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En optant pour le verbe plutôt que le nom (« l’aménagement »), les auteurs de cet ouvrage destiné à un public universitaire et réalisé à l’occasion d’une nouvelle question thématique des concours de l’enseignement en France, ont opté pour une perspective résolument inscrite du côté de l’action publique, de ses instruments comme de ses protagonistes. Le parti pris esquive nécessairement deux autres options, côté acteurs puis côté territoire. La première serait de considérer comme un acquis l’impossible régulation des territoires et leur aménagement, beaucoup plus mus par les logiques du marché et de ses écarts face auxquels des décideurs publics sont impuissants ou jouent un rôle très secondaire, exprimant donc la fin de l’aménagement et l’entrée dans un régime d’« animation » territoriale (on pourrait pointer ici les travaux d’un François Ascher). La seconde, pour laquelle les territoires n’ont plus réellement de portée fonctionnelle au moment où dominent bien davantage des logiques de réseaux, de flux, telles les approches en termes de « nodularités métropolitaines » développées par Edward Soja. Sur ce dernier point, l’ouvrage n’est pas exempt d’autres choix déconcertants, au point où l’on se demande si l’objectif reste analytique ou ne serait pas aussi programmatique. Ainsi, introduit et conclu par deux fervents historiques de l’aménagement régional (Armand Frémont et Jean-Louis Guigou, – dont certaines des 10 convictions laissent songeur telle « l’émergence du thème du développement durable sera durable pour les territoires »…), l’ouvrage oblitère quasi complètement la question de la mondialisation (contributions des territoires à l’espace-Monde et réciproquement) ou encore celle du régime d’urbanisation généralisée (on y reviendra).

Toute la première partie s’attache aux grandes problématiques classiques et datées de l’aménagement institutionnel, au premier rang desquelles la question des « échelles » définies comme « effet de découpage de l’espace ». Les auteurs y présentent une réflexion intéressante et nourrie sur ces périmètres qu’on pourra reformuler ici en tant qu’expressions spatialisées de rapport de force entre des instances le plus souvent concurrentes et mobilisant des « grandeurs » différentes (de leur capital symbolique, de compétences aux grandeurs idéologiques de « l’intérêt général »). On comprend d’ailleurs à partir de là que ce sont surtout les périmètres d’action publique, leurs politiques successives de (re)découpage, mais aussi leurs logiques et leurs effets, les réalités qu’ils permettent d’exprimer (en particulier à l’occasion de conflits spatiaux considérés comme des extensions de l’action publique sous la forme « d’actions collectives »), qui constituent la principale préoccupation des auteurs.

D’où une seconde partie uniquement axée autour d’une approche régionale des plus classiques – et encore, que de certaines régions avec notamment cette étonnante absence des espaces du littoral atlantique, du Sud-Ouest jusqu’à l’extrémité sud de la Bretagne. Pour quelles raisons ce choix restrictif – au-delà peut-être d’un « impératif » d’optique lié aux attentes des concours – sinon cette dépendance dont les auteurs ne sont pas parvenus à s’affranchir, d’une vision régionalisante historique de l’aménagement du territoire ? Ces chapitres, bien qu’assez monographiques sur les logiques, enjeux et modes de structuration qui agitent ces régions et quoique piètrement innovants en matière cartographique (indémodables « croquis » contrastant avec les cartogrammes qui les précèdent...) constituent néanmoins d’excellentes contributions synthétiques. On soulignera en particulier celle concernant la région Nord-Pas-de-Calais qui, avec le chapitre III (Aménagement du territoire : la France vue d’Europe) sont les deux qui abordent frontalement l’intervention de la dimension européenne dans l’ouvrage.

Il faut alors attendre, et c’est une des surprises majeures de l’ensemble, la troisième et dernière partie pour voir les villes et le phénomène urbain y réaliser une pâle apparition sous deux dimensions. Si le chapitre sur la région de Paris y était plus l’occasion d’évoquer le bassin parisien qu’une logique métropolitaine d’aménagement de l’espace, le phénomène urbain reste l’impensé majeur de l’ouvrage : les villes petites et moyennes sont surtout saisies comme des lieux centraux de territoires locaux et régionaux. Quel regret, par ailleurs, que soit si fugace cette évocation de la Politique de la ville (chantier majeur de l’aménagement du territoire des 30 dernières années, certes peu dans l’optique institutionnaliste et des organigrammes d’État) à l’occasion de ce solide chapitre XIV sur les territoires de l’action sociale.

Les métropoles d’équilibre, les villes nouvelles, etc. se sont quasiment effacées pour laisser place, à l’inverse, à une omniprésence des thématiques rurales ou liées au développement local : les auteurs seraient-ils allés jusqu’à y reproduire, par certains côtés, la promotion d’une lecture des « territoires contre la ville » ? Sur ce point et sans réellement y répondre, le dernier chapitre dont on devine sans difficulté qu’il a dû être rédigé par Martin Vanier, vif défenseur de la notion « d’interritorialité », apporte de puissants éléments de réflexion sur l’indispensable abandon du couple « urbain/rural » au profit de la notion de « tiers-espace » : « Dans une part croissante de l’espace national (européen voire mondial, on assiste à un mélange des densités, à des reports d’occupation de l’espace qui dédensifient ici et redensifient là [...] ni la ville ni la campagne n’y retrouvent plus leur « bonne densité » ce qui ne fait pas l’affaire des sociétés locales qui en cultivaient le mythe. Un tiers-espace s’instaure, qui invente progressivement l’agencement des densités qu’il faudrait promouvoir en principe d’aménagement. » Davantage encore, l’auteur en vient à dérouler un programme riche en débats scientifiques liés : avec le tiers-espace et la densité ainsi reconsidérée et aménagée plutôt qu’incantation vide et dogmatique ou refuge crispé des idéologies postrurales, « c’est tout l’enjeu d’une périurbanisation assumée, qui ne serait plus vécue comme la catastrophe non durable de l’étalement urbain mais comme un nouveau contrat collectif à l’égard de la nature habitée ». À petits pas et à demi-mots, cette proposition ouvre moins vers une sorte de défense de l’espace périurbain face à ses contempteurs que vers une remise en cause nettement plus en profondeur des logiques systémiques qui produisent encore majoritairement la teneur et les traits des configurations territoriales contemporaines. Il se pourrait donc bien que « l’aménagement des densités mesurées » constitue aussi une option spatiale viable permettant, sans pour autant s’affranchir d’une visée de transformation de la condition spatiale des sociétés, de s’extraire toutefois des catégories cognitives à partir desquelles l’aménagement du territoire n’a cessé jusque-là de raisonner, que ce soit en termes de performances économiques et de compétitivité autant que de leurs contrepoids symétriques inversés (solidarité, équité), catégories dépendantes, donc, pour une large part, de la matrice intellectuelle du capitalisme libéral contemporain.