autant de péchés, mais pas nécessairement capitaux, car il est possible de les rendre agréables et honnêtes.

Les premières parties de chaque section vantent les mérites du sujet dont il est question. Puis, la seconde partie est moins tendre, l’auteur critique vertement, en rappelant « les misères, souffrances et enfin la mort[16] » que ces exercices provoquent. Le respect de la religion dans les divertissements mondains[17] est la pièce maîtresse sur laquelle s’édifie l’argumentation de l’auteur. De ces divertissements, deux semblent se confondre et se répondre : le Cours et la Promenade. Sur un total de 397 pages, il en consacre près de 20, divisées en onze sections, au Cours (Cours-la-Reine), et en propose 80, divisées en 53 sections, sur la promenade. Près du tiers de l’ouvrage traite des déplacements de la femme dans la société parisienne, c’est dire l’importance qu’octroie Grenaille à ce type de « plaisir ». Il divise la pratique en deux notions bien distinctes. La première, « le Cours », se rapporte à ce qui a été déjà qualifié de rituel de la promenade[18], tandis que « la promenade » est plutôt une pratique individuelle et authentique qui se réalise en dehors de la ville.

Le Cours-la-Reine, espace des sociabilités mondaines

Deux ans avant la parution des Plaisirs des Dames, Grenaille écrit que « le marcher publie hautement quelle est l’humeur et la condition d’un homme[19] ». Ce thème se décline en trois temps dans la section dévolue au « Cours » : le rituel social, le divertissement et la religion. Si l’auteur affirme que « la promenade est un des plus doux divertissemens des Dames » (PD, 163), il n’en demeure pas moins que le Cours ne contient que des éléments susceptibles de corrompre et d’éloigner la femme de sa vocation première : la dévotion.

Le Cours est un théâtre, la femme, le personnage principal et l’homme, un spectateur actif qui sanctionne ou non par son regard. Véritable « parlement ambulatoire des Reines » (PD, 40), le Cours est riche en beautés défilant en carrosse : « Quelque estranger que vous soyez, vous y estes salué, & celles qui ne daigneroient pas de vous regarder ailleurs, vous donnent icy des oeillades favorables » (PD, 43). Microcosme de la société parisienne, le Cours rassemble les beautés de la Capitale : « celuy qui n’a rien veu de grand dans l’Europe, doit venir à la promenade, pour luy voir estaler tout ce qu’elle a de plus magnifique » (PD, 42). Le Cours-la-Reine est le lieu par excellence pour la déambulation mondaine. L’association de la pratique à un lieu parisien confirme le renforcement du rituel.

Les carrosses deviennent les truchements de la « condition des personnes », car selon que l’individu puisse exposer ou non sa richesse à une communauté constituée, il peut ou non espérer honneur et réputation. Toutefois, le Cours « n’est jamais sans désordre & sans embarras & la confusion qu’on peut éviter ailleurs, regne icy nécessairement » (PD, 52). La nécessité « absurde », aux dires de l’auteur, de posséder un cheval mène irrémédiablement à la « déchéance de la marche », notion déjà exposée : « plusieurs font bien d’aller en carrosse, car on ne reconnoist pas qu’elles sont boiteuses, quand elles ne marchent point » (PD, 51). D’ailleurs, plusieurs adeptes du Cours « aimoient mieux avoir un bon cheval, qu’une bonne ame » (PD, 51). Ce n’est pas à la morphologie que Grenaille juge les mondains, mais bien à leur carrosse, car c’est la seule chose qui est exposée au public. Le corps promenant du mondain a plus à voir avec les véhicules qu’avec les jambes.

Les codes de convenance sont eux aussi décriés : « on est contraint de faire la cour, au lieu de faire la promenade ». En critiquant le Cours sous le couvert de l’argument du paraître, Grenaille confirme l’attachement de la pratique à un ensemble conçu comme l’envers de la nature humaine par la contrefaçon des sentiments : « combien y a-t-il de personnes dans le Cours qui pleurent dans leur coeur & rient en apparence ? » (PD, 54). En affirmant que les femmes « s’efforcent de vous plaire davantage par une légèreté affectée » (PD, 53), l’auteur entend disqualifier la civilité moderne. Ces codes sociaux de la société parisienne sont des « bizarreries approuvées ». Seule la nature peut guider les pas des femmes : « la Promenade estant un exercice de sincérité, elle ne souffre point toutes ces dissimulations de la société civile » (PD, 207). D’ailleurs, il associe « Cour » et « Cours » sans trop de réticence : « celle-cy paraist au Cours pour faire croire que les affaires de sa Maison ne vont pas si mal comme l’on dit, puis qu’elle se relasche dans ses disgrâces » (PD, 54-55). Le Cours incarne véritablement ce jeu de pouvoir qui fonde et définit la cour.

Les femmes sont critiquées à de nombreuses reprises, notamment celles qui « nous monstrent plustost du blanc d’Espagne, qu’une blancheur naturelle » (PD, 51). L’investissement corporel qu’implique la civilité est, pour l’auteur, synonyme d’avilissement de l’être. D’ailleurs, la promenade amène de nombreuses entorses à l’ordre des choses, notamment en matière de hiérarchie des individus : « On void les Grands marcher indiferemment avec les petits, & des Dames d’eminente condition, qui suivent quelquesfois de simples bourgeoises » (PD, 51). Le Cours attire une classe d’hommes, les bourgeois, qui veulent faire partie du rituel afin de profiter du divertissement et de s’associer à la haute société. « Les trois Estats ne sont apparemment qu’un mesme nombre ; le roturier precede le Gentilhomme, & vous avez bien de la peine à distinguer les Dames d’avec des suivantes » (PD, 52). Sans la nommer, Grenaille tient donc pour acquis qu’il existe bien une nature de l’homme et que la société, à défaut de l’organiser et de l’encadrer, doit à tout le moins la préserver.

Thème cher aux moralistes, l’oisiveté est décriée dans le « Cours ». La promenade devient une forme d’oisiveté cachée. La journée des femmes n’est qu’une longue marche de divertissement en divertissement : « qu’on ne dit point que l’esprit se plaist d’autant plus en ce lieu, qu’elle y vient pour s’exempter de toutes ses peines » (PD, 54). Il faut changer la donne de ces divertissements pour qu’ils soient appréciables aux yeux de l’auteur : « en ces divertissements plusieurs aimeroient mieux voir regner l’Amour que l’honneur » (PD, 55). Notion importante dans le présent texte, celle de « divertissement », qui est pour la première fois associée à celle de promenade. Ce « divertissement » n’est toutefois pas encore un « loisir », mais un synonyme d’oisiveté (PD, 55).

Ces critiques ne sont pas nouvelles au xviie siècle, elles s’intègrent à celles des auteurs religieux qui s’élèvent contre le luxe grandissant de la Couronne et de ses suivants. Nombreux sont ceux qui prônent alors un retour aux valeurs religieuses de simplicité et d’humilité. Grenaille ne réinvente pas la critique du paraître social, il ne fait que l’attacher à la pratique de la promenade en prêchant pour une conduite plus proche de l’Évangile. C’est d’ailleurs en partie pour cette raison qu’il cite abondamment Saint-Augustin dans sa critique du Cours. Les penseurs religieux ne sont pas les seuls, Platon, Job, Orphée, Hésychius, Galien, Alexandre, Hippocrate, Momus, Anaxagore, Théophraste, Théopome ou Tobie sont appelés en renfort au fil du texte.

Dans le cadre de l’étude sur le rituel naissant de la promenade parisienne, le « Cours » de Grenaille nous renseigne sur trois points essentiels : 1. le « voir et être vu » qui se traduit par l’exigence de relations sociales mondaines à la promenade ; 2. la discipline imposée par la marche est peu à peu supplantée par l’impératif du carrosse ; et 3. la pratique de la promenade s’intègre peu à peu aux lieux parisiens. En revanche, il ne conçoit pas encore le rituel par l’espace dans lequel il prend place. L’historien Jacques Revel affirme que la norme crée l’espace[20]. Dans le présent cas, nous ne pouvons affirmer qu’elle crée véritablement l’espace, car nous ne connaissons pas les implications de la pratique dans le contexte social et urbain. En revanche, il est possible d’affirmer que le lieu sanctionne les normes et inversement. Par le principe des vases communicants, l’un enrichit l’autre. Le Cours est la forme galante et mondaine de la promenade, Grenaille ne fait que désigner les assises parisiennes sur lesquelles elle se construit.

La promenade : la nécessaire socialisation

Dans le contexte de la naissance de la figure du promeneur, le chapitre que Grenaille consacre à la promenade peut être vu comme un texte fondateur. Entrevu comme une figure individuelle, détaché de la foule, qui n’a de compte à rendre qu’à Dieu, ce « mondain » n’a de l’idée de promeneur que la volonté de déambuler. Cette idée de déambulation dans la nature est à mettre directement en lien avec les grands penseurs humanistes, comme Montaigne, qui définissent eux aussi cet engouement pour la promenade en solitaire[21]. Là où Grenaille innove est dans la légitimation d’une telle pratique. En donnant des explications rationnelles à une pratique sociale, même s’il en considère la forme parisienne, le Cours, comme une aberration, il légitime la formation du rituel de la promenade en suggérant les éléments nécessaires à sa diffusion et à son expansion. Ainsi, il est possible de considérer que, paradoxalement, c’est par ses critiques du Cours et son apologie d’un divertissement sain que Grenaille définit les codes sociaux de la promenade.

La promenade relâche l’esprit, égaie le corps et entretient le commerce du monde. Trois effets ou trois causes qui toutes sont bénéfiques à l’homme. À travers ces interprétations de la promenade, l’auteur ne s’éloigne pourtant pas tellement du rituel. Chacun des thèmes pourrait être résumé et contextualisé dans un ensemble explicatif : le récréatif, le médical et le social. Penser s’éloigner du Cours revient simplement à tenter d’organiser avec plus de circonspection les plaisirs. Comme Grenaille le dira lui-même à la fin du chapitre consacré au Cours : « ce discours ne tend pas à troubler un des plus doux plaisirs des Dames, mais à le régler » (PD, 56). Voyons donc ce chapitre consacré à la promenade comme une tentative de mise en forme de la pratique parisienne de la promenade ; la Promenade ayant pour fonction première de répondre au Cours.

L’idée de relâcher l’esprit par la promenade, à laquelle le thème du divertissement ou de la récréation est associé, est le premier socle sur lequel l’auteur s’appuie pour régler la promenade. C’est principalement pour l’homme de lettres que Grenaille la recommande, car n’étant un exercice ni violent ni trop exigeant, elle se présente comme une méditation littéraire. Platon, selon Grenaille le confirme : « son dogme a esté qu’il ne falloit jamais exercer l’esprit sans donner quelque exercice au corps, ny exercer le corps sans donner quelque sorte d’exercice à l’esprit » (PD, 169). La doctrine prêchée par les péripatéticiens (enseigner tout en se promenant) confirme également les effets salutaires de la déambulation sur l’esprit. C’est dans le contexte du travail intellectuel que la promenade se comprend et se pratique le mieux, pourtant, c’est seulement après s’être adonné à une occupation utile qu’elle devient profitable.

Grenaille pousse plus loin son raisonnement en affirmant que la promenade est avant tout un moyen de connaître le monde : « bien qu’un homme qui se promene quitte son estude, il semble porter encore son cabinet ; il ne voit plus de livre, mais tout le monde luy sert de livre » (PD, 167). Le monde est un grand livre dans lequel le philosophe peut lire, la promenade une pratique intellectuelle sûre permettant d’accéder à cette connaissance. Si l’on a souvent évoqué les voyages comme moyen de connaissance, Grenaille soutient que : « la Promenade est plus utile que les voyages, pour ce qu’agitant moins le corps, elle éveille mieux l’esprit, & le faut agir avec d’autant plus de vigueur, qu’elle occupe une personne en la délassant » (PD, 166).

Ce mouvement du corps doit se faire dans une société civile, où l’honnête homme peut exposer à ses semblables ce sur quoi il a médité : « c’est encore dans les bonnes compagnies qui ne manquent jamais à la Promenade, qu’on peut débiter agreablement une partie de ce qu’on a appris dans la retraite » (PD, 173). Ainsi, la solitude prêchée par Grenaille n’est qu’un aspect de la promenade[22]. La nécessaire intégration à une communauté est profitable en ce qu’elle permet de confronter des idées. Même s’il veut s’éloigner du rituel de la promenade, Grenaille affirme et confirme les facteurs « inhérents » au rituel de la promenade[23].

Favoriser la santé : la médicalisation de la promenade mondaine

La promenade possède la capacité de « réparer les formes du corps » (PD, 168), car en sus de vivifier et de purifier l’âme, elle entretient les forces de l’esprit en ce qu’elle les relâche pour mieux les retendre ensuite. Elle se rapproche peu à peu d’un savoir médical. Cette dimension de la promenade est définie par des citations d’auteurs anciens, antiques pour la plupart. La connaissance est cumulative et non pas assise sur l’expérience sensible, pour ne pas dire physiologique : « la promenade suivant en cela l’opinion de tous les Sages qui ont crû qu’en rendant le corps vigoureux, elle vivifie aussi l’ame » (PD, 178).

La théorie antique de Galien[24], considérant que « le corps [est] une masse qui ne vit que pour mourir, & qui est composée de quatre qualitez contraires qui la détruisent en la conservant » (PD, 178), est la base de la conception médicale exposée par l’auteur. L’opposition et l’alternance salutaire entre l’exercice et le repos sont conçues comme des vérités affirmées par les « médecins » cités (Aristote, Platon, Socrate, Galien, Hippocrate, Lycurgue, Auguste, Hadrien, Sénèque et Denis le Tyran). Il semble plus réaliste de voir l’ouvrage de Grenaille comme une compilation de citations sur les effets des mouvements sur le corps humain qu’un travail d’observation rationnel des effets physiologiques de la promenade[25]. La pathologie médicale de Grenaille se borne donc à un humanisme florissant.

Si la promenade est conçue comme un conservateur de la santé, elle est également le remède à plusieurs types de maladies. Ces maux sont au nombre de deux, les fluxions et l’embonpoint. Pour ce qui est des fluxions, c’est Sénèque qui est évoqué et qui rappelle aux lecteurs, par l’entremise de Grenaille, que « cet exercice sert beaucoup pour arrester les fluxions, pour ce qu’il les consume par une activité remuante » (PD, 181). Seule la théorie antique de la médecine de Galien et d’Hippocrate constitue un repère pour les mondains du premier xviie siècle. D’ailleurs, la gymnastique étant un peu jumelle de la médecine dans l’Antiquité, il n’est pas étonnant de constater qu’Hippocrate affirme que « la marche postprandiale évite efficacement l’emponpoint abdominal[26] ».

À la lumière des enseignements du médecin pergamasque, on conçoit mieux comment la promenade s’intègre au contexte des régimes salutaires à la santé de l’homme du xviie siècle[27]. Ce courant médical ne serait pas inintéressant à évaluer dans le cadre d’une étude sur l’évolution de la pratique en fonction de la pathologie. Toutefois, ce type de savoir n’a d’importance, dans le présent contexte, que par la légitimation de la pratique sociale de la promenade à travers la médecine. Les enseignements d’Hippocrate permettent de mieux comprendre dans quel courant François de Grenaille s’insère et quel type de savoir il réactive pour donner un nouveau souffle à cette pratique. L’auteur mobilise tout un ensemble de théories médicales en rapport avec le régime de l’homme, mais ces théories sont intéressantes dans la mesure où il relie son époque à celle des médecins antiques.

Les effets bénéfiques de la promenade sont répétés : « la promenade en agitant le corps augmente ses forces, & luy fait hayr le repos, le tenant toujours en haleine » (PD, 182). Exercice entre la violence des mouvements et l’oisiveté maladive et malsaine, la promenade est un microcosme de tous les remèdes prescrits, ou recommandés par les médecins. Innovation certaine dans le domaine de la promenade, le lien fait avec la nourriture montre une certaine évolution dans le domaine des connaissances. Grenaille affirme qu’en remuant bien le corps, notamment par la promenade, l’individu fait venir plus sûrement la faim et digère mieux le repas. Cette idée, bien que déjà évoquée chez Hippocrate, a une importance certaine, car elle suppose un phénomène d’action-réaction entre le remède et l’état du patient.

L’auteur des Plaisirs des Dames compile une série de commentaires de textes sur divers auteurs évoquant les exercices physiques, en désignant la promenade, contrairement aux traités de cour déjà évoqués qui ne parlent que de la noblesse de certains exercices physiques, sans la mentionner spécifiquement. Quand l’auteur affirme que « la faineantise nous desbauche le goût, au lieu que le travail le regle » (PD, 181), il donne à penser une manière de concevoir le temps et l’espace des divertissements mondains. Allons plus loin. En affirmant encore que la promenade est l’exercice le plus sain et le plus utile à la santé du corps, il attribue au rituel de la promenade une dimension médicale, même si celle-ci n’a rien à voir avec la pratique. Le savoir médical est encore à développer du côté de la physiologie, mais ces connaissances, si fausses qu’elles puissent apparaître rétrospectivement, s’insèrent dans un ensemble cohérent de compréhension du monde.

Les données fournies par Grenaille permettent de légitimer une pratique, qu’il a déjà critiquée, en pointant les aspects bénéfiques pour le corps. C’est en cela qu’il innove principalement et non dans le cas de la compilation de citations à la manière d’un humaniste de la Renaissance. Il donne une raison autre que la sociabilité pour la pratique de la promenade : « Concluons donc que cet exercice est un des plus doux plaisirs que leurs corps aussi bien que leurs esprits, & qu’on a eu raison de nommer par excellence, les Plaisirs de la Reine, certains lieux où elle se va promener aprez avoir tenu cercle » (PD, 183). Cette dernière citation montre bien le retour à la société moderne évoqué par Grenaille. Bien qu’il ait utilisé une science médicale antique, il conçoit que ces connaissances sont adaptables à la société française, voire parisienne. Évoquer conjointement les « Plaisirs de la Reine », qui réfèrent directement au Cours-la-Reine, et la promenade, évaluée sous l’aspect médical, dans un contexte visant à décrire et régler les plaisirs des dames revient à renforcer le code de convenance de la promenade par des connaissances qui sous-tendent la promenade : les implications du mouvement du corps pour la santé.

La ville corrompue

Grenaille évoque un thème que l’on retrouvera encore à la fin du siècle : la corruption de la ville. « Un homme de ville gemit dans un lict parmy la delicatesse, & un paysan chante parmy la peine. L’un est toujours indisposé, pour ce qu’il est sédentaire, & l’autre est toujours gaillard pour ce qu’il est toujours debout » (PD, 179). Déjà, le thème de la nature bienveillante et bénéfique à la santé de l’homme est présent. « Quand on est assis, on panche toujours vers la terre, quand on est debout, on semble vivre deja dans le Ciel » (PD, 165), affirme Grenaille quand il évoque les postures bénéfiques à la formation du corps.

Sans prêcher de manière insistante un retour à la nature, l’auteur évoque l’authenticité de la vie à la campagne. Les modèles évoqués sont ceux de Socrate et Sénèque, jamais ceux d’auteurs ou d’hommes modernes. Le nécessaire retour au savoir antique fait de Grenaille un rhéteur plus qu’un observateur. Il se contente d’évoquer une attitude sans proposer un modèle de vie. L’auteur est toujours dans le domaine de la rhétorique humaniste plutôt que dans celui de la prescription médicale ou encore de la suggestion philosophique d’une conduite à adopter, comme le fera Jean-Jacques Rousseau, au siècle suivant, dans l’Émile.

S’il s’éloigne, l’espace de quelques paragraphes, de la société civile en évoquant la médecine, il ne peut la contourner. Dans une perspective relativement moderne, il discute la relation de l’individu à la collectivité. S’il pense la foule comme un ensemble où les ennemis sont nombreux et où les moeurs de l’honnête homme sont susceptibles d’être « pervertis », la solitude n’est pas nécessairement entrevue comme le remède à adopter, bien au contraire : « ce n’est pas le courage qui les porte à la solitude, c’est la crainte & l’oisiveté » (PD, 191). Le postulat de la vie en société est respecté, mais plus encore vu comme l’unique source de réalisation de soi.

S’il se base sur Sénèque pour affirmer que « c’est une espèce de précepte que d’estre vu » (PD, 189), Grenaille tend à montrer que la promenade, dans la cadre du courant de l’honnêteté, devient une pratique permettant d’exposer publiquement son respect des règles prescrites : « Si ce que vous faites est conforme à l’honnesteté, il faut que chacun le sçache » (PD, 190). La promenade sert à contrebalancer les effets néfastes de la société : « il me semble que la Promenade a cette excellente propriété, car nous retirant des compagnies desagreables, elles nous separe de la plus grande partie du monde, & nous empesche d’estre seul » (PD, 192).

L’ouvrage de Grenaille a sans doute l’avantage de replacer la promenade dans un ensemble beaucoup plus grand et de répondre aux désirs de sociabilité de l’homme moderne. « L’homme se définissant comme un animal sociable aussi bien qu’un animal doué de raison, il semble quitter une propriété de sa nature, en quittant la compagnie de ses semblables » (PD, 188). Posant encore le rapport de l’individu à la collectivité comme fondamental à la compréhension et à l’appréciation de la promenade, il affirme, en croyant dénouer cet épineux problème : « il faut quelquefois s’engager dans le commerce & quelquefois s’en retirer par une retraire judicieuse » (PD, 191). Rarement l’auteur propose un modèle clair et défini des sociabilités honnêtes, mais il y insère tout au moins la promenade en fondant un usage pour la société parisienne.

Où se promener ?

Restent à définir des lieux où l’on se promène. Grenaille oppose deux types de promenades : dans la nature et dans les promenades publiques. Le lieu de promenade idéal est la nature sauvage, sylvestre et bucolique, une sorte de paradis terrestre : « les interpretes de l’Escriture sont bien en peine à deviner où estoit le Paradis terrestre ; mais on peut dire que s’il en reste de visible aprez le peché, c’est le lieu où les Dames se promènent » (PD, 196). Longeant lentement le cours d’une rivière, le tableau esquissé par l’auteur fait ensuite apparaître une « forêt épaisse […] dont les arbres sont si hauts, qu’ils semblent joindre la terre au Ciel » (PD, 201). L’image est belle, rafraîchissante, naturelle, affirme Grenaille.

C’est dans la nature que l’homme doit s’adonner à la promenade, car elle assure la contemplation d’objets qui tendent à l’authenticité. Cette idée, faisant de la campagne le lieu idéal pour la promenade, est fille d’un courant religieux auquel se rattache l’auteur. Dès le début du xviie siècle, les collèges jésuites, par une organisation du temps de l’individu, considèrent les divertissements comme un domaine qui doit être réglé et défini dans le cadre de la nature bienfaitrice :

L’esprit a besoin de relâche, mais il faut éviter par tout le relâchement. Les jeux et les divertissements qu’on vous permet sont nécessaires, mais souvenez-vous qu’ils doivent toujours être des divertissements chrétiens. […] Tout y est édifiant, tout est dans l’ordre, la modération y règne, toutes les règles de bienséance et de l’honnêteté s’y gardent, on s’y divertit, mais on ne s’y dissipe pas[28].

Les promenades à la campagne, lors desquelles le pensionnaire des Jésuites doit se livrer à de longues excursions, servent à la conservation de la santé[29].

Grenaille est bien conscient que le monde dans lequel il vit est loin de ce lieu idéal. Les promenades parisiennes sont pour lui des « prisons qui ne laissent pas de nous enfermer, bien qu’elles soient un peu plus belles que les autres : & quand un homme les loue, c’est un peu de poussière qu’il loue » (PD, 222). Le thème de la ville corrompue est réactivé, mais cette fois en visant directement l’aménagement de ces promenades parisiennes : « Ce n’est donc pas la constitution naturelle des lieux qui nous ravit, c’est leur figure artificielle » (PD, 223). Toute l’organisation de la promenade est décriée, même ces longues allées, ces parterres florissants et ces arbres riches et touffus sont vus comme une tentative pernicieuse de l’homme d’amener une nature artificielle dans la ville : « Ces allées ombragées qui nous dérobent le jour, nous monstrent que nous marchons dans l’obscurité, mesme en plein midy, & nous accoustument peu à peu à ne pas voir le soleil de quelque temps, pour nous signifier que le temps viendra que nous ne le verrons plus » (PD, 223-224).

De la ville corrompue, en passant par les promenades artificielles, Grenaille fait naturellement le lien avec les convenances modernes en rapport avec la promenade. « C’est icy de la reverence & de la reserve » (PD, 205), affirme-t-il en discutant de la contrefaçon des sentiments qui s’y expriment. La promenade a comme but premier de rapprocher l’homme de la nature, la ville l’en éloigne en ce qu’elle donne une vision tronquée de ce qu’elle est. La main de l’homme n’a aucune ressemblance avec celle de Dieu. Autre critique, la remise en cause du temps dévolu à la promenade : « la Promenade ne peut estre qu’ennuyeuse, si elle n’est limitée » (PD, 202). Enfin, le public de la promenade : « J’avoue bien que la Promenade est principalement ordonnée pour la récréation de l’esprit, mais je ne puis comprendre qu’elle soit nécessaire aux Dames, dont l’esprit n’est occupé ordinairement, qu’à se garder de toutes les occupations sérieuses » (PD, 213).

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L’argumentation de Grenaille pour expliquer que la promenade constitue le plus doux commerce du monde est souvent contradictoire. Toutefois, nous devons considérer cet apport dans la formation du rituel de la promenade, car l’auteur entre directement dans la légitimation de la notion de visibilité sociale qui construit la promenade. En évoquant la nécessité d’aller dans le monde pour « faire voir » son « degré de sociabilité », il suggère aux hommes de continuer à se fréquenter à la promenade en préservant les codes de convenances permettant à tout un chacun de se distinguer. Grenaille fonde une pratique qui se définit comme la nécessaire sociabilité des hommes. Son oeuvre constitue, en cela, le début d’une ritualisation de la promenade qui, à terme, va mener à la promenade de civilité.