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Nombreuses ont été les perspectives adoptées à ce jour pour rendre compte de L’influence d’un livre, roman de Philippe Aubert de Gaspé fils, publié en 1837[1]. On a ainsi cherché à savoir s’il s’agissait bien du premier roman de notre littérature, compte tenu de la publication quelques mois auparavant de Cambray ou les révélations du crime de François-Réal Angers[2]. On s’est parfois hasardé à établir une improbable corrélation entre la fable romanesque du cultivateur alchimiste et les Révoltes des Patriotes de 1837 et 1838[3]. On a cherché à établir le rôle du père dans la rédaction de certains chapitres[4]. On a voulu inscrire l’oeuvre dans la filiation du roman noir ou du romantisme frénétique à la manière de Bug-Jargal ou de Han d’Islande[5]. On l’a fait ressortir tantôt au genre du roman historique à la lumière du sous-titre, tantôt au genre du roman réaliste balzacien et aux études de moeurs de la Comédie humaine sur la foi de la préface qui qualifie l’oeuvre de « premier Roman de Moeurs canadien[6] ». On a même essayé de déchiffrer le sens caché de L’influence d’un livre, en utilisant une clef alchimique peu convaincante[7]. On s’est penché sur le rôle de l’abbé Casgrain dans la diffusion du roman dans la version expurgée intitulée Le chercheur de trésors, publiée en 1864[8]. On a enfin cherché à mettre en relief, notamment à partir de l’étude des nombreuses épigraphes, l’intertextualité foisonnante dont est traversé tout le roman, écrit « sous l’influence des livres » selon la belle formule de Rainier Grutman dans la postface de son édition de 1996 dans la collection Boréal compact[9].

Dans le sillage de cette dernière interprétation, qui nous semble à la fois la plus riche et la plus féconde, nous voudrions apporter notre pierre à l’édifice, en explorant une avenue suggérée par le titre original de l’oeuvre, L’influence d’un livre, à savoir la manière dont le roman problématise le rapport de la culture québécoise naissante à la lecture. En effet, toute l’oeuvre est, à notre avis, sous-tendue par deux pratiques de lecture concurrentes, la lecture intensive et la lecture extensive, que le roman met en scène et interroge à sa manière. Si le protagoniste Charles Amand lit constamment Le Petit Albert — le livre influent qui donne le titre au roman et qui a « décidé du sort de sa vie[10] », comme le dit la phrase de conclusion —, il est évident qu’il ne le lit pas tout à fait de la même manière au début et à la fin. Pour autant, les raisons de ce changement sont plus suggérées qu’elles ne sont exposées par la diégèse. Or, selon nous, pareille métamorphose ne peut réellement se comprendre qu’à partir de l’étude croisée des pratiques de lecture des différents personnages et dans la mesure où sont pris en compte les livres offerts au cultivateur par son gendre, Saint-Céran, à savoir le Dictionnaire des merveilles de la nature et la « vingtaine de manuels des différents arts et métiers » (IL, 119).

Typologie des pratiques de lecture dans L’influence d’un livre

D’entrée de jeu, il importe de souligner à quel point les lecteurs de l’époque ont été sensibles au caractère suggestif du titre du roman, en particulier en ce qui a trait à la lecture comme moteur narratif, à en juger d’après le compte rendu, extrêmement défavorable, publié par un certain J. P. B. dans La Gazette de Québec du 10 février 1838 :

Ce devait être, dit-on, la peinture d’un jeune coeur qui, séduit par de mauvaises lectures […], aurait été rendu à la vertu par l’influence d’un livre, ou bien vice-versa ; un titre aussi expressif devait annoncer le triste état d’un jeune homme qu’une sage éducation, des vertus naissantes, d’heureuses qualités de l’esprit et de coeur rendaient aux siens un sujet d’orgueil et d’espoir […] ; mais que l’influence d’un livre aurait séduit et corrompu, en livrant son esprit à l’indifférence religieuse […]. Après une telle attente, jugez si on a dû tomber des nues à l’apparition de l’oeuvre[11].

Si ce critique ne trouve pas son compte dans L’influence d’un livre, faute d’y trouver une influence livresque qui rendrait le protagoniste soit parfaitement bon, soit parfaitement mauvais, il reste qu’il met quand même en évidence un des enjeux fondamentaux du roman, à savoir la lecture ou plus exactement les pratiques de lecture. De fait, le roman d’Aubert de Gaspé fils ne met pas en scène d’évolution morale dichotomique qui amènerait Charles Amand de la vertu au vice ou du vice à la vertu, mais il oppose cependant bel et bien deux pratiques de lecture, dont l’une est manifestement dénigrée et l’autre valorisée, à savoir la lecture intensive et la lecture extensive.

Ces deux notions ont été mises au jour, en parallèle, par deux historiens de la lecture, Rolf Engelsing en 1970[12] pour ce qui est de l’Europe du xviiie siècle, et David D. Hall en 1983[13] à propos de la Nouvelle-Angleterre pour la période qui va de 1600 à 1850. Chez ces historiens, les deux notions sont mutuellement exclusives. La lecture intensive suppose un corpus limité et fermé, lu et relu, mémorisé et récité, entendu et su par coeur, ce qui confère à ces rares livres lus fréquemment une forte autorité, voire un cachet de sacralité, au premier rang desquels figure évidemment la Bible. Par opposition, la lecture extensive suppose, elle, la « consommation » — et le terme n’est pas trop fort — d’imprimés nombreux, nouveaux, lus avec rapidité et avidité, le plus souvent une seule fois ou un nombre limité de fois, ce qui amène le lecteur à pratiquer un regard distancié, voire critique, à l’égard de ces livres qui perdent du même coup de leur autorité et de leur sacralité. Or, Roger Chartier, en 1996[14], a montré les limites d’une telle approche, dès lors que l’on envisage ce couple de notions de manière antithétique, dans la mesure où certaines oeuvres ont pu faire l’objet simultanément de lectures intensives et extensives et que certains lecteurs ont pu pratiquer ces deux types de lecture parallèlement de façon différenciée selon les livres. Malgré ces nuances, il reste que le xviiie siècle européen a connu une véritable révolution de la lecture, révolution que le Québec ne connaîtra qu’au siècle suivant (et encore fort progressivement[15]) et dont les notions de lecture intensive et de lecture extensive permettent de rendre compte, dès lors qu’on les envisage comme des notions complémentaires, susceptibles d’être employées à propos d’une même oeuvre ou d’un même lecteur.

Qu’en est-il de ces pratiques de lecture dans L’influence d’un livre ? Si, dès l’ouverture, Charles Amand apparaît comme le représentant par excellence de la lecture intensive, dans la mesure où il lit sans cesse et exclusivement Le Petit Albert, sa pratique de lecture évolue dans le temps, si bien que nous réservons l’étude de son cas pour la deuxième partie de cet article. Le protagoniste n’est cependant pas le seul lecteur du roman, tant s’en faut.

Dès le premier chapitre, à l’occasion de la conversation entre Charles Amand et Dupont, son acolyte en conjuration, nous est présenté un personnage, un certain M. B***, notable du voisinage, à propos de qui le lecteur n’apprendra qu’une seule chose, c’est qu’il possède une bibliothèque telle qu’elle semble presque infinie aux yeux crédules de l’alchimiste :

— Écoute, Charles, tu connais M. B *** ; te rappelles-tu comme il s’est moqué de nous, quand tu lui as parlé de ton projet ?
— D’accord ; mais écoute à ton tour : cet homme est riche, n’est-ce pas ? N’est-il pas de son intérêt de nous cacher les moyens par lesquels il est parvenu à la fortune ? Tu sais qu’il a tous les livres du monde, excepté un ?
— Oui.

IL, 9

En note infrapaginale, l’auteur ajoute, à propos de l’expression « tous les livres du monde, excepté un », la précision suivante : « Beaucoup de Canadiens ont cette croyance : qu’un homme peut posséder tous les livres du monde, excepté un. » Dans le Québec rural et très majoritairement analphabète du xixe siècle[16], il est évident que cette expression était prise en mauvaise part et exprimait la méfiance à l’égard de ceux qui ont tout lu ou trop lu et qui semblent pour cette raison affranchis des préjugés et des croyances communes. D’ailleurs, le protagoniste soupçonne ce bibliophile de s’être enrichi de façon illicite. C’est clairement la figure d’un lecteur extensif que suggèrent à la fois la description de Charles Amand et la note infrapaginale de l’auteur, figure qui contraste singulièrement avec celle de l’alchimiste. En outre, l’idée qu’il possède tous les livres du monde, sauf un, en fait manifestement un esprit fort, vraisemblablement adepte de la libre-pensée, qui n’a que faire de la Bible, le seul livre qui manque à sa bibliothèque infinie[17].

L’autre grande figure de lecteur du roman est, évidemment, Saint-Céran, le futur gendre de Charles Amand, présenté d’entrée de jeu comme ayant « reçu une excellente éducation qu’il avait ensuite perfectionnée par la lecture » (IL, 50). Dans la foulée, la description précise qu’il possède une bibliothèque sans doute conséquente, même si, à la différence de celle de M. B***, elle ne semble pas renfermer tous les livres du monde. Sa collection est telle cependant qu’elle suscite la convoitise de Charles Amand qui n’hésite pas à lui en emprunter, ce qui sera du reste à l’origine de la brouille entre les deux hommes et qui l’obligera à renoncer temporairement à la main de la fille du cultivateur alchimiste :

Peut-être que mon lecteur serait désireux de savoir d’où venait l’antipathie d’Amand. Notre héros avait fait tout son possible pour l’engager dans quelques mystères de son art et le jeune homme s’y était obstinément refusé ; ensuite il lui avait emprunté quelques livres qu’il avait entièrement gâtés : ce qui avait décidé ce dernier à lui fermer sa bibliothèque. Depuis ce temps, ils ne se parlaient plus et Amand avait défendu à sa fille de communiquer avec lui.

IL, 51

Le roman nous précise au moins six titres de cette bibliothèque : Les ruines (1791) de Volney, Zaïre (1732) de Voltaire, Venise sauvée (1682) de Thomas Otway, Le père Goriot (1834) de Balzac, le Dictionnaire de l’Académie et vraisemblablement aussi Jules César (1599) de Shakespeare, auxquels il faut ajouter quelques poèmes et des traités de médecine, puisque le futur gendre étudie l’art d’Hippocrate. Les limites de cet article nous empêchent d’étudier ici chaque titre en détail, mais on peut, pour l’heure, conclure que Saint-Céran est à coup sûr un lecteur mixte qui pratique autant la lecture intensive que la lecture extensive[18]. Il est manifeste que certaines oeuvres n’ont pas, à ses yeux, d’intérêt suffisant pour être relues ou apprises par coeur, ce qui n’est manifestement pas le cas de la Venise sauvée dans laquelle Saint-Céran trouve un réconfort existentiel, en particulier quant à l’amitié virile entre Pierre et Jauffier, à l’instar de la relation qui unit Vautrin et Rastignac chez Balzac.

L’influence d’un livre met donc en scène toutes les pratiques de lecture : lecture intensive incarnée par Charles Amand au début du roman, lecture extensive représentée par M. B*** et lecture mixte illustrée par Saint-Céran.

Lectures intensive et extensive chez Charles Amand

Le cas de Charles Amand est plus complexe à étudier, dans la mesure où, comme nous l’avons déjà dit, sa pratique évolue au cours du roman. Elle constitue cependant le seul véritable fil conducteur de la diégèse, le roman commençant et se clôturant par l’évocation de la lecture du Petit Albert par le cultivateur alchimiste.

Le chapitre I s’ouvre sur la description de l’intérieur de la misérable cabane du protagoniste : « Près de l’âtre, sur une table, un mauvais encrier, quelques morceaux de papier et un livre ouvert absorbaient une partie de l’attention de l’Alchimiste moderne ; ce livre était : Les ouvrages d’Albert le Petit » (IL, 6). Le mauvais encrier est lui-même un signe clair de son rapport difficile et entravé à l’écrit et à l’écriture, lui-même révélateur d’une lecture tâtonnante, laborieuse. La suite du chapitre nous le montre en train de préparer une composition alchimique, alors qu’il tente de respecter scrupuleusement les indications du livre, sans parvenir au résultat escompté : « J’ai pourtant suivi à la lettre toutes les directions, ajouta-t-il, en prenant le livre, oui : étain, zinc, arsenic, vif-argent, sulfate de potasse. Ah ! s’écria-t-il, en regardant de plus près — soufre ! » (IL, 6-7). Le livre unique qu’il a à sa disposition, la lecture littérale qu’il en fait, avouant lui-même le suivre « à la lettre », sont autant d’indices évidents d’une lecture intensive et d’une sorte de révérence un peu crédule à l’égard de l’écrit. Le littéralisme brouillon dont il fait preuve dans la lecture de ce livre unique n’est bien sûr pas un gage de qualité de l’interprétation, dans la mesure où, toute littérale qu’elle soit, cette lecture omet tout de même certains ingrédients et ne parvient pas à embrasser la totalité de ce qui n’est, après tout, qu’une simple recette. D’entrée de jeu donc, la lecture de Charles Amand est représentée comme dénuée de l’esprit qui vivifie et minée par la lettre qui tue.

Le cas de la main de gloire et de la chandelle magique, que Charles Amand veut acquérir dès le chapitre II, offre un autre exemple éloquent de cette lecture littérale incapable de parvenir au sens du texte. Si la destination de chaque objet n’est pas claire, en revanche, ce qui est certain, c’est que, dans l’esprit de l’alchimiste, la main de gloire et la chandelle magique sont bien distinctes, comme le prouve la conjonction de coordination et : « Je vais me procurer une Main-de-Gloire et la véritable chandelle magique, aussitôt que possible, et alors : qui pourra me tromper ? » (IL, 19). La chandelle magique est, on le sait, en réalité, une chandelle de suif de mouton que lui vendent les étudiants en médecine au chapitre VII, que Charles Amand enveloppe dans un mouchoir de coton tout neuf et qu’il range « dans son sein » (IL, 65). La main de gloire, quant à elle, est le bras du supplicié Lepage que le cultivateur alchimiste réussit à subtiliser à l’insu des étudiants et qu’il glisse « sous son manteau » (IL, 65). Sur le chemin de retour vers Saint-Jean-Port-Joli, Charles Amand, au chapitre VIII, place « les deux objets de sa sollicitude » (IL, 67) sous son oreiller, dans la halte qu’il fait sur la Côte-du-Sud, pressé qu’il est de préparer sa main de gloire avant que le morceau de cadavre ne se décompose. Sur la préparation de la main de gloire, le texte ne dira rien de plus. Au chapitre X, il n’est plus question explicitement de la main de gloire, mais seulement de la chandelle magique. Quoi qu’il en soit, Charles Amand continue de la porter sur lui et elle fait partie, au même titre que la chandelle magique, des « précieux talismans » (IL, 93) qui lui permettent de ne pas redouter le cap au Corbeau, malgré toutes les légendes qui courent à son sujet. On ignore comment Charles Amand, à partir de l’unique chandelle achetée à la chambre de dissection de Québec, est parvenu à en avoir au moins deux : est-ce à partir du suif de la main de pendu ? Mais alors, pourquoi le texte continue-t-il à distinguer les chandelles de la main de gloire ? Le chapitre fait en tout cas bien mention d’au moins deux chandelles que le cultivateur alchimiste allume coup sur coup, avant d’être victime du canular que l’on sait : la chandelle étant soufflée par la canne à air de deux mauvais plaisants, Charles Amand et son complice Capistrau croient avoir trouvé un trésor. Quant à la main de gloire, la seule autre mention se trouve au chapitre XI, « La tempête », alors que Charles Amand est rescapé d’un naufrage par Clenricard : « Malgré tous les efforts de Clenricard, Amand ne voulut jamais ôter ses habits pour les faire sécher ; il craignait qu’on ne s’aperçût de sa main de gloire qu’il portait attachée sur sa poitrine, et à laquelle il croyait devoir son salut dans cette occasion » (IL, 103). En somme, la fiction romanesque suggère que tant la main de gloire que la chandelle magique sont d’abord et avant tout des talismans, destinés à protéger le cultivateur alchimiste, soit contre la tromperie d’associés peu fiables comme Dupont, soit contre les naufrages. Accessoirement, ce type de talisman peut permettre de repérer un trésor, dans le cas de la chandelle magique qui est censée s’éteindre au-dessus de l’endroit où un coffre se trouve enterré.

Or, à en juger par les multiples rééditions du Petit Albert au xviiie siècle, les pratiques magiques de Charles Amand se fondent sur une mauvaise interprétation de ce grimoire populaire à l’usage des esprits crédules, ou plus exactement sur une confusion et un amalgame entre plusieurs passages du texte. Seule la chandelle dite magique échappe à la règle, car l’usage qu’en fait le protagoniste est à peu près conforme à la description du grimoire :

Je finiray cette matiere avec le secret que donne Cardan pour connoitre si le tresor est dans le lieu où l’on creuse ; Il dit, qu’il faut avoir une grosse chandele composée de suif humain et qu’elle soit enclavée dans un morceau de bois de coudrier fait en la maniere qui est representée dans la figure suivante ; Et si la chandelle étant allumée dans le lieu souterain y fait beaucoup de bruit en petillant avec éclat, c’est une marque qu’il y a un tresor, plus la chandelle petillera, et enfin elle s’éteindra quand on sera tout à fait proche ; il faut avoir d’autres chandeles dans des lanternes, afin de ne pas demeurer sans lumiere[19].

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Ce passage du Petit Albert permet aussi de comprendre pourquoi Charles Amand utilise au moins deux chandelles dans l’épisode du faux trésor. La deuxième chandelle, sans doute en suif ordinaire, ne sert qu’à éclairer le cultivateur alchimiste et son acolyte.

Quant à la main de gloire, elle est décrite, dans le livre si influent, comme une sorte d’anneau de Gygès moderne qui permet de s’introduire chez les gens, en les pétrifiant (et donc sans être vu). En outre, dans cette recette, la main du supplicié sert de support à une chandelle de suif de pendu qui ne sert cependant pas à trouver des trésors, contrairement à la chandelle magique :

J’avouë que je n’ay jamais éprouvé le secret de la Main de gloire, mais j’ay assisté trois fois au jugement definitif de certains Scelerats qui confesserent à la torture, s’être servi de la Main de gloire dans les vols qu’ils avoient fait, et comme dans l’interrogatoire, on leur demanda ce que c’etoit, et comment ils l’avoient eu, et quel en étoit l’usage ; ils répondirent premierement que l’usage de la Main de gloire étoit de stupefier et rendre immobiles ceux à qui on la presentoit en sorte qu’ils ne pouvoient non plus branler que s’ils étoient morts, secondement que c’étoit la Main d’un pendu, troisiémement qu’il falloit la preparer en la maniere suivante, on prend la main droite ou la gauche d’un pendu exposé sur les grands chemins, on l’envelope dans un morceau de drap mortuaire dans lequel on la presse bien pour lui faire rendre le peu de sang qui pourroit être resté, puis on la met dans un vase de terre avec du zimat, du salpetre, du sel, et du poivre long, le tout bien pulverisé, on la laisse durant quinze jours dans ce pot, puis l’ayant tiré on l’expose au grand soleil de la Canicule, jusqu’à ce qu’elle soit devenuë bien seiche, et si le soleil ne suffit pas, on la met dans un four qui soit chauffé avec de la fougere et de la verveine ; puis l’on compose une espece de chandele avec de la graisse de pendu, de la cire vierge et du sisame de Laponie, et l’on se sert de cette Main de gloire comme d’un chandelier pour y tenir cette chandelle allumée, et dans tous les lieux où l’on va avec ce funeste instrument, ceux qui y sont demeurent immobiles […][20].

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Jamais, Charles Amand n’utilise sa main de gloire dans un pareil dessein. Le seul usage explicitement évoqué dans L’influence d’un livre est celui de talisman qui prémunirait celui qui le porte contre les naufrages. Or, Le Petit Albert regorge de recettes de talisman et il y en a effectivement une qui est destinée à protéger les voyageurs, même si elle ne fait pas intervenir de main de pendu. Il s’agit de la

figure d’un bras qui sort d’un nuage [et qui] doit être formé un Lundi sous les auspices de la Lune, sur une plâque d’argent pure et bien polie avec les ceremonies convenables du parfum et à l’heure de la constellation favorable. Il est bon pour garantir les Voyageurs de tous perils de terre et de mer, et principalement des insultes des Brigans, des pyrates et des écueils[21].

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Sans doute l’imagination de Charles Amand a-t-elle été marquée par la gravure, dans laquelle il aura vu, en dépit du texte qui l’accompagne, non pas un bras sortir des nuages, mais une main de pendu, la main de gloire qui l’aura sauvé du naufrage et des insultes de Clenricard.

On le voit, l’utilisation du Petit Albert dans L’influence d’un livre ne procède pas d’un usage purement fantaisiste et encore moins d’une réminiscence approximative du romancier. Il s’agit bien plutôt d’un effet délibéré visant à mettre en évidence la lecture intensive et laborieuse du protagoniste qui réussit à confondre et à superposer la chandelle mystérieuse servant à découvrir les trésors, la main de gloire qui permet de s’introduire subrepticement chez les gens et le talisman du bras sorti des nuages qui protège les voyageurs en mer. Et de cette lecture intensive et tâtonnante découle une interprétation fautive que les acolytes de Charles Amand seraient bien incapables d’amender, à commencer par Capistrau qui joint à l’illettrisme l’arrogance de l’ignorance : « il savait à peine lire : ce qui ne l’empêchait pas d’avoir la modestie de se croire un homme des plus scientifiques et de trancher toutes les questions qu’on lui présentait, sans difficulté » (IL91).

Cette première impression de lecture confuse se confirme au chapitre VII, lorsque Charles Amand se rend à la chambre de dissection et qu’il converse avec les étudiants en médecine qui diagnostiquent aussitôt le mal dont il est atteint : « Ils furent surpris de la facilité avec laquelle il s’énonçait et ils écoutèrent les détails minutieux qu’il leur donna avec une chaleur et une éloquence si admirables dans un homme dont l’éducation se bornait à savoir lire un peu, et qui encore était obligé d’épeler souvent » (IL, 65). Non seulement ce jugement sans appel confirme-t-il que l’alchimiste ne sait lire qu’un peu, mais encore en épelant souvent, ce qui signifie que la plupart des mots lui semblent nouveaux ou inconnus, selon la distinction de Saussure, dans son Cours de linguistique : « Nous lisons de deux manières : le mot nouveau ou inconnu est épelé lettre après lettre ; mais le mot usuel et familier s’embrasse d’un seul coup d’oeil, indépendamment des lettres qui le composent[22]. »

Au reste, ce rapport difficile à l’écrit l’amène à investir de sacralité le livre, ce qui est caractéristique de la lecture intensive. Ce trait est discernable au chapitre IX, lorsque Charles Amand renchérit sur l’affirmation du mendiant : « Oui, Messieurs, s’écria-t-il, le génie et surtout les livres n’ont pas été donnés à l’homme inutilement ! avec les livres on peut évoquer les esprits de l’autre monde ; le diable même » (IL, 77). Ce passage est particulièrement important, puisqu’il relaie une croyance populaire répandue à laquelle les Mémoires (1866) de Philippe Aubert de Gaspé père feront écho par l’intermédiaire du personnage de Romain Chouinard qui identifie le livre susceptible d’évoquer le diable : « Vous savez, Messieurs, continua le père Chouinard, que tous les curés ont Le Petit Albert pour faire venir le diable quand ils en ont besoin[23]. » Joseph-Norbert Duquet, dans son Véritable Petit Albert (1861), sorte d’antidote édifiant au Petit Albert, formulait le même constat, en déplorant la fascination des paysans qui pensent pouvoir y trouver « les moyens d’invoquer le diable[24] ». Or, aucune édition du Petit Albert ne fournit de formule servant à invoquer le diable, ce qui montre à quel point ce livre était plus fantasmé que véritablement lu.

Si, au retour de l’île d’Anticosti et à la suite de ses nombreuses tribulations, qui représentent autant d’infortunes imputables à la croyance naïve dans la vérité du Petit Albert, Charles Amand se détourne provisoirement de son grimoire habituel, il n’a pas pour autant renoncé à l’autorité et à la sacralité du livre unique, mais il cherche simplement à remplacer LePetit Albert par un autre livre détenteur de la vérité absolue. Ainsi, au chapitre XIII, en discutant avec Saint-Céran, il affirme attendre ce livre unique, promis par un Français, qui lui permettra enfin d’atteindre au but, à savoir faire de l’or piment, faux or capable de confondre même les orfèvres : « Vous seriez bien plus étonné, continua l’alchimiste, si je vous disais que s’il ne me manquait pas un livre, qu’un Français m’a promis, j’en ferais de l’or piment ; et peut-être que vous ne savez pas que les plus fameux orfèvres ont de la peine à reconnaître l’or piment, d’avec l’or ordinaire » (IL, 117). Or, c’est à ce moment décisif de la diégèse que va commencer à s’opérer la conversion de Charles Amand sinon à la lecture mixte, du moins à la lecture intensive, grâce à l’intervention du futur gendre qui recourt au Dictionnaire de l’Académie pour dissiper la nouvelle lubie de l’alchimiste : « Vous avez beau sourire, ajouta-t-il, en s’apercevant que Saint-Céran souriait en l’entendant terminer. Pour toute réponse, le jeune médecin fut prendre un Dictionnaire de l’Académie dans sa bibliothèque » (IL, 117). Et c’est alors que le gendre lui assène une véritable leçon lexicographique en lui faisant valoir que ce qu’il considérait être de l’or piment (en deux mots) n’est en fait qu’un vulgaire pigment utilisé par les peintres, mettant une fois de plus en évidence la lecture épelante ou lettre après lettre de Charles Amand : « ORPIMENT, s. m : Arsenic jaune qu’on trouve tout formé dans les terres ; on s’en sert pour peindre en jaune : on le nomme aussi orpin » (IL, 118). Or, cette définition se trouve telle quelle dans le Dictionnaire de l’Académie, dans la 4e édition de 1762 et dans la 5e édition de 1798, mais se trouvera sensiblement remaniée dès la 6e édition de 1832-1835[25].

Dans la suite du chapitre, comme on le sait, Saint-Céran offrira à son futur beau-père des livres, sur lesquels nous reviendrons dans un instant, comme une sorte de contre-dot, pour le remercier de consentir au mariage avec sa fille. L’effet de la leçon lexicographique et de l’invitation à la lecture sérielle ne produira pas d’effet instantané, puisque le premier réflexe de Charles Amand, au comble de sa joie devant un tel trésor livresque, sera d’aller « consulter son Français, pour savoir si ce n’était pas une édition contrefaite du Dictionnaire des merveilles de la nature qu’on lui avait donnée » (IL, 119), c’est-à-dire à s’en remettant une fois de plus à l’autorité d’autrui plutôt qu’à son propre esprit critique. De la lecture exclusive et répétitive du Petit Albert au sapere aude kantien, il y a un fossé que l’alchimiste est bien incapable de combler sur-le-champ, pris qu’il est encore dans ses réflexes de lecteur intensif.

Sur la longue durée, cette initiation à la lecture finira par porter ses fruits, puisque, même si des années après, au chapitre XIV, Charles Amand lit encore sans cesse LePetit Albert, ouvrage qui a décidé du sort de sa vie, il ne le lit plus de la même façon, comme l’atteste le fait qu’il a perdu « le goût de faire des conjurations » (IL, 122). Or, ce détail a une importance cruciale, puisque lire LePetit Albert sans vouloir faire de conjurations revient à renoncer à mettre en pratique ses recettes, ce qui suppose une lecture distanciée, au second degré, comme si le livre si influent n’était plus, aux yeux de l’alchimiste, investi d’autorité et encore moins de sacralité et comme s’il était désormais lu comme une sorte de fable sur l’aspiration de l’homme à se faire « voleur de feu ». Il est évident que Charles Amand est devenu un nouveau lecteur, qu’il n’est plus désormais le lecteur d’un seul livre, comme l’attestent les vers empruntés à La Harpe :

Tranquille et sans inquiétude,

Il coulait ses jours, sans soucis,

La nature était son étude,

Et les livres ses seuls amis.

IL, 122

Bien plus que la leçon lexicographique initiale, c’est à la fréquentation de ses multiples livres, ses seuls amis, que l’alchimiste doit cette conversion. Or, on peut légitimement se demander quels livres ont pu produire ce résultat inespéré.

Le Dictionnaire des merveilles de la nature, la chandelle magique et la baguette divinatoire

Citons pour commencer le passage qui précise le don offert par Saint-Céran à son futur beau-père et dont chaque détail apparaît important :

Le jeune médecin le pria d’accepter un petit présent de noces, ajoutant que connaissant sa soif de la science, il le priait de trouver bon que son don fût tout à fait littéraire. En conséquence, il lui présenta le Dictionnaire des merveilles de la nature, en trois volumes, magnifiquement reliés, ouvrage qu’il lui assura avoir été écrit par des philosophes comme lui. Il y ajouta une vingtaine de manuels des différents arts et métiers.

IL, 118-119

On pourrait penser que le Dictionnaire des merveilles de la nature n’est qu’un titre générique ne renvoyant à aucun livre véritable. Pourtant, la précision qu’il s’agit d’un ouvrage en trois volumes a de quoi surprendre, même si pareil souci du détail peut procéder d’un simple effet de réel. Au demeurant, il existe bel et bien un Dictionnaire des merveilles de la nature publié par Joseph-Aignan Sigaud de La Fond (1730-1810), élève de l’abbé Nolet, figure emblématique des sciences expérimentales du Siècle des lumières, maître à qui son élève succédera comme professeur royal de physique au Collège de Navarre en 1760, avant de devenir, en 1786, titulaire de la chaire de physique expérimentale au Collège royal de Bourges. Son Dictionnaire connaîtra au moins cinq éditions : en 1781, 1783, 1790, 1802 et 1806. Si les trois premières éditions sont données en deux volumes, en revanche, celle augmentée de 1802 et de 1806 en compte trois[26]. Un exemplaire de la première édition se trouvait dans la bibliothèque du Collège des Jésuites de Québec[27] et on peut légitimement penser qu’un exemplaire de l’édition de 1802 ou 1806 en trois volumes se trouvait dans la bibliothèque familiale d’Aubert de Gaspé à Saint-Jean Port-Joli[28].

Ce dictionnaire est une compilation, tirée des mémoires des Académies des sciences d’Europe, de phénomènes de la nature qui paraissent merveilleux. Or, comme l’auteur le précise dans son avertissement :

On ne regarde donc comme merveilleux que ce qui contrarie les lois connues de la Nature, ou que ce qui s’en éloigne au point qu’il ne paroît pas possible de l’y ramener. On range cependant encore assez communément dans cette classe ces faits extraordinaires qui ne se montrent que rarement, et qui par cela seul sont merveilleux aux yeux du vulgaire[29].

Si semblable compilation se fonde en partie sur le goût d’un large lectorat pour le merveilleux, voire le sensationnel, il n’en reste pas moins qu’elle s’inscrit dans le prolongement des travaux scientifiques de Sigaud de La Fond, en ce qu’elle vise à « exercer la sagacité des physiciens qui veulent tout expliquer[30] ». Les différentes entrées de ce dictionnaire ne répondent à aucun principe de classement autre que celui de l’ordre alphabétique et abordent des phénomènes aussi divers que les accouchements extraordinaires, les enfants précoces ou les incendies spontanés. À première vue, pourtant, malgré le large spectre couvert par cette compilation, aucune rubrique ne fait explicitement écho aux préoccupations de Charles Amand. On n’y trouve rien à propos des conjurations, de l’alchimie, de l’orpiment, de la fameuse main de gloire ou de la chandelle magique.

Au reste, dès lors que l’on s’attache à la description déjà citée que donne LePetit Albert de la chandelle magique, on s’aperçoit qu’il faut plus que du suif humain dans sa composition. C’est tout particulièrement le support de coudrier qui retiendra notre attention, dans la mesure où cette essence d’arbre a toujours eu, comme on le sait, des propriétés occultes telles que l’on en faisait et que l’on en fait encore parfois des baguettes de sourcier. Or, le Dictionnaire des merveilles de la nature consacre une entrée précisément à la « baguette divinatoire ». Selon Sigaud de La Fond, une telle baguette peut être droite ou fourchue. Dans la gravure qui accompagne le passage cité du Petit Albert, le morceau de coudrier est fourchu. Le plus intéressant reste l’usage de cette baguette divinatoire : « Or cette baguette ainsi disposée a-t-elle la faculté de nous faire découvrir, comme on l’a prétendu, les trésors qui soient cachés ou enfouis en terre[31] ? » Voilà une question singulièrement intéressante en regard des pratiques de Charles Amand et qui jette un éclairage rétrospectif sur la mauvaise plaisanterie dont il est victime au chapitre X, lorsqu’il croit avoir découvert un trésor à l’endroit où s’éteint sa chandelle et qu’il trouve de fait puisqu’il y a été enterré à dessein par les mauvais plaisants qui ont soufflé à distance sa chandelle avec une canne à air. Évidemment, pareil échec ne suffit pas à dissiper la crédulité de Charles Amand face à sa chandelle magique, car, nonobstant le canular, il continue de croire qu’il trouvera un jour un vrai trésor. La lecture de l’entrée de Sigaud de La Fond était, elle, en revanche, susceptible de l’amener à revoir sa position sur cette question et à envisager que, s’il y a bien une vertu occulte susceptible d’aider à repérer un trésor, elle se trouve, non pas dans la chandelle de suif humain, mais bien dans ce qui lui sert de support, le morceau fourchu de coudrier dont le mouvement peut être à même d’éteindre la chandelle.

Au demeurant, la suite de l’article exclut aussi cette possibilité, même si Sigaud de La Fond rapporte le cas d’une femme de Bourges qui, à l’aide d’une telle baguette, était capable de repérer certains métaux comme l’argent. L’auteur, tout en relatant cette expérience, ne s’interroge pas sur le fait que seule cette dame semble en mesure de se servir d’une telle baguette, ce qui est tout de même troublant si c’est le bois de coudrier qui a la vertu de se diriger naturellement vers l’argent, puisque pareil instrument devrait faire son office en toute circonstance, quel qu’en soit l’utilisateur. Quand Sigaud de La Fond en vient à l’explication physique du phénomène, il s’en remet à Formey (1711-1797) :

Ce célèbre physicien est bien loin néanmoins d’ajouter foi à tout ce qu’on a publié de merveilleux sur cette fameuse baguette […]. Il n’ajoute même foi qu’à l’effet qu’on lui attribue de découvrir les sources, et voici de quelle manière il croit pouvoir expliquer ce phénomène[32].

S’ensuit une explication essentiellement analogique qui rapproche la baguette divinatoire de l’aimant, en supposant que certaines vapeurs exhalées de la terre pénètrent dans le morceau de coudrier, en chassant l’air ou la matière du milieu qui, une fois chassée, revient, au point d’imprimer à la baguette le mouvement que l’on sait.

En somme, ce n’est pas par hasard que le Dictionnaire des merveilles de la nature se trouve parmi les cadeaux offerts par Saint-Céran à Charles Amand. Si la lecture de l’entrée « Baguette divinatoire » amène forcément à renoncer à l’usage de la chandelle magique pour trouver des trésors en espèces sonnantes et trébuchantes, elle invite cependant à utiliser la baguette de coudrier comme un instrument susceptible de révéler des trésors au moins aussi précieux, l’eau potable, que tout paysan, dans la campagne de Saint-Jean Port-Joli alors dénuée d’aqueduc, devait forcément aller puiser.

La « vingtaine de manuels des différents arts et métiers », l’orpiment et l’alchimie

Nous en venons maintenant à la seconde partie du don de Saint-Céran, à savoir la « vingtaine de manuels des différents arts et métiers » qui constituent, à notre sens, l’outil ultime qui achèvera d’opérer la conversion de Charles Amand à la lecture mixte, en passant par la lecture extensive. L’identification de cette vingtaine d’ouvrages pose plus de problèmes que celle du Dictionnaire des merveilles de la nature. On peine à retrouver les titres véritables correspondant à ces différents manuels[33]. Au reste, si l’on pose l’hypothèse que ce type de référence est destiné à renvoyer à une véritable intertextualité, comme nous y invite du reste la pratique du romancier dans toute l’oeuvre, il faut dès lors envisager qu’il s’agisse d’une allusion certes, mais à peine voilée, surtout quand on tient compte de la précision quant aux auteurs des livres offerts par le futur gendre, à savoir « des philosophes comme lui » (IL, 119). Si, bien sûr, le terme de philosophe employé à l’égard de Charles Amand procède d’une douce dérision, en revanche, il y a tout lieu de croire qu’il est parfaitement adapté aux auteurs et du Dictionnaire des merveilles de la nature et de la vingtaine de manuels des différents arts et métiers, dans l’acception très large que le terme avait au xviiie siècle pour désigner les auteurs critiques des Lumières. À coup sûr, Sigaud de La Fond est philosophe. Reste à voir maintenant ce qu’il en est des auteurs de la vingtaine de manuels. Nous croyons qu’en fait cette expression désigne l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, rédigée comme on le sait par une société de gens de lettres, tous certainement dignes du titre de philosophes, et dont le sous-titre est Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. Quant au nombre de volumes, une vingtaine, il renvoie, à notre sens, très clairement aux 17 volumes de l’édition originale, auxquels s’ajoutent 4 volumes de suppléments pour un total de 21. L’expression assez vague de vingtaine de manuels des différents arts et métiers procède de la même imprécision que celle utilisée pour désigner LePetit Albert en ouverture, à savoir Les ouvrages d’Albert le Petit. Il s’agit sans doute aussi d’une forme de précaution dans le Québec du début du xixe siècle, où les idées des Lumières suscitent une certaine méfiance, voire une franche hostilité de la part de l’Église. Pour autant, il faudrait se garder de croire que l’Encyclopédie était pour cette raison inaccessible. Philippe Aubert de Gaspé père, dans ses Mémoires (1866), évoque l’irrésistible attrait qu’exerçaient les philosophes des Lumières sur les élèves du séminaire de Québec, au sortir de leurs études, après avoir été mis en garde si souvent contre le danger de leurs idées. Il évoque ainsi le cas d’un téméraire lecteur, tout frais émoulu du séminaire, qui se rend à la Bibliothèque de Québec pour y goûter le fruit défendu. Bien qu’il s’en garde d’une manière un peu ostentatoire, il est bien difficile de ne pas reconnaître dans cette figure un double du mémorialiste :

Un jeune homme à la sortie d’un collège lit le plus souvent les philosophes modernes plutôt par curiosité que par un autre motif, sans se douter des dangers auxquels sa foi est exposée ; il n’en était pas de même de celui que je vais citer, il y allait celui-là de franc jeu. La scène eut lieu quelques années après ma sortie du séminaire.

La Bibliothèque de Québec contenait une collection complète de toutes les oeuvres des philosophes modernes[34].

On sait que, dès 1785, cette bibliothèque créée à l’initiative du gouverneur Haldimand disposait d’une édition en 35 volumes de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, en comptant les volumes de planches[35]. Même une institution aussi peu avant-gardiste et progressiste que le Collège de Rimouski disposait elle aussi dès sa fondation d’une édition complète du xviiie siècle dont l’accès ne sera restreint aux professeurs qu’une dizaine d’années après son entrée dans la collection, à l’apogée de l’ultramontanisme vers 1870[36].

Or, l’Encyclopédie est riche d’enseignements susceptibles d’éclairer la conversion de Charles Amand à la lecture extensive et son abandon des conjurations. Nous nous en tiendrons aux entrées « Orpiment » du baron d’Holbach et « Alchimie » de Paul-Jacques Malouin, que nous lirons de façon croisée.

La définition du Dictionnaire de l’Académie que Saint-Céran cite à Charles Amand pour lui montrer que l’orpiment n’est pas de l’or est fort succincte et en partie trompeuse, puisqu’elle suggère que l’orpiment n’existerait qu’à l’état naturel, dans le sol. Or, l’Encyclopédie, dans un article fort développé, précise qu’il existe en fait deux types d’orpiment, l’orpiment naturel et l’orpiment factice. Si l’orpiment naturel est beaucoup plus beau que l’orpiment factice, au point d’être le seul à être utilisé par les peintres comme pigment, en revanche, il est fort rare. La démarche de Charles Amand consistant à vouloir faire de l’orpiment n’est donc pas aussi incongrue qu’il y paraît, puisqu’il est effectivement possible de fabriquer de l’orpiment, en dosant correctement arsenic et soufre :

Quand on veut faire de l’arsenic jaune ou de l’orpiment factice, on joint à l’arsenic en poudre environ un dixieme de soufre, que l’on mêle bien exactement avec lui, et l’on sublime ce mélange qui forme une masse opaque et jaune, qui n’est jamais d’une combinaison aussi parfaite que celle de l’orpiment naturel[37].

Même la finalité recherchée par Charles Amand, à savoir faire de l’or ou ce qui y ressemble à partir de l’orpiment, bien qu’il s’agisse là d’une opération impossible, n’est pas tout à fait dénuée de fondement historique, puisque, à l’article « Alchimie », l’Encyclopédie cite le précédent de Caligula : « On sait que l’empereur Caligula fit des essais pour tirer de l’or de l’orpiment. Ce fait est rapporté par Pline, Hist. nat. chap. iv. liv. XXXIII[38]. » Même la compréhension épelante d’orpiment comme un composé de deux mots, or et piment, n’est pas complètement farfelue, dans la mesure où l’étymologie du terme est auripigmentum, littéralement « pigment d’or ».

Au demeurant, l’article « Orpiment » montre bien l’impossibilité de pareille tentative, puisque l’orpiment n’est composé que d’arsenic et de soufre. Même si l’arsenic a la propriété de s’unir très intimement avec les substances métalliques, au point d’avoir été considéré comme un « générateur des métaux » aux « vertus tout à fait extraordinaires », la suite de l’article n’énumère que deux usages pour l’orpiment : d’une part, un dépilatoire que l’on produit en l’associant à la chaux vive ; d’autre part, toujours combiné à la chaux, mais cette fois avec de l’eau bouillante, de l’encre sympathique susceptible de révéler des écritures cachées.

On voit bien comment, après avoir renoncé à la chandelle magique pour trouver des trésors grâce au Dictionnaire des merveilles de la nature, Charles Amand, avec sa vingtaine de manuels des différents arts et métiers, a pu abandonner une autre illusion, celle de faire de l’or à partir de l’orpiment. Plus fondamentalement, grâce à l’Encyclopédie, s’opère aussi chez l’alchimiste une autre conversion, parallèle à celle de la lecture, à savoir le passage de l’alchimie à la chimie ou de la magie naturelle à la science. Loin de discréditer complètement l’alchimie, l’article qui lui est consacré la présente plutôt comme une chimie empirique et sans principes, comme le fait valoir la conclusion :

Il faut dans toute chose, et sur-tout dans celles de cette nature, éviter les extrémités : on doit éviter également d’être superstitieux, ou incrédule. Dire que l’Alchimie n’est qu’une science de visionnaires, et que tous les Alchimistes sont des fous ou des imposteurs, c’est porter un jugement injuste d’une science réelle à laquelle des gens sensés et de probité peuvent s’appliquer : mais aussi il faut se garantir d’une espece de fanatisme dont sont particulierement susceptibles ceux qui s’y livrent sans discernement, sans conseil et sans connoissances préliminaires, en un mot sans principes. Or les principes des sciences sont des choses connues ; on y doit passer du connu à l’inconnu : si en Alchimie, comme dans les autres sciences, on passe du connu à l’inconnu, on pourra en tirer autant et plus d’utilité que de certaines autres sciences ordinaires.

*

De ce rapide parcours sur la représentation des pratiques de lecture dans L’influence d’un livre et sur l’intertexte implicite expliquant la conversion de Charles Amand à la lecture mixte, en passant par la lecture intensive, il faut tirer au moins trois conclusions. Premièrement, il apparaît impératif d’avoir une approche intertextuelle aussi inclusive que possible dans l’étude de ce roman, en y incluant entre autres les références de l’âge classique, quand bien même cela produit un intrigant syncrétisme où les références à la littérature française très contemporaine, comme Le père Goriot de Balzac, côtoient celles renvoyant aux oeuvres de l’Ancien Régime, comme Le Petit Albert, le Dictionnaire des merveilles de la nature ou l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Il faudrait se garder de considérer ce type d’intertexte comme la manifestation d’un conservatisme ou d’un quelconque retard esthétique, dans une vision téléologique de l’histoire littéraire du Québec du xixe siècle où le progrès se mesurerait exclusivement à l’aune des évolutions européennes. Deuxièmement, il apparaît plus que jamais urgent de donner des éditions critiques des classiques de la littérature québécoise, en particulier de L’influence d’un livre dont une bonne part de l’intertextualité n’est plus accessible de plain-pied au lecteur même cultivé d’aujourd’hui, à plus forte raison aux élèves et aux étudiants auxquels se destinent les éditions au format poche. Seule une annotation détaillée, rigoureuse et systématique est susceptible de restituer un horizon à partir duquel l’interprétation de ces oeuvres demeure possible. Une bonne part de l’indifférence et des stéréotypes tenaces à l’égard de la littérature québécoise du xixe siècle, trop souvent réduite au roman du terroir ou aux contes et légendes, tient à l’absence de semblables éditions pour la grande majorité des oeuvres marquantes de l’époque. Troisièmement et enfin, les quelques aperçus, trop rapides, que nous avons donnés de l’intertexte implicite au fondement de la conversion de Charles Amand font singulièrement écho aux lectures de jeunesse du père, à ses curiosités de jeune élève fraîchement émoulu du séminaire, qu’on pense aux Ruines de Volney[39] ou aux philosophes des Lumières, si bien que, tout en supposant que cette curiosité ait pu être communiquée au fils à partir de la bibliothèque familiale, il faut aussi envisager une part encore plus importante qu’on ne l’a reconnue à ce jour au rôle du père dans la rédaction de L’influence d’un livre, dont l’influence, loin de se limiter à tel ou tel chapitre, parcourt sans doute, de manière souterraine, l’ensemble de l’oeuvre. La question de l’attribution du roman mérite plus que jamais d’être rouverte et élargie, par delà la question des légendes ou du lexique, à celle de l’intertextualité explicite ou implicite. On verrait ainsi se profiler, notamment dans la réplique finale de Charles Amand au chapitre IX « L’homme du Labrador », « Et c’est ce qui fait que votre fille est muette » (IL, 88), l’ombre portée du père, si friand de comédies classiques et notamment, en l’occurrence, du Médecin malgré lui (acte II, scène 4) de Molière, que paraphrase ici le cultivateur alchimiste, pourtant l’homme d’un seul livre jusqu’aux cadeaux de Saint-Céran…