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Les dates qui encadrent la période dont il sera principalement ici question représentent deux tournants historiques particulièrement importants pour la Hongrie[1]. Le traité de Trianon[2], d’abord, met officiellement fin à la Première Guerre mondiale en 1920, déterminant pour longtemps la politique intérieure et extérieure du pays ; les nationalisations de 1949, ensuite, en ont profondément réorienté la vie théâtrale. Pendant ces trois décennies, les effets des changements rapides et radicaux du contexte international se sont très fortement répercutés sur la Hongrie. La crise économique mondiale a fait disparaître les quelques acquis de la consolidation du début des années 1920. Les mouvements fascistes et certaines méthodes des dictateurs d’Italie et d’Allemagne se sont frayés un chemin vers le « public » hongrois. Les visées expansionnistes d’Hitler et de Mussolini ont mené à la Second Guerre mondiale, avec la participation de la Hongrie aux côtés des puissances de l’Axe. La vie théâtrale, organisme vivant et sensible aux changements, a été contrainte de s’adapter aux décisions contestables qui ont guidé la politique intérieure et extérieure du pays.

Dans la mesure du possible, compte tenu des circonstances, il y a en Hongrie – et surtout à Budapest – une vie théâtrale relativement florissante pendant l’entre-deux-guerres. Peu après la fin du conflit, les théâtres privés reprennent rapidement leurs forces, enrichissant l’offre culturelle de la capitale. Les institutions publiques fondées avant 1914 rouvrent également leurs portes, mettant l’accent sur un répertoire thématique qui vise la formation et la fidélisation d’un public particulier[3]. La lutte incessante pour séduire et garder les spectateurs caractérise également la vie théâtrale de cette époque. Ainsi, le Királyi Színház (Théâtre Royal) est en compétition avec le Fővárosi Operettszínház (Théâtre de l’Opérette de la capitale), inauguré en 1922. La lutte prend fin en 1936 lorsque l’institution royale au passé glorieux ferme ses portes.

La vie théâtrale de la capitale ne se borne pas à l’activité des théâtres du centre-ville. Les troupes des périphéries et des environs de Budapest, dont les productions ne manquent pas non plus d’artistes de renom, revendiquent également leur place à l’intérieur de la structure des théâtres privés, qui présentent surtout leurs spectacles pendant la relâche estivale. C’est également dans la capitale que se manifestent certaines initiatives d’avant-garde inspirées de tendances innovatrices européennes, et c’est à la description de cette tranche de la vie théâtrale hongroise que s’attachera plus précisément la seconde partie de cet article. Avec leur consolidation, ces initiatives sont devenues de véritables mouvements s’intégrant de manière organique dans la continuité de l’histoire du théâtre hongrois tout en y ouvrant de nouvelles perspectives. Des créateurs de théâtre expérimental des années 1920-1930 comme Ödön Palasovszky, Ferenc Hont, Alice Madzsar, Magda Róna, par exemple, contribuent à faire reculer la verbosité au profit de procédés corporels empruntés à l’art de la danse et du mouvement. Des marionnettistes se joignent également à ces expériences artistiques.

Théâtre et politique

Dans une perspective révisionniste, les orientations politiques de l’entre-deux-guerres intègrent presque toutes le fantasme de récupération des territoires perdus lors des traités de paix, et les théâtres s’efforcent eux aussi de mettre sur scène ces ambitions nationales dans une programmation à forts accents politiques. Le Új Színház (Nouveau Théâtre), par exemple, fondé peu de temps auparavant, ouvre la saison 1927 avec un « instantané musical » de Tamás Emőd intitulé Trianon ! Ce même théâtre présente aussi la pièce enflammée d’Imre Földes, Feux dans la nuit (Tüzek az éjszakában[4]) qui illustre la situation de la minorité hongroise en Transylvanie. Le révisionnisme s’invite également dans les ouvrages théoriques, comme par exemple dans l’enquête Ce que l’interprétation théâtrale a perdu à Trianon (Mit vesztett a színészet Trianon által) publiée en 1928 sous la direction de Jenő Erdődi.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, la situation des théâtres hongrois qui plaçaient les valeurs artistiques avant les intérêts politiques se détériore progressivement. L’immense mérite de certains directeurs de théâtres nationaux aura été de résister, tant qu’il l’a été possible, à la pression croissante de l’extrême droite et de n’avoir pas laissé exclure les créateurs d’origine juive du travail artistique. À la fin de la guerre, la vie théâtrale doit à nouveau s’adapter aux bouleversements causés par les contours d’un système politique précaire en train de se dessiner à l’ombre des garnisons de l’armée soviétique. Bien que le redressement économique suive le modèle libéral, les théâtres privés éprouvent beaucoup de difficulté à reprendre leurs activités car les créateurs doivent porter le double fardeau des exigences du Parti et du perpétuel manque de financement. De plus en plus de théâtres sont contraints de fermer leurs portes faute de vouloir ou de pouvoir s’adapter à la vie sociale en constante transformation, qui tend progressivement vers une « soviétisation » définitive. Cependant, lors de l’introduction du modèle soviétique de nationalisation en 1949, c’est non pas le découragement ou le désespoir qui prévalent mais la confiance en l’avenir, puisque le milieu théâtral, souffrant depuis longtemps de la situation économique délétère, voit en cette restructuration radicale la promesse d’une base financière enfin stabilisée.

Le financement du théâtre

Au cours des années 20, le théâtre hongrois traverse une période de crise grave sur le plan financier. La « belle époque » est bel et bien du passé. Si le soutien des théâtres publics fait partie du budget national, l’État se borne à financer l’Opéra et le Théâtre National[5]. Livré à lui-même sans pouvoir compter sur l’autorégulation d’antan, le théâtre privé alors en pleine expansion ne bénéficie d’aucun soutien. Nombreux sont les artistes qui cherchent à y gagner leur vie, mais le milieu n’est pas préparé à ce processus d’élargissement. L’émergence du film parlant et un vif intérêt du public pour le cinéma produisent une situation de compétition entre les médias qui débouche sur une crise du spectacle.

En province aussi, la vie théâtrale se restructure et de plus en plus de petites villes manifestent le désir de créer leur propre théâtre[6]. Mais à partir du milieu des années 1920, la crise s’aggrave et ces institutions, négligées par les politiques, se retrouvent dans une situation extrêmement difficile. En 1927, l’Assemblée générale de l’Association nationale des acteurs (Országos Színészegyesület) esquisse bien quelques pistes de solution, mais elles ne peuvent aboutir car elles dépassent largement les moyens de l’Association. L’idée notamment de nationaliser les théâtres de province ou d’impliquer les municipalités dans leur gestion est catégoriquement repoussée par les responsables en place[7]. Et pendant que les débats s’éternisent, la situation se détériore. Pendant la saison 1923-1924, la Hongrie compte vingt-huit districts théâtraux avec des spectacles donnés dans cent soixante-seize communes ; en 1927-1928, on ne compte plus que dix-huit districts avec le même nombre de troupes se produisant dans les villes de province.

En ville, la capacité d’accueil des théâtres croît rapidement, et le nombre de places en salles double, au cours des années 1920, par rapport aux données de 1890. Ce chiffre reste stable jusqu’à la guerre, l’ouverture ou la construction de nouvelles scènes étant compensée par les fermetures et transformations d’autres salles en cinémas. Ce réseau théâtral est avant tout caractérisé par la domination quantitative des théâtres privés, contrairement à la situation qui prévalait au tournant du siècle alors que deux théâtres sur trois étaient gérés par l’État. Cette transformation du milieu s’explique par le fait qu’à partir des années 1920, les pouvoirs publics cessent de faire construire de nouvelles salles, laissant l’initiative de l’expansion au secteur privé.

Sur le plan de la programmation, l’offre des théâtres privés répond à la demande du public puisque leur survie dépend de leur capacité à remplir les salles. Les directeurs suivent donc de près les réactions du public, ne gardant un spectacle à l’affiche que tant qu’il « produit » la recette escomptée. La cadence à laquelle se succèdent les spectacles des théâtres commerciaux est effrénée : on joue tous les jours, les plus grands succès pouvant être présentés deux fois par jour. Ces contraintes financières ont un grand impact sur la proportion des genres à l’affiche. Pendant la saison 1928-1929, par exemple, les opérettes ont constitué cinquante-huit pour cent des plus de sept mille représentations proposées. Parmi elles figure le plus grand succès de la saison, L’Été d’antan (Régi nyár[8]), que le public a pu applaudir quatre cent trente-quatre fois. En même temps, parmi les presque quatre cents spectacles de la saison, plus de deux cent cinquante ont quitté l’affiche avant la dixième représentation. Plusieurs raisons expliquent cette désaffection du théâtre traditionnel. La crise mondiale, d’abord, freine l’enthousiasme du public ; l’expansion rapide du cinéma puis du film parlant et de la radio met également fin à la situation privilégiée des arts de la scène. Sándor Hevesi en résume ainsi les causes :

La raison essentielle de la crise théâtrale est l’augmentation générale des prix et des salaires, le manque débilitant de capital, c’est-à-dire des coûts de production trop élevés qu’il est impossible de contrebalancer par l’augmentation du prix des places car il ferait fuir le public.[9]

En dépit de tarifs très raisonnables (le prix d’une place correspond à celui de deux kilos de pain), les théâtres ont du mal à augmenter les entrées et donc leurs recettes. Pour sortir de la crise, il faut d’abord reconquérir le public, affirme la politique culturelle. Et elle désigne l’amélioration de la qualité artistique comme tâche principale des théâtres.

Après la Seconde Guerre mondiale[10], les personnalités les plus marquantes de la vie théâtrale tâchent d’harmoniser leurs efforts afin d’assurer à la fois la pérennité et le renouveau de la profession. Ils se lancent dans les travaux de reconstruction pour rendre les lieux opérationnels et, en dépit d’immenses pertes, le milieu se prépare rapidement à relancer ses activités. Les anciens et nouveaux directeurs des théâtres de la capitale reprennent le travail dans l’espoir de reconquérir le public. Mais l’élan initial et les illusions se dissipent rapidement. Les théâtres doivent affronter les mêmes problèmes qu’avant la guerre : l’inflation galopante, l’intérêt limité du public, la situation difficile des troupes de province. L’idée de la nationalisation émerge de nouveau comme solution à la crise. À côté des arguments économiques, d’autres, de nature idéologique, sont avancés pour justifier la pertinence de la nationalisation. Le ministère blâme la programmation de divertissement proposée par les théâtres privés, programmation jugée inappropriée pour la faible proportion des spectateurs issus des classes ouvrières et paysannes qui, selon les statistiques, ne représentent qu’un tiers du public. À l’été 1949, la direction politique se charge elle-même de la gestion de la crise du théâtre. Le 1er août, les théâtres privés de Budapest sont nationalisés, tandis qu’en province, après l’expiration des concessions encore en vigueur, l’État cesse de délivrer des permissions d’ouverture de salles à des entrepreneurs privés.

L’avant-garde scénique en Hongrie

En Hongrie, l’avant-garde au théâtre se manifeste dans la théorie bien plus tôt que sur les planches. Avant même que les praticiens aient conçu leurs premiers spectacles, les théoriciens étudient les possibilités de renouvellement formel proposées par ces nouvelles tendances artistiques ; mais à cause de leur vision de l’époque et dans le contexte du communisme, ces ambitions sont vite teintées de nuances politiques. Les premiers écrits théoriques de l’avant-garde théâtrale hongroise ont été publiés entre 1915 et 1919, dans les revues dirigées par Lajos Kassák[11]. Ces écrits présentent tous un dénominateur commun, soit une vision activiste[12] du monde. Les avant-gardistes hongrois croient également que le théâtre est l’un des médiums les plus appropriés pour la création de l’oeuvre totale, puisque les divers moyens d’expression artistiques – littérature, musique, danse, peinture, architecture, sculpture – peuvent très bien cohabiter sur la scène.

Kassák et ses compagnons suivent avec beaucoup d’attention les changements provoqués dans la vie théâtrale russe/soviétique par la présence simultanée des méthodes de Stanislavski et de Meyerhold, dont ils tirent les conclusions suivantes :

1. Le théâtre est l’endroit d’où l’on peut s’adresser aux masses sous les formes les plus variées, les plus riches et les plus directes ; 2. dans les étapes successives de la société, c’est l’art de la scène, étant la forme la plus complexe de l’art (jeu de l’acteur, scénographie, parole, voix, geste, forme, couleur), qui élabore, naturellement, ses moyens d’expressions « définitives » (définitives du point de vue des époques données) le plus lentement[13].

Mácza, 1972 : 74

Un peu plus tard, des textes dramatiques voient également le jour. Ces textes, conçus pour être lus plutôt que vus sur scène, présentent souvent des lacunes du point de vue de la pratique théâtrale. On peut toutefois interpréter comme un signe de modernisme incontestable le mépris des considérations de l’espace de jeu traditionnel dont font preuve les indications scéniques, l’ordre des dialogues et la structure spatio-temporelle. Les conditions très conservatrices de la vie théâtrale hongroise ont en grande partie contribué à l’apparition de ce phénomène ambivalent. Tandis qu’en Europe apparaissent des oeuvres exigeant de nouveaux procédés de création et de réception, en Hongrie, les textes d’avant-garde sont voués au circuit de la lecture.

Un tournant se produit en mai 1923 quand le Théâtre de la Renaissance présente le drame expressionniste Die Menschen (Les Hommes) de Walter Hasenclever, dans une mise en scène de János Vaszary. Le succès ne vient pas avec cette représentation qui utilise tous les matériaux et systèmes significatifs de l’avant-garde théâtrale (changements de scène rapides, dramaturgie propre à la revue et aux music-halls, jeux de lumière devant un fond noir). Il viendra plus tard par la représentation de la pièce la plus célèbre de Frank Wedekind, l’Éveil du printemps, mise en scène par Tibor Hegedűs à l’occasion d’une fête de pompiers. La réception critique est telle que même la revue littéraire la plus importante de l’époque, Nyugat (Occident), fait écho à la pièce, et le Belvárosi Színház (Théâtre du centre-ville) invite la troupe à donner une série de trente représentations.

À la même période, l’avant-garde théâtrale arrive aussi en province, à Szeged, grâce aux grandes traditions de la Faculté des Lettres de la ville et à l’appui de l’un des poètes célèbres de l’époque, Gyula Juhász. L’évolution du mouvement de Szeged est un excellent exemple pour illustrer les sources et les moyens des avant-gardes de province. Elles s’inspirent avant tout des écrits théoriques et pratiques de Kassák, qui vit en exil mais reste très présent par ses publications. Ses oeuvres définiront longtemps le mouvement de Szeged qui tente également de suivre les tendances de la capitale. Ce n’est qu’au début des années 1930 que le mouvement s’autonomise par rapport aux modèles de Budapest pour créer des spectacles nourris d’une esthétique plus singulière.

Le premier théâtre d’avant-garde en Hongrie, le Zöld Szamár Színház (Théâtre de l’Âne Vert), ouvre ses portes en 1925. La compagnie ne voulait ni s’intégrer aux structures existantes ni proposer de nouveaux types de formation théâtrale. Les initiatives ne débordent pas les cadres et limites fixées par la troupe qui a pour ambition de monter un répertoire nouveau dans de nouvelles orientations, en travaillant avec de nouveaux acteurs. L’avant-garde hongroise se présente d’abord dans des foyers d’ouvriers et des maisons de la culture, et une prise de position de gauche est perceptible dans tous les spectacles. L’engagement politique imprègne également la rhétorique des représentations du Théâtre de l’Âne Vert.

À Budapest, à partir de 1941, dans l’infrastructure théâtrale fonctionnant à l’intérieur des labyrinthes de la politique culturelle sous l’occupation, seul Andor Pünkösti (directeur du Théâtre Madách) est arrivé, avec un grand courage personnel, à utiliser, dans ses mises en scène presque dadaïstes, les enseignements de haut vol et de parodie de la commedia dell’arte. C’est ce qui a incité Ödön Palasovszky[14], après la guerre, à désigner le bâtiment du Théâtre Madách pour abriter une pratique visant à institutionnaliser les procédés formels et langagiers du théâtre d’avant-garde.

Les représentations du Théâtre Madách ont, au début, eu des critiques favorables, saluant cette entreprise artistique. Jusqu’au moment où Gyula Háy[15], dans son article paru dans le journal Szabad Nép (Peuple Libre), ne se serve, pour la première fois, du terme d’avant-garde dans un sens négatif. Háy a comparé ce théâtre à un intrus, pareil à l’oeuf du coucou que l’on « [...] avait introduit par contrebande dans le nid de la classe ouvrière[16] ». De fait, l’article avait pour mission de préparer le terrain à la mainmise communiste du théâtre. Selon Háy, le langage théâtral d’avant-garde donne une image idéalisée des travailleurs au lieu de leur accorder un vrai rôle et, par ce fait même, ne peut produire que des spectacles mensongers.

Après la publication de cette critique, le fonctionnement du Théâtre Madách, imaginé par Palasovszky, est deveu pratiquement impossible. Une décision politique, l’a fait fusionner avec l’École supérieure de théâtre, dont il est devenu la salle d’exercices.

Les débuts de l’art gestuel en Hongrie

Au début du XXe siècle en Hongrie, les différentes formes de l’expression gestuelle étaient particulièrement rigides : elles fonctionnaient séparées des unes des autres sans aucune possibilité de combinaison entre elles. Le ballet, comme expression artistique, la danse folklorique, les danses sociales qui jouissaient d’une popularité croissante, et les cours d’éducation physique (constitués d’exercices à laprussienne, adaptés à la force musculaire, à l’endurance et à la discipline propres aux garçons et aux hommes) ne pouvaient guère s’interpénétrer. Les transformations dans l’art du mouvement n’aurait pas pu se réaliser sans les visites en Hongrie de danseuses reconnues mondialement comme Loïe Fuller et Isadora Duncan, notamment, dont la pratique innovatrice a porté la critique à s’attaquer à la rigidité et au caractère statique des corps tout comme à l’hostilité de l’évolution du ballet classique. C’est ce qui explique que l’art gestuel en Hongrie est issu des tendances internationales et s’est développé en même temps qu’en Europe occidentale.

Les premiers novateurs interrogeant les possibilités du geste et s’identifiant ouvertement aux réformes sont issus des milieux de la science, de la santé et de l’éducation musicale. C’est ainsi que Valéria Dienes, ayant suivi des études de mathématiques et de philosophie, témoigne de ses premiers pas :

Je fréquentais les cours d’Henri Bergson au Collège de France, j’admirais la danse d’Isadora Duncan sur la scène du Châtelet. Puis, la magie de la liberté de la pensée intuitive que j’ai comprise au bout de trois ans de réflexion philosophique, le charme esthétique de la liberté du mouvement du corps humain que j’ai ressenti après trois soirées de spectacle de danse, se sont soudés en moi et ont produit quelque chose dont j’ai, pendant longtemps, nié l’existence, et à laquelle, l’ayant plus tard reconnue, j’ai donné le nom de gymnastique grecque, puis d’orchestique. […] J’ai introduit ces termes dans ma théorie, et la théorie s’est remplie de vie. […] Dans les premiers temps, je n’en faisais part qu’à mes amis. Puis, de plus en plus de jeunes sont venus me voir. Et nous avons dit : là, il faudrait trouver une salle…[17].

Borus, 1978 : 94

Dans ses mémoires, Dienes avoue qu’avant d’ouvrir sa propre école, elle ne donnait des cours de « gymnastique grecque » qu’auprès de théâtres privés parce qu’elle avait honte d’enseigner la danse avec une formation de philosophe. Par contre, la croissance de l’intérêt public pour son activité fait progressivement taire les peurs provoquées par la rupture des conventions. Les deux autres pionnières de l’art gestuel en Hongrie, Mme Madzsar, née Alice Jászi[18] et Olga Szentpál[19], ont effectué le même parcours. Même si ces réformatrices ont acquis leurs connaissances dans différentes écoles et pays étrangers, elles partagent l’idée que le renouvellement de l’expression corporelle, la libération du corps et la conquête des nouvelles formes sont absolument nécessaires à la réalisation de leur objectif commun, à savoir la renaissance intérieure et le développement psychologique et moral de l’homme.

La première présentation publique de l’art du mouvement est réalisée par les élèves de l’École d’Orchestique de Valéria Dienes en 1917. Au cours des années suivantes, lors des examens de ces écoles devenus publics et de plus en plus populaires, les professeures elles-mêmes – Olga Szentpál, Lili Kálai, Valéria Dienes – se produisent régulièrement. Cependant il faut attendre 1929 pour pouvoir assister au premier spectacle d’ensemble des artistes hongrois. La soirée, qui eut lieu dans le jardin du palais Karácsonyi à Buda et dont les recettes enrichirent le fonds hospitalier de l’ordre de Malte, remporta un énorme succès, ayant même été enregistrée et projetée un an plus tard dans le cinéma UFA sous le titre de L’amour vit éternellement (A szerelem örökké él). Une autre production commune, réalisée sur l’île Marguerite, recueille des échos très favorables dans les journaux :

On a représenté les pantomimes[20] qui ont déjà triomphé dans le jardin du palais Karácsonyi. Cette fois-ci, devant le grand public, le succès du premier spectacle privé s’est multiplié, et les troupes d’artistes d’Olga Szentpál, d’Alice Madzsar et de Valéria Dienes n’ont pas manqué d’applaudissements.[21]

Les genres caractéristiques de l’art gestuel

Une des catégories fondamentales de l’art de la scène de l’époque étaient la foule et le choeur. Les grands novateurs européens se sont tous vivement intéressés au principe de la scène de masse, présent dans les avant-gardes occidentales tout comme dans celles, socialistes de l’Est. Les scènes de masse offrent la possibilité de prendre possession de l’aire de jeu, tendance exploitée dans les travaux d’Artaud comme dans ceux de Meyerhold. Ces nouvelles possibilités scéniques conquièrent vite la Hongrie, provoquant la réinterprétation des formes de l’art gestuel. Le mouvement scénique s’« émancipe » alors, délaissant son rôle d’intermède pour se mettre sur le même plan que les autres composantes de la représentation. Selon Ödön Palasovszky, le mouvement

doit être l’incarnation du texte, doit compléter celui-ci de manière organique sans se proposer d’en donner une illustration servile ou de lui fournir une atmosphère d’accompagnement « décorative », et encore moins de produire l’impression d’un vain cabotinage. […] L’objectif ne doit jamais être le jeu formel des gestes, ni la beauté ornementale des lignes et des formes, mais l’expression directe par les gestes eux-mêmes du contenu intérieur et de la force suggestive. […] Le jeu du choeur invite à une identification fatale, donc irrésistible avec les contenus psychiques. […] Les choeurs contiennent en germe un nouvel art de masse[22] .

Palasovszky, 1980 : 32

En examinant les programmes des spectacles de l’époque, on peut esquisser un panorama des genres propre à l’art du mouvement et mesurer leur degré de reconnaissance par l’ordre et la fréquence de leur apparition sur scène. On commence généralement par le genre modeste de l’étude de geste ou composition de mouvements, comme pour témoigner de la recherche du chorégraphe quant aux possibilités du geste et du mouvement, analysés aux niveaux théorique et pratique. L’autre genre typique des examens publics est la danse de caractère, en solo ou en groupe. Se distinguant des autres exercices, le drame gestuel ou le drame choral domine les soirées. Les spectacles exploitent souvent l’exotisme, tant au niveau des gestes qu’à celui de la musique, et cela sans limites géographiques ni temporelles : tant l’Extrême-Orient et l’Occident que le Moyen Âge peuvent faire partie organique du spectacle. Les ambiances particulières ou les phénomènes naturels sont des sujets de prédilection pour les spectacles de mouvement. Voici comment Olga Szentpál décrit ces aspirations :

Chaque expérience et chaque petite pulsion spirituelle peut être traduite en danse : la peur et la joie n’ayant aucun objet, menées jusqu’à une sensation de terreur ou de jubilation ; la déprime ou l’extase ; la servitude ou le pouvoir ; les désirs et leur accomplissement[23].

Szentpál, 192 : 21

Les spectacles des années 1920 et 1930 mettent en scène le sujet favori de l’art expressionniste : la vie moderne, sous une forme condensée, ce qui prête à l’art du mouvement une nuance d’exotisme. Ces initiatives se rattachent avant tout au nom d’Alice Madzsar, par exemple dans sa soirée intitulée L’Homme mécanisé (Mechanizált ember).

La relance d’après-guerre

Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, maîtres et disciples se retrouvent rapidement. Il a longtemps semblé que tout pourrait continuer comme avant, et que l’art du mouvement pourrait de nouveau occuper la place qui lui avait été octroyée dans le milieu artistique d’avant-guerre. Les écoles privées rouvrent leurs portes les unes après les autres et organisent des examens publics et soirées solo. Toutefois, l’Institut national de formation des maîtres en art du mouvement (Országos Mozdulatművészeti Tanítóképző) a beau proposer une formation reconnue, deux ou trois années plus tard, la vie artistique commence à être dominée par une idéologie concrète qui en redéfinit les orientations. Les opposants au modernisme et, surtout, à l’individualisme, sont en effet de plus en plus nombreux. Sans rien reprocher au ballet classique ou à la danse folklorique, leurs jugements mettent au départ en doute certains aspects professionnels de la danse, comme l’originalité et la profondeur de l’art gestuel. Mais la critique professionnelle se teinte vite d’arguments idéologiques :

La tendance appelée art gestuel qui s’est proposée de réaliser des réformes hors du ballet et contre lui, est un produit typique de la décomposition de la culture bourgeoise […], un servilisme devant la décadence occidentale, un essai d’introduire en catimini l’esprit du pourrissement bourgeois dans notre démocratie.[24]

La reconversion étant rendue nécessaire, les artistes qui avaient jusque-là travaillé dans l’art du mouvement sont contraints de se recycler dans la formation en gymnastique, en danse folklorique ou en ballet, ou dans l’organisation de cercles d’amateurs. Au début des années 1950, la culture du geste n’existe pratiquement plus en Hongrie, ce qui représente une perte considérable pour la vie culturelle du pays.

Sur les chemins du socialisme

Avant de clore ce panorama, il importe de présenter au moins brièvement la période qui suit la nationalisation des théâtres, puisque cette dernière ne constitue pas la fin d’un processus mais une étape intermédiaire de la centralisation. Les 15 et 16 septembre 1950 se tient la première conférence de l’Association hongroise des arts du théâtre et du cinéma (Magyar Színház- és Filmművészeti Szövetség) qui a pour but de « discuter et définir les questions et les tâches actuelles de notre vie théâtrale, et d’en promouvoir la réalisation dans l’esprit des directives de notre Parti[25] ». Chacun des intervenants y souligne la nécessité de centraliser le pouvoir et d’adapter à la situation hongroise le modèle théâtral soviétique. On prend entre autres la décision d’instaurer un Conseil dramaturgique qui doit plus ou moins remplir les fonctions de censeur. Les projets, conceptions et objectifs consignés dans le procès-verbal de la conférence sont rédigés dans la terminologie politique des années cinquante et reflètent bien l’aspect profondément idéologique de ces décisions.

Dans une intervention prononcée à cette conférence, Tamás Major directeur du Théâtre National, l’un des établissements culturels les plus importants de Hongrie, affirme que la nationalisation a constitué le point de départ de l’établissement du théâtre socialiste en Hongrie. C’est cette dernière qui aurait enfin rendu possible la planification de la politique culturelle, modifiant la programmation des théâtres ainsi que le rapport au travail des artistes et du personnel théâtral. Dorénavant, soutient Major, le peuple travailleur aime le théâtre, et l’apparition sur scène des participants héroïques de la construction du socialisme est un pas décisif. La mise en scène de la production dramatique soviétique est indispensable en vue de la promotion et de l’évolution de la création dramatique hongroise, car c’est à travers ces pièces que l’ouvrier hongrois pourra connaître la vie de ses homologues soviétiques et l’Union Soviétique elle-même. Le drame soviétique, affirme-t-il, a une influence très favorable sur les auteurs dramatique hongrois, car les programmes soviétiques élèvent le niveau des théâtres. « Le théâtre – le théâtre socialiste – a un rôle très important dans la formation de la conscience politique de la classe ouvrière, dans l’élévation du niveau culturel de cette dernière et dans la lutte pour la paix[26] », conclut Major. À la fin de son intervention, il aborde aussi la question de la direction des théâtres en affirmant qu’il est nécessaire d’y mettre en pratique la direction unique liée au principe du centralisme démocratique. Le procès-verbal de la conférence montre bien que même l’organisation et les réformes de la vie théâtrale sont pilotées par l’idéologie du régime centralisateur qui s’étend alors dans tous les domaines de la gestion du pays.

La propagande mise en scène

Au tournant des années 1940 et 1950, le pays s’est aligné sur le modèle soviétique de tyrannie politique, économique et culturelle. L’un des traits les plus sordides de ce régime est sans doute que les mécanismes de la dictature sont enveloppés dans d’hypocrites principes de liberté, de concorde et de démocratie, créant un gouffre énorme entre la réalité et la phraséologie officielle. La direction du Parti réclamait une culture hongroise adaptée à la nouvelle donne politique, et cette nouvelle culture naît au début des années1950. La critique théâtrale, jusque-là fort redoutée, s’investit du rôle de fidèle serviteur du peuple, du Parti et de la propagande du régime. Les textes parus à la fin des années 1940 et au début des années 1950 suivent grosso modo un schéma identique : la critique présente d’abord l’intrigue de la pièce, puis analyse comment la mise en scène arrive à creuser la problématique abordée dans l’action. Une mise en scène est considérée comme réussie si elle parvient à souligner le message du communisme, mais laisse à désirer faute de magnifier ces valeurs. Le critique aborde ensuite les rôles et les acteurs, à commencer par les personnages positifs. L’acteur a bien joué s’il a incarné une figure de communiste authentique, aimable et exemplaire, et mal joué s’il n’a pas réussi à mettre ce caractère en relief. Un acteur jouant un personnage négatif a droit à des louanges s’il a dégoûté le public de son personnage. Si l’impression n’est pas suffisamment univoque, si les spectateurs ne peuvent haïr le personnage à cause de ses actes généreux ou charitables, l’acteur a commis une grave erreur. Le décor est jugé bon s’il est réaliste.

Le schéma des pièces montées au début des années 1950 est lui aussi normalisé en fonction des nécessités de la propagande. L’intrigue (dévoilement de l’action réactionnaire visant à nuire au régime ; combat héroïque pour l’avenir communiste radieux, etc.), la dramaturgie (respect du réalisme socialiste), les péripéties, les retournements (après une longue hésitation, le héros adhère au parti communiste illégal ou à la coopérative ; le saboteur impérialiste est dénoncé, etc.), les lieux (usines, coopératives, champ de bataille, etc.), les personnages (le koulak, le saboteur impérialiste, le communiste vertueux, etc.) varient à peine entre les différents titres; les pièces hongroises s’efforçant d’imiter la production soviétique. Le réalisme socialiste envahit, soir après soir, toutes les scènes de Hongrie.

Critique et autocritique vers le milieu des années 1950

Ce n’est qu’à partir de 1954 que des voix critiques plus ouvertes et résolues ont la possibilité de se faire entendre. Le Parti accorde alors plus d’indépendance aux associations artistiques, ce qui les charge en retour de plus de responsabilités. La société des acteurs, metteurs en scène et directeurs se rend vite compte de cette ouverture, et tâche de profiter de cette situation de détente, notamment en assouplissant la programmation des théâtres. Les pièces d’agit-prop qui tenaient l’affiche depuis des années, qu’elles soient soviétiques ou hongroises, disparaissent progressivement et cèdent leur place à des oeuvres et auteurs longtemps négligés.

En 1956, le processus de centralisation des théâtres, entamé lors des premières nationalisations et achevé par l’instauration du Conseil dramaturgique, commence à se distendre. Le Parti annonce que le ministère renonce à la gestion centrale des établissements et que, dès lors, les directeurs de théâtre ont toute liberté pour établir leur répertoire, constituer leur troupe et disposer des subventions gouvernementales. Le ministère cède également le contrôle des théâtres aux autorités locales, ne conservant la mainmise que sur la gestion et l’orientation générale du milieu. Perçue comme une sorte d’autocritique des méthodes jusque-là en vigueur, la mesure est accueillie avec soulagement et satisfaction.

Le 20 octobre 1956, le Théâtre Katona József monte la pièce Galilée (Galilei) de László Németh[27]. Dans ce drame écrit en 1953, la vérité et le devoir moral font face au pouvoir. Galilée n’est pas simplement confronté à l’Inquisition, mais lutte aussi avec lui-même. Le condamné à mort, pris au piège du Destin, se sent moins victime des injustices de l’extérieur qu’en proie au combat intérieur. L’oeuvre de Németh ne parle donc pas seulement de la lutte de l’astronome de génie contre un pouvoir dogmatique, mais aussi d’autres enjeux beaucoup plus importants. Galilée devient en fait une figure symbolique puisqu’à travers sa personne, ses actes et ses paroles, toute la nation hongroise se reconnaît sur scène, songeant à la liberté et à l’action contre le pouvoir dictatorial. Jusqu’en juin 1953, il n’y avait d’autre but que de survivre. Mais à partir de cette date, la tension du « on peut peut-être arriver à quelque chose » fait naître l’espoir. Il ne manque plus qu’une étincelle pour que s’allume le flambeau de la révolution d’octobre 1956.