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Les années 1989-1990, période des changements politiques dans les pays d’Europe Centrale, ne constituent pas une rupture dans la vie théâtrale hongroise, car elles ne furent pas marquées par des changements radicaux qui auraient influencé de façon décisive l’art du théâtre et l’activité théâtrale en Hongrie. Le système mis en place en 1949, année de la nationalisation des théâtres, n’avait guère changé jusqu’en 1989. Les dix à douze théâtres de la capitale, et autant en province, étaient tous financés par l’État, et les acteurs, les metteurs en scène, les concepteurs, de même que tout le personnel technique et le personnel auxiliaire étaient des employés de l’État. Chaque théâtre fonctionnait selon un système de répertoire. Si l’ensemble de l’organisation théâtrale n’a pas fondamentalement changé, des petites troupes et des théâtres indépendants se sont multipliés, de nouveaux bâtiments ont ouvert leurs portes et le financement des théâtres a été modifié.

De nos jours quinze à vingt théâtres de répertoire fonctionnent dans la capitale et il y en a autant en province. La plupart des théâtres sont soutenus par les autorités locales tandis que deux théâtres, le Théâtre National et l’Opéra sont financés directement par l’État. Certains théâtres disposent de deux, voire de plusieurs salles (des petites salles ou des studios). Il y a dix théâtres de marionnettes en Hongrie dont deux fonctionnent à Budapest. Une vingtaine d’événements théâtraux en plein air sont organisés chaque année. Quelques théâtres privés, financés en partie par l’État ou par les municipalités, complètent le tableau.

Les théâtres de province sont au service du public d’une ville ou d’une région, ce qui explique le caractère éclectique de leur répertoire où l’on trouve des opéras aussi bien que des oeuvres classiques hongroises ou étrangères, des pièces contemporaines, de même que des opérettes ou des comédies musicales. Depuis une dizaine d’années, les théâtres de la capitale cherchent à se distinguer des uns des autres. À côté des théâtres dits d’art (Katona József, Radnóti, Örkény István[1]), d’autres s’adressent au grand public. Les uns, en raison de la capacité de leur salle, jouent des pièces qui ratissent large (Víg, Madách), les autres, pour des raisons de rentabilité, reprennent des succès assurés, font du théâtre commercial, voire du cabaret (József Attila, Vidám Színpad, Théâtre Karinthy, etc.). Il y a cependant quelques petits théâtres qui se consacrent à des productions expérimentales (Merlin, Stúdió « K », Szkéné, MU, etc.).

En Hongrie, il se monte quelques 450-500 productions par saison dans une soixantaine de théâtres professionnels. S’ajoutent à ce chiffre les 200-250 productions offertes par 100-150 groupes dits alternatifs. Comme l’indique le guide des spectacles de Budapest, on peut choisir parmi plus de 300 représentations par mois et de 70-75 lieux par soir. Des chiffres impressionnants que des pays bien plus riches pourraient envier, disent les satisfaits. Cependant, il est aisé de calculer que chaque production n’est présentée qu’une ou deux fois par mois, et que, même les spectacles à succès, ne connaissent que trois ou quatre représentations par mois. C’est donc cette dualité qui caractérise la situation du théâtre hongrois, surtout dans la capitale.

Le théâtre a été la seule forme artistique à avoir survécu sans perte de prestige au changement de régime politique. L’édition, les concerts classiques, l’industrie cinématographique et la diffusion des films ont tous connu une stagnation pendant des années, alors que les théâtres faisaient salles combles – indépendamment des oeuvres et de la qualité du jeu.

Ici, comme dans les autres pays de l’Europe de l’Est, les années 80 étaient caractérisées par la tendance des théâtres progressistes à évoquer des problèmes dont on ne pouvait pas parler ouvertement. Un spectacle n’était souvent qu’un prétexte pour les auteurs d’y encoder un message caché, et l’interprétation des textes révélait des contenus et des allusions décodables destinés aux intellectuels et aux jeunes.

L’autre caractéristique du théâtre hongrois est son penchant pour le réalisme. L’avant-garde des années 20 et 30, le néo avant-garde à partir des années 40, le modernisme et d’autres tendances stylistiques des années 80 qui dominaient ailleurs, furent absents des scènes hongroises. Le réalisme, en revanche, existait sous diverses formes, mais plus répandue, était le « petit réalisme[2] » qui avait pour mots clé l’authenticité des relations, des manifestations humaines et l’intensité du jeu. Dans ce style, la réalisation minutieuse et la condensation ont donné naissance à des sommets que l’on ne retrouve que dans des moments privilégiés de l’histoire du théâtre. C’est au Théâtre Katona József que ces sommets ont été les mieux atteints, ce dont témoignait l’opinion publique nationale et européenne. C’était la raison principale des succès internationaux de la troupe. Rappelons quelques titres qui ont fait le tour du monde : les Trois soeurs et Platonov mis en scène par Tamás Ascher, le Sauvage (Tchekhov), Ubu Roi (Jarry), l’Inspecteur général (Gogol) mis en scène par Gábor Zsámbéki, ainsi que la Fuite de Bulgakov, le Misanthrope de Molière, Boldogtalanok (les Malheureux) et Catullus (Catulle) de Milán Füst, mis en scène par Gábor Székely.

Mais c’est ce même Théâtre József Katona qui a présenté la pièce qui a fait école, non seulement sur le plan de la dramaturgie, mais aussi sur celui de la théâtralité : Csirkefej (Tête de poulet) de György Spiró, pièce qui a établi un diagnostic particulièrement accablant sur l’appauvrissement, la déchéance et la désintégration tant individuelle que collective. Avec cette pièce, la représentation satirico-réaliste cédait la place à une sorte de néo-naturalisme dans lequel le langage littéraire s’était vulgarisé, les situations devenaient violentes et les personnages peu nuancés.

Après 1990, le théâtre a subi un changement décisif. Avec l’élargissement de la liberté politique, l’art, y compris le théâtre, a perdu sa mission sociale. S’il est possible de tout dire ouvertement dans la rue, dans les journaux et dans les médias, on n’a plus besoin de la transposition artistique, et la théâtralisation perd une de ses motivations fondamentales. C’est la fin de la complicité entre le créateur et le public, et c’est cette perte qui a profondément perturbé tant le public que le milieu théâtral.

Un autre changement important a touché la composition du public dont la partie la plus exigeante et la plus impliquée n’a plus les moyens de s’offrir des billets de plus en plus chers, même si cette augmentation est inférieure au taux d’inflation. Sa place a été prise dans les théâtres institutionnels par un public dont la seule préoccupation est le divertissement. Les théâtres fleurissent donc, mais les exigences réelles ou supposées du public incitent les troupes à renoncer à leurs conceptions artistiques et à céder le terrain au commercial, essentiellement aux genres musicaux. C’est ainsi que certains grands théâtres aux répertoires dramatiques (Madách, Víg) se sont transformés – entièrement ou presque – en théâtres musicaux. D’autres n’ont suivi ce chemin que partiellement, comme les Théâtres József Katona, Radnóti ou István Örkény.

Pour se sortir d’une telle situation, les théâtres ont recours, au-delà de la commercialisation, à différents stratagèmes. L’un d’eux consiste à se fier aux valeurs sûres. Cela peut se faire par le maintien d’un répertoire classique – près de la moitié des représentations sont des oeuvres de Shakespeare et de Tchekhov – mais aussi par l’adaptation au théâtre d’oeuvres littéraires à succès. Dans la première moitié des années 90, les nouvelles pièces hongroises étaient presque exclusivement des adaptations, soit des chefs-d’oeuvre de la littérature mondiale – par exemple Cent ans de solitude de Garcia Marquez, Carmen de Mérimée, l’Honneur perdu de Katharina Blum de Böll, Anna Karenina de Tolstoï, mais aussi Ou bien... ou bien de Kierkegaard, de même que des oeuvres de prosateurs hongrois classiques ou modernes (Dezsőő Kosztolányi, István Örkény, György Spiró, etc.). De nos jours, par contre, de plus en plus d’oeuvres de jeunes dramaturges hongrois apparaissent au programme des théâtres – surtout dans les petites salles et les studios.

Outre le choix de la pièce, il est tout aussi important de voir dans quel style et par quels effets l’oeuvre dramatique atteint le public. Dans le cas des représentations de valeur reconnues, une partie des metteurs en scène cherchent à sauvegarder les valeurs traditionnelles que l’époque précédente avait consacrées, en particulier celle du petit réalisme. En fait, c’est ce qui se passe dans la plupart des productions du Théâtre Katona József, puisque cette troupe et ses metteurs en scène – avant tout Gábor Zsámbéki, Tamás Ascher et Gábor Máté qui s’est joint à eux – restent fidèles au petit réalisme qui a déjà fait ses preuves, même lorsqu’il s’agit de pièces néo-naturalistes ou ayant une dimension sociale. C’est ce même jeu à base de petit réalisme que représente le Théâtre Radnóti – qui peut être considéré comme le théâtre d’art « miniature » dont le niveau est le plus équilibré – ainsi que par le Théâtre Örkény, le plus jeune théâtre d’art de Budapest.

La réinterprétation des classiques et l’extension du néo-naturalisme ont nécessité le renouvellement constant de la forme et du style de la mise en scène. La rethéâtralisation demeure donc une exigence, un impératif artistique toujours valide, mais au tournant du millénaire cette tendance a commencé à dépasser les cadres du réalisme et du petit réalisme, pour se rapprocher des tendances postmodernes qui ont récemment gagné du terrain en Hongrie. Au cours de ces dernières années, le Théâtre Katona József a fait des efforts considérables pour élargir la palette de sa programmation et pour étendre les cadres stylistiques de ses orientations, ce qui contribue à la capacité de la troupe à fidéliser son public et à rester un des théâtres les plus prisés en Hongrie et à l’étranger.

Ce renouvellement stylistique est également dû au changement graduel de génération des metteurs en scène, au cours de la dernière décennie. De plus en plus de jeunes metteurs en scène en début de carrière revendiquent leur espace propre. Leur pensée et leur vision du monde sont profondément influencées, non seulement par les théories modernes de l’esthétique, de l’ouverture à l’autre, de la réception et de la sociologie de l’art, mais aussi par la culture visuelle de l’époque. Comme ces metteurs en scène – János Mohácsi, Eszter Novák, János Szász, Róbert Alföldi, Enikó Eszenyi, Sándor Zsótér, Balázs Kovalik, etc. – sont très divers du point de vue de leur âge, de leurs motivations et de leurs conceptions artistiques, on ne peut guère les considérer comme les membres d’une même génération. Néanmoins, ils ont pour trait commun la volonté de réévaluer le rapport entre le metteur en scène et le texte littéraire. Dans leurs productions, ce sont le spectaculaire et les effets d’interprétation et de style qui deviennent déterminants. Leurs productions se caractérisent avant tout par le rejet du récit linéaire, la structuration en mosaïque, l’intertextualité, les anachronismes, l’éclectisme. L’accent est mis sur la théâtralité et l’autoréflexion qui en résulte, le mélange du quotidien et du stylisé, la juxtaposition du saccadé et de la longueur, la structure de clips et la construction par association. L’application simultanée de ces effets peut donner une impression très forte, et c’est précisément ce qui constitue l’impératif catégorique du nouveau théâtre : il faut provoquer un effet direct et immédiat, car l’attention du spectateur ne peut être maintenue que par des stimuli de plus en plus forts et raffinés. C’est le seul moyen pour le théâtre de rester en compétition avec la télévision, la vidéo, l’Internet et autres merveilles du progrès technique.

Le théâtre hongrois des quinze dernières années montre des signes de désintégration dans la mesure où la force de cohésion dans les troupes permanentes s’est relâchée, ayant pour résultat, entre autres, que les succès viennent de la personnalité de metteurs en scène exceptionnels plutôt que de troupes établies. Cependant la troupe du Théâtre Katona József fonctionne depuis plus de vingt ans avec constance et efficacité.

À côté des spectacles réalistes, une forme d’expression présentant le réel avec minutie et une cruauté naturaliste sans fards, s’est manifestée dans des spectacles très divers comme Des couteaux dans les poules de David Harrower, Black Milk de Vassily Sigarev (mis en scène par Péter Gothár), les Présidentes de Werner Schwab, Art de Yasmina Reza (par Tamás Ascher), Top Dogs d’Urs Widmers (par László Bagossy), Baal de Brecht, la paraphrase de Kleist d’un jeune auteur, István Tasnádi, intitulé Ennemi public, mis en scène par Árpád Schilling et la scène de vie rurale grotesque d’un autre jeune écrivain, Zoltán Egressy, intitulé Portugál (Portugais), mis en scène par Andor Lukáts. Dans ces représentations, la cruauté, l’agression, l’avilissement mental et émotionnel et le désespoir sont colorés de lyrisme et d’ironie.

À l’heure actuelle, le metteur en scène le plus autoréférentiel, le plus original et le plus influent de la scène hongroise est Sándor Zsótér. Dans son interprétation des Bacchantes d’Euripide, Dionysos est un dieu moderne, une vedette du football qui, alors qu’il apostrophe dans un monologue les Grecs qui refusent de l’accueillir, bombarde avec un ballon les murs au-dessus des spectateurs disposés en cercle. Déguisé, ce même Dionysos entraîne Penthée à épier les Bacchantes en faisant le tour du public assis sur un même vélo avec Cadmos, et chacun pédale à tour de rôle en fonction des différentes étapes de leur discussion. Le rôle d’Agavé est incarné par un homme. Il arrive avec une grosse miche de pain dans un cabas et, pendant qu’il évoque la scène du massacre de son fils, se rendant compte qui il a tué en réalité, il déchiquette le pain.

Évidemment, ce n’est pas le seul moyen de renouveler la mise en scène des classiques, comme le montre Médée mis en scène par Gábor Zsámbéki, où l’on a l’impression de voir une côte ravagée par la guerre des Balkans. Sur la scène couverte de gravier d’une blancheur aveuglante, on discerne une chaumière de bois, une voiture incendiée et un robinet qui dégoutte. Médée a l’air d’une sorcière des peuples « primitifs », face à elle les autres sont tous des personnages urbains en tenue et au comportement contemporains. La confrontation de deux mondes, de deux civilisations et de deux ordres moraux se manifeste dans ces différences extrêmes des signes théâtraux, tout en conservant les traditions réalistes.

La mise en scène du Tartuffe par Gábor Zsámbéki, représentant « le ton classique » est une actualisation claire mais subtile et sans didactisme. Ce ne sont pas – seulement – les apparences (comme le complet veston du protagoniste) qui font référence au monde actuel, ni l’élément central du décor, (le portrait réinterprété dans un style pop art de Louis XIV) qui offre toute une gamme d’associations, mais le dynamisme qui imprègne le jeu, la manière dont les personnages se manifestent et la fin du spectacle qui, cette fois encore, est pleine de points d’interrogation – ce qui peut s’appliquer à notre propre vie aussi. Ce même Gábor Zsámbéki a mis en scène la parabole scénique du grand poète hongrois Sándor Weöres, Szent György és a sárkány (Saint Georges et le dragon) dans laquelle il a réussi à transformer un drame-livre en théâtre vivant grâce à l’inspiration puisée à même des expériences de ses jeunes collègues.

Car ce théâtre offre des possibilités à un très grand nombre de jeunes talents. C’est là qu’a commencé la carrière du metteur en scène professionnel Árpád Schilling, directeur artistique du Théâtre Krétakör (Cercle de craie), et que s’est épanoui le talent de Viktor Bodó, l’un des metteurs en scène les plus inventifs, travaillant avec la méthode de la création collective, et c’est encore là qu’a pu déployer ses talents Yvette Bozsik, novatrice engagée du théâtre de danse.

Ainsi, le Théâtre Katona József est le lieu de cohabitation d’un certain classicisme – celui de Tamás Ascher et de Gábor Zsámbéki –, de l’assurance de la génération d’âge moyen (Gábor Máté, acteur devenu metteur en scène et Andor Lukács), ainsi que du dynamisme des plus jeunes.

C’est la salle d’escrime d’une ancienne école militaire qui sert de lieu de vie et d’activité théâtrale au Théâtre Bárka, dont le style allie les méthodes de création des théâtres alternatifs et celles des théâtres institutionnels. Dans Le songe d’une nuit d’été, monté par le directeur János Csányi, les scènes d’artisans étaient accompagnées d’éléments d’improvisation rappelant les tréteaux (la mort de Pyrame, tel un lazzi, peut durer jusqu’à un quart d’heure, dépendant de la complicité entre l’acteur et le public), alors que le reste du spectacle se déroulait dans un style plus conventionnel. Lors du spectacle d’ouverture du théâtre, cette interaction des deux niveaux a créé une tension toute particulière. Un théâtre de rituel profane est né avec Jeu de Mrozek, mis en scène par László Bérczes – tout comme à la première du Prophète Ilya de Tadeusz Slobodzianek par József Czajlik dont c’était la première mise en scène professionnelle. Sándor Zsótér présente Marie Stuart de Schiller comme une pièce de chambre, réduite à un petit nombre de personnages, dans un cadre qui évoque la salle d’isolement d’une prison ou d’un hôpital. Mais le véritable intérêt du spectacle est que les rôles d’Élizabeth et de Marie furent tenus par la même comédienne.

Un des représentants marquants de la plus jeune génération des metteurs en scène est Zoltán Balázs. Ses spectacles se caractérisent par le multiculturalisme, par une exécution d’une précision chorégraphique et la prédominance des effets visuels et de la musique. Dans la mise en scène d’une autre oeuvre poétique de Sándor Weöres – poète hongrois déjà mentionné au sujet du Théâtre Katona József –, le drame oratoire Teomachia qui traite de Chronos, intégre des éléments d’art martial et de danse d’Extrême-Orient de même que les dernières tendances des théâtres de danse contemporains. La texture musicale du spectacle allie toutes sortes d’effets du chant grégorien aux mélodies d’Extrême-Orient, en passant par la musique folklorique hongroise ; cette composition musicale crée une harmonie particulière avec le spectacle et le texte poétique – dont une partie est dite à l’envers, lui donnant ainsi une valeur mélodique.

C’est encore Zoltán Balázs qui a monté les Nègres de Jean Genet avec des chanteurs d’opéra, des comédiens hongrois et tziganes, dans une production où se mêlent les langues hongroise, latine et romani. Avec la participation de László Sáry, important compositeur de musique contemporaine, Balázs a monté un opéra moderne qui, grâce à cette stylisation, est capable d’utiliser un langage artistique pour évoquer les problèmes raciaux et ethniques, problèmes qui divisent encore la société hongroise.

Cet ensemble de jeunes créateurs qui concentrent leurs expérimentations sur les formes, les textes et les styles cherche encore sa place dans le système théâtral hongrois, mais leurs spectacles montrent qu’il constitue un terreau culturel fort intéressant où le jeune public de la capitale est attiré, non seulement par les événements théâtraux, mais aussi par des expositions, des concerts, des projections de films et des débats.

Les particularités du système théâtral hongrois et les contradictions du financement des théâtres ont créé une situation où acteurs et metteurs en scène ne sont plus attachés à tel ou tel théâtre, mais vont d’une équipe à l’autre pour des engagements ponctuels. Dans ces conditions, les chances de former et de faire fonctionner un groupe stable sont minimes. Alors que les théâtres recherchent de plus en plus les actrices et les acteurs populaires capables d’attirer les spectateurs, les metteurs en scène les plus prisés sont ceux dont le métier assure le moindre risque. Cependant, il y a un certain nombre de metteurs en scène qui sortent du lot, qui travaillent à un haut niveau artistique et sont capables d’animer une équipe partout où ils oeuvrent. Ce sont eux les véritables chefs de fil du théâtre hongrois. Je voudrais en présenter trois.

Eszter Novák a transformé Csongor és Tünde (Csongor et Tünde), pièce de Mihály Vörömarty, poète hongrois de la première moitié du XIXe siècle, en découpant la structure de monologue en une série de dialogues rapides. Le conte philosophique se déroule de nos jours, sur un terrain vague dans un quartier malfamé de Budapest. Les personnages étaient des sans-abri, et c’est dans ce milieu que se joue le drame poétique qui parle de la recherche du bonheur, entremêlé de chansons à la mode d’il y a plusieurs décennies et de succès récents de musique pop. Novák a également mis en scène le drame romantique Raillerie, satire, ironie et signification cachée de Grabbe, où chacune des scènes se joue dans une salle différente du théâtre – les spectateurs doivent donc se déplacer constamment – et chaque scène, mais aussi chaque épisode à l’intérieur d’une scène, évoque un style théâtral différent, les acteurs sortant souvent du rôle, tandis que le public est invité à intervenir dans l’action. Dernièrement elle a mis en scène – avec différentes troupes – les oeuvres d’un dramaturge contemporain, Péter Kárpáti[3], dont les pièces se caractérisent par leur origine folklorique, par le surréalisme, par leurs côtés lyrique et grotesque et par un mélange d’éléments de vulgarité foraine et de naïveté raffinée. Le langage particulier que Novák a élaboré dans ses mises en scène apparaît dans ses autres productions aussi, par exemple dans Comme il vous plaira, réalisé à Nyíregyháza, ou dans Barouf à Chioggia, monté à Târgu Mureş, ville historique de Transylvanie, territoire roumain habité par des Hongrois. Dans chacune de ces de villes, elle a travaillé avec de très jeunes acteurs, s’appuyant sur sa recherche et sur son enseignement à l’Université d’Art Dramatique de Budapest.

Dans une mise en scène de Goldoni, elle a imposé un jeu très dynamique aux acteurs : le spectacle était caractérisé par un constant va-et-vient, une accumulation d’actions physiques, un parler strident et criard, tout en étant imprégné de la tristesse et de la douleur de la nature éphémère, impénétrable et complexe des relations humaines. L’alternance des moments comiques et lyriques, la juxtaposition du ridicule et du tragique prêtaient une remarquable profondeur à la production. En revanche, dans l’interprétation de Novák, la pièce de Shakespeare mettait en scène un groupe qui s’amusait en dansant et en se droguant, et la relation des acteurs mise en abyme se superposait à celle des personnages de la pièce. C’était également dans cette production qu’elle amplifie l’ambivalence émotionnelle, le contraste des instants prolongés et des scènes dynamisées, ainsi que la présence des moments douloureusement grotesques.

Róbert Alföldi[4] travaille, lui aussi, dans divers théâtres et ses productions se caractérisent par le recours à des outils contemporains et sur leur expression en utilisant des effets de choc. Dans Le marchand de Venise, la vidéo joue un rôle égal à celui des acteurs. L’histoire est transposée de nos jours et, sur la scène panoramique du Kamaraszínház (Théâtre de poche) de Budapest ; les rapports nuancés entre les personnages sont remplacés par des comportements stéréotypés sortis des films d’action : agressivité, violence, érotisme et homoérotisme. Dans la Tempête de Shakespeare, monté à Vígszínház, Prospéro est un homme d’âge moyen qui, sous l’effet des drogues, voit dans une hallucination les événements qui ont lieu dans l’île. La tempête est une fête à la discothèque dont les participants sont évidemment les personnages de l’histoire. C’est dans une grande ville de Slovaquie, Nitra, qu’il a mis en scène Hamlet dont le protagoniste est un accro de l’informatique, à qui sa rencontre avec l’esprit de son père fait comprendre que les jeunes d’aujourd’hui doivent inévitablement faire face aux survivances du passé, aux traces du socialisme, même au prix de drames personnels. Dans Macbeth, mis en scène aussi au Kamaraszínház, les sorcières transformées en hommes exécutent sans scrupule toutes les cruautés avec un sourire narquois, prennent plaisir à manipuler et à faire passer à la trappe de l’Histoire les personnages principaux qui ont encore gardé un semblant d’intégrité. Notons aussi la présence de l’insignifiant prétendant au trône qui aspire au pouvoir pour rester enfin seul sur le terrain dévasté. Après les Shakespeare, Alföldi a monté Les Trois soeurs au Új Színház. Les personnages sont des vieilles femmes qui évoquent leur jeunesse, mais le jeu-cadre et la pièce proprement dite ne se distingue pas : les scènes évoquées mélangent le passé et le présent. Si les soeurs restent âgées tout au long du spectacle, leurs partenaires ne vieillissent pas. Le spectacle est constitué d’une série de moments grotesques et sublimes, comiques et douloureux, sentimentaux et cruels, donnant naissance à des images très fortes comme celle où les soeurs transforment leurs lits en balançoire, en s’avouant que leur vie est dénuée de sens et d’espoir.

C’est dans une voie entièrement différente que s’engage Sándor Zsótér, dont six ou huit réalisations sont simultanément programmées à travers le pays. En dehors des Bacchantes et de Marie Stuart, déjà mentionnées, nous devons citer quelques-unes de ses productions récentes. À Szeged, ville située dans le Sud-est de la Hongrie, il a mis en scène l’opéra de Benjamin Britten le Songe d’une nuit d’été où tant les Athéniens que les fées chantent tout en faisant du vélo en cercle. La scène de la ville se déroule sur une place entourée de cabines téléphoniques et d’abribus (c’est aussi dans un abribus que les artisans font leur spectacle). Au milieu de la clairière se trouve un énorme cadavre d’âne (à l’intérieur duquel dorment Titania et Bottom). Obéron est une femme ; par contre le rôle de Puck[5] est incarné par un vieil acteur rabougri. Le spectacle – là où la musique le permet – est riche en mouvements, exception faite pour le quatuor des amoureux tout à fait statique. Un pot-pourri d’éléments insolites, qui forment une unité malgré tout. C’était également à Szeged qu’il a monté La vie de Galilée de Bertolt Brecht, parce que c’est là qu’il a trouvé l’acteur – en la personne de Levente Király – à la hauteur du rôle écrasant du chef-d’oeuvre de Brecht. Il en a considérablement réduit la distribution n’en gardant que les rôles les plus importants de point de vue dramaturgique. Il a situé l’histoire dans une chambre typique d’un HLM, mais les costumes, les postures et les comportements des personnages entourant Galilée – joué avec un naturel prosaïque – évoquaient les tableaux du Caravage. Provoquant une participation active de la part du public, ces contrastes étaient renforcés par la musique de Bach et celle de Star Wars.

Une autre oeuvre de Brecht, le Cercle de craie caucasien, présentée à Vígszínház, était également située dans un lieu insolite : une salle de cinéma multiplex. Le jeu-cadre de la pièce est chanté par une chorale composée de quarante enfants ; leurs corps formant le pont symbolique que doit franchir Groucha et ce sont eux encore qui forment le cercle durant l’épreuve qui désigne la vraie mère. Les scènes se déroulent entre et devant les rangées de sièges, et, en dehors de celui de Groucha, Azdak et du Soldat, les rôles sont incarnés par un nombre très réduit d’acteurs, des hommes jouent des rôles de femme et vice-versa. Azdak, est incarné par une femme. C’est cette interchangeabilité des sexes des personnages ainsi que le rôle primordial du texte et le rejet des fioritures qui caractérisent d’autres spectacles de Zsótér ces dernières années, en particulier Médée, présentée au Théâtre Radnóti. Dans l’oeuvre de Hans Henny Jahn, les membres de la famille sont assis côte à côte au fond de la scène, sur un banc surélevé. Ils bougent très peu et ne peuvent utiliser que les signes à peine perceptibles de la communication interpersonnelle : la tragédie doit naître de l’utilisation du texte. Tout cela a donné naissance à une forme scénique peu habituelle au théâtre hongrois et qui en irrite plusieurs, car elle exige une participation très intense de la part du public.

Une récente mise en scène de Zsótér, celle de Penthésilée de Kleist, a été réalisée dans le bâtiment flambant neuf du Théâtre National. Un tableau panoramique romantique, disposé en demi-cercle, évoque la lutte des Amazones et des Grecs, en créant l’arrière-fond et l’environnement de la tragédie toujours actuelle de Penthésilée et de l’Odyssée. La production se démarque par un jeu minimaliste à l’extrême. Un énorme bouquet de roses rouges se prêtant à une multitude d’interprétations réelles ou métaphoriques et remplissant des fonctions variées est un exemple de la recherche visuelle du spectacle. Une musicalité se manifeste à la fois dans la musique et dans les paroles. Les fureurs retenues, la froideur aliénante et les passions offrent une expérience sensuelle et intellectuelle à la fois.

Les metteurs en scène que nous venons de mentionner travaillent aussi souvent dans des théâtres de province, dont la troupe de Kaposvár, chef-lieu départemental dans le Sud-ouest du pays, est depuis longtemps la plus remarquable. À côté de cette compagnie, ce sont aussi celles de Kecskemét et de Szolnok qui pendant longtemps ont attiré l’attention du milieu professionnel. Dirigées par de remarquables artistes charismatiques comme Gábor Székely et József Ruszt, ces compagnies se distinguent par la conception artistique et le travail de formation de jeunes talents.

Au cours des années 90, la différence de qualité entre les théâtres de province a peu à peu disparu et ce nivellement s’est fait par le bas. Certes, il y avait toujours des théâtres qui pendant une certaine période sortaient du lot par un travail plus intensif et plus créateur que la moyenne. Tels étaient le théâtre de Nyíregyháza et, durant les dernières années celui d’Eger, ville du Nord célèbre pour son vin.

Un des secrets du travail de haut niveau qui caractérise depuis trente ans le théâtre de Kaposvár, c’est que son orientation n’a pas été déterminée par un seul artiste illustre, mais par un groupe composite de metteurs en scène, formé de personnalités très diverses qui ont évolué auprès de Gábor Zsámbéki. La constitution de ce groupe a, certes, beaucoup changé au fil du temps, de même que la personne du directeur a changé – puisque Zsámbéki a pris la direction du Théâtre National, puis celle du Théâtre Katona József de Budapest – mais les metteurs en scène ont su garder les idéaux des origines, tout en s’adaptant aux changements de l’époque.

János Mohácsi, lui aussi, a débuté sa carrière d’acteur au théâtre de Kaposvár, et c’est là qu’il est devenu un metteur en scène de réputation nationale. Ses productions sont le fruit d’un travail collectif : pour lui comme pour les autres créateurs et acteurs qui travaillent avec lui, la pièce n’est qu’une matière première qu’il faut transformer et façonner à l’image de la troupe, selon la personnalité des acteurs. C’est ainsi que la pièce de Joseph Heller, We bombed in New-Haven a été adaptée aux particularités locales, (le titre est devenu We bombed in Kaposvár) et, profitant de la possibilité offerte par l’auteur lui-même, les acteurs ont injecté dans la vie des personnages des éléments de leur propre vie. Dans la scène du bombardement, on pouvait voir au fond un film d’animation représentant la destruction fictive de la ville transdanubienne, spectacle que le public local avait du mal à supporter. – À noter que c’est près de Kaposvár que se trouve la base aérienne des troupes américaines de l’OTAN, d’où les avions de chasse ont été déployés durant la guerre des Balkans. C’est dans cet esprit qu’ont été mis en scène Tom Pain de Paul Foster, Princesse Czardas d’Imre Kálmán ou la pièce Csak egy szög (Rien qu’un clou) spectacle qui a gagné plusieurs prix au cours des dernières années. Cette oeuvre en cinq mouvements parle des Tziganes, de leur humiliation et de leur exclusion au cours des siècles, de leur extermination dans les camps de l’Holocauste rom et de la discrimination sociale actuelle des Roms. C’est une production profondément sincère basée sur un travail collectif et qui parle de façon tantôt ludique, tantôt didactique, tantôt ironique, avec beaucoup de musique et d’effets visuels choquants, de problèmes dont le traitement semblait être réservé aux seuls documentaires.

Ces dernières années, c’est le théâtre d’Eger qui est devenu un des théâtres de province les plus intéressants et les plus prometteurs. Ici aussi, le directeur, Tibor Csizmadia offre une possibilité de s’affirmer à des metteurs en scènes aux diverses orientations. De plus, plusieurs de ses acteurs ont eu l’occasion de s’initier à la mise en scène. Le résultat est une série de représentations de haut niveau et bien élaborées pour la plupart, qui montrent une grande diversité tant au niveau du style que des idées.

Jusqu’ici, nous n’avons parlé que de la vie théâtrale de Hongrie, mais cette partie de l’Europe a la particularité d’avoir aussi des théâtres hors des frontières de la Hongrie (Roumanie, Tchécoslovaquie, Yougoslavie) où l’on fait du théâtre en hongrois[6]. En guise de conclusion, précisons que les théâtres de langue hongroise de Hongrie et des pays voisins sont en fin de compte les héritiers d’une même culture. Selon les vicissitudes de l’Histoire, et pour des périodes plus ou moins longues, les frontières ont mise en pièces cette culture unique.

Le financement des théâtres en-dehors des frontières est assuré en partie par le soutien de l’État et par celui des autorités locales (municipales ou départementales), mais leur fonctionnement est fortement appuyé – directement ou au moyen de concours – par l’État hongrois, ainsi que par de nombreuses fondations et d’autres organisations hongroises.

Des niveaux artistiques très variables caractérisent aussi ces théâtres. Très peu de troupes ont un metteur en scène ou un directeur artistique permanent, l’une des conditions d’une véritable orientation artistique. La plupart de ces théâtres fonctionnent surtout avec des metteurs en scène invités, ainsi ces institutions ne sont pas toujours capables – ou le sont seulement pour de courtes périodes – d’élaborer leur propre style. Le langage et l’orientation de ses théâtres varient aussi d’un pays à l’autre puisque le produit artistique de ces troupes est façonné par deux facteurs : la tradition théâtrale hongroise, transmise par les théâtres de Hongrie, et la culture de la majorité qui entoure ces créateurs. Les théâtres minoritaires ont donc un rôle très important, à savoir relier les différentes cultures qui les environnent.

En dépit de conditions difficiles, le haut niveau artistique de ces compagnies est bien illustré par le fait que lorsque l’Association Théâtrale Roumaine a fait ses nominations dans huit catégories – sur la base des productions d’une soixantaine de troupes – pour les prix des meilleures performances de la saison de 2004, onze sur vingt-quatre troupes nominées étaient hongroises, alors que le nombre des théâtres roumains est cinq fois plus élevé que celui des théâtres hungarophones.